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Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/41

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 212-223).

CHAPITRE XLI.

après la bataille.


St. Luc vit bien qu’une bataille aurait lieu. Comme il n’avait aucun intérêt à rester dans le village, ayant appris que Meunier était parti la veille, pour porter des ordres au camp de St. Charles ; pensant que d’ailleurs sa présence pourrait donner lieu à des soupçons malveillants, il résolut d’aller au village de St. Charles pour y voir Meunier. DesRivières lui avait raconté tout ce qu’il avait pu recueillir de renseignements sur Madame Rivan. Il n’y avait aucun doute qu’elle vivait encore, elle avait été vue s’embarquant à bord d’un bateau à vapeur à Montréal, quelques semaines auparavant. Satisfait sur ce point, il ne restait qu’à la trouver ; Meunier, disait DesRivières, croyait être certain qu’elle demeurait à Maska.

St. Luc, après avoir vu par lui-même à ce que son cheval fut bien frotté, étrillé, soigné, se fit donner à déjeûner. Quand il fut jour, il monta à cheval et partit pour St. Charles.

Nous ne décrirons pas la journée du 23 Novembre 1837, dans laquelle cinquante braves, armés de mauvais fusils de chasses, tinrent en échec près de huit cents hommes de troupes réglées, commandés par le colonel Gore, depuis neuf heures du matin jusqu’au soleil couchant, et les forcèrent à retraiter.

Si le docteur Nelson eut voulu les poursuivre durant leur retraite qui était une fuite, il eut pu les faire tous prisonniers ; car le nombre des habitants accourus à St. Denis vers la fin de la journée était assez considérable, se montant à près de trois cents ; nombre bien suffisant, pour s’emparer de troupes découragées, fatiguées par douze heures de marche, dans des chemins affreux, et qui, malgré leur artillerie, n’avaient pu déloger cinquante patriotes, comme on les appelait alors, d’une maison à l’entrée du village.

Le docteur Nelson avait donné l’ordre de ne pas poursuivre les troupes, désirant se tenir sur la défensive.

Cet ordre avait mécontenté un grand nombre, surtout parmi ceux qui étaient venus trop tard pour prendre part au combat. La plupart des jeunes gens étaient arrivés sans armes ou avec de mauvais fusils ; ils espéraient s’en procurer au village ou en prendre aux soldats. L’angelus du soir venait de sonner à l’église ; le village paraissait aussi tranquille que s’il n’y eut rien eu d’extraordinaire dans le cours de la journée.

Nous suivrons deux hommes qui se dirigeaient vers une maison un peu isolée des autres, en arrière du village.

— Que penses-tu qu’ils veulent faire, Siméon ? dit l’un d’eux.

Celui à qui s’adressait cette question, était un petit homme fluet, de vingt-cinq à trente ans, actif, intelligent et plein d’énergie.

— Je ne sais pas au juste pourquoi ils nous ont envoyé chercher ; j’ai cru comprendre qu’ils veulent faire une farce.

— Une farce, cette nuit ?

— Pourquoi pas ? D’ailleurs nous allons bientôt le savoir, voilà la maison.

En rentrant, ils trouvèrent réunies une dizaine de personnes. Cinq à six d’entre elles, les mains et le visage noircis de poudre, les habits déchirés, étaient assises devant un grand feu de cheminée, dans laquelle bouillait un immense chaudron accroché à la crémaillère. C’était la soupe qui se préparait pour ces braves, qui, après s’ètre battus toute la journée sans manger, étaient épuisés de faim et de fatigues.

Dans un des coins de la chambre, un groupe de trois à quatre jeunes gens écoutaient debout un homme, d’une quarantaine d’années, gros, trapu, avec barbe noir touffue, chaussé de bottes de bœuf, qui leur racontait ce qui s’était passé durant la journée, dans la maison de pierre, où s’étaient barricadés les patriotes. Il avait sur la tête un casque de loup marin, dont l’absence de poils en plus d’un endroit accusait un long service.

L’entrée des deux nouveaux venus interrompit la narration du conteur qui se leva, et qui allant au devant d’eux, dit :

— On t’a envoyé chercher, Siméon, pour te demander si tu veux te joindre à nous ?

— Tiens, c’est toi, Meunier ! mais tu devais aller à St. Charles.

— J’y suis allé aussi ; et de là je suis parti pour Maska, mais rendu au quatrième rang, j’ai rencontré une dizaine d’habitants qui se rendaient à St. Denis. J’ai fait route avec eux, et nous sommes arrivés un peu avant la bataille. Ça n’empêche pas que je serai à Maska demain à midi ; j’ai envie d’aller à St. Ours cette nuit. Nous voudrions que tu vinsses avec nous. Veux tu venir ?

— Dame, ça dépend ; dites-moi ce que vous voulez faire.

— On veut courir un charivari.

— Un charivari ? mais à qui ?

— Aux troupes, donc. Nous sommes ici cinq bons lurons ; vois-tu cette jeunesse, ça n’a pu venir à la noce ; ils veulent jouer un tour cette nuit ; je ne parle pas de ceux qui vont souper, ceux-là ne peuvent pas venir, ils sont de garde cette nuit.

— Je voudrais bien ; mais le général a défendu de les poursuivre.

— Nous nous moquons bien du général, répondit un des jeunes gens. Nous ne sommes pas enrôlés ; nous n’avons pas de fusils et nous voulons en avoir.

— Et d’ailleurs, reprit Meunier, nous ne les poursuivrons pas.

— Si vous ne les poursuivez pas, comment leur jouerez-vous un tour ?

— Tu vas voir. Nous avons envoyé chercher les deux porte-voix du traversier. Aussitôt que nous les aurons, nous partirons à travers les champs. Il fait noir comme chez loup. Quand nous verrons les troupes, qui sont déjà à demi-mortes de peur, nous crierons du porte-voix. Elles ne sauront pas ce que c’est. Nous nous cacherons, et plus loin nous crierons encore. Elles auront une fameuse peur et nous les mènerons comme ça jusqu’à St. Ours. Ca leur fera passer une bonne nuit.

— J’irais bien, mais il faut que j’aille à St. Charles demain, je suis à pied, je serais trop fatigué.

— On te trouvera un cheval. Faut que tu viennes ; tu parles l’anglais ; on aura peut-être besoin de toi, qui sait ?

Après avoir réfléchi quelques instants, Siméon reprit : — J’irais bien, ça me va assez, mais je suis enrôlé, et je ne voudrais pas que le général sut que j’ai désobéi à ses ordres.

— Ne sois pas inquiet.

— Eh bien ! c’est bon j’essayerai l’anglais, reprit Siméon, s’il le faut. Je crois que je pourrai faire. Ainsi c’est convenu, j’y vas. Mais, dis donc, Meunier, il me vient une idée.

— Laquelle ?

— Si au lieu de deux porte-voix, nous prenions des cornes de bœuf ; nous en aurions chacun une. C’est alors que nous leur donnerions un charivari, en balle !

— C’est ça, c’est ça ; oui, oui ; des cornes, prenons des cornes, crièrent-ils presque tous ensemble.

— Mais où en prendrons-nous ? reprit Meunier.

— J’en ai vu un tas dans la cour du boucher, dit Siméon ; nous les nettoyerons et les arrangeront en dix minutes ; ça n’est pas malaisé. Qui veut venir avec moi ? nous en apporterons pour tout le monde.

Une demi-heure après, les cornes étaient apportées, lavées, les bouts coupés ; elles étaient nettoyées grattées et prêtes.

Six hommes en souliers de bœufs, portant chacun un capot gris d’étoffe du pays avec capuchon, défilaient silencieusement, un par un, derrière le village et gagnaient les champs. Ils n’avaient avec eux que deux fusils de chasse. Meunier portait un mousquet et une baïonnette, qu’il avait pris à un soldat blessé après la bataille. Un seul avait des pistolets, les autres avaient des couteaux ordinaires pointus et bien affilés, et des gourdins de merisier.

Aussitôt qu’ils eurent dépassé le village, ils s’arrêtèrent pour se consulter ensemble. Il fut convenu que deux marcheraient en avant, à une dizaine d’arpents, l’un dans le chemin et l’autre dans le champ ; que le reste de la bande suivrait par les champs jusqu’à ce qu’ils aperçussent les troupes. Avant de se remettre en marche, ils essayèrent tour à tour leur corne, afin d’en mesurer la portée. Le son rauque retentit dans le silence de la nuit, et éveilla un formidable hurlement des chiens du village.

— Ca ira ; dit, en riant, Siméon.

La nuit était sombre et noire ; il ne ventait pas, mais une neige épaisse et humide tombait en abondance. Ils marchèrent rapidement, au pas de course, pendant à peu près une heure, franchissant les fossés, sautant par-dessus les clôtures, piquant aux raccourcis. Ils ne rencontrèrent qu’un soldat blessé, qui, ne pouvant continuer sa route, s’était jeté à terre, le long des clôtures. C’était un mousquet et une baïonnette de plus, dont ils s’emparèrent.

— Prenons la giberne, dit Siméon ; voyons s’il reste encore bien des cartouches.

La giberne ne contenait plus qu’une seule cartouche. Le mousquet était chargé.

— Bon ! dit Siméon, les troupes n’ont plus d’ammunition : dans tous les cas, elles n’ont pas plus d’un ou deux coups à tirer, entendez-vous, mes gens ?

— Oui, oui.

— Eh bien ! savez-vous ce que ça veut dire ça ? ça veut dire que si nous étions une vingtaine, nous pourrions les faire tous prisonniers.

— Et pourquoi n’essayerions-nous pas ? demandèrent les jeunes gens en se rapprochant.

— J’y pense. Allons, en route, et dru !

Ils continuèrent d’un pas rapide et léger, si léger, qu’ils s’entendaient à peine marcher sur l’herbe et la neige des champs.

— Halte ! cria Siméon, en couvrant sa voix pour la rendre moins sonore ; j’ai entendu le cri d’un canard du côté de la rivière ; c’est Baptiste.

Un instant après ils virent deux ombres qui venaient par le chemin. Deux hommes s’avançèrent à leur rencontre sans dire mot. C’était leurs éclaireurs venant leur annoncer qu’ils avaient aperçu les troupes, marchant sur la grève, le long de la rivière. Ils entendaient le pas des chevaux de la cavalerie dans la boue.

— Va-t-on commencer le charivari à c’t’heure ! demanda quelqu’un.

— Non pas, non pas, répondit Meunier. Ecoutez bien ce que nous allons faire, et prenez garde de ne pas vous tromper. Trois vont rester en arrière et suivre au petit pas se tenant à peu pros la même distance des troupes. Deux vont prendre les devants et se rendre à la coulée qui est à une demi-lieue d’ici, ils enlèveront les planches du pont ; aussitôt que cela sera fait ils donneront le signal : un coup de corne, vous savez, long et prolongé. Si la tête de l’armée est trop près de la coulée pour que vous puissiez enlever les planches, vous irez jusqu’au ravin, et là vous enlèverez les planches du pont : pour signal, vous tirerez deux coups de fusils l’un après l’autre. Vous entendez ? Toi, Siméon, tu vas passer par les champs avec Baptiste. Je vais observer les troupes et leurs mouvements. Quand on entendra le premier signal d’en bas, Siméon le répétera, en ne criant pas trop fort, pour que les soldats croient que nous sommes encore éloignés ; ceux en arrière sonneront aussi de la corne, mais pas trop fort non plus. Comprenez-vous bien ?

— Oui, oui, nous comprenons.

— Quand il sera temps, je donnerai les signaux avec ma corne, vous vous en rappelez.

— Très-bien, répondit Siméon ; maintenant, que les deux qui doivent aller en avant ne perdent pas de temps. Nous allons rire.

La neige tombait toujours ; à peine pouvait-on distinguer un homme à cinq pas. Les soldats, harassés de fatigue, avançaient avec une extrême lenteur, trébuchant à chaque pas. Le corps d’armée était rendu au village de St. Ours, ceux qui avaient été vus sur le bord de la rivière, étaient les traînards de l’arrière-garde. Un piquet de cavalerie marchait à quelques arpents seulement en avant des traînards, au milieu du chemin.

Quand les deux jeunes gens envoyés pour détruire le pont de la coulée, y furent parvenus, le piquet de cavalerie n’en était pas fort éloigné.

— Va-t-on démancher celui-ci, ou aller plus loin ? demanda l’un des deux à son compagnon, v’la la cavalerie.

— Démanchons.

Ils n’avaient eu que le temps d’arracher trois à quatre planches, quand ils entendirent le pas des chevaux. Les cavaliers entendant du bruit en avant s’arrêtèrent pour écouter. Ils ne virent rien, et se consultèrent un instant, puis se remirent au trot. Les deux jeunes gens se mirent à crier dans leurs cornes. Les cavaliers se croyant attaqués ou sur le point de l’être, piquèrent au galop pour rejoindre l’arrière-garde, qui était considérablement en avant. En arrivant au pont deux des chevaux tombèrent et roulèrent dans la coulée ; leurs cavaliers se relevèrent, et, sans chercher à reprendre leurs montures, se mirent à courir à toutes jambes pour rejoindre le reste du piquet qui allait du côté de St. Ours, où, en ce moment, arrivait l’arrière-garde.

— Il y a toujours bin là deux j’vaux, dit l’un des deux jeunes gens, faut pas les laisser mourir. Allons voir ; s’ils ne sont pas morts, on les mettra dans la prairie et on viendra les chercher demain. Qu’en dis-tu, Pierre ?

— Allons. Et les selles on les cachera sous l’pont, pour qu’la neige ne les abîme pas.

Le galop des chevaux avait un peu couvert le bruit de la corne de ceux qui étaient à la coulée, mais aussitôt que Siméon et son compagnon, ainsi que ceux qui étaient par derrière, répondirent, les soldats surpris et effrayés se réunirent en peloton ; ils étaient une cinquantaine. Ils restèrent quelques minutes immobiles, ne sachant quel parti prendre, ni de quel côté tourner. Entendant le son des cornes en avant, dans les champs, et par derrière, ils se crurent perdus, pensant que tous les habitants de St. Denis les poursuivaient ; ils se mirent à fuir, pêle-mêle, dans la direction de St. Ours.

Siméon et ses gens, arrivés au pont de la coulée, s’empressèrent de le défaire complètement.

— Tonnerre, dit Meunier, en accourant, j’ai envie de les faire tous prisonniers ; ils ne sont qu’une cinquantaine, qui ne valent pas mieux qu’autant de vaches. Vous autres faites autant de tapage que vous pourrez avec vos cornes, un charivari d’enfer, pendant que je vais aller trouver Siméon à la coulée.

Les soldats s’étaient arrêtés à quelques arpents de la coulée, avançant lentement, l’oreille au guet.

Quand Meunier fut arrivé auprès de Siméon, il lui fit part de ses remarques, et de la chance qui se présentait de les faire tous prisonniers.

— Ne fait pas cela, répondit Siméon ; le général a défendu expressément de poursuivre les troupes. Il a ses raisons.

— Mais nous pouvons au moins les désarmer ?

— Quant à ça, il n’y a pas de mal ; nous cacherons les fusils, ou nous les donnerons aux amis. Le général n’en saura rien. Et de plus nous allons leur faire prendre un bain dans la coulée.

— Les voilà ! que va-t-on faire ?

Les soldats qui, en ce moment, semblaient obéir à un chef, avaient repris leurs rangs. Quand ils ne furent plus qu’à une vingtaine de pas du pont, Meunier sonna de la corne ; et Siméon cria : — Stop ! stop !

— Qui va là ? répondît quelqu’un de la troupe.

— Vous allez le savoir, reprit Siméon en anglais. Que celui qui commande avance. „

— Que voulez-vous ? demanda un sous-officier qui paraissait avoir pris le commandement, en faisant quelques pas en avant

— Voici ce que vous allez faire ; vous allez mettre bas les armes d’abord, puis vous retournerez à St. Denis prisonniers. Faites vite, sinon nous allons tirer sur vous, et vous êtes tous morts.

— Où est le colonel Gore ?

— À St. Ours, prisonnier.

— Ne pourrons-nous pas être conduits à St. Ours ?

— Oui, mais auparavant déposez vos armes.

— À quelle distance sommes-nous de St. Ours ?

— À peu près une lieue. Allons, dépêchez-vous.

Le ton de Siméon était si péremptoire ; le bruit des cornes avait annoncé un si grand nombre de poursuivants, qui étaient néanmoins invisibles, sans doute à cause de l’obscurité, pensaient les soldats ; et d’ailleurs le cliquetis formidable de fusils que l’on armait en arrière de la clôture et de l’autre côté du pont, où Meunier et les jeunes gens faisaient vigoureusement jouer les batteries de leurs quatre fusils, que le caporal, après s’être consulté avec les siens, déclara qu’ils étaient prêts à mettre bas les armes.

— Si nous livrons nos armes, dit-il, nous garantissez-vous qu’il ne nous sera rien fait d’ici à St. Ours ?

— Oui, d’ici là ; mais arrivés à St. Ours, je ne réponds pas que vous ne serez pas faits prisonniers.

— Où faut-il mettre les armes ?

— En faisceaux au milieu de la route ; après quoi vous descendrez sur le bord de la rivière, et traverserez la coulée à l’eau.

Les soldats, se croyant fort heureux d’en être quittes à si bon marché, déposèrent leurs armes, descendirent à la berge de la rivière, où ils traversèrent la coulée ayant de l’eau jusque sous les bras.

Aussitôt qu’ils entendirent les pas des soldats au delà de la coulée, ils allèrent s’emparer des mousquets qui avaient été mis en faisceaux dans le « chemin.

Ainsi six hommes désarmèrent cinquante soldats, et leur enlèveront vingt-deux mousquets, sans qu’ils eussent tiré un seul coup de fusil.

— Donnons leur maintenant une sérénade, dit Siméon.

L’infernal charivari que firent les deux portevoix et les quatre cornes de bœuf, dut donner une formidable idée de la force de leurs poumons, sinon une haute opinion de leur exécution instrumentale.

— Ah ! ça, vous autres, dit Siméon avant d’arriver au village de St. Denis, n’allez pas vous vanter au général de la farce que nous venons de jouer.

— Pas d’danger, sois tranquille. À propos, Siméon je peu t’préter un j’val pour aller à St. Charles demain. Tu sais, quand la cavalerie a pris l’mors aux dents, y en a deux qui sont tombés su l’pont, et y ont quitté leurs chevaux, qu’j’avons mis dans la prairie. Les autres ont eu une peur d’enfer, et s’sauvaient comme des diables.