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Une famille pendant la guerre/XVIII

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Monsieur à madame de Vineuil.
Paris, 24 octobre.

Je t’envoyais par les derniers ballons mes gémissements de ce qu’il y avait si peu de nouveau. Hélas ! il est venu, ce nouveau ! et avec lui des inquiétudes nouvelles. Orléans est occupé, dit-on, occupé et non pris, mais on va certainement essayer de le reprendre et André sera probablement de ceux qui marcheront. Voilà donc où nous en sommes ! Conjectures et conjectures toujours !

Pas un mot d’aucun de vous ne m’est parvenu ; trente-six jours déjà d’un silence absolu, c’est un réel supplice et sur lequel je ne comptais pas. Je ne parviens pas encore à comprendre qu’il n’existe aucun point sur lequel un piéton puisse traverser les lignes de l’ennemi. Il y aura fort à apprendre au point de vue du métier dans cette guerre-ci.

En attendant, les ambulances se remplissent. Les engagements de Châtillon, de Bagneux, de la Malmaison, ce dernier surtout, ont peuplé le Palais de l’industrie, Chaptal, etc… Naturellement il y a eu de l’inexpérience dans plusieurs installations, mais le dévouement ne manque nulle part, et puis c’est tout plaisir de soigner nos soldats. Leur faculté d’endurer est quelque chose d’admirable. Avec cela, ils savent apprécier tout ce qui se fait pour eux et ont un talent naïf pour témoigner leur reconnaissance qui touche et qui navre en même temps leurs gardes-malades. On dirait, à voir leur surprise des soins qui les entourent, qu’ils n’avaient jamais espéré autant du cœur humain. Ton amie, madame H*** qui s’occupe activement de Chaptal, me disait : « Je rentre en moi-même en entendant nos hommes. Nous n’avions pas su leur donner bonne opinion de nous. Eux versent leur sang simplement, comme habitués au sacrifice, et ils s’émerveillent de notre pitié comme si elle était chose extraordinaire, »

Je cause souvent aussi avec les blessés ou les malades, et comme les pensées reviennent toujours vers l’issue possible de la guerre actuelle, j’essaye de prévoir quelle elle sera, par la nature des sentiments qui dominent parmi eux. Je trouve une résignation admirable quant à eux-mêmes, — l’absence de toute rancune et de toute colère quant à l’ennemi. Je parlais hier avec indignation de l’emploi fait par les Prussiens des paysans de Garches comme terrassiers aux ouvrages qu’ils élèvent contre nous auprès de Saint-Cloud ; on avait raconté, peut-être avec exagération, que plusieurs pauvres diables avaient été fusillés pour avoir refusé leurs bras : « Faut pas tant vous emporter, croyez-moi, mon colonel, m’a dit un mobile blessé ; les pauvres ! ils font ce qu’on leur commande, la faute de tout ça, c’est à leurs ordres, faut qu’ils obéissent, qu’ils soient consentants ou non. »

Et presque tous nos soldats raisonnent de même. Certes, je ne voudrais pas verser une seule goutte de fiel dans ces cœurs, car la haine n’est jamais salutaire, mais on se demande où nous conduira, au point de vue de la défense nationale, une telle mansuétude. Il ne me semble pas qu’on sente dans les âmes le bouillonnement puissant qui jetait jadis son cri dans la Marseillaise et balayait l’ennemi par delà la frontière. Je ne le regretterais pas si je trouvais à sa place un ferme sentiment du devoir et cette vraie passion de la patrie, assez forte par elle-même pour lever tout un peuple et l’employer à sa défense sans qu’il ne se mêle à son grand amour aucune haine d’homme à homme, mais je ne vois rien de cela. On s’est nourri de la viande creuse du cosmopolitisme, le mot patrie semble une abstraction, et les Français, qui ne savent pas vivre sans la France, ne sauront pas comprendre peut-être qu’ils lui doivent de la défendre ! C’est un cauchemar qu’une telle pensée et il faut la chasser bien vite en te parlant de Maurice.

Ce sera court, car ce mauvais papier pelure supporte mal le croisement des lignes ; d’ailleurs il t’écrit lui-même par chaque ballon. Dis-toi bien qu’il ne s’est jamais mieux porté et que la ration militaire étant de 300 grammes de viande par jour au lieu de 60 alloués aux simples habitants, son célèbre appétit auquel, j’en suis sûr, tu penses bien souvent avec inquiétude, est à peu près satisfait.

Il ne peut pas quitter facilement son bastion et m’a écrit hier pour que je l’autorise à entrer dans ce qu’il appelle le service actif. Il a ouï dire que les généraux, prévoyant des sorties, désirent avoir quelques officiers d’ordonnance spéciaux pour l’artillerie ou le génie, et il demande à se mettre sur les rangs.

Te dirai-je que je suis resté longtemps, plume en main, cherchant une bonne raison pour lui refuser la permission demandée ? Quand je croyais l’avoir trouvée, voilà que toute ma jeunesse se plaçait entre moi et le non que je voulais écrire et semblait me dire : Tu n’as pas le droit… Il faut avouer que ce service de bastion est fort ingrat. Piétiner perpétuellement cette boue des remparts, surveiller toujours et attendre un ennemi qui ne vient pas, ne rien savoir de la ville que l’on garde et se dire que le siége pourra se passer tout entier de la même façon, cela est une épreuve pour la patience d’un garçon de vingt ans. J’ai donc fini, mais non sans un petit sermon sur le mérite des dévouements obscurs, par l’autoriser à se faire inscrire. En somme, ce nombre de jeunes officiers devra être peu considérable et il est fort probable que Maurice ne parviendra pas à en faire partie, ainsi ne t’inquiète pas avant le temps.

Pauvre femme ! je te plains de toute mon âme, car je sais ce que cet aîné est pour toi. Il semble que tout ceci fasse trop d’angoisses à la fois : rien de vous, rien d’André, peut-être Maurice au feu, et, dominant toutes nos douleurs, la grande douleur de la patrie…