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Une Mission internationale dans la Lune/01

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 3-18).

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SAGE OU FOU

Il y avait foule, ce jour-là, sur le quai de la Delaware, à Philadelphie, aux abords de la jetée quarante-neuf, le long de laquelle un steamer, le Montgomery, était amarré côte à côte avec une étrange remorque.

Large de trois milles en cet endroit, entre Philadelphie et Camden, l’annexe du grand port américain, le fleuve était couvert de petites embarcations chargées de curieux qui gênaient les évolutions des cargos et des paquebots.

On se montrait l’objet bizarre que le Montgomery, dont les machines étaient sous pression, allait conduire au large.

Cela ressemblait assez à un puissant sous-marin d’environ cent mètres de long, qui, à en juger par sa partie supérieure émergée, affectait la forme d’un long parallélépipède rectangle, effilé à l’arrière et terminé à l’avant par une partie arrondie en tête de poisson. La surface, entièrement lisse, était enduite d’une sorte de vernis bleu sur lequel s’étalaient sept majuscules rouges composant le mot : SELENIT. On remarquait, à l’avant et sur le cinquième environ de la longueur de la machine, quelques petits hublots parfaitement encastrés et ne formant ni creux ni saillies.

À droite et à gauche de la face supérieure, la proue arrondie s’évasait ; elle formait sur le reste de la paroi des renflements qui se prolongeaient à l’arrière par des tubes d’une quinzaine de mètres, pareils à des canons de gros calibre et légèrement obliques par rapport à l’axe du Selenit. Les spectateurs qui se trouvaient assez près et dont le regard perçait la surface du fleuve, pouvaient voir que d’autres tubes semblables étaient disposés sur la face inférieure. Ces canons latéraux étaient soudés sur toute leur longueur aux parois de l’esquif par de fortes cloisons métalliques qui faisaient corps avec les angles, de sorte que l’appareil dans son ensemble ressemblait à un énorme carreau d’arbalète.

Les flancs du Selenit étaient, du reste, en partie masqués par de grosses pièces de bois fixées avec des câbles auxquelles étaient amarrés une série de grands flotteurs cylindriques. Il était facile d’en conclure que la machine était trop lourde pour surnager et qu’il avait fallu l’alléger pour l’empêcher de couler.

Les personnes douées d’une bonne vue pouvaient encore remarquer vers l’avant, sur la paroi supérieure, une fine ligne circulaire et quatre solides poignées qui révélaient la présence d’un capot vissé.

Sur le quai et dans les embarcations chargées de curieux, les conversations allaient leur train. Les gens les plus rassis ne pouvaient se défendre d’une vive émotion en pensant que dix hommes allaient bientôt s’enfermer dans ce monstre de métal pour tenter l’aventure la plus extraordinaire qu’il soit, un voyage dans la lune.

Il y avait plus d’un an que cette grande question occupait les esprits dans le monde entier. On avait fait assez de bruit autour de certaines clauses du testament d’Elie Spruce, le célèbre fondateur du chantier de constructions navales de Camden qui porte son nom.

Elie Spruce avait été frappé par les études de certains savants qui avaient conclu à la possibilité d’envoyer un projectile dans la lune, et cela dans des conditions telles que des hommes pussent s’y enfermer sans risquer d’être tués par les chocs, soit au départ, soit à l’arrivée ; il avait retenu en particulier l’idée de M. Esnault-Pelterie, qui a préconisé l’emploi d’un appareil propulsé par le recul d’une poudre fusante[1].

À vrai dire, Esnault-Pelterie a conclu que, dans l’état actuel de la science, la solution, théoriquement possible, du problème ne peut être réalisée dans la pratique. Il remarque que les explosifs modernes les plus puissants ne renferment pas, pour un poids donné, l’énergie nécessaire à la propulsion d’un véhicule destiné à accomplir le trajet de la terre à la lune.

Mais Elie Spruce n’acceptait pas sans réserve les conclusions du savant ingénieur, il faisait observer que ce dernier limite arbitrairement la consommation d’explosif, en admettant qu’un véhicule d’une tonne, par exemple, ne pourra brûler que trois cents kilogrammes de poudre, soit moins du tiers de son poids, car on doit, dit M. Esnault-Pelterie, consacrer au moins sept cents kilos à la construction d’un véhicule habitable.

Or, cette proportion est notoirement insuffisante pour obliger le projectile à quitter la terre.

Elie Spruce envisage le problème d’une autre façon. Il le pose ainsi :

Étant donné une masse d’explosif fusant capable de brûler dans son entier et constituée de telle sorte que l’énergie dégagée par sa déflagration la propulse verticalement en l’éloignant de la terre, à quel moment aura-t-elle acquis une vitesse suffisante pour échapper à l’attraction du globe et quelle sera à ce moment la proportion de la masse qui n’aura pas encore été brûlée ?

Il est évident que cette proportion pourra être remplacée par des matières incombustibles et ce seront ces dernières qui constitueront le poids utile du véhicule. Peu importe qu’elle soit faible, voire infime ; cela n’aura d’autre conséquence que d’obliger les constructeurs à employer une quantité énorme d’explosif. Il leur faudra, par exemple, consommer neuf cent quatre-vingt-dix-neuf kilos pour lancer un poids utile d’un kilo, et ils seront loin de la proportion de trois cents kilos pour sept cents fixée par M. Esnault-Pelterie ; mais ils pourront tout de même expédier dans la lune un véhicule d’une tonne en lui adjoignant neuf cent quatre-vingt-dix-neuf tonnes de poudre.

Les calculs qu’Elie Spruce a établis sur cette base lui ont démontré, en effet, la nécessite d’user une masse colossale d’explosif pour faire décoller de la terre un véhicule pourvu de toutes les ressources indispensables, assurer son retour de la lune et lui procurer en outre l’énergie nécessaire au freinage lors de la descente sur la lune ou sur la terre.

Le grand constructeur américain a dressé lui-même les plans d’une machine capable d’entreprendre le voyage, mais la maladie ne lui a pas laissé le temps de mettre son projet à exécution. Sentant venir sa fin, il a institué un legs de six millions de dollars destiné à financer une mission dans la lune.

C’est ce que René Brifaut, jeune reporter français d’une grande revue scientifique, expliquait à sa femme, avec laquelle il avait obtenu de prendre passage à bord du Montgomery parmi quelques rares privilégiés.

— Le vieux Spruce n’avait pas d’enfant, qui aurait pu se plaindre de sa générosité en faveur de la science. Il a fait un beau geste dans l’espoir d’immortaliser son nom.

— Tu appelles ça un beau geste ! répliqua Madeleine Brifaut. Moi, je dis que c’est plutôt un geste de fou. À quoi sert en somme une entreprise pareille ?

— Il faut croire qu’elle peut servir à quelque chose, puisque les savants du monde entier, unis en congrès, ont décidé de profiter du legs Spruce pour organiser une mission internationale dans la lune. Crois bien, qu’il n’est pas sans intérêt d’aller voir sur notre satellite ce qui s’y passe.

— On se propose sans doute de le coloniser, repartit la jeune femme avec ironie.

— Il est facile de railler, Madeleine. Mais suppose qu’on trouve en abondance sur la lune un corps très précieux, comme le radium, par exemple, qui pourrait aider à améliorer les conditions de la vie sur notre planète.

— Il faudrait l’exploiter.

— On pourrait sans doute en rapporter des quantités appréciables. Cent kilos de radium métamorphoseraient l’humanité.

— J’aime mieux laisser à d’autres le soin d’aller les chercher.

— Naturellement, ce n’est pas l’affaire d’une femme, mais moi, par exemple, je serais très bien parti dans le Selenit.

— Ça te gagne aussi ?

— Tu ne m’as pas reproché mes voyages d’exploration en Afrique ou au Thibet.

— Ah ! dis donc, ce n’est pas la même chose.

— Non… C’était probablement plus dangereux.

— René, tu ne parles pas sérieusement. J’admire beaucoup les dix audacieux qui vont s’embarquer dans le Selenit, mais à peu près comme j’admire don Quichotte quand il charge les moulins à vent.

— Sérieusement, Madeleine, je trouve que ces gens-là, loin d’être fous, font preuve de la plus grande sagesse. Ils vont accomplir un voyage merveilleux et pour prix de leur bravoure, ils recevront une fortune, car le legs d’Elie Spruce leur alloue à chacun cent mille dollars. Je regrette sincèrement de ne pouvoir me joindre à eux.

— Il ne manquerait plus que ça ! Je ne te laisserais pas partir.

— Il n’est pas question non plus que je parte, puisqu’il n’y a que dix places et qu’elles sont toutes prises. Mais tu avoueras que si j’avais pu gagner près de trois millions de francs en un mois, ce n’aurait pas été une mauvaise affaire.

— Alors, tu crois pour de bon que ces pauvres diables arriveront sains et saufs dans la lune ?

— Certainement.

— Et que, en supposant qu’ils trouvent moyen d’y vivre un certain temps, ils réussiront à en revenir ?

— Mais oui.

— Et qu’ils ne se tueront pas en retombant sur la terre ?

— Tout est prévu pour éviter un accident, soit à l’aller, soit au retour.

— Tout le monde ne devait pas en être persuadé comme toi, car on a eu, paraît-il, bien du mal à trouver dix amateurs pour cette charmante excursion.

— Cela prouve que la plupart des hommes ont une femme ou une mère qui ne veulent pas leur en laisser courir le risque.

Les jeunes gens étaient restés jusque-là un peu isolés à l’extrémité de la passerelle du Montgomery, d’où, accoudés côte à côte à la rambarde, ils observaient la foule et le Selenit amarré contre le flanc du cargo. Il y avait une centaine de personnes à bord, délégués des sociétés savantes et correspondants des grands journaux. Le gouvernement des États-Unis et le corps diplomatique s’étaient fait représenter.

Un mouvement se produisit et l’on vit arriver les membres de la mission accompagnés de quelques hauts personnages. C’était tous des hommes jeunes et robustes. Quoi qu’en pensât Madeleine Brifaut, le nombre des candidats avait été relativement important, mais la commission chargée du recrutement des explorateurs de la lune avait procédé à un choix sévère. Les candidats devaient satisfaire à de multiples exigences : posséder une résistance physique à toute épreuve, être entraînés aux sports, à l’alpinisme ; avoir autant que possible appartenu à de grandes missions d’exploration. On leur demandait en outre des facultés intellectuelles supérieures et une haute culture scientifique. En fait, les membres que la commission avait désignés avaient été présentés par les grands corps savants des différentes nations.

Le chef de la mission était un Danois, nommé Scherrebek, que plusieurs expéditions au pôle nord avaient rendu célèbre.

Comme il ne fallait pas négliger les détails pratiques, on n’avait accepté que des hommes parlant l’anglais, car il était indispensable que tous les membres de l’équipage s’entendissent entre eux.

Brifaut désignait les explorateurs à sa femme.

— Celui qui marche immédiatement derrière Scherrebek, c’est Dessoye, le Français ; il a à sa droite l’Anglais, Calston, et à sa gauche l’Allemand, Lang. Puis vient l’Américain, Garrick, entre l’Italien, Bojardo, et l’Espagnol, Espronceda. Ce brun qui est à côté d’un officier de marine, c’est le Brésilien, le docteur Uberaba. Voici enfin le plus petit de la bande, le Japonais, Kito, à côté du Belge, Goffoël qui en est au contraire le géant.

Brifaut se fraya un passage jusqu’à son compatriote Dessoye pour le féliciter et lui présenter sa jeune femme.

— J’admire votre vaillance, monsieur, déclara Madeleine, et je ne doute pas que vous ne réussissiez dans votre entreprise audacieuse.

— Oui, madame, nous réussirons. Dans un mois, quand nous redescendrons sur la terre, on pourra dire que les hommes ont fait la conquête de la lune.

Quand il se retrouva seul avec sa femme, Brifaut la gourmanda ironiquement.

— Fourbe ! tu fais à ce garçon des compliments dont tu ne penses pas un mot.

— Pouvais-je lui prédire qu’il n’en reviendrait pas ? Si encore j’avais quelque espoir de l’empêcher de courir à la mort ! mais je sais bien que je n’ébranlerai pas sa belle confiance. Au reste, comment admettre qu’un Français se ferait passer pour un lâche en reculant dans une circonstance où des étrangers marchent sans trembler.

La jeune femme avait prononcé ces derniers mots avec un orgueil patriotique qui amena sur les lèvres de son mari un sourire de satisfaction.

Les membres de la mission s’étaient arrêtés, groupés autour de leur chef. Le délégué du président de la République fédérale, debout en face d’eux et un papier à la main, se préparait à prononcer un discours. Les invités qui se trouvaient à bord du cargo faisaient le cercle.

Les personnages officiels avaient du reste décidé que la cérémonie serait aussi brève et aussi simple que possible, car il fallait éviter de s’attendrir et de faire à ces hommes qui partaient pour la lune des adieux comme à des condamnés à mort.

À vrai dire, à part les membres de la mission et René Brifaut, personne à bord du Montgomery ne croyait que les explorateurs de la lune reviendraient jamais ici-bas. Mais ceux-là mêmes qui avaient participé à l’organisation de la mission, quand il leur arrivait de penser qu’ils envoyaient dix hommes à la mort, calmaient les révoltes de leur conscience en se disant qu’ils avaient été les fidèles exécuteurs des dernières volontés d’Elie Spruce. Si l’expédition se terminait par une catastrophe, le testateur en porterait seul la responsabilité.

Après le discours du délégué du président, on entendit une allocution du directeur de l’observatoire du mont Wilson, qui avait été chargé de surveiller avec deux astronomes le départ du Selenit.

Puis, par dérogation spéciale en faveur des dix héros qui n’appartenaient déjà plus à la terre, on déboucha des bouteilles de champagne et l’on oublia pendant quelques minutes que l’Amérique était sèche.

Les personnages officiels redescendirent à terre, il ne resta sur le Montgomery, avec les membres de la mission, qu’une dizaine de correspondants de journaux, parmi lesquels Brifaut avec sa femme, et une petite pléiade de savants.

Le navire appareillait. Le capitaine avait pavoisé aux couleurs des dix nations représentées dans la mission.

Le Montgomery s’ébranla sous l’effort de son hélice, cependant que la foule proférait des hourras. Des marins, grimpés sur le Selenit, s’occupaient de le mettre en bonne position et de le guider dans le sillage du navire. Un remorqueur, qui avait l’air d’un nain à côté du Montgomery, s’était amarré par la proue à l’arrière du Selenit et convoyait aussi la machine, qui, maintenue de la sorte par ses deux bouts, ne risquait pas de chavirer.

Les rives de la Delaware commencèrent à défiler sous les yeux des passagers.

— Où allons-nous au juste ? demanda Madeleine.

— Au delà des Bermudes, en plein océan Atlantique, vers le vingt-cinquième degré de latitude nord, dans cette zone abyssale où les sondages accusent des fonds de plusieurs milliers de mètres. C’est là qu’on immergera le Selenit. Copieusement lesté par des masses de plomb, l’appareil, construit d’ailleurs pour résister à de très fortes pressions, tant extérieures qu’intérieures, descendra à une grande profondeur. Délesté, grâce à un mécanisme de décrochage, il se placera verticalement et montera vers la surface à une vitesse croissante. On fera agir les moteurs à réaction et, quand le Selenit atteindra la surface de la mer, il en sortira avec une vitesse de cinquante mètres à la seconde environ.

— Seulement ! fit Madeleine. S’il marche à cette allure, il n’est pas près d’atteindre la lune.

— Aussi accélérera-t-il ensuite sa vitesse. Mais il ne pourrait le faire dans l’eau au-dessus du chiffre que je t’indique sans avoir à vaincre une résistance énorme qui obligerait à une dépense de force exagérée.

Le Montgomery et le convoyeur qui le suivait, avec le Selenit entre eux, continuaient à exciter la curiosité de la population. On apercevait çà et là des groupes de gens postés sur les rives et des bateaux s’approchaient. À la hauteur de Greenwich Pier, au point où le fleuve s’élargit pour former la Delaware bay, un grand dirigeable de l’armée fédérale vint survoler le convoi et lança des banderolles qui firent dans l’air un essaim multicolore. À la sortie de d’estuaire, quand le Montgomery doubla Cape May, un croiseur salua les partants de vingt et un coups de canon.

Madeleine réfléchissait à ce que son mari lui avait dit.

— La façon dont le Selenit s’enlèvera dans l’espace est encore une énigme pour moi, observa-t-elle. Je ne vois pas par quelle force il sera propulsé puisqu’il n’a pas d’hélice et qu’en somme il ne pourrait pas s’en servir, l’atmosphère terrestre une fois dépassée.

— J’aurai le temps de t’expliquer bien des choses pendant les six jours de navigation que nous devons accomplir jusqu’au point d’immersion du Selenit. Mais voici Dessoye qui vient à nous, nous allons lui demander de nous faire un petit cours sur les moteurs à réaction.

Le membre français de la mission s’approchait, en effet, heureux de pouvoir parler avec des compatriotes, et il avait entendu la dernière réflexion de Brifaut.

— C’est avec plaisir, madame, dit-il, que je contenterai votre curiosité.

« J’ai cru remarquer tout à l’heure que vous n’êtes pas aussi persuadée que vous voulez le paraître du succès de notre entreprise. Je ne désespère pas de vous communiquer ma confiance durant ces quelques jours de traversée… Vous étiez bien jeune, il y a quinze ans. Peut-être vous rappelez-vous pourtant un acrobate qui exécutait à cette époque de curieux exercices de saut. Muni de deux haltères, il prenait son élan et sautait par exemple au beau milieu d’un baquet rempli d’eau. Les spectateurs avaient l’impression qu’il allait prendre un bain ; mais, au moment où ses pieds effleuraient la surface, il lançait avec force les haltères derrière lui, et on le voyait, animé d’un nouvel élan, se soulever pour aller retomber plus loin en dehors du baquet. Cet exploit, qui semblait énigmatique à beaucoup de gens, était l’application d’un principe de mécanique élémentaire ; l’action est égale à la réaction.

— Je sais cela.

— Bon… Sachant d’autre part que l’accélération imprimée par une même force à des masses différentes est inversement proportionnelle aux masses…

— Attendez, je ne vous suis plus.

— Un exemple parlera mieux à votre imagination. Supposons qu’en déployant un certain effort, je lance un poids de cinq kilos à une vitesse de quatre mètres à la seconde ; si, en déployant exactement le même effort, je lance ensuite un poids de dix kilos, je ne lui imprimerai plus qu’une vitesse de deux mètres. La force restant la même, si la masse double, la vitesse initiale est réduite de moitié. Eh bien ! quand notre sauteur lançait derrière lui un poids de dix kilos à une vitesse de sept mètres par exemple, son corps, qui pesait soixante-dix kilos, était, par réaction, propulsé avec une vitesse d’un mètre, ce qui lui permettait de se relever et de franchir l’obstacle sur lequel il avait été sur le point de s’abattre.

— Je comprends fort bien, dit Madeleine. Mais cela ne me paraît avoir aucun rapport avec votre moteur à réaction.

— Vous allez voir que si. Le recul des armes à feu est un phénomène exactement du même ordre que celui du tour d’acrobatie que je viens de vous rappeler. Le fusil qui lance une balle de dix grammes à une vitesse initiale de trois cents mètres est chassé en sens inverse avec une vitesse d’autant plus petite que son poids est plus considérable. Si, par exemple, il pèse quinze kilos, masse quinze cents fois plus forte que celle d’une balle de dix grammes, la vitesse initiale de recul vaudra le quinze centième partie de trois cents mètres, c’est-à-dire qu’elle sera de vingt centimètres par seconde. Imaginez maintenant un véhicule installé sur une route ou des rails de chemin de fer, et sur lequel on a monté un canon pointé dans le sens de la voie. Si l’on tire le canon, la voiture, obéissant à l’effet du recul, se mettra en mouvement dans une direction opposée à celle des projectiles.

— Est-ce ainsi que vous avez l’intention de lancer le Selenit ?

— Exactement.

— En ce cas, je pense que l’état de spectateur sera singulièrement dangereux. Vous allez nous bombarder copieusement quand vous vous envolerez vers la lune.

— Rassurez-vous ! Les tubes de notre moteur à réaction ou, si vous préférez, nos canons ne lanceront pas de projectiles solides. Ils ne chasseront que les gaz des explosions.

— Alors il n’y aura plus de recul ?

— Si, car c’est uniquement la masse de la matière mise en jeu qui importe. Cent kilos de gaz font sous ce rapport exactement le même effet que cent kilos de fonte. Ainsi les fusées d’artifice s’élèvent dans l’espace et ne rejettent pourtant aucune particule solide. Le Selenit se comportera comme une énorme fusée.

— Mais pourquoi tant de complications ? Pourquoi n’avoir pas fait lancer tout simplement le Selenit par un canon monstre comme l’avait imaginé Jules Verne ?

— Il est vrai que la construction d’un canon comme la Columbiad de Jules Verne, pouvant tirer un projectile à la vitesse initiale de douze à quinze mille mètres à la seconde, serait une chose relativement aisée avec les moyens de l’industrie moderne ; mais Jules Verne a oublié une chose : c’est que l’organisme humain n’est pas assez solide pour résister à une accélération de plus de dix mètres à la seconde. Un homme que l’on ferait passer brusquement de l’immobilité à une vitesse de douze mille mètres à la seconde, serait tué aussi sûrement que si on lui laissait tomber sur la tête un poids de cent tonnes. Dans la réalité, Michel Ardan, Barbicane et Nicholl auraient été aplatis comme des galettes sur le fond de leur boulet.

— Mais ne pourrait-on imaginer un canon très long, qui lancerait progressivement le projectile par déflagrations successives ?

— Impraticable, chère madame ! Savez-vous quelle longueur il faudrait donner à un pareil canon pour rester toujours dans cette limite infranchissable de dix mètres d’accélération par seconde ?

— Plusieurs kilomètres, sans doute.

— Plus de sept mille kilomètres, environ le sixième de la circonférence terrestre !

— Comment a-t-on calculé ça ? demanda Madeleine, stupéfaite.

— Le problème est d’une extrême simplicité, repartit Dessoye, en tirant un carnet de sa poche.

Et il se mit à aligner des chiffres au crayon.

— Le projectile doit parcourir dix mètres dans la première seconde, vingt dans la deuxième, trente dans la troisième, et ainsi de suite, en augmentant chaque fois de dix mètres jusqu’à ce qu’il ait atteint la vitesse de douze mille mètres à la seconde. Il devrait donc parcourir dans le canon un nombre de mètres représenté par la somme suivante.

Dessoye mit son carnet sous les yeux de la jeune femme, qui lut cette formule :

— Je n’ai inscrit, reprit-il que les trois premiers termes et le dernier de cette somme, car il y en a douze cents. Mais vous vous représentez facilement ceux que j’ai remplacés par des points, puisqu’il suffit d’augmenter un terme de dix pour passer au suivant. Une telle somme est ce que les mathématiciens appellent une progression arithmétique, du moins la série des termes, abstraction faite des signes , compose une telle progression. Or rien n’est plus facile que de calculer la somme des termes d’une progression arithmétique, et, dans le cas particulier qui nous occupe, la somme de nos douze cents nombres est donnée par cette formule

Dessoye avait inscrit de nouveaux chiffres, qu’il montrait à Madeleine.

— Cela fait exactement 7 206 000 mètres. Et la circonférence de la terre est, comme vous le savez, de 40 000 000 mètres. Vous comprenez maintenant pourquoi l’on a dû renoncer à construire un canon ou une piste de lancement.

— Mais, dit René Brifaut, n’avait-on pas proposé de lancer un projectile creux dans la lune au moyen d’une grande roue dont on aurait accéléré peu à peu le mouvement, et qui aurait agi à la manière d’une fronde ? Le projectile se serait détaché automatiquement, quand il aurait atteint une vitesse suffisante.

— L’idée est ingénieuse, mais elle ne tenait pas compte de la force centrifuge, et il suffit de se rappeler ce que deviennent les substances soumises à l’action des centrifugeuses industrielles, pour prévoir le sort qui serait réservé aux passagers d’un tel projectile.

— Je comprends, dit Madeleine. Il ne restait donc, en effet, que le système de la fusée, dont vous venez de me parler. Mais il faut alors que le Selenit emporte une grande quantité d’explosif.

— Une quantité énorme, chère madame, et c’est ce qui fait toute la difficulté de l’entreprise, car le Selenit, tel que vous le voyez, est obligé, pour un poids utile de cent tonnes environ, passagers compris, d’emporter dix mille tonnes d’explosif. Pour emmagasiner une charge aussi formidable, on a dû donner au Selenit cette longueur de cent mètres, dont le cinquième seulement est occupé par le logement et ses dépendances, la cabine de pilotage, la chambre du moteur.

— Pourquoi cette masse colossale de poudre ? Je ne sache pas qu’il en faille une si forte proportion pour lancer un obus ?

— Non. Mais l’obus, qui acquiert instantanément sa vitesse maximum n’a pas besoin d’emporter son explosif avec lui. Le Selenit au contraire, dont la vitesse ne doit augmenter que progressivement, et qui est construit sur le principe de la fusée, doit contenir la charge dont la déflagration progressive l’entraînera toujours plus loin. Or s’il faut, par exemple, dix kilos d’explosif pour amener dans ces conditions au bout de douze cents secondes un projectile d’un kilo à la vitesse de douze mille mètres, on devra ajouter un certaine charge pour propulser à leur tour les dix kilos d’explosif, mais cette seconde charge en exigera une troisième, et ainsi de suite. C’est ainsi que l’on se voit forcé d’employer une quantité énorme de poudre pour lancer un poids utile relativement faible. D’autre part, il faut garder une réserve d’explosif pour retarder la chute à l’arrivée sur la lune, et éviter un contact brutal avec notre satellite. Enfin, et c’est le point capital, il doit rester à l’arrivée assez de poudre pour permettre au projectile de repartir de la lune et d’atterrir sans encombre sur notre globe, car il serait sans intérêt aucun d’aller dans la lune si l’on n’avait pas la certitude d’en revenir.

— En effet… Je vous admire d’avoir cette certitude, en dépit des difficultés inouïes de votre expédition, et de l’aléa auquel vous restez exposés, malgré tout.

— Je vous prouverai, madame, avant le départ du Selenit, que nous avons trop bien prévu les moindres détails de notre tentative pour qu’un échec soit à redouter.

À ce moment, le capitaine Scherrebek, chef de la mission, s’approcha. Il se fit présenter à Mme Brifaut.

— Nous avons un temps superbe, dit-il, une mer d’huile. C’est une bonne condition pour notre départ. J’ai aussi l’intention d’en profiter pour faire visiter le Selenit aux amis qui ont consenti à nous accompagner pendant la dernière semaine de notre séjour ici-bas. Comme il n’y a pas beaucoup d’espace libre dans le Selenit, nous organiserons plusieurs visites, en ne conduisant chaque fois qu’une dizaine de personnes. Nous ferons la première cet après-midi, après le déjeuner. Si vous voulez, madame, nous faire l’honneur d’y prendre part avec votre mari ?

— Avec le plus grand plaisir, capitaine.

  1. Considérations sur les résultats de l’allégement indéfini des moteurs. — Journal de Physique, mars 1913. Voir aussi : L’Astronautique, 1930.