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Une Vie bien remplie/VIII

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 35-42).


VIII


Avant d’arriver à Fontainebleau, je couchai dans un petit village ; quand j’entrai dans l’unique auberge, tout le personnel se trouvait présent : le patron, sa femme et la grand’mère ; on me dit d’abord qu’il n’y avait que deux lits et qu’ils étaient retenus. Comme il était nuit et qu’il fallait faire plusieurs kilomètres avant de trouver un autre village, je priai ces gens de me coucher, fût-ce dans le foin avec un drap. Après s’être concertés tous les trois, la grand’mère me dit : « Jeune homme, on vous couchera ; tout à l’heure, vous mangerez avec nous ; on servit une bonne soupe aux légumes et une pleine assiette creuse de haricots rouges bien assaisonnés de thym et de laurier. Je dinai comme un prince ; ces gens prirent plaisir à me faire causer ; je leur contai ce qui m’était arrivé, sans oublier de leur dire combien j’avais de chagrin d’être parti sans embrasser ma bonne grand’mère ; je leur dis aussi que j’étais riche de neuf francs ; après avoir causé, je suivis la grand’mère, qui me fit entrer dans le fournil, où on faisait le pain. La pièce était vaste : le lit dans un angle, le pétrin, une grande table et, dans un autre angle, un tas de fagots.

La vieille dame me dit qu’elle passerait la nuit à faire du pain, chauffer le four et cuire, et que j’allais coucher dans son lit. Ah ! mon ami, que je me trouvais bien ; je m’endormis comme un bien heureux, je ne m’éveillai qu’au moment où on défournait. Je regardais travailler les deux femmes par une fente des rideaux en grosse serge verte ; j’avais faim de tout ce que je voyais, des pains chauds et des tartes qui sentaient bon et aussi des poires que l’on mettait dans le four pour les faire sécher et les conserver.

Après m’être habillé, je pris un énorme bol de café au lait avec du pain chaud ; on me fit payer seulement 1 fr. 25 pour le tout, coucher compris ; ces gens me souhaitèrent de trouver du travail à Fontainebleau et la grand’maman me demanda de l’embrasser pour réparer la faute que j’avais faite de ne pas avoir embrassé la mienne ; et m’embrassa elle-même ; je sortis de cette maison en les remerciant tous ; je courais plutôt que je ne marchais, pour ne pas faire voir que j’avais les larmes aux yeux. Il y a vraiment de braves et bons cœurs dans la classe du peuple.

À Fontainebleau, je trouvai de suite du travail ; le patron était un ivrogne, criant constamment après sa femme et ses deux enfants, âgés de 12 et 13 ans qui, prenant modèle sur leur père, disaient des sottises, faisaient mille misères à leur mère qui les adorait et les comblait de bons soins ; une bonne chose pour moi, c’est que l’on était bien nourri ; le patron, toujours dehors, s’occupant de vente et d’échanges de chevaux et voitures, j’étais seul à la boutique, beau et bon travail de bourrellerie, sellerie et carrosserie ; j’avais fort à faire, j’étais content ; par exemple, il ne faisait pas chaud où je couchais ; c’était un grenier donnant au Nord et, pendant plusieurs jours, le pot de terre qui contenait l’eau pour ma toilette avait éclaté sous l’action de la glace qui s’était formée la nuit.

C’est là que je commençai à lire ; je louais à un cabinet de lecture un volume pour deux sous. Ce fut d’abord le Juif Errant, ensuite des volumes de Voltaire, Lamenais, Michelet.

Cette ville était, selon moi, bien triste : pendant quinze jours, la Grand’Rue n’était qu’un verglas, le musée du Palais aussi était froid, les belles et merveilleuses choses que l’on y voyait ne suffisaient pas à réchauffer les visiteurs ; ce musée me fit une profonde impression, n’ayant jamais rien vu, j’avais peine à me figurer comment les hommes avaient pu faire de pareilles choses.

En lisant les livres que j’ai cités tout à l’heure, j’aurais voulu écrire aussi de belles pages, mais en voyant les meubles, tapisseries, marqueteries, peintures, j’aurais voulu connaître tous ces métiers, tous ces arts.

J’avais lu dans l’histoire de France que, sous les rois, le peuple avait toujours pâti ; que notamment sous les règnes de Saint-Louis, François Ier, Louis XIV, il mourait littéralement de faim dans les campagnes, je ne pouvais pas me figurer comment l’exploité avait pu produire autant de richesses. Ce n’est que plus tard que j’ai compris et retenu ces paroles : Que la richesse des rois était faite de la misère du peuple !

Cet hiver là, un dimanche, j’allai me promener à pied dans la forêt ; il y avait encore de la neige dans les creux, aux pieds des arbres, et un peu aussi sur les sapins ; ce fut pour moi, pendant trois heures, un enchantement, surtout quand je vis les gorges de Franchard ; on voit de jolis coups d’œil en Suisse, mais rien n’est plus enchanteur que Franchard.

Un autre dimanche que j’allais voir un camarade à Héricy, un patron m’engagea à venir travailler chez lui ; il me tutoya de suite, me disant qu’il me portait un intérêt paternel, qu’il m’apprendrait la carrosserie. Confiant dans ses bonnes paroles, je vins travailler chez lui ; j’y restai quatre mois, sans repos des dimanches ; il ne me fit jamais travailler à la garniture des voitures, d’abord pour la bonne raison que dans le pays, on ne faisait que des réparations de peu d’importance, tout ce travail se faisait à Paris ; il me paya 3 franes par mois, juste de quoi payer mon blanchissage et danser une ou deux danses le dimanche. Patron et patronne étaient des gens sans scrupule ni loyauté.

Avant de quitter ce pays, je voulus me payer le théâtre ; un dimanche, après dîner, je partis pour Fontainebleau, 12 kilomètres aller et retour ; je revins à une heure du matin par les bois et les champs ; c’était payer bien cher ce que j’y ai vu ; perché au paradis, je vis jouer une comédie-vaudeville appelée : Faute de s’entendre. J’ai cru comprendre, parce que je n’entendais pas les paroles, que deux jeunes amoureux ne se comprenaient pas et qu’enfin ils finirent par s’embrasser ; mais ce qui me frappa le plus, c’est de voir qu’ils mangeaient des crevettes ; un voisin voulut bien me rapporter le nom que je n’avais pas entendu ; en rentrant, je cherchai le mot sur le dictionnaire, et je sus ce que c’était que des crevettes. Cela m’avait d’autant plus intrigué que ma patronne traitait sa voisine de grande crevette. Je me rendis comple que c’était par méchanceté et dérision qu’elle parlait de la sorte.

Après le vaudeville, on joua un opéra-comique ; je m’attendais à voir des farces à faire rire ; j’entendis chanter et causer, sans rien comprendre ; tout ce que j’ai retenu, c’est qu’un acteur portail toujours la main à son poignard, sans frapper ; enfin je quittai le théâtre, pestant contre la musique qui m’avait empêché d’entendre les paroles du chant, heureux tout de même, ne regrettant pas mes dix sous et le chemin que j’avais fait.

Je quittai ce pays avec regret, non pas des patrons, mais parce que c’est vraiment beau, les bords de la Seine, d’Héricy à Vulaine.

Je partis travailler à Moret-sur-Loing ; là, c’était autre chose ; la patronne était douce et bonne ; on y était bien nourri, mais le patron était un alcoolique ; chaque matin avant huit heures, il absorbait trente verres d’eau de vie de marc (presqu’un litre), en compagnie des fariniers qui sont nombreux à Moret. Il rentrait se coucher cuver son ivresse, jusqu’à deux heures je restais seul à m’occuper des clients et du travail ; ivrogne et dépensier, il cherchait à se tirer d’affaire n’importe comment.

La clientèle était faite de petits propriétaires, qui recherchent toujours le meilleur marché ; ailleurs, un harnais coûtait 110 francs, mon patron leur livrait pour 85 franes, aussi je travaillais ferme, quatorze heures par jour, mais ce que l’on livrait était fait avec du cuir d’âne qui, au premier effort, cassait comme du verre. Harcelé de questions et de reproches, en l’absence du patron, et ne pouvant pas dire que c’était un malhonnète homme, je partis pour aller plus loin, je suivis les conseils d’un patron eharron qui me dit que si j’allais à Paris, je ne pourrais plus faire mon tour de France, parce que la grande ville retenait les jeunes gens. Je visitai Orléans, Beaugency, Blois, Tours,

Ici, je veux te conter un fait relatif aux sables mouvants de la Loire :

Près des châteaux historiques de Chaumont-Amboise, le lit du fleuve a parfois un kilomètre de large, mais le flot coule sur la rive gauche ; les trois quarts de la largeur forment comme des petits ilôts à sec ou entourés d’un filet d’eau. Ayant laissé mon paquet dans une auberge, je descendis voir de près les petits cours d’eau ; à 50 mètres du gros du fleuve, il y en avait un de 10 pas de large environ, avec de l’eau qui ne venait qu’aux chevilles. Je me déshabillai et m’assis dedans ; c’était si tiède, le sable me chatouillait les reins, c’était un vrai bonheur ; lorsque, en regardant du côté de la rive sèche, je vis deux hommes qui accouraient vers moi en faisant de grands gestes ; ces hommes étaient des charretiers qui se trouvaient dans l’auberge où j’avais laissé mon paquet ; je me levai pour voir ce qu’ils voulaient, mais au lieu d’avoir de l’eau aux chevilles, j’en avais jusqu’aux cuisses ; devant moi, un trou s’était formé et, derrière mon dos, le sable s’était amoncelé, de sorte qu’en me levant, je me trouvais ensablé ; je me tirai de là facilement ; les deux hommes qui m’avaient rejoint me dirent alors qu’ils m’avaient vu en danger et qu’ils étaient accourus. À leur dire, si j’étais resté un quart d’heure de plus dans ce joli cours d’eau, j’y serais resté pour de bon ; je les remerciai bien.

Je travaillai ensuite à Montrichard, où il y a un restant de donjon féodal, pays riche en cultures et vignes ; à quelques kilomètres sont les fameuses carrières de Bourret, qui ont fourni, depuis des siècles, des pierres qui ont servi à bâtir les châteaux de la Loire.

Ce pays me plaisait ; considéré et aimé des patrons ; seulement on y travaillait souvent de trop ; le patron ne se gênait pas de venir me réveiller à cinq heures du matin. En septembre, je l’aidai à faire les vendanges et à tirer le vin ; il fit de son mieux pour me griser et il y réussit ; ce soir là, quand je rentrai à ma chambre, j’avais une figure si défaite que je me promis bien de ne jamais plus m’enivrer ; j’ai tenu parole.

Dans la même chambre d’hôtel, nous étions trois ouvriers aimant la lecture ; un serrurier et moi, nous lisions tout haut pendant quatre heures ; mais notre camarade, un petit tailleur, a lu une fois tout haut pendant six heures. ce qui s’appelle bien lire ; pareille chose est rare et mérite d’être noté.

En quittant Montrichard, je travaillai aux Montils ; sol assez riche, mais où les habitants étaient pauvres, parce que la propriété appartient en grande partie à quelques riches ; une veuve âgée en possédait une grande partie à elle seule ; malgré son grand âge, elle dirigeait la ferme du pays, où travaillaient huit ou dix personnes, hommes et femmes, qui étaient plus mal nourris que des bêtes.

Le jour de l’an, je fus invité à goûter dans cette ferme ; on servit sur la table quelques grosses pommes de terre sorties d’une pleine chaudière et destinées aux cochons ; on mit à même la table une poignée de gros sel gris, du pain, du fromage et des noix ; mais je ne pus manger le pain, qui était fait avec des farines de seigle et de sarrasin, tant c’était amer et couleur de terre ; le vin blanc, que les gens buvaient, était récolté dans les terrains froids des bords de la Loire, où les raisins ne mûrissent pas ; les vignes donnent un vin aigre qui n’est buvable que pour ces gens, qui y sont habitués.

Les jeunes gens de ce pays n’étaient pas du tout fraternels ; nous étions une quinzaine d’ouvriers étrangers à la commune ; ils ne voulaient pas que nous dansions avec les filles du pays ; pour éviter les querelles et batailles, nous allions au village le plus proche ; là, quel contraste ; les garçons et les filles venaient en groupe au devant de nous le dimanche ; nous nous asseyions à une grande table, où des jeunes et des vieux du pays venaient s’asseoir également ; alors on chantait jusqu’à la fermeture ; quand le garde champêtre venait à 10 heures, les filles le cajolaient : encore une danse, monsieur Labri ; il se laissait faire, et cette dernière danse n’en finissait jamais ; l’on en avait bien pour son sou.

Enfin, la soirée finie, on s’en allait heureux, en chantant, reconduit un bout de chemin par les jeunes gens ; on avait passé un bon dimanche, bu du vin sucré et bien dansé ; tout cela pour quelques sous.

Mes patrons étaient de braves gens qui m’aimaient ; je travaillais ferme ; j’étais bien nourri. Un petit fait que je me rappelle avec plaisir : un jour de décembre, par un temps superbe, nous voilà partis dans la forêt pour couper des manches de fouets en bois de houx ; la patronne mit dans une serviette un bon morceau de pain, des pommes et des noix ; le patron ne voulut pas porter cela ; je pris le paquet ; il me traita, avec bonhomie, de mauviette ; c’était honteux de s’embarrasser de manger pour une absence de quatre à cinq heures ; quand la faim me prit, nous nous assimes sur la mousse du fossé, au pied d’un chêne. Je développai mon pain, mes pommes et mes noix, que je me mis à attaquer doucement en lui disant : C’est réellement bon quand on a faim ; c’est bien ennuyeux que vous trouviez qu’il faut être une mauviette pour manger entre les repas, car nous aurions partagé ; il me dit alors, de bonne humeur : Vous avez raison, c’est moi qui suis une vieille bête ; donnez-moi du pain et des pommes, mais ne le dites pas à ma femme (c’est curieux, cette sorte d’amour-propre chez des gens de bien).

Dans cette forêt, nous vîmes passer le mâle et la femelle sanglier, suivis de leurs petits ; ils eurent plutôt peur de nous, alors que nous nous sauvions ; ces animaux ne sont pas méchants quand on ne leur fait pas de mal.

Au printemps, je quittai ces bons patrons, l’autre bourrelier du pays n’était pas de même ; son ouvrier ayant voulu partir avec moi, il ne lui donna que dix francs, alors qu’il lui en devant 48 ; il est allé trouver le maire, qui lui a répondu que le patron avait raison, parce que, en l’occupant l’hiver, il avait compté qu’il resterait l’été (il était payé 12 francs par mois).

Néanmoins, chaussé de sabots, il partit avec moi jusqu’au Puits-Notre-Dame.

Je ne fis que passer à Tours ; la ville était bien belle, avec son pont admirable ; mais je voulais voir du pays.

À Saumur, on demandait un jeune ouvrier pour le Puits-Notre-Dame. J’y allai travailler chez de jeunes patrons de bonne humeur qui s’aimaient ; cependant, lui buvait de trop. Dans ce joli pays, tout le monde était gai ; les filles infatigables à la danse ; on dansait sur la route dans la journée du dimanche, et le soir au bal.

En avril, un prédicateur était venu prêcher ; tout le monde allait le voir et l’entendre ; des enfants, filles et garçons, chantaient. La partie du chœur était bien éclairée, mais l’entrée de l’église était dans l’obscurité ; aussi les filles et les garçons ne se gênaient pas pour s’embrasser ; il y avait plus de baisers de donnés que de conversions faites par le prédicateur. Ce n’était pas la même chose au Lorroux-Bottrot, en Vendée, où j’allai ensuite ; là, c’était des fanatiques ; on voyait à la porte de l’église, avant la semaine sainte, une foule d’hommes, de femmes et de filles, attendre jusqu’à minuit leur tour au confessional ; dans les rues, les jeunes filles, vêtues comme des vieilles, baissaient la tête ; il fallait s’enfermer pour manger de la viande. Je ne restai pas un mois dans un aussi triste pays.

Je ne fis que passer à Angers ; cette ville me parut aussi bien triste ; son vieux château féodal est sans doute curieux, mais cette masse sombre, avec ses larges fossés, ce n’est pas gai ; en quelques heures, je ne vis pas moins de dix groupes de frères de la doctrine ehrétienne, que l’on nommait alors les frères ignorantins, mal chaussés, aux robes crasseuses ; cela me faisait l’effet d’une ville morte.