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Une bonne fortune (RDDM)

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UNE
BONNE FORTUNE.

i.


C’est un fait reconnu, qu’une bonne fortune
Est un sujet divin pour un in-octavo.
Ainsi donc, bravement, je vais en conter une ;
Le scandale est de mode ; il se relie en veau.
C’est un goût naturel, qui va jusqu’à la Lune ;
Depuis Endymion, on sait ce qu’elle vaut.


ii.

Ce qu’on fait maintenant, on le dit ; et la cause
En est bien excusable ; on fait si peu de chose !
Mais si peu qu’il ait fait, chacun trouve à son gré
De le voir par écrit dûment enregistré ;
Chacun sait aujourd’hui quand il fait de la prose ;
Le siècle est, à vrai dire, un mandarin lettré.

iii.

Il faut en convenir, l’antique Modestie
Faisait bâiller son monde, et nous n’y tenions plus.
Grace à Dieu, pour New-York elle est enfin partie ;
C’était un vieux rameau de l’arbre de la vie ;
Et tant de pauvres gens, d’ailleurs, s’y sont pendus,
Qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait les bras rompus.

iv.

Le scandale, au contraire, a cela d’admirable,
Qu’étant vieux comme Hérode, il est toujours nouveau ;
Que voilà cinq mille ans qu’on le trouve adorable ;
Toujours frais, toujours gai, vrai Tithon de la fable,
Que l’Aurore, au lever, rend plus jeune et plus beau,
Et que Vénus, le soir, endort dans un berceau.

v.

Apprenez donc, lecteur, que je viens d’Allemagne ;
Vous savez, en été, comme on s’ennuie ici ;
En outre, pour mon compte, ayant quelque souci,
Je m’en fus prendre à Bade un semblant de campagne ;
(Bade est un parc anglais fait sur une montagne,
Ayant quelque rapport avec Montmorency).

vi.

Vers le mois de juillet, quiconque a de l’usage
Et porte du respect au boulevard de Gand,
Sait que le vrai bon ton ordonne absolument
À tout être créé possédant équipage,
De se précipiter sur ce petit village,
Et de s’y bousculer impitoyablement.

vii.

Les dames de Paris savent par la gazette
Que l’air de Bade est noble, et parfaitement sain.
Comme on va chez Herbault faire un peu de toilette.
On fait de la santé là-bas ; c’est une emplette :
Des roses au visage, et de la neige au sein ;
Ce qui n’est défendu par aucun médecin.

viii.

Bien entendu d’ailleurs que le but du voyage
Est de prendre les eaux ; c’est un compte réglé.
D’eaux, je n’en ai point vu lorsque j’y suis allé.
Mais qu’on n’en puisse voir, je n’en mets rien en gage ;
Je crois même, en honneur, que l’eau du voisinage
A, quand on l’examine, un petit goût salé.

ix.

Or, comme on a dansé tout l’hiver, on est lasse.
On accourt donc à Bade avec l’intention
De n’y pas soupçonner l’ombre d’un violon.
Mais dès qu’il y fait nuit, que voulez-vous qu’on fasse ?
Personne au vieux Château, personne à la Terrasse ;
On entre à la Maison de Conversation.

x.

Cette maison se trouve être un gros bloc fossile,
Taillé de vive force à grands coups de moellon ;
C’est comme un temple grec, tout recouvert en tuile ;
Une espèce de grange avec un péristyle,
Je ne sais quoi d’informe, et n’ayant pas de nom ;
Comme un grenier à foin, bâtard du Parthénon.

xi.

J’ignore vers quel temps Belzebut l’a construite.
Peut-être est-ce un mammouth du règne minéral.
Je la prendrais plutôt pour quelque aérolithe,
Tombée un jour de pluie, au temps du carnaval.
Quoi qu’il en soit du moins, les flancs de l’animal
Sont construits tout à point pour l’ame qui l’habite.

xii.

Cette ame, c’est le jeu ; mettez bas le chapeau,
Vous qui venez ici, mettez bas l’espérance.
Derrière ces piliers, dans cette salle immense,
S’étale un tapis vert, sur lequel se balance
Un grand lustre blafard, au bout d’un oripeau,
Que dispute à la nuit une pourpre en lambeau.

xiii.

Là, du soir au matin, roule le grand peut-être,
Le hasard, noir flambeau de ces siècles d’ennui,
Le seul qui dans le ciel flotte encore aujourd’hui.
Un bal est à deux pas ; à travers la fenêtre,
On le voit çà et là bondir et disparaître
Comme un chevreau lascif qu’une abeille poursuit.

xiv.

Les croupiers nasillards chevrotent en cadence
Au son des instrumens leurs mots mystérieux ;
Tout est joie et chansons ; la roulette commence ;
Ils lui donnent le branle, ils la mettent en danse,
Et, ratissant gaiement l’or qui scintille aux yeux,
Ils jardinent ainsi sur un rhythme joyeux.

xv.

L’abreuvoir est public, et qui veut vient y boire.
J’ai vu les paysans, fils de la Forêt Noire,
Leurs bâtons à la main, entrer dans ce réduit ;
Je les ai vus penchés sur la bille d’ivoire,
Ayant à travers champs couru toute la nuit.
Fuyards désespérés de quelque honnête lit ;

xvi.

Je les ai vus debout, sous la lampe enfumée,
Avec leur veste rouge et leurs souliers boueux,
Tournant leurs grands chapeaux entre leurs doigts calleux,
Poser sous les rateaux la sueur d’une année,
Et là, muets d’horreur devant la Destinée,
Suivre des yeux leur pain qui courait devant eux !

xvii.

Dirai-je qu’ils perdaient ? Hélas ! ce n’était guères !
C’était bien vite fait de leur vider les mains.
Ils regardaient alors toutes ces étrangères,
Cet or, ces voluptés, toutes ces passagères,
Tout ce monde enchanté de la saison des bains,
Qui s’en va sans poser le pied sur les chemins.

xviii.

Ils couraient, ils partaient, tout ivres de lumière,
Et la nuit sur leurs yeux posait son noir bandeau.
Ces mains vides, ces mains qui labourent la terre,
Il fallait les étendre, en rentrant au hameau,
Pour trouver à tâtons les murs de la chaumière,
L’aïeule au coin du feu, les enfans au berceau !

xix.

Ô toi, Père immortel, dont le fils s’est fait homme,
Si jamais ton jour vient, Dieu juste, ô Dieu vengeur !…
J’oublie à tout moment que je suis gentilhomme ;
Revenons à mon fait : tout chemin mène à Rome.
Ces pauvres paysans (pardonne-moi, lecteur),
Ces pauvres paysans, je les ai sur le cœur.

xx.

Me voici donc à Bade : et vous pensez, sans doute,
Puisque j’ai commencé par vous parler du jeu,
Que j’eus pour premier soin d’y perdre quelque peu.
Vous ne vous trompez pas, je vous en fais l’aveu.
De même que pour mettre une armée en déroute,
Il ne faut qu’un poltron qui lui montre la route ;

xxi.

De même, dans ma bourse, il ne faut qu’un écu
Qui tourne les talons, et le reste est perdu.
Tout ce que je possède a quelque ressemblance
Aux moutons de Panurge ; au premier qui commence,
Voilà Panurge à sec, et son troupeau tondu.
Hélas ! le premier pas se fait sans qu’on y pense.

xxii.

Ma poche est comme une île escarpée et sans bords ;
On n’y saurait rentrer quand on en est dehors
Au moindre fil cassé, l’écheveau se dévide :
Entraînement funeste, et d’autant plus perfide,
Que j’eus de tous les temps la sainte horreur du vide,
Et qu’après le combat je rêve à tous mes morts.

xxiii.

Un soir, venant de perdre une bataille honnête,
Ne possédant plus rien qu’un grand mal à la tête,
Je regardais le ciel, étendu sur un banc,
Et songeais, dans mon ame, aux héros d’Ossian.
Je pensai tout à coup à faire une conquête ;
Il tressaillit en moi des phrases de roman.

xxiv.

Il ne faudrait pourtant, me disais-je à moi-même,
Qu’une permission de notre Seigneur Dieu,
Pour qu’il vînt à passer quelque femme en ce lieu.
Les bosquets sont déserts ; la chaleur est extrême ;
Les vents sont à l’amour ; l’horizon est en feu ;
Toute femme, ce soir, doit désirer qu’on l’aime.

xxv.

S’il venait à passer, sous ces grands marronniers,
Quelque alerte beauté de l’école flamande,
Une ronde fillette, échappée à Téniers,
Ou quelque ange pensif de candeur allemande ;
Une vierge en or fin d’un livre de légende,
Dans un flot de velours traînant ses petits pieds ;

xxvi.

Elle viendrait par là, de cette sombre allée,
Marchant à pas de biche, avec un air boudeur,
Écoutant murmurer le vent dans la feuillée,
De paresse amoureuse et de langueur voilée,
Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur,
Le printemps sur la joue, et le ciel dans le cœur.

xxvii.

Elle s’arrêterait là-bas, sous la tonnelle.
Je ne lui dirais rien, j’irais tout simplement
Me mettre à deux genoux par terre devant elle,
Regarder dans ses yeux l’azur du firmament,
Et pour toute faveur la prier seulement
De se laisser aimer d’une amour immortelle.

xxviii.

Comme j’en étais là de mon raisonnement,
Enfoncé jusqu’au cou dans cette rêverie,
Une bonne passa, qui tenait un enfant.
Je crus m’apercevoir que le pauvre innocent
Avait dans ses grands yeux quelque mélancolie.
Ayant toujours aimé cet âge à la folie,

xxix.

Et ne pouvant souffrir de le voir maltraité,
Je fus à la rencontre, et m’enquis de la bonne
Quel motif de colère ou de sévérité
Avait du chérubin dérobé la gaieté.
Quoiqu’il ait fait, d’abord, je veux qu’on lui pardonne,
Lui dis-je, et ce qu’il veut, je veux qu’on le lui donne.

xxx.

(C’est mon opinion de gâter les enfans.)
Le marmot là-dessus, m’accueillant d’un sourire,
D’abord à me répondre hésita quelque temps ;
Puis il tendit la main, et finit par me dire
« Qu’il n’avait pas de quoi donner aux mendians. »
Le ton dont il le dit, je ne peux pas l’écrire.

xxxi.

Mais vous savez, lecteur, que j’étais ruiné ;
J’avais encor, je crois, deux écus dans ma bourse ;
C’était, en vérité, mon unique ressource,
La seule goutte d’eau qui restât dans la source,
Le seul verre de vin pour mon prochain dîné ;
Je les tirai bien vite, et je les lui donnai.

xxxii.

Il les prit sans façon, et s’en fut de la sorte.
À quelques jours de là, comme j’étais au lit,
La Fortune, en passant, vint frapper à ma porte.
Je reçus de Paris une somme assez forte,
Et très heureusement, il me vint à l’esprit
De payer l’hôtelier qui m’avait fait crédit.

xxxiii.

Mon marmot cependant se trouvait une fille,
Anglaise de naissance, et de bonne famille.
Or, la veille du jour fixé pour mon départ,
Je vins à rencontrer sa mère, par hasard.
C’était au bal. — Au bal, il faut bien qu’on babille ;
Je fis donc pour le mieux mon métier de bavard.

xxxiv.

Une goutte de lait dans la plaine éthérée
Tomba, dit-on, jadis du haut du firmament.
La nuit, qui sur son char passait en ce moment,
Vit ce pâle sillon sur sa mer azurée,
Et, secouant les plis de sa robe nacrée,
Fit au ruisseau céleste un lit de diamant.

xxxv.

Les Grecs, enfans gâtés des Filles de Mémoire,
De miel et d’ambroisie ont doré cette histoire ;
Mais j’en veux dire un point qui fut ignoré d’eux :
C’est que, lorsque Junon vit son beau sein d’ivoire
En un fleuve de lait changer ainsi les cieux,
Elle eut peur tout à coup du souverain des dieux ;

xxxvi.

Elle voulut poser ses mains sur sa poitrine ;
Et sentant ruisseler sa mamelle divine,
Pour épargner l’Olympe, elle se détourna ;
Le soleil était loin ; la terre était voisine,
Sur notre pauvre argile une goutte en tomba ;
Tout ce que nous aimons nous est venu de là.

xxxvii.

C’était un bel enfant que cette jeune mère ;
Un véritable enfant — et la riche Angleterre
Plus d’une fois dans l’eau jettera son filet,
Avant d’y retrouver une perle aussi chère ;
En vérité, lecteur, pour faire son portrait,
Je ne puis mieux trouver qu’une goutte de lait.

xxxviii.

Jamais le voile noir de la mélancolie
Ne fut plus transparent sur un sang plus vermeil.
Je m’assis auprès d’elle, et parlai d’Italie ;
Car elle connaissait le pays sans pareil.
Elle en venait, hélas ! à sa froide patrie
Rapportant dans son cœur un rayon du soleil.

xxxix.

Nous causâmes long-temps ; elle était simple et bonne.
Ne sachant pas le mal, elle faisait le bien ;
Des richesses du cœur elle me fit l’aumône ;
Et tout en écoutant comme le cœur se donne,
Sans oser y penser, je lui donnai le mien ;
Elle emporta ma vie, et n’en sut jamais rien.

xl.

Le soir en revenant, après la contredanse,
Je lui donnai le bras ; nous entrâmes au jeu ;
Car on ne peut sortir autrement de ce lieu.
« Vous partez, me dit-elle, et vous allez, je pense,
« D’ici jusque chez vous faire quelque dépense ;
« Pour votre dernier jour il faut jouer un peu. »

xli.

Elle me fit asseoir avec un doux sourire ;
Je ne sais quel caprice alors la conseilla ;
Elle étendit la main et me dit : Jouez là.
Par cet ange aux yeux bleus je me laissai conduire,
Et je n’ai pas besoin, mon ami, de vous dire
Qu’avec quelques louis mon numéro gagna.

xlii.

Nous jouâmes ainsi pendant une heure entière,
Et je vis devant moi tomber tout un trésor ;
Si c’était rouge ou noir, je ne m’en souviens guère ;
Si c’était dix ou vingt, je n’en sais rien encor ;
Je partais pour la France, elle pour l’Angleterre,
Et je sortis de là, les deux mains pleines d’or.

xliii.

Quand je rentrai chez moi, je vis cette richesse.
Je me souvins alors de ce jour de détresse
Où j’avais à l’enfant donné mes deux écus.
C’était par charité : je les croyais perdus.
De celui qui voit tout je compris la sagesse ;
La mère, ce soir-là, me les avait rendus.

xliv.

Toi qui me viens du pauvre, ô fortune imprévue,
M’écriai-je aussitôt, ne crois pas m’étonner.
Trois fois sainte Fortune, et trois fois bien venue !
Toi qui me viens de Dieu, tu vas y retourner.
Ainsi prenant cet or, et courant dans la rue,
Au premier mendiant je m’en fus tout donner.

xlv.

Lecteur, si je n’ai pas la mémoire égarée,
Je t’ai promis, je crois, en commençant ceci,
Une bonne fortune : elle finit ainsi.
Mon bonheur, tu le vois, vécut une soirée ;
J’en connais cependant de plus longue durée
Que je ne voudrais pas changer pour celui-ci.


Alfred de Musset