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Une famille pendant la guerre/XXVIII

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Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
31 octobre.

Le Bourget, pris par les nôtres il y a trois jours, a été repris. Les Prussiens l’ont cerné ; ça été l’affaire d’un coup de filet. Nous y avons perdu un certain nombre de mobiles de la Seine, et l’effet moral de ces deuils va se faire sentir rapidement.

Mais, ma pauvre chère femme, qu’est-ce que cela ? qu’est-ce que cette tristesse, réelle pourtant, auprès du coup de massue qui brise notre seule chance de salut !

À l’heure où je l’apprenais, tu la savais déjà, cette reddition de Metz, et il n’est pas probable que les vainqueurs t’aient caché leur joie.

C’est qu’ils peuvent bien être fiers. Acquérir d’un coup plus de cent cinquante mille prisonniers, quatre maréchaux de France, Metz la jamais prise, et aussi cette certitude que nous sommes à leur merci !… Car pour moi, c’est la fin, c’est la perte de toute espérance. Quelque chose nous restait quand nous pouvions, de derrière nos murailles, compter sur l’armée de Bazaine. On ne comprenait pas trop qu’elle fît si peu de bruit, mais enfin elle vivait, on pouvait supposer que le maréchal méditait quelque grand coup. Telle qu’elle était, dans son inaction même, elle retenait et paralysait une formidable armée. Et voilà que tout s’écroule !… Jamais un désastre pareil n’a submergé un pays ; nous n’avons pas même une consolation d’orgueil, pas même l’honneur de la résistance…

On doit vous donner quelque explication de ce qui s’est passé à Metz ; ici, aucune ne nous est parvenue, de sorte que le mystère ajoute à l’horreur du fait. Naturellement on parle de trahison, et je m’indigne contre ceux qui emploient un tel mot.

D’abord, le maréchal Bazaine doit être assez malheureux sans qu’on lui inflige, avant de rien entendre, le pire des outrages. Puis, un mot tel que celui-là est dans une ville assiégée comme une bombe dans une poudrière. Il ne manque pas d’ignorants et de brouillons pour ne pas mieux comprendre à cette heure les précautions de Trochu, mieux que nous ne comprenons tous l’inaction de Bazaine, et de là à menacer Paris d’une fin pareille à celle de Metz, il n’y a pas loin. Au reste, il faut bien l’avouer, on ne sait plus où se prendre pour espérer.

Qu’il était bon de se dire, même à nos premiers revers, qu’il n’était pas possible que le succès ne nous revînt pas ! Qu’il était doux, et fatal aussi, de vivre de sa gloire passée et d’y puiser la foi ! Maintenant tout est à bas. Wœrth a commencé un éblouissement affreux que Metz achève. Pourquoi pas nous aussi après eux tous ?

Voilà une armée libre, ou de renforcer celle qui nous étreint, ou de courir la province pour y disperser nos recrues. Qu’elle fasse l’un ou l’autre, comment sortirons-nous, puisque déjà maintenant nous ne le pouvons pas ? En attendant, on mange, et sans manger assez pour chacun, on mange trop pour la prolongation de la défense. Il faudra donc… Tout le sang que l’on ferait verser ne nous sauverait pas ; — à quoi bon alors ?