Une Fille de Napoléon - Emilie de Pellapra

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Princesse Bibesco
Une Fille de Napoléon - Emilie de Pellapra
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 319-336).
UNE FILLE DE NAPOLÉON
ÉMILIE DE PELLAPRA
COMTESSE DE BRIGODE, PRINCESSE DE CHIMAY


« Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille... »
(RACINE, Phèdre.)


Lorsqu’à l’âge de quinze ans, je passai, en qualité de future belle-fille, sous l’autorité de ma tante, la Princesse Georges Bibesco [1], j’eus la bonne chance de comprendre que sa férule était une baguette magique, que je ne pouvais tomber mieux selon mes goûts et que, si je n’avais pas eu de fée à mon baptême, j’en allais avoir une à mon mariage, puisque ma belle-mère était fée. Elle m’ensorcelait en me parlant de Napoléon. Je crois qu’elle avait conscience de son pouvoir d’enchantement et qu’elle en usait avec plaisir et malice. Elle mettait sous mes yeux, entre mes mains, des objets ayant appartenu à l’Empereur : un mouchoir de batiste, un canif, un flacon de sels ; elle me montrait à son cou un médaillon contenant une miniature singulièrement expressive, pour laquelle l’Empereur avait posé, lui qui n’y consentait presque jamais, lui dont la patience était courte et les instants comptés !

Ces minutes dérobées à une vie prodigieuse, à qui, et pour quelles raisons, les avait-il données ?

Une autre miniature, ressemblant davantage à ses portraits officiels, le représentait dans son uniforme vert de colonel de la Garde, le Grand Cordon de la Légion d’honneur barrant le gilet blanc. Au-dessus, prise dans le cadre d’ébène à incrustations de métal, couronné par l’aigle napoléonienne, une cocarde tricolore s’arrondissait, rouge, bleue, blanche, toute déteinte et comme noircie de poudre. Sur l’envers du cadre, une étiquette portait ces mots, tracés de la main de ma future belle-mère ; Cocarde que l’Empereur Napoléon Ier portait à la bataille d’Austerlitz, détachée du chapeau de l’Empereur par Mme de Pellapra, ma grand’mère.

C’était comme si l’on m’eût fait voir le soleil de près. J’étais éblouie. Je sentais que cette personne extraordinaire, ma tante, que j’allais bientôt appeler ma mère, tenait à l’Empereur par des liens mystérieux dont j’ignorais encore l’origine. Mais j’avais la promesse que le secret allait m’en être révélé quand je serais devenue femme.

En attendant, je n’étais qu’une écolière en puissance d’institutrice. J’allais voir mes beaux-parents le jeudi et le dimanche, et les visites de mon fiancé interrompaient mes leçons.

Je n’avais pas fini mes études : ma tête bruissait d’histoire ; j’en étais justement à l’Empire français. J’aimais la lecture avec passion. On me laissait lire peu de livres. J’en avais découvert un, d’apparence ennuyeuse et rassurante, en six volumes, dont je vivais : c’étaient les Mémoires d’Outre-Tombe ; j’allais, me répétant des phrases enivrantes : celle-ci, qui me faisait comprendre jusqu’où Napoléon avait porté la grandeur française : « En ce temps-là, Rome était une ville de France, capitale du département du Tibre. » Cette autre, qui justifiait mes propres sentiments : « Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n’avait pu achever de conquérir, sa renommée l’usurpe ; vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. »

Seul parmi les contemporains. Chateaubriand a parlé de Napoléon avec la magnificence convenable. Je savais par cœur l’acte de contrition, l’acte d’humilité rare que Napoléon arrache au plus grand orgueilleux de son siècle, à René. Il est une manière si superbe de s’abaisser qu’elle élève, et Chateaubriand l’employait quand il dit : « Retomber de Napoléon et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est- il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d’autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? Dante seul a le droit de s’associer avec les poètes qu’il rencontre dans les régions d’une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en pensant qu’il faut nasillonner à cette heure une foule d’infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d’une scène d’où le large soleil avait disparu. »

« La destinée de Napoléon était une Muse... » C’est pourquoi elle l’emportera toujours sur la raison dans le cœur des enfants qui sont des poètes, et dans le cœur des peuples qui ne sont que des enfants.

Ce « large » soleil, je l’avais vu disparaître trop souvent sous l’Arc de l’Étoile pour ne pas sentir combien l’image de Chateaubriand était juste. C’est Napoléon qui tient tous les horizons de Paris. Dans mon enfance, j’habitai d’abord rue de Rivoli. Je voyais, de ma chambre, le Dôme des Invalides au-dessus des arbres ; puis j’habitai l’avenue Marceau et enfin les Champs-Elysées. Je ne pouvais sortir de chez moi sans apercevoir Napoléon au bout de ces deux avenues. De la place Vendôme, il domine la rue de la Paix ; il s’est implanté au Louvre où l’Arc du Carrousel se dresse, rose comme un amandier en fleurs, ses ponts chevauchent la Seine et même le Moyen-Age est possédé par lui, puisqu’à Notre-Dame on pense au Sacre.

Enfin, comme pour consacrer son règne absolu sur moi, je fus amenée à le défendre. Un de mes oncles, que j’aimais beaucoup, que j’admirais même, pour son caractère généreux qui l’avait fait se jeter dans une sorte d’idéalisme humanitaire et socialiste, voulut un jour m’éprouver :

— Qui est plus grand, Pasteur ou Napoléon ? Réponds ! Mais réponds vite !

Il me serrait le poignet à me faire mal et me regardait dans les yeux. Il fallait que je choisisse entre un bienfaiteur de l’humanité et celui qu’il voulait me faire considérer comme un massacreur d’hommes :

— Réponds ! Qui est plus grand. Pasteur ou Napoléon ?

Les larmes aux yeux, sentant que je me perdais dans l’opinion d’un être au jugement duquel j’étais très sensible, je ne me reniai pas :

— Napoléon, répondis-je aussi distinctement que je pus.

Dès ce jour, je fus moralement déshéritée par mon oncle, mais je tins bon. Des discussions enflammées s’ensuivirent ou il me fut démontré que, même si je me plaçais au point de vue militaire et politique, il fallait avouer que Napoléon était un ; malfaiteur, puisqu’il avait laissé la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée. Je répondais qu’il lui avait assuré des frontières illimitées dans les âmes.

Mon oncle conclut :

— Tertullien a défini l’homme : « un animal de gloire. » Ce jugement peut s’étendre aux femmes et même aux petites filles.

J’étais un de ces animaux, et je le savais. C’est pourquoi, quelques années plus tard, ma belle-mère, en évoquant devant moi l’Empereur, me causait une joie d’imagination dont je lui suis encore reconnaissante.


La veille du jour où j’allais être mariée, je reçus la « corbeille » traditionnelle. Point de vannerie, mais de grandes boîtes de cuir et de satin renfermant les bijoux que ma belle-famille me destinait. J’y trouvai avec émotion trois présents napoléoniens.

C’étaient une montre d’émail bleu de ciel, avec sa petite chaîne et sa clef, portant sur une face le chiffre de Marie-Louise, et sur l’autre l’abeille : « la montre de l’Impératrice ; » un lourd bracelet d’or ciselé, incrusté de rubis, de brillants et d’émeraudes, où figuraient des attributs guerriers dans le goût de. l’antiquité : « le bracelet donné par Napoléon à Mme de Pellapra, au retour de l’Ile d’Elbe ; » enfin, un diamant solitaire ; ma belle-mère expliquait : « Le diamant de l’Empereur, rapporté de Sainte-Hélène par M. de Las Cases et remis par lui à ma mère, Mlle de Pellapra. » ,

Le retour de l’Ile d’Elbe, Sainte-Hélène ! Que ces mots me j touchaient ! Je ne comprenais pas encore tout ce que signifiaient les présents qui venaient de m’être faits... On me donna par la suite d’autres explications.


Ma belle-mère avait mille façons de raconter l’aventure de son aïeule. Je l’entends encore répondre à une questionneuse importune qui s’apprêtait à faire la prude :

— Mon Dieu, madame, ma grand’mère était très belle et l’Empereur voyageait beaucoup.

Non seulement elle ne cachait pas son origine, mais encore elle en était fière. Je l’imaginais facilement invoquant l’étoile de Napoléon, comme Phèdre le soleil. Elle descendait de l’Empereur en ligne droite, à la manière d’un rayon, par sa mère, cette belle Emilie de Pellapra, qui devint plus tard comtesse de Brigode et puis princesse de Chimay.

Quant à Mme de Pellapra, la grand’mère, qui s’appelait aussi Emilie, sa petite-fille éprouvait pour elle une tendre prédilection. Son portrait était placé en évidence dans le salon où ma belle-mère aimait le plus à se tenir. Elle y est représentée en robe Empire de mousseline de soie blanche, festonnée, brodée et rebrodée au plumetis de fleurs en soie blanche. Sous l’étoffe légère, aux transparences laiteuses, le regard suit facilement le contour du corps souple, jeune et joyeux. Un petit pied plein d’orgueil avance sous la robe délicate, chaussée de satin bleu pâle ; ce soulier d’enfant est retenu par des rubans croisés sur la jambe, à la manière des cothurnes. La figure est d’une jolie bourgeoise de France, brune aux yeux bleus ; le sourire moqueur creuse une fossette dans la joue. Le châle des Indes à la mode, un châle jaune rapporté d’Egypte, s’enroule autour du bras. Un grand air de coquetterie se dégage de toute la personne. Le chapeau de chez la bonne faiseuse, garni d’une longue plume rose, est posé à côté de la dame, sur le rocher artificiel où elle est plutôt allongée qu’assise.

Mme de Pellapra (la particule est supprimée dans le livre de M. Frédéric Masson [2], donc je suis tentée de croire qu’elle n’exista que par la suite dans l’imagination des descendants princiers de la dame, anoblie par sa progéniture à la mode chinoise), Emilie Leroy, pour l’appeler par son nom de jeune fille, était Lyonnaise. Et c’est à Lyon, suivant la tradition familiale, que pour la première fois Napoléon l’a vue, désirée et même, un instant, aimée.

S’il fallait à Léda d’autres excuses que l’éblouissement causé par le cygne et le maître du tonnerre, s’il lui fallait se faire pardonner sa faiblesse qui fut de se laisser troubler par celui qui troubla le monde, on trouverait ces excuses dans les Mémoires de sa fille, où M. de Pellapra apparaît presque à chaque page comme le plus haïssable et le plus méchant des hommes.

« Elle ne pouvait tomber qu’en haut, » disait un ministre d’une jeune femme dont on vantait la vertu, jusqu’au jour où survint l’amant royal qui l’emporta...

Pauvre Léda ! Par combien de larmes, d’humiliations, dé mauvais traitements, d’insultes, — car les pamphlétaires de 1815 ne l’ont pas épargnée, — a-t-elle payé son jour de gloire, sa faute, cet instant d’amour éblouissant comme l’éclair !

Le 11 novembre 1809, elle mettait au monde une fille à qui elle donnait son prénom d’Emilie. Durant quatre années, elle sera séparée de l’enfant que M. de Pellapra ne veut pas voir, tout en gardant sa femme. C’est sur cette période de sa petite enfance que s’ouvrent les Mémoires de la princesse de Chimay.

Elle est à Lyon, chez sa grand’mère maternelle. Mme Leroy ; elle arrose les capucines du balcon ; une vieille bonne lui danse des sarabandes pour l’amuser ; une jeune bonne l’habille... Enfant de quatre ans, elle est déjà belle, si belle que les passants s’arrêtent pour le lui dire ; elle nomme les louanges publiques qu’elle reçoit : « l’accompagnement ordinaire » de ses promenades. Cette beauté, elle va la porter toute sa vie, dignement, avec une espèce de piété, comme un sacrement qu’elle a reçu à sa naissance. Elle en imprima si fort l’image dans l’esprit de sa fille que celle-ci, la princesse Bibesco, refusait d’admirer aucune des jeunes femmes de son entourage et les comprenait toutes dans le crépuscule général de la beauté, depuis que s’était éclipsé le visage de l’unique perfection.

— Quand on a connu ma mère, disait-elle, aucune femme ne vaut plus la peine d’être regardée.

Et c’est justement à ces traits admirables que semblait en vouloir le père rancunier et atrabilaire que la loi donnait à la petite Emilie. C’est au visage qu’il la frappait. Elle nous le raconte : « Je me vois encore au milieu du cabinet de mon père, cachant dans mes petites mains mon visage meurtri... Je me rappelle aussi la perte de mes charmants cheveux frisés en longues boucles, que l’on me coupa comme à un forçat... » Et toutes ces violences pour une leçon de piano mal apprise ! Elle n’avait pas d’oreille. Napoléon aussi chantait faux et n’était pas musicien.

Son vrai père, celui dont elle tenait cette beauté si chère (il suffit de regarder le masque aux Invalides pour se convaincre ! qu’il avait des traits comme on en prête aux dieux), elle ne l’a vu qu’une fois. C’était à la revue des Fédérés, pendant les Cent Jours. Elle est avec sa mère à une fenêtre des Tuileries dominant le Carrousel. Il passe, sur son cheval blanc, devant le front des troupes.

Elle qui écrit avec simplicité, d’une manière toute naïve et qui se plaint d’avoir mal appris le français, elle trouve, sous le coup de cette émotion, demeurée vive à travers tant d’années, l’expression la plus saisissante pour définir l’état dans lequel la présence de Napoléon jetait tous les hommes : elle parle de « cette fascination animée qu’il faisait naître !... »


En 1815, « Napoléon, qui envahissait seul la France, » comme l’a dit Chateaubriand, retrouvait à ses côtés Mme de Pellapra. Elle venait de courir les grand’routes militaires, sous un déguisement d’opérette. Il s’agissait de distribuer des cocardes tricolores à l’armée de Ney. Habillée en paysanne qui va vendre ses œufs au marché, elle était montée sur un âne, en cacolet, elle d’un côté, de l’autre, les paniers qui contenaient, en place d’œufs, les trois couleurs ! Personne n’eut l’idée de l’arrêter. Elle riait, elle passait ; elle n’avait pas le mot de passe, mais elle avait le mot pour rire. Ce sont des choses qui n’arrivent qu’en France et dans l’Histoire de France. Les soldats jetèrent leurs cocardes blanches ; ils lui criaient : « Hé ! vive la poule qui a pondu ces œufs-là ! »

Il apprend ce qu’elle vient de faire, et, pendant les Cent Jours, lui, l’Empereur, qui doit recommencer l’Empire, la tête toute occupée à ressaisir son génie, cherchant à rassembler dans ses mains puissantes les foudres confisquées, les forces éparses de la France, il trouve le temps de commander à ses joailliers de Paris un bracelet destiné à récompenser le courage d’une femme. Il veut que sur ce bracelet ne figurent que des boucliers, des casques, des haches et des glaives, puisque cette femme a ranimé la foi des soldats et leur a fait reprendre les armes.

Pour lui, elle fera plus, sinon mieux : elle, dont sa fille Emilie, l’auteur des Mémoires, et sa petite-fille Valentine, la princesse Bibesco, s’accordent à dire qu’elle ne fut toute sa vie qu’une enfant, un être bon, frivole et rieur, qui n’avait pas deux grains de raison, qui n’aima au monde que s’amuser et s’attifer, elle se mêle de cette chose ennuyeuse et laide entre toutes, la politique.

Marie-Louise attendue ne vient pas, ne se rallie pas et pour cause : elle va rendre père M. de Neipperg.

« Au moins, à défaut de cette femme, cette étrangère, dit M. Frédéric Masson, d’autres, et peu importe d’où elles venaient, de France, d’Irlande ou de Pologne, ont, aux derniers jours de gloire, durant ce court règne de trois mois, entouré l’Empereur de leur beauté fidèle, réjoui son cœur de leur enthousiasme, et se faisant, par dévouement, même celles qui étaient les moins faites pour la politique, ses espionnes et ses avertisseuses, ont, avec leur instinct plus qu’avec leur raison, fourni des conseils qui eussent mérité d’être suivis. Ainsi George, au sujet de Fouché ; ainsi Mme de Pellapra, qui s’est hâtée de revenir de Lyon, et qui, elle aussi, surprend certaines démarches du duc d’Otrante. »


C’est du bord de la tombe, de cette triste Vallée du Géranium qu’ombrage le saule, où fleurissent les iris funèbres, que le diamant dont j’héritais fut envoyé par l’Empereur à la petite Emilie : il a brillé sous le soleil désolé de Sainte-Hélène ; il a été prélevé, à l’heure des derniers comptes, sur ce peu de richesses qui restaient à Napoléon ; il devait porter à une fille le souvenir d’un père.


Sans doute, fut-ce par intérêt, dans l’espoir de garder sa place de receveur général du Calvados, que M. de Pellapra contraignit sa femme à se rendre au-devant du Duc de Berry, à son arrivée d’Angleterre, comme la petite Emilie nous le rapporte : « Je fus en calèche avec ma mère, au-devant du Duc de Berry arrivant à Caen. »

Mais l’enfant, inconsciemment, se venge et venge l’Empereur absent. Elle voit, dit-elle, « une calèche poudreuse d’où sortait un vilain, gros, lourd et commun personnage dont l’air ignoble et la tournure vulgaire ne cadraient nullement avec mes idées... »

Elle l’appelle : « L’Altesse revenue d’Angleterre à la suite des Russes. »

Elle le retrouve le lendemain, dans les jardins de la Préfecture, tournant à sa mère un compliment sans grâce dont elle fait les frais : « Elle ne sera jamais aussi belle que sa mère, » dit-il, en la regardant. On sent que cela la fâche. Elle déteste le Duc de Berry. Elle compare son arrivée piteuse à cette arrivée triomphale de l’Impératrice dont elle avait vu se dérouler les pompes, dans le même cadre et si peu de temps auparavant. Cette fois-là, elle avait été la petite reine de la fête, et elle avait reçu, avec les caresses de Marie-Louise, la montre d’émail bleu enrichie de perles fines, dont elle dit mélancoliquement à la date où elle écrit, en 1849 :

« Une belle montre, au chiffre de l’Impératrice, que je conserve encore, et qui est restée bien plus fraîche que moi ! »

Pour me confirmer dans l’opinion, à laquelle je tiens beaucoup, que M. de Pellapra dut contraindre sa femme à paraître aux fêtes données à Caen, pour « le gros, lourd et commun personnage, » et que l’infidélité morale ne vient pas d’elle, il me suffit de savoir que dès le retour de l’Ile d’Elbe, Mme de Pellapra vole à Lyon, à la rencontre de l’Empereur.


Après Waterloo, après Sainte-Hélène, la pauvre femme se résigne à vivre les jours sans joie de la Restauration, aux côtés et dans l’ombre de son terrible époux. Doué d’intelligence financière, devenu riche, très riche même, M. de Pellapra commence à prendre de l’importance sociale. La petite fille qui grandit et sa mère, toujours belle, deviennent des accessoires de luxe. il a de beaux équipages. Il lui faut une femme pour s’y pavaner. Il achète l’ancien hôtel de Bouillon au quai Malaquais, cet hôtel où vécut Marie Mancini [3].

Il lui convient, de mettre, dans cette cage magnifique, ces jolis oiseaux. Mais il ne s’embarrasse pas d’eux, quand son intérêt mondain ou son plaisir exigent qu’il les y laisse. Il fréquente des maisons où sa femme et sa fille ne sont point reçues, et rend odieux le séjour de sa propre maison à toutes les créatures qui l’habitent.

Dans un passage de ses Mémoires, la petite Emilie raconte sa sombre enfance et son affection tendre pour Denis, le maître d’hôtel de son père. Il semble bien avoir été l’unique personne en ce temps-là qui lui ait montré de l’amitié et de la bonté, sentiments sans lesquels un enfant ne peut pas vivre.

— Le peuple seul a des entrailles, disait Napoléon, en entendant, du jardin de l’Élysée, les acclamations de la foule persistant dans sa fidélité après la défaite, quand tous les dignitaires avaient déjà abandonné l’Empereur. Cet amour des humbles, inspiré à l’origine par Denis, cette affection pour les domestiques, si naturelle aux enfants qui se consolent avec les inférieurs de l’état d’infériorité où les met leur âge, ne s’effaça pas chez Emilie avec les années.

Veuve de son premier mari, le comte de Brigode, retirée au château de Ménars, elle fait la classe, le soir, à ceux de ses gens qui ne savent pas lire. Sa mère la surprend dans cette occupation, alors qu’entendant du bruit dans sa chambre, elle y soupçonne la présence d’un galant !

Vertueuse, la petite Emilie le fut et le devait être toujours. On eût dit que la sagesse était dans le caractère même de sa beauté, empreinte d’une majesté tranquille. Sa tendresse pour sa mère, qui domine toute sa vie, ne l’aveugle cependant pas sur les inconvénients d’une réputation atteinte. Elle est solidaire de cette mère imprudente et délicieuse. Elle le sera jusqu’à épouser un vieux mari au lieu d’un jeune, M. de Brigode, le père, au lieu de M. de Brigode, le fils, qui est mort à Florence d’une fièvre maligne, alors qu’ils étaient accordés. D’autres jeunes gens se présentent, elle ne les encouragera pas. Cet endroit des Mémoires révèle un désir passionné d’acquérir définitivement pour elle et pour sa mère, la considération, cette chose dont Beaumarchais dit qu’il en faut, et que sans elle, tout le reste n’est rien !

À seize ans, elle ne veut que deux choses : s’attacher quelqu’un qui puisse les défendre, sa mère et elle, contre les fureurs bilieuses de M. de Pellapra ; se mettre à l’abri des calomnies du monde, sous la protection d’un homme considéré, qui est pair de France, qui l’aime à la folie, qui accepte ses conditions, car elle en pose, et la première de toutes, c’est qu’il ne la séparera jamais de sa mère.

Telle est la raison qui l’incline à ce mariage de raison. Sur la terrasse du château de Noisiel, qui domine la Marne, elle le dit à M. de Brigode, avec une honnêteté, une sincérité qui émeuvent.

Rien ne devait désormais séparer ces deux existences rivées pour ainsi dire l’une à l’autre par celui qui avait laissé cette fille à cette mère et dont le souvenir les hantait en secret.

Très différentes de caractère, aussi différentes qu’il est possible de l’être : l’une, la mère, toute joie, toute légèreté, toute insouciance, sans principes religieux, brave, on l’a vu, puis faible, puis folle, puis charmante, ne faisant en toutes circonstances que perdre la tête, voulant s’empoisonner parce qu’elle croit sa fille morte, et manquant la tuer en croyant la guérir ; l’autre, grave et pure, fière de sa conduite irréprochable, aimant Dieu sans avoir appris de personne à l’aimer, éprouvant au plus vif degré le sentiment de la responsabilité maternelle, non seulement plus tard, envers les enfants qu’elle aura, mais encore et surtout vis-à-vis de cette mère-enfant qu’elle n’a jamais quittée, selon la promesse qu’elle s’en était faite à elle-même, et peut-être aussi à cette grande Ombre qui vivait entre elles deux.


La Destinée amène parfois des rapprochements qui semblent plutôt le fait d’une ironie supérieure que d’un simple hasard. Ainsi, elle donna pour belle-mère à la fille de Napoléon, lors de son second mariage, Thérésia Cabarrus, l’ancienne Mme Tallien, devenue princesse de Chimay, rentrée elle aussi dans l’ordre, tombée dans la dévotion et dans l’oubli.

L’amie des jours gais, un peu trop gais du Directoire, la compagne de Joséphine aux soupers de Barras, celle que Bonaparte devenu Empereur raya sans pitié des listes de la Cour, mêle à jamais, par ce mariage, son sang à celui de Napoléon.

Parlant de sa première entrevue avec la pauvre Thérésia, Emilie retrouve d’instinct l’accent des sévérités paternelles. Il faut dire qu’elle ne l’a connue qu’à l’état de matrone espagnole « d’un énorme embonpoint, » dit-elle, « d’un manque presque complet de distinction... » Elle s’étonne naïvement que la princesse de Chimay n’ait pas la beauté de son fils. Mais n’est-ce pas lui qui a pris la beauté de sa mère ?

Toutes les femmes meurent dans leur jeunesse, une première fois.

Certes, elle n’était plus de ce monde, la Déesse qui osa se montrer nue, comme la Vérité, sans être lapidée, si ce n’est longtemps après, et par ceux qui ne l’avaient pas vue ; elle n’était plus, celle qui écrivit à Tallien ce billet farouche et laconique : « Je vais demain au tribunal révolutionnaire. Je meurs avec le désespoir d’être à un lâche comme vous. »

Elle n’était plus, cette dompteuse devant qui la Terreur s’était arrêtée, pour qui l’on fit sauter la guillotine, par peur que son beau cou blanc s’y trouvât pris ; elle n’était plus, la bonne Thérésia qui reçut du peuple de Paris l’absolution de ses péchés avec ce nom qui la réhabilite et la sanctifie presque : Notre-Dame-de-Thermidor ! Chaque temps a la rédemptrice qu’il mérite : La France du moyen âge eut une vierge, celle de la Révolution une merveilleuse.

Parce qu’Emilie avait l’âme douce et noble, quand elle connut davantage sa belle-mère, elle trouva non seulement des excuses à sa conduite, mais encore elle la défendit contre l’ingratitude du faubourg Saint-Germain qui, cette fois-ci, avait tout oublié !

Elle cite ce mot de Thérésia qui n’est pas sans grandeur : « Se voyant jeter le nom de Tallien comme une injure, elle répondit à celle qui parlait : « C’est vrai, je fus madame Tallien, et c’est sous ce nom que j’eus le bonheur de vous sauver la vie. »

A Bordeaux déjà, lorsque la noblesse commençait d’être mise en prison et menée à la guillotine, la citoyenne Thérésia Cabarrus, femme Fontenay, ci-devant marquise, promue déesse de la Raison, mais restée aristocrate dans l’âme, en bonne Espagnole qu’elle était, ne se fit pas faute d’intriguer pour sauver les nobles, usant pour cela des deux seuls biens que la Révolution ne pouvait lui confisquer qu’en lui prenant la vie : sa jeunesse et sa beauté. Elle les joua tranquillement contre la mort.


Tous oublièrent le service rendu. Un seul se souvint. Mais celui-là n’a jamais dit son nom...

Un jour qu’elle était déjà bien près de sa fin, et qu’elle se voyait toute seule dans son brumeux château de Chimay (Chimay, chimère, dit Saint-Simon, et cela se trouva vrai pour elle !) — vieille femme hydropique que délaissaient un mari trop jeune et des enfants insouciants, — elle reçut un paquet cacheté qu’enveloppait une lettre. Elle eut encore la force d’ouvrir l’enveloppe. Le paquet contenait une bague, de la forme de celles qui étaient à la mode au XVIIIe siècle, et qu’on appelait des c marquises. » Dans son chaton d’émeraude, un diamant s’enchâssait. La lettre qui accompagnait ce présent inattendu était écrite par un homme qui commençait par dire qu’il ne se nommerait pas.

Craignait-il que son cadeau lui fût renvoyé, et que la princesse de Chimay repoussât ce témoignage de gratitude qui s’adressait, en somme, à la maîtresse de Tallien ?

Peut-être... Il lui rappelait ce qu’elle avait fait pour lui à Bordeaux : son histoire ressemblait à celle de beaucoup d’autres, avec cette différence qu’il ne l’avait pas oubliée. Il se trouvait à bord d’un bateau d’émigrés qui allait prendre le large. Au moment d’appareiller, le capitaine reçoit l’ordre de ne pas quitter le port. On savait ce que cela voulait dire. C’était la condamnation en masse pour les passagers.

Thérésia, prévenue, réussit à faire rapporter le mandat d’arrêt. Le bateau mit à la voile avant le petit jour. L’émigré et sa famille passèrent en Amérique. Il y vécut des jours heureux, dans une quiétude laborieuse, tout le temps que durèrent la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire. Maintenant, ayant réalisé une petite fortune, il revenait en France, et sa première pensée, en débarquant, avait été pour sa bienfaitrice.


Il s’y prenait à temps : Thérésia allait mourir, et peut-être, sans cet anneau d’émeraude, mourait-elle privée de l’ombre même d’une espérance. Comment croire à la bonté d’un Dieu qui fît les hommes à son image, alors qu’elle les savait si méchants ?

Cette bague d’un inconnu, héritée de la princesse de Chimay, a déjà trois fois changé de main. Je la porte aujourd’hui. Pour moi, elle est « la bague de Mme Tallien. » C’est ainsi que ma belle-mère la nomma en me la donnant.

Petite-fille de Napoléon par sa mère, et de Mme Tallien par son père, c’étaient, de tous ses titres, ceux auxquels la princesse Bibesco tenait le plus ; elle les mettait au-dessus de sa comté de Wallonnie et de ses trois Grandesses d’Espagne. C’est qu’elle avait le sens juste de l’Histoire et le goût du pittoresque.


En lisant les Mémoires de la petite Emilie, devenue princesse de Chimay, je m’aperçois qu’elle se faisait raconter des histoires par sa belle-mère, comme moi par la mienne :

« Le matin, écrit-elle, pendant que Joseph [4] faisait de la musique avec son père, je tâchais de me faire raconter par ma belle-mère ces histoires qu’elle racontait si bien, où le vrai et le faux artistement mêlés laissaient l’intérêt tout entier... »

Qui pourra démêler le vrai du faux dans les récits des vieilles femmes ? Comment connaître ce qui s’est passé avant soi, puisqu’à peine ose-t-on regarder ce qui se passe en soi qu’aussitôt l’image entrevue s’évanouit ! Ce qu’Emilie aimait à contempler, c’étaient ces nuances frémissantes des émotions anciennes qu’un mot fait renaître, sans s’occuper de savoir si le temps et la distance transformaient, en les colorant, ces vagues de souvenirs.

L’écho de la vie peut être trompeur, mais il charme. Nous l’écoutons avec délice. Alors que ceux qui n’appellent pas d’écho passent de la surdité dans la mort sans avoir rien entendu.


J’ai fait parler ma belle-mère aussi longtemps qu’elle a été là pour me répondre. La princesse Georges Bibesco avait déjà franchi le seuil de la vieillesse quand je me mariai. Son fils unique était le dernier enfant qu’elle avait eu, au déclin de sa vie. Sa fille aînée avait l’âge de ma mère. Parfois, ma belle-mère me disait :

— Regardons-nous bien, ma fille, car nous ne nous verrons pas longtemps !

Ainsi j’ai pu réveiller l’écho des paroles qu’elle-même avait recueillies des lèvres de sa grand’mère, Mme de Pellapra, lèvres qui m’ont paru aimables et chères, parce qu’elles avaient touché les lèvres de Napoléon et qu’elles lui avaient souri.

De lui jusqu’à nous, l’écho n’avait eu à traverser que deux âmes, n’avait passé que par deux bouches, et la vibration nous en est encore sensible après un siècle, maintenant que la prédiction de Chateaubriand s’est accomplie : « Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l’on combattit Napoléon alors qu’il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs. Comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s’établir après lui ? N’a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire ?... Il sera la dernière des grandes existences individuelles. » La sépulture d’un soldat inconnu sous l’Arc-de-Triomphe ratifie ce verdict.


Quand je questionnais ma belle-mère sur son enfance et son adolescence passées tout entières auprès de Mme de Pellapra, ce que je cherchais, c’étaient des échappées nouvelles sur l’image que sa grand’mère avait gardée de Napoléon. Mais hélas ! les convenances s’interposaient pour obscurcir la vision.

Sous Charles X, une vague de piété, d’austérité même avait passé sur la société française. Un roi triste et dévot régnait ; devenu tel sous l’influence de Mme de Polastron expirante qui, désespérée de devoir quitter ce monde en y laissant le Comte d’Artois, lui fit jurer à son lit de mort qu’il n’appartiendrait qu’à Dieu seul, qu’il ferait pénitence pour elle et pour lui, et, sûre désormais de n’être supplantée par aucune femme, mourut consolée, le laissant dans les bras de la Religion.

Le règne de la Duchesse de Berry aurait sans doute amené quelques changements ; mais, sous les auspices de Marie-Amélie, la vie de famille et les bonnes mœurs reprirent tout leur empire, et la vertu devint à la mode.

Dans l’hôtel de Chimay, avec Mme Tallien pour mère, plaisanter sur la morale, c’était un peu parler de corde. Or, Mme de Pellapra inclinait à tourner les choses sérieuses en plaisanterie. Son humeur était enjouée, folâtre même. A preuve ces deux méchants vers qu’elle apprenait à ses petits-enfants :


Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.
L’excès en tout est un défaut !


C’était sa manière de protester contre l’atmosphère de pruderie un peu trop solennelle qui régnait dans l’hôtel du quai Malaquais.

Je comprenais, en écoutant parler ma belle-mère, que gendre et fille s’ingéniaient à faire taire Mme de Pellapra lorsqu’elle s’aventurait à parler de son passé. Mais lorsqu’on a dans son passé Napoléon, et qu’on est une Française des Chansons de Béranger, on finit toujours par en parler. Mme de Pellapra, dès qu’elle se voyait seule avec ses petits-enfants, loin des grandes personnes grondeuses qui trouvaient bon d’imposer silence à son cœur, laissait volontiers ce cœur s’épancher.

— Quand ma mère allait au bal, me disait la princesse Bibesco, elle nous confiait la garde de ma grand’mère, à mon frère Henry [5] et à moi. Dieu sait les histoires qu’elle nous racontait alors, et comme nous nous en amusions !

Par malheur, ces histoires n’étaient pas racontables : aussi ne me les racontait-on pas. Je n’en avais que le dénouement ordinaire, qui s’accompagnait d’une claque amicale sur la joue du petit de Brigode : « Henry, disait la grand’mère, il n’est pas joli, mais il a le mollet de l’Empereur ! »

Cependant, je continuais à questionner :

— De quelle couleur étaient les yeux de Napoléon ?

— Bleus, disait ma belle-mère, qui les avait de cette couleur, et trouvait la raison péremptoire.

— Était-il vraiment petit de taille, ou bien moyen ?

— Au-dessous de la moyenne. Ma mère aussi était toute petite, avec une tête admirable, de très petits pieds, et des mains parfaites. Mon fils non plus n’est pas grand ; c’est du côté Chimay que viennent les géants...

L’Empereur était soigné comme une femme, d’une propreté méticuleuse. Dans la façon dont ma belle-mère prenait soin de son corps et rendait, avec mille raffinements, une espèce de culte à sa personne, je retrouvais l’influence de Mme de Pellapra qui lui avait inculqué dès l’enfance l’habitude de ces rites de la toilette qui plaisaient à l’Empereur et qu’il pratiquait aussi.

Dans mes investigations, je ne me faisais pas faute d’interroger les objets qui, de lui, étaient venus jusqu’à nous.

J’étais frappée du caractère intime qu’avaient ces gages d’amour. Les poètes persans, et surtout Saadi, font discourir les objets dans leurs contes.

Napoléon n’était pas homme à jeter son mouchoir. Dans ses relations avec les femmes, on le dit brusque parfois, mais jamais fat ; et les gestes paresseux du harem ne sont pas les siens. Pourtant voici son mouchoir, un grand mouchoir de priseur, en fine batiste blanche, si fine qu’il semblerait pouvoir tenir tout entier dans une coque de noix, comme cette pièce de toile filée dans le conte par Finette ou l’Adroite Princesse. De petites étoiles bleues imprimées suivent l’ourlet ; l’un des coins est marqué de l’N couronné entre deux branches de laurier.

Et voici le flacon de sels, tout petit, en cristal taillé, le bouchon de vermeil frappé des armoiries guerrières qu’il s’était octroyées, contenant encore des sels à respirer qui ont perdu toute vertu et tout arôme.

Ce mouchoir et ce flacon de sels ont-ils servi à secourir Joséphine, lors de ses évanouissements simulés, avant que de tomber dans les mains de Mme de Pellapra ? Est-ce au moment d’un départ qu’il les lui laissa, pour sécher ses larmes et revenir à la vie ? A-t-elle, en gamine qui se familiarise avec le dieu et veut des souvenirs, fouillé simplement dans les poches de son manteau ? Je le croirais volontiers, à noter la façon délibérée dont sa petite-fille, qui la connaissait bien, écrira plus tard : « Cocarde... détachée du chapeau de l’Empereur par ma grand’mère. » J’incline à croire qu’elle lui prenait tout bonnement ses affaires.

J’ai entendu parler aussi, sans l’avoir jamais vue, d’une paire de bas de soie blanche, qui moula sans doute le fameux mollet hérité par Henri.

Ces objets qui parlent de lui, sont auprès de moi pendant que j’écris ces lignes. Ils furent cachés durant des années dans les tiroirs, dans les coffrets de Mme de Pellapra, conservés par devers elle, loin des yeux irrités de son redoutable mari ; soustraits aux regards d’un gendre soucieux des convenances, qui fut d’abord attaché à la Légation néerlandaise, puis représentant des intérêts d’un prince époux de la fille de Marie-Amélie, puis gouverneur du Luxembourg, puis envoyé du roi des Belges auprès de Sa Sainteté le Pape, un personnage, enfin !

De temps à autre, quand elle se croyait en sûreté, elle retirait ses souvenirs de leur cachette, elle regardait ces objets témoins de l’amour de celui qui fut le maître des papes et des rois, de celui dont elle savait bien que l’humanité tout entière répéterait le nom qu’elle ne devait plus prononcer.

Elle les montrait parfois à sa fille, d’autres fois à ses petits-enfants, avec un joli sourire de malice et d’orgueil, car on peut franchement dire qu’elle fut une femme qui ne regretta rien.

Témoins inanimés, ces objets ont, jusqu’ici, traversé le temps. Mais le souvenir des récents dangers qui ont menacé leur existence, moins précaire que les nôtres et périssable pourtant, m’inspira le désir de peindre ici leur image. Envoyés de Bucarest en Russie pour les soustraire à la perquisition allemande, ils faillirent y rester. Et le manuscrit de la petite Emilie n’échappa que par miracle aux mains qui crochetèrent, en 1917, le vieux meuble de laque où il se trouvait enfermé.

Si je me suis laissée entraîner à parler plus encore de Mme de Pellapra que de sa fille dans ces pages destinées à servir d’introduction aux Mémoires de la princesse de Chimay, c’est qu’Emilie va parler pour elle-même. Et puis la mère et la fille ne devaient pas être séparées. Elles furent comme liées l’une à l’autre, destinées à se servir de compagnes, jusque dans la tombe.

Mme de Chimay, à la suite des désillusions et des tristesses qui l’assaillirent à la fin de sa vie, ne repose pas en Belgique auprès de son mari et de ses fils, mais à Ménars, seule auprès de sa mère, dans une petite chapelle du cimetière champêtre qu’entoure une haie de lauriers.

Napoléon, le 16 avril 1821, avait légué ses os à la France ; ceux de sa fille sont retournés à la terre française, le 22 mai 1871.

Une croix surmonte la double pierre sous laquelle reposent côte à côte la mère et la fille. Je suis allée, un malin, y déposer des branches de saule, pareilles à celles qui jonchèrent le tombeau de Sainte-Hélène.


PRINCESSE BIBESCO.

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  1. Valentine de Riquet. comtesse de Caraman-Chimay, princesse Bibesco, née à Ménars, le 15 février 1839, morte à Bucarest le 25 août 1914.
  2. Frédéric Masson, Napoléon et les femmes, p. 270.
  3. Devenu aujourd’hui l’Hôtel des Beaux-Arts.
  4. Le prince Joseph de Chimay, fils de Thérésia Cabarrus, et second mari d’Emilie de Pellapra.
  5. Henry, Comte de Brigode, demi-frère de la Princesse Bibesco.