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Une Vie bien remplie/XI

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 51-53).

Le Syndicat, réuni au grand complet, me vota « la conduite ». Voici ce que c’est que de faire la conduite à un ouvrier : La Mère sert autant de litres et de bouteilles que l’on veut, et pendant deux ou trois heures l’on boit et l’on chante ; certains chanteurs avaient composé leurs chansons, qui certes ne méritaient pas l’approbation de l’Académie ; quant à l’harmonie, elle aurait fait sauver les sauvages anthropophages.

Le lendemain matin, je fus, selon la coutume, conduit, par deux camarades, hors de la ville, sur la route de Bayonne.

Dans cette première journée, je marchai jusqu’à la nuit noire et fis environ dix lieues. Quel triste pays que les Landes ; partout des marais, de maigres sapins ; faire des lieues pour ne rencontrer que quelques vachers ou bergers sur leurs hautes échasses, ou parfois un homme dans les sapins, occupé à faire une entaille à l’arbre d’où coulera la résine dans une sorte d’écuelle ; on se demande comment on arrive à vivre dans ce pays. Il faut posséder beaucoup de terrains pour être riche, et ceux qui ont de grandes propriété les font exploiter par d’autres, de sorte que, à part les grands propriétaires, qui tirent parti de la résine et des sapins qu’ils ont fait transformer en poteaux de mine, tout le monde est salarié et payé le moins cher possible naturellement.

Rien n’est plus triste pour un piéton que de ne pas rencontrer de maison. Sur un poteau indicateur on peut lire : X…, à tant de kilomètres ; quand vous y arrivez, vous voyez, au croisement de routes, une hutte de résiniers. Enfin, il y avait deux heures qu’il faisait nuit noire quand j’arrivai, complètement fourbu, dans un petit village. Sur les côtés de la route, l’herbe pousse à travers le sable ; la marche y est agréable dans les premières heures ; ensuite, c’est fatigant à l’impossible ; aussi, couché dans un bon lit de plumes, je ne me réveillai qu’au moment où les gens sortaient de la messe ; ce jour-là, je ne pus faire que quelques kilomètres, m’asseyant à chaque instant.

Je m’arrêtai à Dax pour voir la fontaine d’eau chaude et y prendre un bain.

Je fis séjour à Bayonne pour y travailler ; j’ai été frappé de rencontrer des gens aussi aimables. Je prenais mes repas dans une famille juive ; j’étais surpris de voir que les deux enfants, fille et garçon de 15 à 17 ans, soient si prévenant et si respectueux envers leurs parents. Je n’y restai que quinze jours ; je ne pouvais souffrir le patron, une sorte de brute inconsciente, qui autrefois avait lutté dans l’arène avec des taureaux ; pour un rien, il donnait des soufflets à sa femme, capables de l’assommer.

Le jour que j’allai à Biarritz, je fus témoin de l’effet de la marée ; j’étais à quelques pas de l’escalier qui monte dans le rocher ; devant moi, deux blocs de roche qui sans cesse se couvraient et se découvraient d’eau pendant quelques secondes ; amusé de cela, j’attendais le moment propice pour sauter d’une roche à l’autre sans me mouiller les pieds, mais l’eau augmentait ; je pensai à rétrograder et fus bien surpris, en tournant la tête, de voir que l’eau avait envahi le côté par où j’étais venu ; alors, cette fois, je n’attendis plus ; traversant les quelques centimètres d’eau, j’atteignis le petit escalier, dont je gravis les marches. Arrivé au haut de la falaise, je pus, en toute sécurité, contempler la marée montante, chose bien curieuse. (Si notre frontière de l’Est avait toutes les cinq ou six lieues une citadelle établie comme celle de Bayonne, il n’y aurait pas à craindre une invasion de ce côté.)