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Une famille pendant la guerre/LXXIII

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Du même à la même.
Paris, 17 janvier, soir.

Enfin une lettre de toi ! une vraie ! et vous êtes tous vivants ! Elle m’arrive à l’heure même !

Je savais bien hier en t’écrivant que c’était le jour de la réception de la valise de M. Washburne, mais je n’osais plus te parler de mon espérance si souvent déçue.

Par quels cruels moments vous avez passé les uns et les autres ! Ta lettre du 15 décembre m’a fait partager ton inquiétude pour notre cher, brave André. Heureusement qu’un petit carré de papier, du 21, mis sous l’enveloppe adressée par Mme *** à son mari, est parvenu aussi et me dit la bonne fortune de ce mortel toujours privilégié qui, après avoir usé du précieux dévouement de Barbier, tombe justement sur l’une des ambulances de la Société internationale. Que se sera-t-il passé depuis ? Je pense avec anxiété à la retraite de l’armée de la Loire ; mais André, se trouvant dans une ambulance, devait être couvert par la convention de Genève.

Grâce à Dieu, je vois que l’invasion a été clémente aux environs de S… et que vous avez été assez épargnés. Mais que de détails on voudrait encore ! seulement un mot sur ces quatre dernières semaines, un mot sur André.

Je suis ingrat, chère femme, et c’est mal. Après quatre-vingt-dix jours, revoir ton écriture, te savoir toujours calme et forte, nos enfants préservés, et demander davantage ! je ne mérite pas mon bonheur. Mes bienheureuses feuilles sont parties immédiatement pour le quartier de Maurice.

Le bombardement continue. Vingt et une victimes. Les compagnies de marche de la garde nationale prendront part à la prochaine sortie ; elles le réclament. Il est à craindre que ce ne soit une dure expérience, mais elle convaincra la population des difficultés dont elle ne se doute pas. Nous sommes accablés de besogne.

Les privations vont s’accroître. Le pain, déjà si mauvais, sera incessamment rationné. Dis-toi bien, au moins, que ni ton fils ni moi n’avons encore réellement souffert. Maintenant que nous voilà en possession de nouvelles de nos absents, nous vaudrons tous deux encore dix fois mieux qu’auparavant.