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Une Dernière Page d’histoire romaine

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Une Dernière Page d’histoire romaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 306-343).
UNE
DERNIERE PAGE
D'HISTOIRE ROMAINE

L’ancienne école disait de l’histoire : Scribitur ad narrandum, la considérant comme matière excellente pour d’éloquens discours ou d’intéressans tableaux. L’historien moderne a une tâche moins brillante, mais qui peut devenir plus utile : il essaie de retrouver les vérités de détail et de temps qui donnent la représentation fidèle d’une société, et les vérités générales qui sont de toutes les sociétés et de tous les temps. Il a besoin de science pour la recherche et la critique des textes, de philosophie pour l’interprétation des faits et des idées, d’art pour la mise en œuvre des documens et pour la vie qu’il faut rendre aux personnages historiques. Voilà l’idéal aujourd’hui proposé ; mais le fonds qui doit porter tout, c’est la vérité.

Pour la découverte de la vérité, le géomètre et le physicien ont deux méthodes puissantes : la déduction et l’expérimentation. Comme l’un, l’historien observe ; comme l’autre, il déduit, ou plutôt il constate les déductions que le temps a tirées. S’il ne peut, à l’exemple du chimiste, isoler un fait et le reproduire par des expériences multipliées, afin de l’étudier sous toutes ses faces et d’en faire sortir une loi, l’humanité est pour lui un immense creuset où tous les phénomènes de la vie des peuples et des individus se manifestent dans des conditions différentes de temps et de lieu, ce qui permet d’aller saisir, sous la variété infinie des formes, certaines lois permanentes qui sont les lois mêmes de l’esprit humain.

On n’arrive point par cette méthode à des prévisions certaines, parce que l’histoire ne se répète pas. Tandis que la fatalité règne partout en dehors de l’humanité, celle-ci porte dans son sein un principe, la liberté, qui, si faible qu’elle soit, empêche cependant de prévoir toutes les conséquences que produiront les faits dans le drame dont l’homme est l’acteur parfois inconscient. L’histoire ne peut donc annoncer quel sera le jour de demain, mais elle est le dépôt de l’expérience universelle ; elle invite la politique à y prendre des leçons, et elle montre le lien qui rattache le présent au passé, le châtiment à la faute.

Cette justice de l’histoire n’est pas toujours celle de la raison, elle épargne parfois le coupable et saute des générations ; mais jamais les peuples n’y échappent. Pour ceux-ci, sagesse et grandeur, impéritie et décadence sont les termes d’une équation dont l’historien doit dégager l’inconnue en découvrant les causes qui ont amené les chutes ou les prospérités.

Il est toutefois pour cette étude une condition essentielle, c’est de ne pas oublier le peu de place qu’une génération occupe dans la durée. Les anomalies qui nous choquent, si nous regardons de près, c’est-à-dire mal, disparaissent lorsque nous considérons l’ensemble, et alors se vérifie la loi que nous venons d’énoncer. La nature a le plus absolu dédain pour l’individu et la sollicitude la plus prévoyante pour l’espèce. On trouve dans l’histoire quelque chose de cette loi mystérieuse. Que d’héritiers innocens, individus ou sociétés, ont payé la rançon d’aïeux coupables !

Considérée ainsi, l’histoire devient le grand livre des expiations et des récompenses ; de sorte qu’en montrant aux peuples le lien étroit de solidarité qui unit le passé et l’avenir, elle peut leur rappeler la parole biblique : « Faites le bien ou le mal et vous serez récompensé ou puni dans votre postérité jusqu’à la septième génération. »

Cette doctrine de la responsabilité historique n’est pas nouvelle ; Polybe la connaissait. Nous pourrions le prendre pour un contemporain, malgré les vingt siècles qui nous séparent de lui, car il est des nôtres par sa curiosité savante, par le besoin qu’il éprouve de se rendre compte de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il entend. Il l’est encore par la moralité de ses récits. Ce païen portait dans sa conscience « le témoin et l’accusateur formidable » qu’il aurait voulu que tout homme trouvât dans la sienne : aussi n’avait-il pas besoin des dieux du vulgaire. Il les a chassés de l’histoire, comme nos savans, pour constituer leurs sciences, ont chassé du monde matériel les puissances capricieuses que l’antiquité et le moyen âge avaient mises partout. Il ne croit pas à cette déesse tant adorée des anciens et qui l’est encore des modernes, la Fortune, pas plus qu’il ne croit au hasard, au destin : mots commodes pour la faiblesse et l’ignorance. Il a des pensers plus virils. C’est dans l’âme humaine qu’il cherche les mobiles des faits humains et non dans la volonté des dieux. Pour lui, les états s’élèvent ou tombent s’ils sont bien ou mal gouvernés, et les peuples, complices des fautes commises en leur nom par l’assentiment qu’ils y donnent, sont les artisans de leur destin. Ce n’est pas, comme le veut une école fameuse, le fort qui tue le faible ; dans l’humanité du moins, c’est le faible qui se tue lui-même : l’individu par les excès, les gouvernemens par l’incurie, et cependant la désolante doctrine que le succès fait la justice est souvent un mensonge.

Nulle part la loi de solidarité entre les générations ou l’enchaînement des causes et des effets ne se laisse mieux saisir que dans l’histoire de la domination romaine, qui commence au pied du Palatin, dans un berceau d’enfant, et qui finit par couvrir un univers : orbis Romanus.

J’ai raconté comment cette fortune s’est faite ; je voudrais résumer les causes qui l’ont produite et celles qui l’ont précipitée.

Après Bossuet et Montesquieu, il ne resterait rien à dire en un pareil sujet si les révolutions ne nous avaient appris à interroger Rome sur des questions qui ne pouvaient pas, il y a deux siècles, préoccuper ces grands esprits. J’en donnerai un exemple : dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu ne parle point de la tentative faite par les Gracques pour sauver la république et il ne prononce leur nom qu’en passant. Aux regards du voyageur qui gravit une montagne, l’horizon s’étend et, sans que sa vue soit meilleure, il distingue des sites dont il n’avait pas, dans la plaine, soupçonné l’existence. Le temps rend le même service à l’histoire : il a pour elle des révélations que seul il peut faire, et c’est pour cela qu’elle recommence souvent son œuvre en l’élargissant.


I

L’action que les peuples subissent d’abord est celle du milieu où ils se trouvent, et la géographie, je veux dire l’ensemble des influences physiques qui dérivent du sol et du climat, explique la moitié de leur histoire. Une vertu particulière est même attachée à certains lieux, « Constantinople vaut un empire, » disait Napoléon, et on le pense encore. Mettez Rome à Naples ou à Milan, et il n’y a plus d’histoire romaine, comme il n’y aurait plus d’Angleterre si les deux rives de la Manche se réunissaient.

C’est entre les plaines du Latium et de l’Étrurie, au-dessous des montagnes de la Sabine, que s’éleva la cité qui devait être la ville éternelle, à cinq lieues de la mer, au bord du Tibre, le plus grand des fleuves de l’Italie péninsulaire, et sur sept collines de facile défense où la mal’aria ne montait pas. Au nord et au sud, de riches contrées invitaient au pillage ; à l’est, les montagnards devaient rendre l’armée invincible en l’exerçant par des attaques peu dangereuses, mais continuelles. Placée sur la limite de trois civilisations et de trois langues, entre les Rhasénas de l’Étrurie, les Ausones du Latium, les Sabelliens de la chaîne apennine, Rome se trouva, par sa situation, le grand asile des populations italiennes. Elle fut la ville de la guerre, car partout autour d’elle étaient des étrangers, des ennemis ; la cité riche en hommes, aux mœurs sévères, à la vie frugale et laborieuse, parce que son territoire ne donnait rien que par un rude travail qui, pendant six cents ans, éloigna la mollesse. Assez près de la mer pour la connaître et ne la point redouter, assez loin pour n’avoir rien à craindre des pirates grecs, volsques ou étrusques, elle n’était ni Sparte ni Athènes, ni exclusivement maritime ni exclusivement continentale. Établis à proximité des montagnes, des plaines et de la côte, les Romains, sans ressembler aux pâtres, aux laboureurs, ou aux marins, réunissaient ces trois caractères des races italiennes, de sorte qu’il n’y eut pas entre eux et ces peuples l’opposition de mœurs et de croyances qui aurait empêché la formation, dans la péninsule, d’un grand état fortement uni. A chacun de ses voisins, Rome pouvait, après le combat, montrer un visage connu et tendre une main amie.

De même que Rome était au milieu de l’Italie, l’Italie était au milieu du monde ancien, très exposée, par conséquent, aux attaques extérieures, mais inexpugnable s’il s’y trouvait un peuple capable d’en faire une forteresse : les Romains furent ce peuple-là. D’ailleurs les seuls ennemis à craindre, les Grecs et les Carthaginois, avaient porté leur ambition, ceux-là à l’orient, ceux-ci à l’occident. Quant aux Gaulois de la vallée du Pô, dangereux pour une incursion, ils ne l’étaient pas pour un établissement durable, au milieu de tant de villes défendues par des murailles cyclopéennes ; s’ils arrivèrent jusqu’au pied du Capitole, ce fut à la suite d’une surprise, et ce jour fut le seul où les légions aient cédé à l’épouvante. Rome eut donc le temps, avant les grands assauts de Pyrrhus et d’Annibal, de soumettre et d’organiser la péninsule. Dès lors, elle n’eut plus qu’à désigner à ses consuls sur quel point de ce monde qui entourait l’Italie, ils devaient aller lui chercher des sujets.

A l’influence géographique il faut ajouter : celle qui vient des instincts héréditaires, si le peuple appartient à un même groupe ethnique ; les traditions qu’il apporte de ses divers lieux d’origine s’il est un mélange de plusieurs tribus ; les réactions de ces divers élémens les uns sur les autres, lesquelles constituent le caractère national ; enfin les circonstances historiques, c’est-à-dire les influences extérieures qui déterminent le cours que prendra sa fortune. Appliquons ces règles au peuple romain.

Les sept collines étaient un camp de refuge tout préparé. Latins, Sabins, Etrusques, émigrans de tous les pays italiotes, s’y rendirent. Comment s’opéra le mélange ? L’histoire traditionnelle le dit, l’histoire positive l’entrevoit à travers les ombres de l’âge légendaire. Cependant c’est dans la période royale, terminée par le règne éclatant d’un Toscan à demi Grec, Tarquin le Superbe, que se précisent les mœurs, la religion, les institutions civiles et politiques du peuple romain. Alors il a déjà deux qualités qui resteront longtemps le fond de son caractère : l’esprit d’ordre et l’esprit de discipline.

Pour faire vivre en paix les étrangers qu’il avait reçus ou subis, il avait eu besoin de déterminer rigoureusement, par un lent travail d’organisation intérieure, les rapports des citoyens entre eux. Ce fut l’œuvre originale de la constitution centuriate. Pour résister aux ennemis qui l’entouraient, il avait dû reconnaître l’omnipotence de l’état et son droit à réclamer, selon ses besoins, le courage, les biens, la vie des citoyens : servitude générale dans l’antiquité gréco-latine, mais nulle part, Lacédémone exceptée, aussi forte qu’à Rome. Dès le temps du roi Servius, cette ville était une immense forteresse et sa population une armée toujours prête à combattre.

Les mœurs de ce Romain des premiers âges sont sévères, économes, laborieuses ; sa religion, celle du paysan courbé sur le sillon, est un culte sans grandeur, comme son esprit est sans idéal, parce que son unique préoccupation est de se défendre et de vivre. Ses dieux sont de petites gens ; ses prières, des demandes intéressées ; ses sacrifices, un marché avec la divinité. Il lui donne à la condition qu’elle rende, et il est toujours prêt à lui dire ce qu’un de ses grands pontifes dira un jour à Jupiter : « Sinon, non. »

Sur le champ de bataille, personne ne l’égale en courage et en ténacité, et, dans la vie ordinaire, tout le fait trembler, l’oiseau qui passe, la souris qui court, le bruit inusité qu’il entend. Cette basse superstition, cette piété sans élan du cœur qui se Rome à réciter des formules et des rituels qu’elle ne comprend pas lui ôte toute poésie, toute gaîté. Il ne sait ni rêver ni chanter, parce qu’il n’a point eu de jeunesse. Le Grec, même celui qui a longtemps vécu, n’a souvent que vingt ans ; le Romain en a toujours quarante. Regardez les Trastévérins d’aujourd’hui, ils ont gardé sa gravité triste et son culte intéressé.

Il a mis le dieu Terme au bout de son champ pour qu’il le lui garde et donne à sa terre un caractère sacré ; aussi malheur à celui qui y touche, ne fût-ce qu’à la moisson ! Cereri necator, et malheur au pauvre qui ne peut payer sa dette ! De celui-ci, les Douze Tables font un esclave, et Valentinien Ier enverra des débiteurs du fisc à la mort, comme le faisaient peut-être les créanciers des anciens jours, si plusve minusve secuerit sine fraude esto. Pendant cinq siècles et plus, le Romain n’écrit pas, sauf de sèches annales pour marquer la chronologie, et il n’a nulle curiosité d’esprit. Point de grand commerce, quoiqu’il possède le port d’Ostie et qu’il ait un traité avec Carthage, point de voyages. De ce qui se passe au-delà de son horizon, il ne sait rien. Son pré, sa vigne, sa moisson et le soin de faire travailler durement son argent l’occupent tout entier.

Mais comme sa vie est bien ordonnée ! La même discipline gouverne la famille et la société. Dans la maison, le pater familias est le prêtre des dieux et le maître absolu de sa femme, de son fils, de ses esclaves, comme les patres gentium sont les chefs de la république. Dans l’état, il a la place que sa naissance et son bien lui donnent : rien n’est laissé au hasard. Aux jours d’élection ou de combat, chacun va prendre, aux comices ou à l’armée, le rang que la loi lui assigne, et tous ont, dans la vie publique, le sentiment du devoir qu’impose cette discipline inexorable. C’est parce que les Romains ont gardé ce sentiment durant des siècles qu’ils sont devenus un grand peuple.

Un autre sentiment joue un rôle considérable dans leur histoire. La société entière était dominée par la religion, qui ne laissait accomplir aucun acte sérieux de la vie publique et privée sans que le ciel fût consulté. En d’autres pays, cette disposition d’esprit aurait donné naissance à une caste sacerdotale ; mais à Rome, comme le chef de famille était le prêtre de la maison, les magistrats étaient les prêtres de l’état, de sorte que la religion officielle, servante docile de la politique, était moins un culte qu’un rouage administratif. Rome n’eut donc ni clergé véritable, ni enseignement religieux, ni gouvernement des âmes ; le jus pontificium était le règlement des rites à l’aide desquels on pouvait contraindre la divinité. Aussi ne trouve-t-on pas dans son histoire de guerres religieuses, et l’on n’y voit de persécutions violentes que contre les sociétés secrètes comme les bacchanales, d’où sortaient des crimes, ou contre les communautés chrétiennes, dont les doctrines furent la négation absolue du culte de l’état et le renoncement aux devoirs civiques.

Cette croyance à la continuelle intervention du ciel dans leurs affaires eut, pour les Romains, un autre effet : les dieux étant les maîtres de la victoire, le consul, tout en gardant l’honneur du succès, ne fut pas responsable de la défaite. Carthage envoyait au supplice le général malheureux, et c’était quelquefois justice : le sénat sortit au-devant de Varron, le vaincu des dieux. Délivrés de tout souci sur les suites d’une expédition téméraire, les consuls osèrent davantage, et cette audace, qui épouvanta les nations et les rois, permit à Rome d’obtenir de très grands résultats avec une très petite dépense de force : deux légions suffirent à chasser les Macédoniens de la Grèce et Antiochus de l’Asie-Mineure.


II

Les divers élémens qui composaient le peuple romain se combinèrent d’abord de manière à former deux peuples absolument distincts : patriciens et plébéiens. Les premiers étaient les fondateurs de la ville et ceux qu’ils avaient admis à partager leurs droits ou qui leur avaient imposé ce partage. Ils possédaient le sol que leurs cliens et leurs esclaves cultivaient. Leurs chefs, réunis au sénat, y délibéraient sur toutes les affaires de la cité, et tous, dans l’assemblée curiate, nommaient les magistrats ou votaient les lois. Ils ne formaient pas une noblesse, un corps aristocratique ; ils étaient à eux seuls Rome tout entière.

Au-dessous d’eux, et en dehors de la cité politique, se trouvaient les descendans des premiers occupans qu’ils avaient dépossédas ; les étrangers accourus à Rome pour y chercher un asile ou des moyens d’existence ; les vaincus transportés au pied des sept collines, après la destruction de leurs villes ; tous ceux enfin que Rome attirait ou retenait et que les patriciens n’avaient pas reçus dans leurs gentes.

Cette dualité était dangereuse. Un sage prince, Servius Tullius, essaya de réunir ces deux peuples en substituant, comme principe d’organisation sociale, la considération de la fortune à celle de la naissance ou de l’origine. Tous les citoyens furent répartis, d’après leur bien, en classes et en centuries, de manière à donner aux riches, dans les comices, le plus grand nombre de voix, à l’armée le meilleur équipement et les postes importans. Il en résulta que, dans les assemblées, la majorité se trouva toujours faite avant que les pauvres fussent appelés au scrutin et que, pour l’armée, les citoyens qui n’avaient point de garanties à offrir à l’état, en laissant derrière eux, dans la cité, un bien quelconque, furent exclus des rangs. Ceux qui, sans être riches, n’étaient pas absolument pauvres, eurent des armes plus légères, une armure moins coûteuse, mais aussi moins défensive, et un service d’ordre inférieur, où il n’y avait point d’honneur à gagner. Cette constitution ne déplaçait donc pas le pouvoir, car le sol, unique richesse en ce temps-là, était surtout aux mains des patriciens, et l’assemblée nouvelle ne pouvait commettre de témérités, contenue qu’elle était par des prescriptions législatives et de vieux usages que la religion avait consacrés. S’agissait-il d’une résolution à prendre, le magistrat parlait le dernier : c’était la défense arrivant après l’attaque et l’affaiblissant. Pour le vote, les seniores, beaucoup moins nombreux que les juniores, avaient le même nombre de voix, de sorte que la sagesse tempérait l’inexpérience. Dans les élections, le président de l’assemblée n’admettait de suffrages que sur les noms des candidats qu’il avait présentés et dont l’élection avait été jugée, par les sénateurs, utile à l’état, par les augures, agréable aux dieux. Si les votes tournaient mal, quelque présage funeste survenait ; au besoin, Jupiter tonnait ; du moins les pontifes avaient vu l’éclair ou entendu la foudre. Enfin, lorsque l’élu déplaisait aux grands, l’assemblée patricienne des curies avait le droit de lui refuser l’imperium, c’est-à-dire les pouvoirs nécessaires pour l’exercice de sa charge. L’élection était, au fond, une cooptatio que l’assemblée ratifiait.

Par les lois de Servius, Rome fut marquée d’un signe indélébile. Jusqu’à la dernière heure de l’empire, elle fera, pour l’exercice du pouvoir, la part de la noblesse, mais aussi et surtout celle de la fortune. Même quand les plébéiens auront tout envahi, sa constitution conservera un caractère aristocratique qui lui permettra de mettre la prudence dans les desseins, la persévérance dans l’action. Avec ces qualités, un gouvernement fait de grandes choses, et le sénat en a fait.

Quelque nombreuses que fussent les restrictions mises à la liberté, telle que nous l’entendons, la constitution dite de Servius atteignit son but : les deux peuples n’en firent plus qu’un divisé en deux ordres, les patriciens et les plébéiens, les riches et les pauvres. Elle était même libérale, puisque, si l’on ne peut changer d’origine, on peut changer de fortune, et qu’en acquérant le cens nécessaire, on montait dans les classes supérieures. C’est le premier symptôme de cette sagesse qui donna place dans l’état d’abord aux plébéiens, ensuite aux alliés, plus tard aux provinciaux, même aux affranchis. L’édit de Caracalla accordant le droit de cité à tous les habitans de l’empire ne sera que l’achèvement d’une politique commencée huit siècles auparavant. Le peuple romain n’apparaît avec les principaux organes de sa vie sociale qu’après l’expulsion des rois et l’établissement de la république. La révolution avait été faite par les grands et pour eux ; aussi, dans les institutions nouvelles, tout fut calculé pour empêcher le retour d’un maître. Au roi viager ils substituèrent deux consuls annuels, qui durent être toujours de race patricienne.

Investis de pouvoirs égaux, les consuls se faisaient l’un à l’autre équilibre, car chacun d’eux avait la faculté d’arrêter les actes de son collègue par la seule déclaration qu’il s’y opposait. Ce droit d’intercessio et la courte durée de la magistrature rendaient une usurpation si difficile que, durant plus de quatre siècles, on n’en vit point. Comme réserve suprême contre un danger qui menacerait l’état ou la constitution, le sénat rétablit une royauté temporaire et absolue, la dictature ; mais il en fixa la durée légale à six mois et, en fait, jusqu’à Sylla, elle ne dura le plus souvent que peu de jours. Le dictateur excepté, Rome n’eut point de magistrats uniques. Toutes les charges avaient plusieurs titulaires, et la censure, le consulat, la préture, l’édilité, le tribunat, les sacerdoces formèrent autant de collèges, afin que le principe de l’intercessio pût toujours être appliqué. Ce principe entra si profondément dans les mœurs politiques des Romains qu’ils le portèrent dans leurs colonies, où le droit de veto fut exercé par le magistrat d’ordre égal ou supérieur, par majorve potestas. La provocation ou le droit d’appel à l’assemblée nationale, fut pour les citoyens une autre et puissante garantie.

En possession du consulat et de la dictature, chefs de la religion, de la justice et de l’armée, ayant, par le sénat et l’assemblée centuriate, la direction de la politique et de la législation, les grands se trouvèrent, après l’expulsion de Tarquin, les vrais maîtres de Rome. Ce gouvernement de la cité par le patriciat fut la première forme de la république romaine[1] ; la seconde apparaîtra quand les plébéiens seront admis aux charges publiques ; la troisième après les grandes conquêtes qui favoriseront le rétablissement d’une oligarchie.

Au début de la république, les patriciens pouvaient se croire établis dans une forteresse inexpugnable. La guerre y fit brèche. La grande domination élevée par Tarquin s’était écroulée après son exil. Les sujets, les alliés de la Rome royale devinrent les ennemis de la Rome républicaine. Afin de résister à Tarquin, à Porsenna, aux Latins coalisés, l’aristocratie eut besoin des plébéiens ; ils ne refusèrent pas leur sang pour la défense du patriciat, mais ils l’obligèrent à payer leur concours en lui arrachant le droit de se donner des chefs, les tribuns du peuple. De toutes les révolutions de Rome, celle-ci fut la plus modeste à ses débuts, la plus grande par ses effets.

Servius avait divisé le territoire romain en trente districts ou tribus. Les habitans de ces trente régions, rapprochés par de communs intérêts, eurent des réunions que les nouveaux chefs du peuple organisèrent, et l’assemblée des tribus se trouva un jour assez forte pour obtenir que le sénat lui reconnût un pouvoir législatif : le droit de voter des plébiscites. Les décisions étant prises par tête dans ces comices, le nombre y fit la loi, tandis que la richesse la faisait dans les centuries. L’histoire intérieure de Rome est le récit de la lutte des deux assemblées, qui finiront par se fondre en une seule. Des deux côtés, cette guerre sans violences extrêmes fut admirablement conduite : de la part des tribuns, des efforts persévérans et des demandes légitimes ; de la part de leurs adversaires une résistance habile qui cède à propos, de manière à empêcher qu’une révolution subite emportât tout. Le sénat abandonne peu à peu l’un ou l’autre de ses privilèges ; même il entr’ouvre insensiblement les portes de la cité patricienne pour y laisser entrer quelques-uns des chefs populaires, et, au lieu d’affaiblir par ces concessions le corps aristocratique, il le fortifie. Un sang plus jeune y circule ; des idées plus vraiment politiques y naissent et les classes se rapprochent, sans que le peuple perde son respect héréditaire pour ces nobles qu’il honore, tout en leur résistant, parce qu’il voit en eux les pontifes particulièrement aimés des dieux, les chefs qui combattent toujours sous d’heureux auspices, les gardiens des anciennes et bonnes coutumes, mos majorum, cette seconde religion des Romains. Comme une armée disciplinée, redoutable encore dans sa défaite, les grands reculaient à chaque pas fait par les plébéiens et ils prenaient en arrière une forte position ou, longtemps encore, ils arrêtaient les assaillans. Progrès et conservation furent les deux pôles entre lesquels oscilla cette histoire. Tour à tour sollicitées et contenues par les deux factions populaires et aristocratiques, les dissensions intestines ne réduisirent jamais la patrie à devenir une proie facile pour l’étranger, et elles firent l’éducation politique du peuple, qui, heureusement pour lui, ne fut pas soudainement précipité dans la victoire.

Les diverses étapes de cette longue campagne, où se forma la robuste jeunesse du peuple romain, sont marquées par la promulgation d’une législation écrite et l’autorisation des mariages entre les deux ordres, ou l’égalité civile ; par la création du tribunal, l’organisation politique des tribus et l’avènement des plébéiens à toutes les charges curules, ou l’égalité politique ; enfin par le partage des sacerdoces, ou l’égalité religieuse. Le privilège passa même du côté de la plèbe, puisque les patriciens n’eurent jamais le droit d’être tribuns du peuple ou édiles plébéiens.

La plupart de ces conquêtes politiques furent le butin de ceux qui avaient si bien conduit la campagne populaire et dont les fils épousèrent des patriciennes, tandis qu’eux-mêmes allèrent s’asseoir au sénat, à côté des descendans des dieux ; mais le peuple eut aussi sa part. L’éternel problème de la misère agitait Rome, comme il trouble nos sociétés modernes : dans leurs revendications, les tribuns avaient compris les intérêts d’où naissent les questions sociales. L’établissement de la solde militaire, l’envoi de colons sur les terres conquises, diminuèrent la pauvreté ; les lois sur l’usure et la contrainte par corps protégèrent les débiteurs ; et la loi agraire, qui arrêta pour un temps l’usurpation de l’ager publicus par les grands, laissa des terres aux plébéiens pour leurs troupeaux et pour leurs charrues. Il y eut donc, dans la cité, plus de justice, moins de misère, et le cercle où l’état prenait ceux dont il réclamait les services s’était élargi, de manière que tout homme signalé par son mérite pouvait y entrer. A la fin de ce long labeur d’améliorations sociales, qui fut le triomphe du bon sens appliqué avec persévérance aux affaires publiques, les deux ordres étaient réconciliés, l’écart entre les fortunes beaucoup moins grand, la campagne romaine couverte de petits propriétaires qui balançaient dans les centuries les suffrages des grands et qui portaient dans les tribus la sagesse courte mais tenace du paysan, dont, aux jours de comices, le patricien serrait les mains calleuses. Garanti dans sa liberté par la provocatio, le droit d’appel et la suppression de la détention préventive, dans sa dignité par l’abolition des peines corporelles, l’inviolabilité de la demeure, la liberté religieuse et l’égalité politique, le citoyen fut prêt à tous les sacrifices pour une ville qui lui assurait des biens aussi précieux. Durant plus d’un siècle, la paix régna au Forum et des coups terribles purent être frappés sur l’ennemi. Ce fut l’âge d’or de la république.


III

Rome avait des magistrats annuels ; chacun d’eux voulut signaler son temps de commandement par un exploit qui lui valût le triomphe, et les citoyens accoururent joyeusement sous les enseignes dans l’espoir que l’expédition leur donnerait soit du butin, dont le partage se faisait avec une religieuse loyauté, soit des terres fertiles cédées par l’ennemi vaincu. La ville étant elle-même entourée de pillards, les occasions ne manquaient pas, et, chaque année, au temps où les blés jaunissent, les Romains étaient appelés à défendre leurs moissons ou à enlever celles de l’ennemi. Aux Èques, aux Sabins, aux Volsques, ce brigandage n’apprit rien ; les Romains, gens graves et réfléchis, y trouvèrent de continuelles leçons. Comme ils avaient pris aux uns leurs dieux et leurs rites ; aux autres, leurs fêtes, leurs collèges sacerdotaux et les insignes de leurs magistrats, ils prirent aux Sabins leurs boucliers ; aux Samnites, leurs armes ; et la guerre, qui était pour eux une étude, leur enseigna à constituer un admirable instrument de combat : la légion. Aucune des organisations militaires de l’antiquité, ni l’armée de Sparte ou celle d’Athènes, ni le bataillon sacré d’Épaminondas ou la phalange macédonienne n’est comparable à ce corps souple et nerveux, propre aux mouvemens rapides comme à l’attaque en masse, qui, chaque nuit, dans le pays ennemi, s’enfermait en un camp retranché, et le jour marchait à raison de 30 kilomètres en cinq heures, le soldat portant ses armes, des vivres pour cinq jours, et les pieux pour camper. Composée de l’élite de la population, la légion n’admettait ni l’étranger, ni l’affranchi, ni le prolétaire ; la solde lui permettait les longues campagnes, et les enseignes étaient ses dieux, numina legionis. C’est une divinité, dit Végèce, qui inspira aux Romains la légion. Les dieux n’eurent point tant de complaisance. Le même esprit qui avait constitué l’état organisa le service militaire ; la légion fut la cité en armes. Deux choses firent sa force : elle ne recevait que des hommes vigoureux, habiles à tous les exercices, propres à tous les travaux, et le plus noble des Romains ne pouvait être élevé à une magistrature qu’après avoir fait dix campagnes.

L’expulsion des rois avait coûté à Rome un tiers de son territoire et tous ses alliés. Il lui fallut cent soixante-cinq ans de combats pour retrouver les frontières qu’elle avait perdues. Elle s’était donc bien lentement relevée ; mais ce sont les lentes croissances qui font les grandeurs durables. Dans ces longues guerres, elle acquit les qualités militaires et politiques qui, plus tard, lui soumirent le monde.

La lutte contre les Samnites, où l’Italie perdit sa liberté, lui prit encore quatre-vingts années marquées chacune par d’héroïques dévoûmens ou de douloureux sacrifices pour l’affermissement de la discipline. C’est le temps des dictateurs pris à la charrue, des consuls qui reçoivent sept arpens de terre pour récompense, triomphale et où le sénat répond aux ambassadeurs de Pyrrhus victorieux : « Qu’il sorte d’abord de l’Italie, on verra ensuite à traiter, » Ce sénat, si fier dans la défaite, est, après la victoire, le plus habile des conquérans. Dans l’organisation donnée par lui à la péninsule italienne, se révèle la sagesse politique, qui, continuée jusque sous les premiers empereurs, tint mille peuples réunis sans regrets sous la tutelle d’une seule ville.

C’est que cette ville avait eu la plus difficile des vertus : la modération dans la victoire. Sparte, Athènes, Carthage, qui ne renoncèrent jamais à leur orgueil municipal, ne furent jamais aussi que des cités ; Rome, qui l’oublia souvent, devint un empire. Avec la même prudence qui avait fait ouvrir la citadelle patricienne aux plébéiens, elle ouvrit ses portes aux vaincus en conférant à une partie d’entre eux le droit de bourgeoisie, de sorte que la défaite les égalait aux vainqueurs : exemple nouveau dans ce monde si dur de l’antiquité. Mais aussi elle eut alors trente-cinq tribus s’étendant de la forêt Ciminienne au milieu de la Campanie, et, sur ce vaste territoire, les censeurs comptèrent près de 300,000 citoyens en état de combattre. Elle était déjà la plus grande puissance de l’Occident, et cet empire tenait debout tout seul, sans administration vexatoire ni impôts onéreux.

C’est qu’aux Italiens restés en dehors des tribus elle avait fait, par des faveurs ou des sévérités, des conditions inégales qui les empêchaient de s’entendre pour une action commune. Afin d’avoir autour d’elle des sentinelles vigilantes et des remparts qu’il faudrait abattre avant de l’atteindre, elle avait placé, au milieu de ses alliés ou sujets, soixante-dix colonies qui les surveillaient et les contenaient, specula et propugnaculum ; et elle avait relié ces forteresses par des voies militaires que ses soldats, marcheurs infatigables, parcouraient rapidement. Enfin, comme elle avait, presque toujours, respecté leurs dieux, leurs lois, leur autonomie municipale, elle avait pu, sans les blesser, leur imposer son alliance, et, en cas de danger national, le service militaire à côté de ses légions. Lorsqu’en 225 une formidable invasion gauloise menaça l’Italie, 770,000 hommes s’armèrent pour l’arrêter. Aucune puissance au monde n’avait alors une telle force militaire.

Bossuet, qui croit si peu à la sagesse humaine, émerveillé cependant de ces résultats de la prudence politique, écrit : « De tous les peuples du monde, le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux et enfin le plus patient a été le peuple romain. De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fut jamais. »

Pyrrhus étonna les Romains ; mais il n’était qu’un aventurier, et les Romains étaient un peuple ; il courait incessamment d’une entreprise à une autre, et le sénat n’en poursuivait qu’une seule : entre eux la partie n’était pas égale. Elle parut l’être entre Rome et Carthage. Cependant cette reine de la Méditerranée n’avait pu venir à bout de Syracuse ; et son empire, allongé sur un littoral immense, sans profondeur, facile à couper en mille points, était une domination mal faite, très difficile à défendre, parce qu’aux divisions des partis dans la cité s’ajoutait la haine des sujets dans les provinces. Quelle différence avec Rome, où toutes les classes étaient alors unies dans une même pensée ; qui avait transformé en alliés ceux qu’elle avait vaincus et qui, placée au centre de son territoire, était couverte par plusieurs lignes concentriques de forteresses que gardaient ses colons en armes ! Si, par une pointe téméraire, l’ennemi pénétrait jusqu’en vue de ses murs, c’était sans déterminer une seule défection ; au milieu de ce cercle redoutable, Pyrrhus, Annibal lui-même ne tinrent que l’espace occupé par leur camp ; encore fallait-il quitter en toute hâte ce camp d’un jour avant de l’avoir achevé. La force de Rome était dans la construction géographique de son empire, dans la politique libérale qu’elle avait suivie, une fois l’œuvre de la guerre achevée, et dans les liens étroits qui réunissaient toutes les parties de l’état : masse homogène, difficile à rompre, et dont le choc finissait par briser tout ce qui osait se heurter contre elle.

Grâce au fils d’Hamilcar, Carthage se crut un moment victorieuse, et il n’est pas dans l’histoire de spectacle plus dramatique que ce duel entre un grand homme et un grand peuple. La ténacité romaine triompha du génie d’Annibal. Carthage, ville de marchands, sans art, sans littérature, prenant aux peuples leurs richesses et ne leur donnant rien, ne pouvait avec ses mercenaires, qui servaient pour de l’or, l’emporter sur ces armées de citoyens qui se battaient pour la patrie et pour eux-mêmes. Devons-nous le regretter ? Carthage détruite, il y eut un comptoir de moins dans le monde ; Rome abattue, c’eût été l’héritage de la Grèce délaissé, la seconde civilisation classique perdue et l’Occident abandonné pour de longs siècles à la barbarie.

Après les guerres puniques, la conquête de la Grèce et d’une portion de l’Asie ne fut qu’un jeu, car la Grèce n’avait plus d’hommes et l’Asie n’avait que des multitudes. Il suffit à Rome de toucher du doigt ces monarchies vermoulues pour les faire crouler ; encore y employa-t-elle une politique perfide et rusée qui n’allait pas à sa force et dont elle n’avait pas besoin. La Macédoine seule, derrière ses montagnes, fit une sérieuse résistance : la patrie d’Alexandre tomba avec honneur à Pydna, et le sort de Persée, celui de Jugurtha, l’insolence des triomphes, 150,000 Epirotes vendus comme esclaves, firent trembler les rois sur leurs trônes, les peuples derrière les murs de leurs cités. Si Mithridate ébranla un moment la domination des Romains en Asie et en Grèce, c’est qu’ils expiaient alors dans la guerre civile leur trop brillante fortune et les scandaleux excès de leurs proconsuls.


IV.


Après la chute de Carthage et de la Macédoine, les Romains eurent un empire ; ils n’eurent plus les mœurs, les dieux et les institutions qui l’avaient fondé. Ils s’étaient épris des arts, des lettres, de la philosophie de la Grèce ; et la Grèce, mourante, s’était vengée de sa défaite en leur donnant la corruption qui avait déshonoré sa vieillesse.

Dans l’Orient, où, depuis des siècles, le commerce et l’industrie avaient accumulé d’immenses richesses que la victoire livra aux conquérans, les proconsuls perdirent la modération de leurs pères. Rentrés dans Rome avec les dépouilles des provinces, ils y étalaient un faste royal, des vices qu’on n’y avait jamais connus, et le mépris pour tout ce qui était au-dessous d’eux. Ces rudes esprits qui avaient vécu si longtemps sans agiter un seul des grands problèmes, éblouis par l’éclat de la civilisation grecque, s’étaient mis à l’école de cette philosophie qui accomplissait alors, contre les religions nationales, une œuvre de destruction. Il était à présent de bon ton parmi la noblesse de lire Ennius, le traducteur d’Évhémère, d’applaudir Pacuvius ou le riche Lucilius se moquant des aruspices et des douze grands dieux. Le peuple n’allait pas aussi loin, mais il allait ailleurs, aux dieux de l’Orient, qui, l’un après l’autre, se glissaient dans Rome et y gagnaient une popularité fatale aux vieilles déités de la république.

C’était une des bases de la société romaine qui s’écroulait.

Une autre, en même temps, va lui manquer.

La classe moyenne des petits propriétaires, celle qui avait fait la force de Rome et la liberté, usée par tant de guerres, disparaissait. Un vide funeste s’était donc produit dans la cité, entre les grands à qui le pillage du monde donnait des richesses royales et les pauvres qui, recrutés de captifs affranchis, n’avaient plus rien du Romain des anciens jours, ni les sentimens, ni les souvenirs, ni la vie laborieuse et le respect de la loi. Comme, après les longues guerres de Charlemagne, on ne trouvera plus d’hommes libres dans l’empire des Francs, mais seulement des seigneurs, des vassaux et des serfs, à Rome, après la conquête de l’Afrique, de la Grèce et de l’Asie, il n’y eut que des nobles, des cliens et des prolétaires, avec une multitude infinie d’esclaves : un seul citoyen en possédera vingt mille. Or c’est une loi de l’histoire qu’il ne peut exister de classe moyenne dans les états où l’esclavage a pris un grand développement. Cette classe avait été le lest qui maintenait le navire en équilibre ; elle perdue, tout chancela.

L’armée avait changé ainsi que le peuple, non pas dans son organisation, mais dans son esprit. Comme il fallait suivre les consuls au fond des provinces et y rester dix ou vingt ans, le service militaire cessa d’être un devoir patriotique pour devenir une profession, et le soldat, au lieu d’être un citoyen armé, fut un mercenaire. Il sera donc aisé à ceux qui voudront renverser l’ordre nouveau de trouver dans la foule famélique qui encombre la ville des instrumens de sédition, et ces légions à vendre donneront aux généraux le moyen de bouleverser l’état. Au dernier siècle de la république, on voit des soldats de Marius et de Sylla, de Pompée et de César, on ne voit plus l’armée de Rome.

Ces conséquences ne furent pas les seules : la constitution aussi se modifia, tout en paraissant rester dans son ancien cadre. Le sénat avait naturellement attiré à lui le gouvernement de ce vaste empire, qui ne pouvait être régi par une assemblée populaire. Chargé de traiter avec les rois et les peuples, de distribuer les armées et les provinces, de fixer les tributs des nations et d’en déterminer l’emploi, il se trouva aussi haut placé dans l’opinion du peuple que dans la sienne, et un vieux jurisconsulte romain a pu dire : « Comme il était difficile de réunir le peuple, la nécessité fit passer au sénat le soin de la république ; tout ce qu’il décréta fut obéi. »

Ce nouveau sénat devint la citadelle d’où la noblesse née de l’union du patriciat avec les grandes familles plébéiennes dominait le gouvernement. Les nobles n’avaient plus à redouter l’opposition politique des tribuns ou la justice populaire des comices ; ils remplissaient toutes les places de la judicature et ils avaient annulé le tribunat en se le faisant donner par leurs cliens, qui remplaçaient au forum la classe disparue. Aussi avaient-ils tout envahi : les commandemens, dont ils interdisaient l’accès aux hommes nouveaux, les terres publiques, que leur livrait la connivence des censeurs, les petits héritages, ravis ou achetés au rabais à des propriétaires ruinés ; et ils amassaient ces fortunes colossales qu’ils se tourmenteront à dépenser en monstrueux plaisirs et en constructions insensées : vexant divitias.

Rome se trouva soumise alors à une oligarchie qui fut la troisième forme du gouvernement républicain. Son histoire est marquée par les exactions des Verrès et des Appius ; par la révolte des Italiens, des esclaves et des provinciaux ; par la guerre civile, les proscriptions et le bouleversement des fortunes ; enfin, honte suprême, il fallut réunir toutes les forces du peuple romain contre des pirates et des gladiateurs ! La politique intelligente de l’ancien sénat, pour l’extension de la communauté romaine, fut même abandonnée. Les Italiens n’arrachèrent le droit de cité qu’après une lutte sanglante et, avant César, deux terres italiennes, la Sicile et la Transpadane, ne l’avaient pas encore.

Au-dessous de cette noblesse que Salluste appelle la faction des grands et au-dessus de la foule des déshérités, apparaît un élément très nouveau pour les Romains, les manieurs d’argent. Le sénat affermait les impôts et les travaux publics. Des hommes sortis des échoppes du commerce et des comptoirs de la banque, des entrepreneurs de construction, des munitionnaires d’armée, des membres de l’ordre équestre, retenus par le sénat loin des honneurs, se formaient en compagnies qui expédiaient leurs agens dans les provinces pour lever les contributions : ce furent les publicains. Ils ont été maudits et ils ont souvent mérité de l’être ; mais ils représentaient une chose très moderne et que nous ne trouvons pas mauvaise, la puissance du capital. Dans les dernières révolutions de Rome, ils joueront un rôle qui ne sera pas sans importance. Troublés dans leurs spéculations par la guerre civile, ils aideront César et Octave à rétablir l’ordre dans l’état et la sécurité dans les transactions.

Au milieu du IIe siècle avant notre ère, il n’y avait plus, à vrai dire, de république romaine ni de peuple romain. De bons citoyens essayèrent de reconstituer l’une et l’autre ; de ramener la liberté, en affaiblissant l’oligarchie ; de refaire une classe moyenne, en distribuant aux pauvres les terres publiques usurpées par les nobles ; de guérir la plaie du paupérisme, en obligeant les propriétaires d’employer sur leurs terres, au lieu d’esclaves, des ouvriers libres et, avec l’idée que les Romains se faisaient des droits de l’état, toutes ces réformes étaient possibles. C’est aux Gracques que revient l’honneur d’avoir entrepris la régénération du peuple par la propriété et par le travail, sans rien prendre aux riches qu’on n’eût légalement le droit de leur ôter. Les deux frères furent tués ; leurs amis, égorgés ; leurs lois, abolies ; mais, la réforme pacifique ayant échoué, l’ère des révolutions commença.

Les Gracques n’étaient cependant pas de vulgaires agitateurs ; ils appartenaient à la meilleure noblesse, et ils avaient eu pour amis, pour conseillers, quelques-uns des personnages les plus respectés. Dans le sein de l’oligarchie se trouvaient des familles vouées depuis plusieurs générations à la défense des intérêts populaires, comme l’Angleterre en a toujours eu, et des ambitieux, tels qu’on en a vu dans tous les temps et en tous les pays, qui, désespérant de faire leur chemin avec l’appui des grands, cherchaient à s’ouvrir la voie à l’aide du peuple. Les premiers, en voyant les provinciaux opprimés, les Italiens mécontens, une foule de citoyens tombés dans la pauvreté, et la puissance militaire de Rome amoindrie par la diminution du nombre de ceux que la loi appelait au service, ne redoutaient pas seulement la perte de la liberté, ils craignaient celle de l’empire. Les seconds s’inquiétaient peut-être de ce double péril, mais, de plus, ils voulaient jouer dans l’état le rôle qu’ils croyaient dû à leur mérite, et partager des honneurs, des profits qui leur étaient refusés. La formation de l’oligarchie avait donc eu comme contrecoup inévitable la reconstitution d’un parti démocratique avec des nobles à sa tête pour le conduire, et les Gracques, en rendant au tribunat sa sève populaire, avaient montré de quelles armes il fallait se servir pour le nouveau combat. Après eux, il y eut toujours, au banc des tribuns, un héritier, sinon de leur esprit politique, du moins de leur puissance factieuse à soulever la masse des pauvres ou celle des Italiens.

Un ancien client des Metellus, devenu le vainqueur des Cimbres, vengea les Gracques sur les fils de leurs meurtriers. Aux proscriptions de Marius qui décima la noblesse, répondirent celles de Sylla, qui crut détruire le parti populaire. On ne tue pas les foules, encore moins la justice. La dictature de Sylla, ses meurtres, ses lois ne purent supprimer la question que se faisaient des hommes avides, mais aussi des hommes honnêtes : Pourquoi un petit nombre de citoyens jouiraient-ils seuls des profits de la conquête que tous avaient payée de leur sang ! Pourquoi les consulats, les prétures, les gouvernemens lucratifs et les triomphes seraient-ils le patrimoine héréditaire de certaines maisons ? Pourquoi, enfin, le mouvement ascensionnel qui, au grand avantage de l’état, avait porté en haut tout ce qui s’était produit en bas de vertu, de courage et de sagesse, serait-il arrêté ? Quand ces idées-là se discutent, la révolution est proche. Et elle l’était d’autant plus que les débiles héritiers de Sylla, n’ayant gardé de son esprit politique que le mépris de la vie humaine, ne cachaient pas leur résolution d’en finir, comme lui, avec le parti populaire, par des égorgemens.


V.


Ce que des votes n’avaient pu faire, l’épée l’accomplit ; les soldats prirent la place du peuple et les généraux celle des tribuns. Trois des plus renommés, tenus à l’écart par les grands, ou qui se crurent mal récompensés de leurs services, mirent en commun leurs rancunes et leur ambition, pour abattre le gouvernement oligarchique, qui, détesté du peuple, venait encore de s’aliéner l’ordre équestre en refusant une modification nécessaire aux contrats souscrits par les publicains. César, porté au consulat par une coalition de tous les adversaires du parti des grands, présenta des lois d’une extrême importance : aux pauvres, des terres publiques, et, si elles ne suffisaient pas, des héritages achetés avec l’or conquis sur Mithridate et Tigrane ; aux provinciaux, de sérieuses garanties de bonne administration ; aux concussionnaires, des sévérités capables de les intimider ; aux publicains, une diminution d’un tiers sur la ferme des impôts de l’Asie que les guerres récentes avaient ruinée. C’étaient les Gracques qui renaissaient dans un homme de génie. Les trois premières de ces lois étaient d’excellentes réformes pour le peuple, comme pour l’empire, et la dernière un acte peut-être intéressé mais juste. Le sénat les regarda toutes, non sans raison, comme dirigées contre lui, et il les combattit. Le peuple les vota, puis en récompensa l’auteur par la glorieuse mais difficile mission d’arrêter en Gaule une formidable invasion germanique.

Pendant que César gagnait, au-delà des Alpes, le renom du plus grand capitaine de Rome, un autre des triumvirs, Crassus, allait se faire tuer sottement par les Parthes, et le troisième, Pompée, blessé dans son orgueil par la réputation croissante du conquérant des Gaules, passait à l’oligarchie. La situation se simplifiait, la lutte était moins, à présent, entre deux partis qu’entre deux hommes : Pompée devenu le chef de la faction des grands, César resté le représentant des intérêts populaires, et tous deux, par des raisons très différentes, résolus à prendre le premier rang.

L’un, vaniteux personnage, sans autre idée politique que celle de sa grandeur personnelle, avait servi toutes les causes et, après avoir aidé à détruire la constitution aristocratique de Sylla, il revenait à ceux qu’il avait désarmés. « Étaler, dans Rome, une toge triomphale » suffisait à cet orgueil stérile. L’autre, non moins ambitieux, mais d’une ambition plus noble, voulait le pouvoir pour commander, et aussi pour agir. Il avait reconnu que cent années de guerres civiles et de scènes sanglantes avaient produit un besoin extrême de repos et de sécurité. Le peuple ne pouvant gouverner dans ses comices cet empire immense, et les grands le gouvernant mal, il ne restait qu’une solution, celle d’une monarchie républicaine dont le chef reprendrait la politique des anciens tribuns pour la protection du peuple et la sagesse de l’ancien sénat pour l’assimilation progressive des sujets aux citoyens. Comme toutes les solutions, celle-ci avait ses dangers ; mais, dans la situation présente de Rome, elle était la meilleure. Tacite l’a pensé et il a eu raison.

Dans la faction des grands se trouvaient des hommes que nous respectons encore pour leur caractère, leur vertu ou leur talent ; mais la politique est faite de sagesse, non de vertu, ni d’éloquence ; ces qualités valent à l’homme public plus d’autorité ; elles ne lui donnent pas nécessairement l’intelligence des vrais besoins de l’état. L’oligarchie, qui ne sut ni se conduire elle-même ni conduire les autres, expia ses fautes à Pharsale, et, avec elle, tomba ce gouvernement qui, sous les mots trompeurs de république et de liberté, voulait que Rome et le monde restassent le butin de cent familles.

Rome abdiqua aux mains de César : le peuple et le sénat lui remirent tous les pouvoirs et par cette concentration de l’autorité, l’intérêt des gouvernés se confondit enfin avec celui des gouvernans. Mais la guerre civile et l’assassinat laissèrent peu de temps au dictateur pour exécuter les réformes qu’il méditait. Quelques-unes de celles qu’il put accomplir sont pourtant significatives.

Aux pauvres de Rome, que les révolutions avaient privés de travail, il donne le loyer d’un an ; à quatre-vingt mille d’entre eux, il distribue des terres ; pour ceux qui restent dans la ville, il régularise le service alimentaire de l’annone et il renouvelle l’obligation, imposée par sa loi consulaire aux possesseurs de biens-fonds, d’employer un tiers au moins de travailleurs libres.

Aux provinciaux il ouvre le sénat, l’ordre équestre, la cité ; et le jus civitatis, qui élève les sujets au rang des maîtres, est par lui multiplié au point que le chiffre du cens sera bientôt décuplé[2]. Lorsque l’état ne comptait qu’un petit nombre de citoyens et qu’il avait des millions de sujets, il ressemblait à une pyramide placée sur la pointe ; la pyramide repose maintenant sur une large base que l’empire élargira encore.

Les citoyens peuvent se défendre par le cri : Civis Romanus sum, et ils ont le droit d’appel, mais les sujets ne l’ont pas. Pour les protéger contre l’arbitraire des juges, César fait entreprendre la codification des édits prétoriens, et il paie les gouverneurs de provinces, afin qu’ils cessent de se payer eux-mêmes.

Quelles causes avaient fait le succès de César ? Ses qualités personnelles, le dévoûment de ses soldats et l’universelle lassitude, mais plus encore l’incapacité du gouvernement oligarchique, dont le plus fidèle représentant est ce Bibulus qui s’assoit silencieux sur sa chaise curule, comme s’il voulait y attendre, à l’exemple des consulaires de l’ancien temps, que les Gaulois arrivent.

Comme les Gracques, César périt de la main des grands, et l’état retomba pour quatorze années dans le plus épouvantable désordre. Auguste, avec moins de génie et plus de souplesse, pacifia le monde ébranlé. Il prit tous les pouvoirs républicains, mais il laissa subsister presque toutes les charges républicaines, de sorte qu’à juger sur les apparences, on ne voyait dans Rome qu’un magistrat de plus. « La terre fatiguée de discordes civiles, dit Tacite, accepta Auguste pour maître et les provinces saluèrent de leurs acclamations la chute d’un gouvernement débile qui ne savait réprimer ni ses magistrats avides ni ses nobles insolens. » Auguste partagea les provinces avec le sénat, mais le sénat n’eut pas un soldat dans les siennes, et, dans celles de l’imperator fut cantonnée une armée permanente de trois cent mille hommes. Une caisse, alimentée par de nouveaux impôts et dont Auguste tint la clé, garantit le paiement régulier de la solde et les avantages promis aux vétérans. Cette armée, établie sur la frontière, allait protéger l’empire contre les barbares et l’empereur contre les conspirations, jusqu’au jour où les soldats seront les conspirateurs.

À Rome, ce maître de vingt-cinq légions vit en simple particulier et ne semble occupé qu’à remettre l’ordre en tout ; dans les rangs, dans les conditions, dans les costumes ; il voudrait même le rétablir dans les mœurs et dans les croyances, quoiqu’il ne soit un modèle ni pour les unes ni pour les autres. Ce tribun perpétuel qui pacifie l’éloquence et rend le forum désert, veut une société de tenue décente, soumise à une sévère hiérarchie. Il classe et il divise. Il refait une noblesse sénatoriale, à laquelle sont réservées toutes les charges de l’état, et un ordre équestre qu’il partage en deux classes : les fils de sénateurs, héritiers nécessaires des privilèges de leurs pères, et les simples chevaliers à l’anneau d’or qui remplissent les tribunaux civils. La plèbe a ses nobles et ses vilains : ceux qui possèdent 200,000 sesterces, ducenarii, forment une quatrième décurie de juges et occupent les mille places de quarteniers ; ceux qui ne les ont pas tendent la main les jours de distribution, et sont relégués, les jours de fêtes, aux dernières places de l’amphithéâtre. L’argent fixe les conditions : il faut un cens déterminé pour être sénateur, chevalier ou ducenaire. Là même où il ne peut être question de la fortune, Auguste établit des distinctions, dans le droit de cité, par exemple, dans les affranchissemens et dans la loi pénale, laquelle ne met pas au même rang celui qu’elle appelle l’homme de rien et ceux qui pour elle sont les honnêtes gens, parce qu’ils ont la richesse. Ordinavit, dit le biographe d’Auguste : ce mot est toute la politique de ce révolutionnaire devenu conservateur depuis qu’il est arrivé, et qui rend à la société romaine le caractère aristocratique qu’elle semblait avoir perdu dans les dernières tourmentes. Un de ses jurisconsultes a écrit : « Le pauvre, humilior, ne peut être admis à porter témoignage contre le riche. » Mais cette noblesse d’Auguste, aristocratie d’argent, non de vertu, de services et d’honneur, est sans force, surtout lorsque l’or qu’elle possède a été ramassé dans la boue ; et beaucoup de ces parvenus n’en ont pas d’autre.

Le successeur de César n’a donc point de tendresse pour ceux que son poète favori appelle l’ignobile vulgus, mais il conserve une institution créée par les Gracques, développée par Caton, régularisée par César et dont on pourrait trouver la trace dans certaines pratiques du sénat patricien. Anciennement le patron était tenu de donner à ses cliens un morceau de terre ; Auguste, devenu le patron universel, donna aux siens un morceau de pain. L’oligarchie elle-même ne l’avait pas refusé aux pauvres.

Quelque peu de titres qu’eussent les prolétaires de la ville à s’appeler le peuple romain, ils avaient hérité de ses droits à tirer profit de la conquête du monde. Le sol provincial étant devenu propriété romaine, les sujets n’en avaient conservé la jouissance qu’à la condition de payer l’impôt en espèces et en nature, ils donnaient de l’or pour les dépenses publiques et ils livraient une partie de leurs récoltes pour l’armée, l’administration, le palais du prince et le peuple. Tout citoyen, habitant sédentaire de Rome, prenait part à ces distributions : on avait vu des consuls recevoir leur mesure de blé annonaire. Auguste réglementa ce service comme les autres ; il fixa à deux cent mille le nombre des parties prenantes : ceux qui étaient inscrits sur les listes d’attente remplaçaient les morts. La ration annuelle, 60 modii ou 520 litres de blé, ne pouvait pas plus faire vivre une famille sans travail, que les 3 francs donnés par mois à nos assistés ne les dispensent de toute prévoyance.

Un autre devoir des anciens magistrats était de célébrer des jeux qui, à l’origine, avaient été, comme ceux de la Grèce, des fêtes religieuses : on en promettait aux dieux, en échange d’une victoire et l’on portait au cirque leurs statues, puisque ayant combattu pour Rome, comme les Dioscures au lac Rhégille, ils devaient être à l’honneur après avoir été à la peine.

Les combats de gladiateurs avaient eu aussi le caractère d’une cérémonie sainte : ce rite, né auprès des tombeaux, devait apaiser les mânes, « qui aiment le sang. »

Auguste conserva ces fêtes. En remplissant des obligations qui étaient un legs de la république, et non pas la rançon d’une usurpation nécessaire, il n’avait point passé un marché avec une prétendue démagogie césarienne : l’empire, pour du pain et des plaisirs. Depuis Actium, le peuple n’a joué d’autre rôle politique que de traîner « à l’escalier des gémissemens » les condamnés et les victimes des césars.

Mais ces jeux, ces libéralités ont eu de désastreuses conséquences. La charité officielle de l’annone, bien qu’elle coûtât beaucoup moins que notre assistance publique, fit un peuple de mendians que les riches méprisèrent : les jeux charmèrent son oisiveté, sans réveiller ses sentimens religieux, et les combats de gladiateurs surexcitèrent sa férocité native. Juvénal a donc à demi raison quand il jette son cri accusateur : Panem et circenses ! Si le peuple n’avait# pas été habitué à ces spectacles sanglans que les Grecs, avec leur délicate nature, n’ont jamais voulu connaître, s’il n’avait pas vu tant de milliers de captifs livrés aux bêtes, il n’aurait pas si souvent crié : « Les chrétiens aux lions ! »

Dans les provinces, Auguste suivit la politique prudente de l’ancien sénat et de son père adoptif : aux sujets, de la justice ; aux privilégiés, le respect de leurs droits. Ceux-ci remplissaient les villes alliées ou libres, les colonies romaines ou latines, les municipes récemment organisés en Gaule, en Espagne, et dans tous les pays où la vie urbaine avait jusqu’alors manqué et ils avaient les libertés nécessaires : un sénat, une assemblée publique, des élections, la juridiction duumvirale, la police de leur territoire et leurs lois particulières, quand ils n’avaient pas copié celles que César avait rédigées pour l’Italie. Auguste fortifia ce grand régime municipal par deux innovations, l’une très sage, l’autre très singulière, mais accomplies toutes deux à l’aide de vieilles idées qui existaient partout. Au-dessus des religions locales qu’il laissa subsister, il éleva une religion officielle, celle de Rome et des Augustes, qui parut aux peuples une conséquence naturelle du culte des Génies ; puis généralisant une coutume chère aux Grecs, et que les Italiens avaient autrefois pratiquée, il autorisa les députés des villes, librement élus par leurs concitoyens, à se réunir chaque année en assemblées provinciales ; et ces assemblées eurent le droit de porter devant lui les plaintes de la province contre le gouverneur. C’était soumettre, dans une certaine mesure, les successeurs des proconsuls républicains au contrôle des sujets.

Si l’on ajoute à cette garantie celles qu’assureront plus tard le syndicus, ou avocat des villes, et le defensor civitatis, on reconnaîtra que le patronage des petits était une vieille coutume romaine qui, avec des formes très différentes, se retrouve dans cette histoire depuis le jour où Rome eut des sujets jusqu’à celui où elle cessa d’en avoir.

Notons encore qu’Auguste fit peser sur les citoyens, et non sur les provinciaux, les impôts établis pour l’entretien de l’armée, et que les voies militaires dont il couvrit l’empire opérèrent pour le commerce et le bien-être général une révolution analogue à celle que les chemins de fer ont accomplie de nos jours.

De toutes ces mesures résulta pour le monde une longue prospérité, et, dans ces mille cités qui étaient alors, quant à leur gouvernement intérieur, de véritables républiques, se formèrent les hommes qui, après avoir été les meilleurs lieutenans du prince, devinrent empereurs à leur tour et s’appelèrent les Antonins.

Une seule ville n’eut pas ces libertés. Satisfaite de sa grandeur incomparable, Rome ne réclama point ce que possédaient de simples communes urbaines, un sénat municipal, et, jusqu’à la fin de l’empire, elle resta soumise à un régime exceptionnel qui garantissait la sécurité du gouvernement contre une émeute populaire.

L’administration d’Auguste, suffisamment sage et paternelle, lui assura un règne paisible de quarante-quatre ans. Mais où étaient les garanties pour l’avenir ?

La république n’avait eu qu’une constitution de cité ; il aurait fallu donner à l’empire une constitution d’état. Auguste entrevit le problème et essaya de le résoudre. Mais les différences mises par lui dans les conditions ne réussirent pas mieux que la religion officielle et les assemblées provinciales à former un corps de nation. Sa monarchie resta un assemblage de villes soumises au même pouvoir, sans être animées d’un même esprit. Aux anciens jours, il y avait eu un peuple romain ; l’empire n’en aura pas, et sans peuple uni par des souvenirs et des affections héréditaires, point de patriotisme. Ceux qu’on appelle encore les Romains feront souvent des sacrifices pour leur municipe ; ils n’en feront pas pour l’état.

L’armée permanente fut une conception heureuse ; durant deux siècles et demi elle fit face victorieusement aux barbares. Mais en exigeant vingt années de service, et souvent davantage, Auguste rendit le recrutement annuel si faible que les peuples se déshabituèrent des armes : après le désastre de Varus, personne en Italie ne voulait déjà plus les prendre. D’autre part, les soldats, constamment réunis en des camps, où ils pouvaient se compter et s’entendre, comprirent que le prince et le trésor étaient à leur discrétion. Aussi vit-on presque autant d’émeutes militaires que d’avènemens d’empereurs. En trois siècles et demi, sur quarante-neuf césars, trente et un furent assassinés, sans parler des trente tyrans qui, moins deux ou trois, périrent de mort violente. Tant de meurtres prouvent que la constitution impériale était mauvaise pour le prince, qu’on assassinait ; mauvaise aussi pour l’empiré, qu’on ébranlait. A une monarchie il faut des mœurs et des institutions monarchiques ; il n’y en avait pas, et, puisque la république semblait conservée, on parla de liberté ; quelques-uns y crurent et la cherchèrent le poignard à la main. Un homme seul, sans cour, sans prêtres, sans noblesse, sans rien qui le protégeât en le couvrant, était maître du monde ; beaucoup le menacèrent : assiduœ in eum conjurationes. Il se défendit en s’appuyant sur les légions, et, comme en souvenir des libéralités que les triomphateurs républicains faisaient à leurs soldats, chaque prince nouvellement proclamé vidait le trésor public dans les mains de l’armée, celle-ci multiplia les vacances du trône pour multiplier les dons de joyeux avènement.

Enfin, la nouvelle constitution n’avait, au fond, d’autre principe que la volonté de l’empereur, de sorte qu’en un pays où n’existaient point de grands corps politiques capables d’imposer une certaine retenue au prince, l’empire sera à la discrétion du sage ou du fou, du général habile ou de l’enfant capricieux et cruel qu’une émeute de caserne ou une hérédité malheureuse portera au pouvoir. La Lex regia et la définition de l’autorité impériale donnée par Sénèque sont la formule la plus complète du despotisme oriental. Ce régime se dégagera lentement des apparences républicaines sous lesquelles Auguste l’avait caché ; lorsqu’il apparaîtra sans voiles, la première monarchie césarienne aura du moins donné au monde le singulier spectacle d’un empire de cent millions d’hommes régi durant deux siècles, à l’intérieur, sans un soldat. Cette merveille venait sans doute de l’impossibilité d’une révolte heureuse, mais aussi et surtout de la reconnaissance des sujets pour un gouvernement qui n’exerçait alors qu’une haute et salutaire protection, sans intervenir d’une façon tracassière dans l’administration des intérêts locaux.


VI

Rome a eu d’abominables tyrans, comme Caligula, Néron, Caracalla, Élagabal, dont les vices et les cruautés ne sont comparables qu’aux sanglantes orgies de certaines cours asiatiques ; mais elle a eu aussi de bons princes qui ont jeté sur elle un nouvel éclat et retardé son déclin. Au début, le prince gouvernait, il n’administrait pas, et le régime municipal florissant préparait les hommes de talent et d’expérience dont l’empire avait besoin pour conduire ses grandes affaires. Après les premiers Flaviens, l’Italie épuisée ne donna plus un empereur, excepté pour un moment, au temps des Gordiens, et le règne des provinciaux commença.

Ces héritiers d’Auguste, nés loin de la vieille terre de Saturne, sont d’abord les glorieux Antonins, venus de l’Espagne et de la Gaule, puis l’Africain Septime Sévère. Récemment appelées à la vie romaine, ces provinces l’avaient embrassée avec tant d’ardeur qu’elles avaient déjà envoyé, aux bords du Tibre, des orateurs, des poètes, des philosophes et qu’elles ont gardé, cachet ineffaçable mis sur elles par le génie de Rome, les ruines les plus nombreuses et les plus belles qui se puissent voir hors de l’Italie. Le règne de ces princes est la brillante époque de l’empire ; l’humanité n’en a pas eu de plus heureuse. La charité, si peu connue des anciens états, entrait même dans les mœurs publiques : la grande institution alimentaire de Trajan fut un noble effort de bienfaisance officielle que nombre de villes et de particuliers imitèrent. C’est que les empereurs étaient alors les serviteurs du pays qui, au IVe siècle, sera le serviteur des princes. Ils maintenaient la discipline dans l’armée, la liberté dans les villes, la justice dans l’administration, les barbares dans le respect d’une domination qui semblait inébranlable ; leurs jurisconsultes s’appelaient les prêtres du droit, et le sénat était recruté de tous les talens qui se révélaient dans les cités, dans les charges, dans les légions. Aussi, à la pensée d’une fortune contraire, Tacite s’épouvante. « Si les Romains disparaissaient de la terre, veuillent les dieux empêcher ce malheur ! qu’y verrait-on désormais, sinon la guerre universelle entre les nations ? » Et ce fut, en effet, ce que l’on vit lorsque le colosse tomba.

Vers le milieu du IIIe siècle, des circonstances malheureuses firent passer la dignité impériale à des hommes nés en des pays de vieille culture ou de grossière barbarie, à des Syriens pourris de luxure ou de caractère efféminé, à un Goth, à un fils de voleur arabe. Avec eux commencèrent, dans l’ordre politique, les convulsions qui menacèrent l’empire d’une prochaine dissolution, et, dans l’ordre religieux, l’invasion des cultes orientaux qui changèrent l’âme de la société romaine. Après les trente tyrans, de rudes soldats, venus des belliqueuses régions de l’Illyricum, parurent rendre à l’état son ancienne vigueur. Mais que de ruines ! Ruine des cités et des campagnes ; ruine aussi de l’esprit qui s’affaisse ou s’égare ! Pourquoi de vaillans princes, tels que Claude, Aurélien, Probus, Dioclétien, Constantin, ne purent-ils arrêter la décadence politique ? C’est qu’une révolution silencieuse s’était produite au cœur de l’empire et en avait vicié tous les organes.

L’empereur n’était plus le magistrat qui vivait en simple citoyen, avait des amis et s’en allait dîner sans gardes là où il était prié ; qui s’habillait de la laine filée par sa femme et sa fille, et dont la demeure n’était reconnaissable qu’aux branches de laurier qui en décoraient la porte. Son palais est une ville ; son costume est de soie, de pierreries et d’or ; ses serviteurs sont une armée, et on ne l’approche qu’en adorant sa majesté redoutable. Cet homme, entre les mains de qui le peuple, le sénat et les dieux ont abdiqué, est un monarque de l’Orient : in Tiberim defluit Orontes ; et, à son tour, il abdique entre les mains des courtisans et des eunuques qui lui cachent l’empire, dirigent sa volonté et réduisent toute sa politique à exiger chaque jour des peuples de nouvelles ressources pour des dépenses chaque jour croissantes.

Le sénat, d’abord grand conseil de l’empire et incomparable école d’administration, mais trop nombreux et trop peu sûr pour que toutes les questions lui fussent soumises, avait cessé, dès le temps des Antonins, d’être le centre du gouvernement, le pivot de l’état. Ce rôle était passé au conseil du prince, qui devint plus tard le consistoire impérial, et les sénateurs, exclus de l’armée par suite des fonctions actives, n’avaient plus que des charges d’apparat sans pouvoir.

Tandis que l’assemblée qui avait conquis le monde descendait peu à peu à la condition d’un conseil municipal de Rome, l’administration impériale se développait et envahissait tout.

L’empire avait eu, à l’origine, un très petit nombre de fonctionnaires ; si, dans les villes stipendiaires, rien ne se faisait que sous le bon plaisir du gouverneur, les villes privilégiées, qui étaient en très grand nombre, s’administraient en toute liberté. Mais, obéissant aux tendances instinctives du pouvoir absolu, le gouvernement se trouva conduit à regarder de près aux choses que d’abord il avait regardées de loin. Il crut qu’il ferait mieux les affaires des sujets que les intéressés, et il multiplia ses agens ; il accrut leurs droits, favorisé qu’il fut, dans ses empiétemens involontaires, par le mouvement de concentration qui, de Rome, avait gagné les provinces. Sous la pression des officiers impériaux, mais avec le concours inconscient des populations, surtout des notables qui visaient à constituer une noblesse urbaine, comme Rome avait constitué une noblesse d’empire, le régime municipal du Ier siècle fut profondément altéré.

De très vieilles coutumes exigeaient que les fonctions municipales fussent gratuitement exercées. Quand les villes, à la faveur de la sécurité croissante et de la prospérité générale, voulurent s’embellir ; lorsqu’elles bâtirent des aqueducs, des thermes, des cirques et des amphithéâtres ; lorsqu’enfin elles devinrent de grandes cités ayant chacune un vaste territoire à administrer, les citoyens se disputèrent les titres de décurions et de duumvirs, qui pouvaient mener à de plus grands honneurs, et ce furent l’argent offert, les statues promises, les spectacles et les festins donnés qui l’emportèrent. Les riches seuls purent faire ces sacrifices et s’exposer aux graves responsabilités financières que le magistrat encourait pour sa gestion. Le caractère aristocratique de la société romaine se marqua donc chaque jour davantage dans les provinces : les mœurs et les institutions y portaient, et dans les cités, comme à Rome, le peuple finit par n’être plus rien. Peu à peu les anciennes libertés disparurent ; l’assemblée publique et les élections tombèrent presque partout en désuétude ; la curie, qui se recruta par cooptatio, nomma les duumvirs ; la condition des curiales devint, en fait, héréditaire, et le pauvre fut enfermé dans son humble condition par la loi politique, qui lui interdit les honneurs municipaux, par la loi pénale, qui lui réserva des supplices que le riche ne subissait pas. Quoique l’édit de Caracalla parût établir l’égalité entre tous les Romains, la plus grande partie des habitans de l’empire continua de former la classe déshéritée des humiliores.

Mais quelques-uns de ceux qui achetaient les dignités municipales entendaient se ménager des compensations. Les abus qui s’étaient produits à Rome, quand l’oligarchie avait eu le pouvoir, se renouvelèrent dans les villes : l’empire eut ses Verrès municipaux, comme en eurent nos communes du moyen âge et les villes libres de l’Allemagne, comme l’Irlande en avait encore, il n’y a pas longtemps. Les uns commettaient des malversations ; d’autres s’allouaient des indemnités prises sur les fonds de la commune, malgré le caractère absolument gratuit des fonctions municipales ; et cet usage était ancien, car il est interdit par la lex Genetiva Julia, qui est du Ier siècle.

Cette noblesse des villes que séparaient du peuple sa fortune, ses privilèges et son orgueil, provoqua, par sa mauvaise gestion, l’ingérence progressive du gouvernement dans les affaires de la cité. Déjà les Antonins avaient donné à certaines villes des curateurs, afin de remettre l’ordre dans leurs finances dilapidées ; la juridiction municipale fut restreinte, pour soustraire la justice aux passions locales ; des taxes ne purent être établies, des travaux exécutés, qu’avec l’autorisation du légat impérial, et les nominations faites par la curie, les décisions prises par elle furent cassées quand elles déplurent au gouverneur, ambitiosa decreta. Au lieu des fières paroles de la loi Genetiva Julia, qui permettait aux décurions de faire sortir les citoyens en armes, pour la police du territoire, sous la conduite d’un duumvir investi des pouvoirs du tribun légionnaire de Rome, le code renferme des prescriptions qui obligent la curie à soumettre la désignation du gardien de la paix, irenarcha, à l’approbation, c’est-à-dire au choix du magistrat impérial. Les désordres de la liberté avaient rendu la tutelle administrative nécessaire, et celle-ci, exagérant son rôle, changea des cités autrefois vivantes en des corps sans âme. Il faudra que l’empire tombe, et avec lui cette administration tracassière, pour que le régime municipal, comme un tronc robuste qui, après l’orage, pousse des branches nouvelles, retrouve en beaucoup de lieux d’Italie et de France son ancienne vigueur.

Ces villes où, comme à Rome, le forum était pacifié et le sénat docile, parurent à l’autorité centrale pouvoir servir d’utile instrument pour une fonction d’état. Les curiales, qui devaient déjà pourvoir aux travaux publics, aux besoins de la poste impériale, à la perception de l’annone ou impôt en nature, même à la levée des recrues, lorsque le gouvernement en demandait, furent encore chargés de recouvrer l’impôt foncier payable en espèces, avec la condition menaçante qu’ils prendraient sur leur fortune pour combler le déficit quand il s’en produirait. À ces services d’état s’ajoutaient ceux qu’imposait la cité : administration financière du municipe ; entretien de ses édifices, des ponts et des routes ; célébration des jeux et des fêtes, acquisition du blé et de l’huile nécessaires à la ville et surveillance des distributions faites à prix d’achat ou à prix réduit ; hébergement des magistrats et des troupes de passage ; défense des intérêts municipaux en justice ou par devant le prince et, dans ce dernier cas, voyage pénible et coûteux ; en un mot, les innombrables obligations comprises sous les mots de munera personarum, qui devaient être personnellement remplies, et de munera patrimonii, qui imposaient des dépenses parfois considérables. Cette longue énumération prouve que toute la vie sociale de l’empire était dans les curies. De là deux conséquences qui se produisirent l’une dans le Haut-Empire, l’autre au IVe siècle : les curies sont-elles florissantes, tout prospère ; sont-elles dans la gêne, tout décline.

L’empire souffrit doublement du malaise causé par ses exigences : les villes s’appauvrissant, la richesse générale diminua ; et du jour où les curiales eurent à garantir la meilleure partie des revenus du prince, ils devinrent l’objet de son infatigable sollicitude. Le code Théodosien contient, à lui seul, au titre de Decurionibus, cent quatre-vingt-douze décisions qui ont pour but de faire entrer dans la curie et d’empêcher d’en sortir quiconque a du bien. Enchaîné à sa condition, le curiale ne put se faire ni soldat ni prêtre, à moins de laisser son avoir au corps qu’il abandonnait, et l’accès de l’administration impériale lui fut interdit ; une loi l’empêchera même d’arriver au sénat de Rome ou de Constantinople. De toutes ces mesures il résulta que le mouvement ascensionnel qui, aux deux premiers siècles, renouvelait, par un afflux de sang nouveau, le sang appauvri de la classe dirigeante, s’arrêta ; que, les fonctions publiques ne se recrutant plus d’hommes préparés à les bien remplir, l’empire perdit ses meilleurs auxiliaires et que la valeur morale de l’administration baissa. L’histoire de l’empire répète ainsi celle de la république : après les lois Liciniennes, l’avènement des plébéiens et la grandeur de Rome ; après les premiers empereurs, l’avènement des provinciaux et la prospérité de l’empire ; puis le refoulement des uns par l’oligarchie consulaire et celui des autres par le despotisme fiscal ; mais au bout de l’une de ces périodes s’était trouvé César, au bout de l’autre se trouvèrent les barbares.

Dioclétien et Constantin n’accomplirent pas une révolution politique ; les changemens opérés par eux ne furent que de grandes mesures administratives. Ils coordonnèrent les élémens qui leur avaient été légués, en ajoutèrent quelques-uns et donnèrent à la monarchie impériale sa forme dernière, celle de l’empire byzantin qui réunit deux choses qu’on voit souvent ensemble : la faiblesse et la cruauté. Le peuple qui avait eu, pour les citoyens, la législation pénale la plus douce finit par avoir la plus atroce.

Le nouveau gouvernement s’appuya comme l’ancien sur l’armée, mais plus encore sur une administration qui pénétra partout, afin de tout surveiller et de tout contenir. La vie active et féconde était jadis éparse sur la surface entière du territoire, une centralisation extrême la concentra dans les bureaux, officia, que remplirent les agens de l’empereur : armée innombrable dont la principale fonction fut de faire de l’or pour le prince, par l’impôt, et qui en fit pour elle-même par la vénalité. Cette froide main, étendue sur l’empire, glaça les sources de la vie et tout s’immobilisa. Comme le curiale était devenu le serf de l’état, et le colon celui de la terre, l’ouvrier des manufactures impériales le fut de son métier, le soldat de sa cohorte, l’artisan de son collège ; et pour qu’on les pût aisément retrouver, s’ils s’échappaient du camp ou de l’atelier, on les marqua sur le bras ou la main d’un signe indélébile, comme le bétail que le fermier parque dans son enclos. Les servitudes du moyen âge commençaient.


VII.


Le mouvement, la grande loi du monde physique, est aussi la loi du monde moral. La société romaine, semblable à un corps affaissé sous le poids des liens qui l’enveloppent, n’agit plus et ne pense pas. Plus d’écrivains, plus d’artistes, plus de poètes qui la charment et l’excitent en lui montrant un idéal, le Sursum corda et spiritus qui fait les nations glorieuses. La patrie n’existe pas ; les dieux sont morts et, comme une terre usée qui ne donne plus de fruits, le monde païen ne produit plus d’hommes. Une grande leçon sort donc de cette histoire : là où le gouvernement veut tout faire, les citoyens ne font rien. L’état s’était proposé d’assurer le travail en l’organisant par des corporations réglementées et par l’établissement de conditions héréditaires, il n’organisa que la misère publique.

Au milieu de ce monde finissant se trouvaient pourtant des hommes qui, eux, agissaient et pensaient, mais en regardant au ciel et non pas à la terre, en se préoccupant de la vie d’outre-tombe et non pas de l’existence d’ici-bas. La pensée de la mort est salutaire, excepté quand elle fait oublier de vivre. Les chrétiens ne s’inquiétaient point de toutes les servitudes qui avaient remplacé la libre existence des anciennes villes. Pour eux, la société romaine était « la grande prostituée » que leurs livres saints avaient condamnée. — Ils en fuyaient les honneurs ; ils ne voulaient pas en remplir les devoirs ; ses malheurs les laissaient indifférens, et comme ils ne voyaient pas dans les barbares des ennemis, il se refusaient à les combattre. Lorsqu’ils n’eurent plus à craindre la persécution, ils passèrent un siècle en aigres disputes sur leurs croyances, sans aucun profit pour l’ordre civil, et, durant ce siècle, les Germains arrivèrent. L’évangile avait fait des saints, il n’avait formé ni des citoyens, ni des hommes d’état. Pour l’empire païen, les chrétiens avaient été un élément de dissolution ; quand ils en furent les maîtres, ils ne surent pas le défendre. Le rôle social de l’église ne commencera qu’au moyen âge, alors qu’elle revendiquera, au milieu de la barbarie féodale, les droits de l’esprit ; qu’elle opposera l’élection à l’hérédité, l’étude à l’ignorance, la charité à l’égoïsme, l’équité à de brutales passions et, qu’à force de prêcher le perfectionnement des âmes, elle préparera les voies à ceux qui réclameront le perfectionnement des sociétés. Ces mérites, qu’elle n’a pas toujours gardés, elle les avait au IVe siècle, mais pour quelques individus ; le monde de ce temps-là n’en profita point. À ses fidèles l’église donnait une grande chose, l’espoir du ciel ; par contre, elle leur imposait une chose terrible, la peur de l’enfer. Le monde se peupla d’anges gardiens ; mais le malin rôdant partout, sous toutes les formes, empoisonna la vie. On eut des joies célestes et des souffrances morales qui provoquant, les unes et les autres, des macérations et des tortures volontaires, poussèrent dans la solitude, loin de la société active, les meilleurs, peut-être, de ceux qui avaient été appelés à l’existence.

Il faut encore, dans l’histoire de cette grande ruine, faire la part des conditions économiques de la société romaine.

Comme le trésor demande ses principales ressources à l’impôt foncier et que cet impôt a pour gage les biens et la personne des propriétaires, l’agriculture accablée laisse en friche des provinces entières : l’heureuse Campanie, qui n’a pas encore vu un barbare, compte déjà 120,000 hectares où ne se trouve ni une chaumière ni un homme. Les contributions indirectes avaient fait la richesse du Haut-Empire ; au IVe siècle, elles rendent peu, parce que, la vie industrielle étant immobilisée dans les corporations, le travail se ralentit, la production baisse et le commerce s’arrête. Les mines épuisées ne renouvelaient pas le numéraire dépensé au dehors pour les importations et les pensions aux barbares, ou perdu au dedans par les enfouissemens de monnaies faits à chaque invasion nouvelle. Cette raréfaction des métaux précieux donnait au capital une prépondérance écrasante. Celui qui le possédait en usait comme l’ancien Romain : la grande industrie était encore l’usure. En trois ans, l’intérêt doublait la dette, et l’emprunteur, bien vite ruiné, abandonnait au créancier sa terre ou sa maison. Il ne pouvait en être autrement dans une société où, le crédit étant nul et le travail précaire, le pauvre devenait toujours plus pauvre et le riche, qui avait des capitaux disponibles, toujours plus riche. Hérode Atticus l’était assez pour pensionner Athènes tout entière ; Didius Julianus et Firmus, pour acheter la pourpre argent comptant ; Tacite, pour payer la solde de toutes les armées ; et Symmaque dépensait allègrement, aux fêtes de sa préture, deux mille livres pesant d’or. On voyait donc dans l’empire quelques fortunes colossales et, à côté, une extrême misère, c’est-à-dire le contraire de ce qui convient à une société bien ordonnée.

La nouvelle doctrine religieuse, réaction énergique et salutaire contre la sensualité païenne et l’égoïsme des grands, avait raison de prêcher la charité. Mais, au lieu de dire comme Septime Sévère : Laboremus, ce qui est le mot d’ordre de la société civile, elle enseignait que vendre son bien et en distribuer le prix aux nécessiteux était un des moyens de gagner le ciel. Ce fut souvent un gaspillage de la richesse, qui ne soulagea les pauvres qu’un moment et qui, loin de restreindre leur nombre, multiplia la fausse mendicité.

Enfin la population diminuait par les pestes et les famines, par les guerres civiles et les incursions des barbares, mais aussi par les prédications du nouveau clergé qui, s’imposant à lui-même le célibat, l’encourageait chez les autres et faisait supprimer par Constantin les avantages que le premier empereur avait réservés à la paternité féconde. Il semble même que la durée moyenne de la vie ait diminué au ive siècle : presque toutes les impératrices meurent jeunes, et les empereurs qu’on ne tue pas ne peuvent arriver à un grand âge.

Un prince enivré de pouvoir et d’adulations, des courtisans et des eunuques exploitant sa faveur, une administration qui avait déjà les mains rapaces des fonctionnaires orientaux, des cités appauvries, une industrie languissante, le désert gagnant de fertiles provinces et l’abaissement continu de ce qu’on pourrait appeler le recrutement social, sont des maux avec lesquels des états vivent misérablement, mais peuvent vivre longtemps. Les causes actives de la perte de Rome sont dans la politique funeste qui durant quatre siècles peupla de Germains les provinces frontières ; dans la force croissante des barbares qui, n’étant plus contenus, s’organisèrent pour l’attaque, et dans la décomposition de l’armée romaine, qui rendit la résistance impossible. Quand les barbares, instruits par tant de guerres, furent en état de combiner des opérations offensives, l’empire aurait eu besoin des soldats de Trajan, et il ne se trouvait sous les enseignes que des mercenaires sans discipline ni fidélité. Les anciens légionnaires avaient conquis le monde avec la pioche autant qu’avec l’épée ; leurs indignes successeurs sont incapables de tracer un camp. Les vieilles armes pèsent trop à leur mollesse ; ils veulent de petits boucliers et des casques moins lourds ; même en campagne, ils entendent vivre commodément, et, pour n’y pas manquer, ils s’embarrassent d’un train immense de bagages et de convois qui portent les vivres que les soldats ne portent plus. L’armée romaine ne sait plus marcher : il faut des mois à Constance et à Théodose pour joindre leurs adversaires.

Cet affaiblissement des qualités militaires était un mal déjà grave ; plus funestes furent les changemens dans la composition de l’armée. La crainte des conspirations sénatoriales, et le besoin de ne pas laisser le curiale échapper à ses trop nombreuses fonctions, avaient décidé les princes à interdire le service militaire à la noblesse d’état et à celle des villes. L’armée se recruta d’abord dans les bas-fonds de la population, d’où sortaient encore quelques Romains, mais, au IVe siècle, elle demanda ses soldats aux barbares. Un Germain coûtait peu, et le gouvernement vendit très cher aux possessores la dispense de fournir des recrues. Le trésor fit ainsi double gain ; mais cet expédient financier priva l’empire de troupes nationales. Des Francs, des Alamans, des Goths, des Vandales commandent l’armée romaine, et ils commandent à des soldats de même origine, qui souvent trahissent le secret des expéditions, tandis que leurs transfuges dressent l’ennemi à la discipline romaine, lui fabriquent des armes et lui révèlent les circonstances propices pour l’invasion d’une province. La garde de l’empire est remise à ceux qui le démembreront. Savons-nous ce qu’il y eut de défections à la journée d’Andrinople, cette seconde bataille de Cannes, où une partie de l’armée s’enfuit sans avoir combattu ?

Depuis Auguste, les empereurs avaient cru arrêter la barbarie en transportant des barbares sur la rive gauche du Rhin et sur la rive droite du Danube. Avec une armée vraiment romaine, le danger aurait pu être conjuré ; il devint redoutable avec une armée de Germains, dont les chefs, nommés par le prince ducs, comtes, membres du consistoire impérial, même consuls, tenaient le sort de l’empire dans leurs mains. L’invasion pacifique était faite dans les provinces et dans les dignités avant l’invasion violente ; l’une avait préparé l’autre. Jordanès appelle Théodose « l’ami des Goths ; » l’empereur méritait ce titre : Alaric qui prit Rome avait été un de ses généraux. Ainsi tombera un autre grand empire, le khalifat de Bagdad.

À l’exemple du prince, l’église leur ouvrait ses bras, et de ces hommes dont Grégoire de Tours montrera la profonde dégradation, elle faisait déjà une race prédestinée. Bientôt un prêtre éloquent s’écriera, au bruit de l’empire qui s’écroule : « Saül maudit et déchu, voilà Rome ! David béni et triomphant, voilà les barbares ! » Nous avons eu longtemps la naïveté de répéter cette parole de Salvien, que redisent toujours les descendans de ces grands destructeurs ; pour eux le monde n’a connu que deux civilisations, celle de l’antiquité et le Germanenthum.

L’empire aurait-il pu éviter son destin ? Oui, dans une certaine mesure, si Auguste, Trajan et Hadrien avaient eu des héritiers au lieu de successeurs indignes. Malheureusement, il y a dans les affaires humaines une force des choses, provenant d’influences très diverses et parfois très anciennes, contre laquelle les individus ne peuvent réagir, surtout quand de vulgaires ambitieux ont remplacé les hommes d’expérience. La monarchie orientale du Bas-Empire procède du principat demi-républicain d’Auguste, et la formation d’une administration innombrable fut la conséquence du pouvoir absolu du prince, qui, pour mettre l’ordre en tout, mit partout sa volonté, ses agens et la servilité. Les dépenses d’une cour fastueuse, le salaire d’une armée de fonctionnaires, les subsides fournis aux barbares pour qu’ils se tinssent en repos et livrassent des soldats, enfin l’énorme destruction de capital faite par les révolutions et par les invasions, obligèrent d’accroître les impôts. La propriété foncière, le commerce, l’industrie, en furent accablés, et l’usure dévorait incessamment ce que le fisc avait épargné. Aussi les populations se désintéressèrent d’un gouvernement qui les ruinait sans les défendre. Elles avaient montré leur reconnaissance pour cette paix romaine qui permettait à chacun de vivre tranquille à l’ombre de sa vigne et de son figuier ; elles eurent de sourdes colères et des malédictions contre des princes qui laissaient les barbares courir impunément les provinces, comme bandes de bêtes fauves. L’horizon des esprits se rétrécit ; on s’enferma dans sa ville. Marc Aurèle eut beau écrire : « L’Athénien disait : Ô cité bien-aimée de Cécrops ! Et toi ne peux-tu dire : Ô cité bien-aimée de Jupiter ! » on resta citoyen de Tours, de Séville, d’Alexandrie ou d’Ephèse, on ne le fut pas de l’empire, et on ne prit nul souci des maux dont les autres souffraient. Un des derniers poètes de Rome se trompe quand il glorifie la ville éternelle d’avoir fait d’un monde une cité : Urbem fecisti quod prius orbis erat. Les mille cités de l’empire, étrangères les unes aux autres, n’avaient point cette communauté de sentiment qui donne un seul cœur à des millions d’hommes inconnus les uns des autres ; mais chacune sentait douloureusement peser sur elle l’omnipotence de l’état. Malgré les liens, tout à la fois fragiles et lourds, dont l’administration avait enveloppé la société, tout s’en alla pièce à pièce sous la main des barbares, et l’empire, colosse fait de grains de sable, tomba. Isolement municipal, centralisation excessive : deux mots également funestes. La Grèce mourut de l’un, l’empire de l’autre, ou plutôt de tous les deux, car il souffrit en même temps de cette double infirmité sociale.

On recule cette fin jusqu’en 476. La vieille Rome est morte beaucoup plus tôt : Théodose fut véritablement le dernier des empereurs romains. Après lui, il n’y a plus que des ombres sur le trône de l’Occident ; l’Orient est l’empire byzantin et le moyen âge commence, car les Germains sont partout et l’esprit des Grégoire et des Boniface règne dans l’église.


VIII

Le peuple romain est-il mort tout entier ? Il en est des empires comme des individus : les uns et les autres ne vivent avec honneur dans la mémoire des hommes que par les grandes œuvres qu’ils ont accomplies. Sanctuaire de l’art et de la pensée, la Grèce, comme son poète,


Est jeune encor de gloire et d’immortalité.


Rome mérite moins d’admiration, mais elle reste pour le monde l’école de la politique, du droit, de l’administration et de la guerre.

Dans la première partie de son histoire, on voit les heureux effets d’une politique progressivement libérale qui a fait la fortune d’un autre grand peuple ; dans la seconde, les conséquences funestes du pouvoir absolu gouvernant une société servile avec une administration vénale.

Les états de l’Europe moderne ont imité son organisation administrative, qui leur apprit à conduire de grandes multitudes d’hommes, et certaines royautés ont copié le faste de la cour de Byzance, qui les enveloppa, elles aussi, comme d’un suaire.

Les anciennes légions de Rome, par leur discipline et leurs travaux, auraient encore des leçons à donner aux nôtres ; mais il n’en faudrait pas demander à celles de Théodose, qui étaient une cohue de barbares et n’étaient pas une armée.

Son droit survécut à l’invasion et dépassa les anciennes frontières de l’empire ; les rois barbares le laissèrent à leurs sujets comme loi personnelle ; l’Allemagne lui garde encore une valeur juridique et il a inspiré beaucoup de nos lois.

Ses jurisconsultes ont posé les réels fondemens de la justice et de la morale sociales lorsqu’ils ont mis en tête de leurs livres cette définition du droit par Celsus : Jus est ars boni et æqui, ou les trois préceptes d’Ulpien : Honeste vivere, alterum non lædere, suum cuique tribuere. Ils ont pris en main la cause des faibles, donné des droits à ceux qui n’en avaient pas, flétri quinze siècles avant nous la torture et déclaré l’esclavage un état contraire à la loi naturelle.

Son régime municipal, qui nous a transmis des règles administratives encore appliquées, a duré plus longtemps qu’on ne pense. Les consuls de Marseille, Arles, Nîmes, Narbonne, Toulouse, Périgueux, etc., étaient les héritiers des duumvirs, qui, eux-mêmes, avaient pris le nom et les insignes des consuls de Rome. Et n’y a-t-il rien de commun, pas même un lointain souvenir, entre les états de nos provinces du Midi au moyen âge et les assemblées provinciales, dont nous suivons l’existence des premiers aux derniers jours de l’empire ? Une de nos récentes lois, qui autorise plusieurs départemens à se concerter en vue d’un intérêt commun, se trouve au code Théodosien. Par une heureuse inconséquence, c’est de l’amas de ruines faites par le despotisme que sont sorties quelques-unes de nos idées de justice sociale et peut-être nos premières libertés.

Nous ne pouvons revenir à la constitution de la famille ni à celle de la cité telles qu’elles existaient chez les Romains. La cité des premiers siècles de l’empire était encore une république et la famille un royaume que le père, prêtre pour tous les siens, par les sacra privata, gouvernait absolument. Mais que d’exemples de dévoûment patriotique, d’obéissance à la loi, de généreuses libéralités envers les concitoyens, on trouve dans l’histoire de leur régime municipal, et comme la famille était forte, le père respecté ! Certaines vertus qui diminuent de nos jours pourraient se ranimer au foyer de ce vieux peuple.

L’étendue de la domination romaine, l’esprit que la philosophie grecque y avait répandu et le mouvement monothéiste qui entraînait les intelligences éclairées ont facilité la propagande chrétienne. Les premières communautés de fidèles ont vécu à l’abri de la loi sur les collèges funéraires, et l’église s’est servie du moule des institutions impériales pour établir sa hiérarchie : les cités sont devenues des évêchés ; les provinces des circonscriptions métropolitaines ; les assemblées provinciales, des synodes ; plus tard enfin, le pape héritera de l’infaillibilité légale des empereurs.

Mais c’est l’âme même de l’empire qui a passé dans les monarchies du moyen âge ; qui, après l’endettement féodal, a reconstitué les états, en donnant l’idée d’une organisation supérieure ; qui, enfin, fit prendre aux descendans d’Alaric et de Radagaise le titre de chefs du saint-empire romain et dire par saint Louis : « Si veut le roi, si veut la loi, » paroles que des souverains répètent encore. Deux principes romains ont rendu les rois maîtres de la justice par les appels et de la loi par la puissance législative : constitutio principis legis vicem habet.

C’est aussi en se souvenant d’une des plus vieilles institutions de Rome que des royautés modernes ont pris en main le protectorat des intérêts populaires : tribunicia potestas.

Rome n’a rien fait pour la science théorique ; le temps des grandes conquêtes sur la nature n’était pas encore ; pour les arts et pour les lettres, butin de guerre rapporté au bord du Tibre, elle est au second rang ; du moins l’occupe-t-elle honorablement. Phidias, sans doute, n’est pas né sur l’une des Sept-Collines et il n’y a qu’un Parthénon. Mais, tout en copiant les temples, les statues et les médailles de la Grèce, les Romains ont donné une grande importance à des élémens d’art qu’Athènes et Corinthe négligeaient ou ignoraient, l’arc, par exemple, et la voûte[3]. Pour leurs grands capitaines, pour les besoins de leur empire et les plaisirs de leurs cités, ils ont construit des arcs-de-triomphe, le dôme du Panthéon, des aqueducs, des cirques, des amphithéâtres ; et ces voies militaires qui portaient si rapidement leurs légions et leur volonté aux extrémités du monde ; et ces ponts sur de grands fleuves que nous n’avons pas encore tous rétablis ; et le Colisée, les Thermes de Caracalla, montagnes de pierre qui pèsent lourdement, mais avec tant de majesté, sur le sol, qu’on pourrait les prendre pour une figure de la domination romaine. Dans ces œuvres la Grèce n’a rien à réclamer, tout au plus la main qui exécutait, non l’esprit qui avait conçu. Elle avait créé, après l’Égypte et l’Orient, une nouvelle architecture religieuse ; Rome créa l’architecture civile et a fait comprendre la nécessité des grands travaux publics.

Si, dans les lettres, elle ne fut bien souvent qu’un écho de la Grèce, elle a civilisé tout l’Occident, pour lequel les Grecs n’avaient rien fait. Sa langue, qui a donné naissance aux idiomes des nations latines, est au besoin un moyen de communication entre les savans de tous les pays, et ses livres seront toujours, à les bien choisir, les meilleurs pour la haute culture de l’esprit et l’éducation du cœur. Ils ont mérité, par excellence, le titre de litteræ humaniores : les lettres qui font les hommes. Un cardinal lisant les Pensées de Marc Aurèle, qui sont en grec, mais écrites par un Romain, s’écriait : « Mon âme devient plus rouge que ma pourpre au spectacle des vertus de ce gentil. » Supposez Rome anéantie par Pyrrhus ou Annibal, avant que Marius et César eussent refoulé les Germains hors de l’Occident, l’invasion germanique s’accomplissait cinq siècles plus tôt et, comme elle n’eût trouvé devant elle que d’autres barbares, quelle longue nuit sur le monde !

Il est vrai que lorsque ce peuple eut mis la main sur les trésors des successeurs d’Alexandre, le scandale des orgies romaines dépassa, durant un siècle, ce qu’on avait pu voir au fond de l’Orient ; ses plaisirs furent des jeux sanglans ou des représentations immondes ; son esprit, que la philosophie grecque avait raffermi, alla se perdre dans le mysticisme oriental ; enfin, après avoir aimé la liberté, il accepta le despotisme, comme s’il avait voulu étonner le monde par la grandeur de sa corruption autant que par celle de son empire. Mais d’autres temps n’ont-il pas connu la servilité dans les âmes, la licence dans les spectacles, la bruyante dépravation des mœurs que l’on rencontre partout où se trouvent réunis l’oisiveté et l’or ?

Aux legs de Rome qui viennent d’être énumérés il faut en ajouter un que nous placerons parmi les plus précieux. Malgré la piété poétique de Virgile et la crédulité officielle de Tite Live, la note dominante de la littérature latine est l’indifférence d’Horace, lorsqu’elle n’est pas l’audace de Lucrèce. Pour Cicéron, Sénèque, Tacite et les grands jurisconsultes, le plus impérieux des besoins fut la libre possession d’eux-mêmes, l’indépendance de la pensée philosophique. Cet esprit, qui prétendait ne relever que de la raison pure, fut à peu près étouffé durant tout le moyen âge. Il reparut, quand l’antiquité eut été retrouvée, et de ce jour le monde renaissant se remit en marche. Dans la voie nouvelle, la France fut longtemps son guide. Pour l’art, en ses formes les plus charmantes, pour la pensée, éclose dans la lumière, elle a été la plus légitime héritière d’Athènes et de Rome. Puisse-t-elle l’être toujours !

Victor Duruy.

  1. Quelques plébéiens furent admis au sénat en 509 probablement avec le droit des gentes, comme le fut, vers la même époque, le Sabin Atta Clausus ; d’autres y entrèrent après avoir géré le tribunat consulaire ; mais, jusqu’en 387, le sénat garda son caractère d’assemblée patricienne.
  2. 4,003,000 en l’an 28, au lieu de 450,000 en 70. Le chiffre de 900,000 donné par le plus ancien manuscrit de Tite Live, celui de Heidelberg, s’il est véritable (cf. Mommsen, ap. Borghesi, Œuvres epigr., t. IV, p. 9), accuserait une augmentation beaucoup moins forte, mais elle suffirait encore à montrer la tendance du gouvernement impérial à accroître le nombre des citoyens.
  3. La voûte exige des culées puissantes, des massifs inertes où se dépensent, inutilement pour l’effet général, de la force, de l’espace et des matériaux. Le sobre génie de la Grèce s’était refusé à cette prodigalité.