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Une famille pendant la guerre/LII

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Monsieur à madame de Vineuil.
Paris, 28 novembre.

Nous venons de passer par des journées et des nuits de travail incessant. Le moment du grand effort, si désiré surtout par ceux qui n’y connaissent rien, approchait, et il fallait le préparer.

Cette nuit, sera imprimée une proclamation de Trochu à la population, et une autre du général Ducrot aux soldats, annonçant que l’heure est venue de briser le cercle foudroyant qui nous étreint, ou de périr. Je crois que les deux proclamations sont bonnes. Elles sortent de cœurs honnêtes, et l’appel au secours de Dieu, par lequel l’une et l’autre se terminent, m’a plu. Il faut plus de courage que jamais pour se réclamer de Dieu depuis que Guillaume a si misérablement profané ce nom ; et pourtant, pas plus là qu’ailleurs, l’abus ne devrait faire condamner l’usage.

Puisque cette lettre ne partira pas avant que je ne sache l’action terminée et Maurice rentré sain et sauf, je puis t’avouer que Ducrot l’a choisi et qu’il est parmi les officiers commandés pour la sortie. Que veux-tu ? Cela devait arriver une fois ou l’autre, et si tu avais pu voir la physionomie joyeuse avec laquelle il a pris congé de moi déjà hier, tu aurais jugé, pauvre femme, que le retenir n’était pas possible. D’ailleurs, c’est son devoir, et nous ne voulons pas, n’est-ce pas ? lui en barrer le chemin,

Dès que j’ai pu prévoir que l’ère des sorties allait s’ouvrir, j’ai tenu à lui faire emmener chez lui et monter habituellement mon brave Stanley. Tu te souviens comme j’ai pris soin d’accoutumer mes chevaux à tous les bruits et à toutes les surprises ? Que de coups de fusil n’avons-nous pas tirés dans l’écurie même !

Cette éducation-là sera inappréciable en campagne, et peu m’importe pour mes quelques chevauchées d’inspection d’user de telle ou telle monture. voici déjà trois jours que Maurice campe au bord de la Marne, sous Nogent. Le temps est froid, mais beau. On ne dormira guère cette nuit. Ordre est donné de montrer à l’ennemi que nous ne craignons pas de manquer de munitions ; le nombre des coups par pièce sera plus que doublé.

Mardi, 29 novembre.

Ce matin, l’apparition des voitures à croix rouge dans les rues qui conduisent au Champ de Mars à excité dans le public une grande émotion. Paris partage maintenant notre secret et il éprouve à son tour la solennelle attente d’un inconnu qui pourrait être la délivrance, qui sera peut-être l’accablement.

La plan est ceci :

Trois attaques simultanées ;

Une sur Saint-Denis ;

Une sur l’Hay ;

Une troisième, et la seule sérieuse, exige le passage de la Marne.

Par malheur, le premier pont jeté ce matin s’est trouvé trop court. Cela fait remettre à demain l’opération principale et nous renvoyons les ambulanciers chez eux.

On prétendait à Saint-Denis entendre le canon vers Pontoise, et l’espoir du secours s’est fait jour pour un instant. Dans l’ignorance complète des mouvements de la province, on tend l’oreille à tous les points de l’horizon. En ce moment, notre canonnade est telle qu’aucun autre bruit ne serait perceptible, mais si nous n’entendons pas, disent les optimistes, peut-être une armée de secours entend-elle l’appel de notre artillerie. Ce serait trop beau.

Vinoy a déjà engagé ses troupes sur l’Hay. Succès dit-on. À demain le passage de la Marne et Maurice au feu. Que tu es heureuse malgré tout, pauvre femme, de ne pas le savoirI

3 décembre, soir.

J’ai vu Maurice ; rien, pas une égratignure, j’oserai donc donner ma lettre au premier ballon. Dieu est bon pour nous, chère femme, chers enfants, mais il a refusé le succès à notre effort.

Voici ce qui s’est passé.

Le 30, Ducrot traversa la Marne sur plusieurs ponts de bateaux jetés proches les uns des autres au pied de la redoute de Gravelle. Un corps fut lancé sur Bonneuil, le reste des troupes sur Bry, Nogent, enfin Champigny et Villiers.

À onze heures, les villages étaient emportés et les nôtres gravissaient plus loin les hauteurs boisées qui ferment l’horizon.

Il y avait depuis les précédentes affaires grand progrès dans la tenue des troupes. Le vieux B. qui, avec son culte de la manœuvre correcte, était parmi les plus enclins à dénigrer nos armées nouvelles, n’en revient pas. Je l’ai vu le soir même, on l’a ramené blessé, mais non dangereusement, à l’ambulance du Grand-Hôtel.

Par malheur, à droite, à Montmesly, Susbielle avait été délogé par des forces supérieures, et le 42e et les mobiles vendéens ramenés avec de grandes pertes jusqu’à Créteil. Là on s’est rallié, et la nuit s’est passée aussi paisiblement que le permettait une canonnade incessante.

Comme à gauche, Champigny et Bry nous étaient restés, l’on s’attendait sur ces points, à continuer jeudi 1er, une vigoureuse offensive. Au lieu de cela, la journée s’est écoulée dans une espèce de calme qui est déjà reproché au général en chef.

Le 2, les Prussiens avaient eu le temps de concentrer des renforts, et, attaquant vivement le plateau qui s’étend de Bry à Champigny, ils nous ont contraints à nous replier.

J’étais alors sur une terrasse de Nogent ou l’on plaçait deux pièces en batterie, et je suivais, une lunette à la main, les ondulations de la ligne de fumée blanche qui indiquait les positions de l’ennemi. Elle fléchissait quelquefois, mais pour avancer bientôt d’autant plus vite vers nous. Je cherchais, avec une angoisse que tu peux comprendre, à reconnaître le poil sombre de Stanley, mais c’était en vain.

Vers dix heures, j’ai assisté ainsi à l’une de ces belles choses du métier de la guerre auxquelles le plus pacifique des hommes, s’il a été une fois soldat, ne peut rester insensible : nos troupes pliaient, la garde nationale, tenue jusqu’alors en réserve, s’attendait à marcher, quand les nouvelles pièces qu’on avait montées récemment aux embrasures des forts commençèrent à tirer. De mon poste, je voyais les vides se faire dans les files ennemies, leur marche se ralentit ; pendant ce temps nos troupes remettaient en position l’artillerie de campagne et reprenaient l’offensive. Avec un élan, d’autant plus beau qu’il succédait à un mouvement de recul, nos régiments, mobiles et lignards, ont ramené à leur tour les Allemands, non seulement tant que le feu des forts les a soutenus, mais jusqu’aux villages précédemment abandonnés. Ils ne leur ont pas laissé le temps de s’établir dans les maisons et bientôt j’ai pu voir, au-delà, nos lignes se reformer au pied des collines, puis les gravir au pas de course. Le feu plongeant des Prussiens ne réussit pas à les arrêter et, à quatre heures, nos positions de la veille étaient bien et duement reconquises, reconquises de cette vraie bonne manière que l’on croyait perdue chez nous. Il y a eu un moment ou j’en ai presque oublié Maurice ! Tu ne l’aurais pas fait, toi, mais la joie de retrouver notre ancien entrain guerrier m’avait rendu ce bon orgueil patriotique qu’il est si doux d’éprouver, et que nous avons trop désappris.

Ce matin nos positions n’avaient pas été attaquées ; mais les conserver sans pouvoir avancer ne nous menait à rien. Le général en chef les a fait évacuer et a replacé les troupes derrière la Marne. J’en reviens maintenant à Maurice.

Et d’abord, figure-toi un garçon consterné de n’avoir pris, en trois jours de combat, ni drapeau, ni canon, ni redoute, ni même officier-général ! Il paraît que ton fils avait cru jusqu’à présent qu’il suffisait de vouloir, pour faire ce qu’on appelle un coup d’éclat. Se sentant toute la bonne volonté nécessaire, il n’avait pas douté que l’occasion ne se présentât d’elle-même :

« Mais, père, que voulez-vous ? le 30, le général m’envoie au général Susbielle, j’arrive justement quand il se repliait de Montmesly sur Créteil, c’était dur de commencer par se sauver. Hier, il semblait qu’on était tout près les uns des autres et que les occasions ne manqueraient pas ; voilà que le général m’expédie le matin à Avron commander le feu et quand je reviens je trouve tout enfoncé. »

À travers les gémissements de ton fils auxquels tu peux mettre le ton, j’ai fini par savoir son histoire et j’ai pu, en toute conscience, le consoler et lui dire qu’il avait fait utilement son devoir.

Le 30, après avoir remis sa dépêche au général Susbielle, il s’était trouvé libre de ses mouvements et s’attardant, toujours en quête de son coup d’éclat, il fut rejoint par une batterie montée qu’on ramenait à travers champs avec un peu de hâte, pour la mettre en position plus près de Créteil et protéger ainsi la retraite. Comme elle passait, un obus tomba entre le dernier canon et son caisson, et éclata. Maurice était si près qu’il fut couvert de terre et que Stanley, malgré sa bonne éducation, se déroba tout effaré. Maurice ramena facilement son cheval et vit que les deux chevaux de volée du caisson et un des artilleurs étaient tués ou grièvement blessés.

Il saute à terre et relève l’homme, qui respirait encore, mais sa surprise est grande de voir que les artilleurs détellent les chevaux restés intacts et se préparent à abandonner le caisson. Il cherche des yeux l’officier, mais celui-ci a continué avec les pièces de sa batterie, il ne reste que deux servants, un artilleur à cheval et le blessé.

« Vous n’allez pas laisser votre caisson ?

— Faut bien, disent les servants, nous ne voulons pas nous faire prendre avec, et quant à le tirer de là, c’est pas possible avec deux seules bêtes éreintées comme cela, et une côte à grimper ! Si encore on se trouvait sur une route ! Mais ces sillons-là valent des fossés.

— Ne dételez pas, dit Maurice avec son air des grands jours, il faut emmener votre caisson. Débarrassez-nous de ces chevaux morts, prenez seulement leurs traits et leurs bricoles ; j’attellerais plutôt mon cheval ! »

Et il fait signe au cavalier de mettre pied à terre pour aider. Celui-ci obéit, mais les servants ne bougent qu’à peine, répondant que l’officier veut rire et que quand même il attellerait son cheval on sait bien qu’il ne voudrait pas tirer, ainsi que ça en ferait un de plus à prendre pour les Prussiens, sans compter qu’on a besoin de cheval à manger dans Paris, etc…

Mais Maurice tient bon, et les hommes finissent par obéir. Le cavalier charge le blessé sur sa monture et passe devant. Maurice, comptant sur la docilité de son brave Stanley, le garnit lui-même après avoir installé tant bien que mal un seul palonnier au bout du timon, les artilleurs se mettent aux roues, et Maurice à pied, bride en main à la tête de Stanley, enlève son cheval qui se dresse… et du premier bond brise les traits !

Les servants maugréèrent alors et lâchèrent tout. Le temps pressait. Maurice attelait une seconde fois avec les harnais du second cheval tué ; un des servants se repentit et revint ; Maurice le chargea de mener les deux chevaux du train et enlevés de nouveau bien ensemble, les trois chevaux firent démarrer le caisson. Maurice n’a d’admiration que pour les coups de jarret de Stanley et pour sa sagesse ; je pense que tu en auras davantage pour la résolution et le sang-froid de ton fils, et que tu reconnaîtras aussi que ton mari avait raison quand il voulait que ses enfants ne connussent pas seulement le plaisir que peuvent donner les chevaux, mais encore les soins qu’il faut prendre pour en tirer parti.