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Une Vie bien remplie/XXVI

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 133-135).

XXVI


Le hameaeu le plus proche de la ferme des Ruches se composait de sept maisons, toutes occupées par leurs propriétaires, petits cultivateurs.

La plus pauvre de ces maisons appartenait au père Darche ; le devant, couvert de tuiles, était construit avec des pierres de silex ramassées dans les champs d’alentour ; le derrière était en torchi et couvert en paille ; pas de carrelage, seulement la terre battue rabotteuse, formant des trous et des bosses comme des taupières dans un pré ; à l’entrée, en forme de cuvette très évasée, un grand trou où l’eau venait s’amasser par les jours de pluie ; tel était cet intérieur dépourvu de charme et très misérable.

La famille se composait de quatre personnes, le père, la mère et deux enfants de 8 à 10 ans ; ces gens auraient pu être un peu aisés ; ils avaient un bon petit bien, récoltant de tout blé, cidre, vin et fruits de toutes sortes ; de plus, une grande partie de l’année, le mari travaillait au château comme jardinier ; malheureusement, la femme, d’un esprit des plus bornés, ne savait rien faire que soigner sa vache, ses poules et ses lapins, mais était incapable de faire seulement une soupe fricassée.

Tout le long de l’année on ne mangeait dans cette maison que du pain bis, du fromage maigre, des pommes de terre à la croque au sel ; l’été, quelques légumes du jardin, radis, haricots, petits pois, le plus souvent cuits à l’eau et sans beurre ; l’hiver, le mets quotidien était souvent les harengs salés, que l’on accrochait par un rond d’osier à la poutre de la maison. Il faut dire que ces gens-là avaient le cœur sous la main, comme l’on disait autour d’eux ; d’autres disaient que c’était des imbéciles. Dans les moments d’abondance, ils ne pouvaient rien garder ; il suffisait que les gars des environs viennent un dimanche dire à Darche, avoir appris qu’il avait le meilleur vin ou la meilleure eau-de-vie de marc de la commune pour que, flatté, il fasse goûter les choses, et alors c’était une ribote complète ; les invités ne s’en allaient que lorsqu’ils ne tenaient plus debout, et quelque fois même après avoir fait sur la paille un somme réparateur ; en un mot cette famille était très malheureuse, par la faute de la femme principalement.

Dans les campagnes surtout, quand la femme est intelligente, son travail contribue plus que le travail de l’homme au bien-être général ; mais si par malheur, comme c’est ici le cas, la femme ne s’entend à rien, c’est à coup sûr la ruine de la maison avec tout son cortège de disputes, de malpropreté et d’abrutissements.

Ces gens-là se nourrissaient donc le plus mal possible, mais ils n’étaient pas les seuls à en souffrir ; ils avaient un jeune chien, qui passait pour le plus beau du pays ; Darche l’avait rapporté du château vers 1859 ; ses deux gamins le baptisèrent du nom de Risto, par abréviation d’Aristo, sans doute parce qu’il venait du château.

Dès que cette bête fut chez Darche, ce fut un pauvre martyr ; matin et soir, on lui jetait un petit morceau de pain noir, et c’était tout ; de plus, il était maltraité par les deux enfants sans aucune raison, mais par plaisir de s’amuser ; quelquefois il leur servait de cible pour s’exercer à lancer des pierres ou ils lui mettaient un charbon sur le dos pour le voir se rouler à terre. Un jour, ils avaient essayé de le noyer dans la rivière. Mais leur plus grande joie c’était de lui faire avaler de force de l’eau-de-vie de marc ; alors cette pauvre bête hurlait aux loups, disaient-ils, se roulait, courait et gémissait tout à la fois ; eux étaient contents, ils allaient chercher les autres enfants du hameau en leur disant : venez vite voir, notre chien est saoul ; de temps en temps, ils recevaient bien une claque d’un voisin ou d’une voisine, qui voyaient mal ces choses-là ; mais la mère ne leur disait rien, elle n’avait aucune notion du bien ou du mal, elle se contentait de dire que voulez-vous que j’y fasse, c’est le père qui le leur a apporté, c’est à eux, et puis c’est un chien ! je n’ai pas besoin de lui pour garder ma vache ; il est sale, plein de mal, il ne veut plus seulement manger son pain, il aime mieux manger les ordures de toutes sortes ; plutôt il sera crevé, plutôt il nous débarrassera ; à cela les voisins, et les voisines surtout, lui répondaient si vous le nourrissiez mieux et que vous ne lui fassiez pas tant de mal, il ne serait pas si dégoûtant ; mais vous n’êtes pas seulement capable de faire une soupe pour votre homme, vous ne savez pas faire bouillir un peu de pain pour cette pauvre bête ; tuez-la pour que nous ne la voyons plus souffrir, car c’est révoltant à la fin ; de sorte qu’à cause de ce pauvre chien les disputes se renouvelaient à chaque instant parmi les femmes du hameau.