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Une femme bien élevée/10

La bibliothèque libre.
Achille Faure, libraire-éditeur (p. 288-318).

X

La persévérance d’Adrienne à suivre le système de mansuétude qui avait remplacé ses anciennes habitudes d’opposition était mal récompensée. Elle ne faisait nul progrès dans l’esprit de son mari. Il ne se montrait plus ni irrité ni touché : il était complètement aveugle sur ses bonnes intentions.

C’est qu’il vivait dans une si ferme assurance de son bonheur, qu’il n’avait plus aucune préoccupation des intérêts secondaires de la vie. Tout en s’entourant de précautions discrètes, il avait avec Cécile une entrevue à la villa, au moins deux fois par semaine. L’hiver, en écartant tous les promeneurs de ce quartier rempli de maisons de plaisance, était de complicité avec leur amour.

— Mais, quand reviendra l’été, disait Cécile, ma tante elle-même ne restera pas à Rouen, pour nous laisser libres ici.

— Quand reviendra l’été, répondait Félicien, les oiseaux auront poussé leurs ailes, et ils pourront prendre leur vol, si l’on dérange leur nid.

Cécile ne se faisait pas expliquer ces paroles ; elle s’enivrait maintenant des émotions du péril, à travers lesquelles elle se sentait guidée par son amant. Félicien lui donnait quelquefois cette explication qu’elle ne réclamait point :

— Si heureux que nous soyons, lui disait-il, je n’ai réalisé encore que la moitié de mon rêve : la passion ne me suffit pas, il me faut le repos. Il me faut l’amour sans interruption, sans trouble, la présence continuelle qui calme le cœur et le remplit, et satisfait aux instincts survivants de la jeunesse et à ceux de l’âge mûr : tout ce que j’ai cherché en vain dans le mariage !

Cécile ne répondait pas : son cœur était gonflé de joie ; elle ne voulait pas désabuser Félicien, et remettait à résister à ses projets au jour où ils seraient mieux définis.

En constatant l’indifférence de son mari à ses efforts, Adrienne était prête sans cesse à renoncer à son plan de conduite ; mais son jeune conseiller pénétrait si profondément dans sa conscience, pour y subjuguer son orgueil, qu’il l’obligeait encore à respecter ses instructions. La clairvoyance plus vive de la jeune femme compliquait cependant cette tâche. Jusqu’alors, elle avait été si prévenue d’elle-même, qu’elle se croyait au-dessus d’un outrage. À présent, elle commençait à douter, à craindre ; elle reconnaissait que Félicien était heureux, et le nom qui faisait sa joie apparaissait écrit autour d’elle en lettres flamboyantes. Là encore on retenait son impatience.

— Ne faut-il pas que je défende mes droits, disait-elle, ou que je renonce à tout espoir de retour de bonheur ?

— La route la plus sûre, lui répondait-on, pour trouver le bonheur, c’est d’apprendre à faire celui des autres.

Adrienne courbait son front humilié : la distance qui séparait cette sagesse de vieillard de l’enthousiasme du jeune homme, dont elle avait vu Eusèbe animé autrefois, lui donnait comme la mesure des déceptions qu’elle avait fait subir à Félicien.

Il semble que le phénomène de la naissance qui sépare l’enfant de la mère n’ait, dans certaines organisations, qu’un effet incomplet. Le lien matériel est brisé, mais les sensibilités sympathiques qui en résultaient ne sont point interrompues, de manière qu’une communication mystérieuse de sentiment et même de sensation ne cesse pas d’exister entre deux êtres qui ne sont peut-être qu’en apparence indépendants l’un de l’autre.

Madame Milbert, toujours si vivement impressionnée de ce qui agitait sa fille, devina ou plutôt partagea bientôt sa jalousie et en transmit les soupçons à tout ce qui l’entourait. Cécile devint en butte à une hostilité qui n’osait se traduire encore que par de la froideur, mais qui, sous cette forme, ne se dissimulait plus. Généralement, cependant, on aspirait à une répression plus énergique des fautes des deux coupables. Quand on pressait madame Milbert à cet égard, elle répétait avec désolation :

— Que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai pas de preuves !

La lumière lui arriva par une entremise si inattendue, qu’elle la prit pour un de ces miracles que le ciel ne manque pas d’envoyer à ses saints.

Madame de Nerville avait à son service une nouvelle femme de chambre dont elle s’était fortement engouée. C’était une jeune fille, assez jolie, d’apparence très-puritaine, ayant dans les manières et la physionomie beaucoup d’affectation mystique, et dans la conduite une étrangeté romanesque qui avait surtout séduit Mathilde.

Très-exacte à son service pendant la journée, cette singulière personne employait une partie des nuits à lire et à écrire. Elle entretenait sans doute une correspondance fort active, quoique peu étendue ; car elle recevait chaque jour par le courrier du matin une lettre dont l’enveloppe et l’écriture étaient toujours les mêmes. Elle avait prévenu les questions à cet égard, en disant qu’on pouvait surveiller ses lectures, ouvrir ses lettres, et qu’on n’y trouverait que des sujets d’édification. On ne la prit point au mot, et son secret, si elle en avait un, fut respecté.

Madame de Nerville remarquait en elle une autre bizarrerie qui la ravissait, tout en lui faisant faire quelques réflexions. Ses vêtements étaient d’une simplicité presque austère, mais ils cachaient un luxe de lingerie à rivaliser avec les héroïnes de Balzac. C’était un indice, d’autant plus que les soins que nécessitait cette recherche, anticipaient encore sur le sommeil de mademoiselle Flavie.

Profitant d’une course matinale, cette intéressante personne vint trouver en secret madame Milbert et eut avec elle une longue conférence. Lorsqu’elle se retira, la mère d’Adrienne la combla de remerciements, auxquels elle répondit avec une modestie gonflée d’orgueil :

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, madame ; je sais qu’il est de mon devoir, quand le scandale existe quelque part, de le dénoncer aux personnes vertueuses qui ont intérêt à le combattre.

Armée maintenant de toutes pièces, madame Milbert avait confié à ses amis le mystère des rendez-vous de Félicien et de Cécile, et les avait consultés de nouveau. Ils furent d’avis qu’on amenât une séparation entre les deux époux. Seule, la bonne madame Caron s’opposait énergiquement à l’adoption de ce parti : elle croyait qu’un mauvais mari, comme Félicien, était encore un meilleur compagnon et un plus sûr protecteur pour une jeune femme que tout un cénacle d’amis, fussent-ils aussi pieux et aussi dévoués que ceux de madame Milbert.

La mère d’Adrienne, par un autre motif, hésitait elle-même devant cette extrémité. Elle craignait pour sa fille l’épreuve d’une jalousie justifiée. Elle savait bien que cette passion est la femme presque tout entière, et qu’elle tient à bien d’autres mobiles que l’amour.

Ses terreurs ne semblaient que faiblesse aux fortes têtes de son conseil : ne faut-il pas sacrifier quelque chose pour acheter le châtiment du vice et le triomphe de la vertu ? Mais avec le consentement même de madame Milbert toutes les difficultés n’étaient pas levées. Les magistrats qui prenaient part à la consultation déclarèrent que, malgré le bon vouloir des tribunaux, il était impossible de prononcer une séparation si l’on n’avait pas quelques injures, sévices ou torts graves à reprocher au mari. Les femmes soutenaient que l’infidélité constitue tout cela à la fois, et elles s’indignaient d’autant plus devant cet obstacle qu’elles n’ont en général aucune idée de l’autorité de la loi. Pour leur donner satisfaction, on résolut, en s’assurant de la complicité d’Adrienne, de tendre quelque piége à Félicien, de pousser sa patience à bout ; car, si peu élastique que soit le Code, il admet que les injures se mesurent à la condition des personnes, à la délicatesse qu’elles tiennent de leur éducation et du milieu dans lequel elles vivent.

Le secret de ces conciliabules était bien gardé ; pourtant, quelque chose en transpira à la fine oreille de madame de Nerville. Avant d’être complètement instruite, elle voulut mettre Cécile sur ses gardes ; elle lui recommanda la prudence et l’engagea à avertir M. Dautenay qu’un complot, dont elle obtiendrait le dernier mot assurément, se tramait contre eux. Quelle fut sa surprise lorsque Cécile, trahissant les bouleversements de son âme, lui avoua, au milieu de ses larmes, qu’en avertissant Félicien elle ne ferait que précipiter un scandaleux dénoûment !

— Que dites-vous ! s’écria Mathilde, voudrait-il aussi se séparer de sa femme ?

— Il veut reprendre sa liberté que, selon lui, il sacrifie sans profit pour Adrienne, et il me presse de le suivre dans un lieu où nous vivrons uniquement l’un pour l’autre.

— Mais il est fou ! Ces choses-là ne se font pas. Est-ce que vous seriez capable, Cécile, de consentir à une action aussi déraisonnable ?

— Non, répondit-elle : il est juste que ma faute retombe sur moi ; après le bonheur, le châtiment. Je ne me plaindrai de rien si ma sœur est épargnée !

— Ne peut-on pas sauver l’une et l’autre ? dit madame de Nerville en réfléchissant.

La découverte que venait de faire Mathilde des sentiments de Félicien la surprit autant qu’elle lui fut désagréable. Elle avait connu des amours légères et frivoles, d’autres emportées et violentes ; elle n’avait pas prévu cette audace d’un caractère calme et d’une passion réfléchie. Un semblable éclat, qui dépassait la limite vague entre le bien et le mal, où l’on est à peu près sûr d’obtenir l’indulgence, froissait ses principes mondains, outre qu’il dérangeait ses plans d’avenir. Pour un scandale à huis clos, à la bonne heure !

Elle craignait surtout que madame Milbert et ses amis ne commissent quelque imprudence qui détruisît l’effet de la résistance de Cécile au vœu de Félicien. Il faut que ces gens-là n’agissent que sous ma direction, se dit-elle.

Convaincue, par quelques indices, que c’était mademoiselle Flavie qui avait dévoilé le secret des rendez-vous à la villa, loin de lui en montrer du ressentiment, elle feignit de l’ignorer et la prit pour instrument de ses desseins. Elle l’accabla de ses confidences et de ses lamentations, elle dit combien elle se désolait de la froideur hostile avec laquelle Cécile était traitée ; elle s’en fit ainsi expliquer les motifs pour avoir occasion d’affirmer qu’elle était pure de toute complicité dans les égarements dont on accusait sa nièce.

Elle donna ensuite mille adroites raisons qui, de l’oreille de mademoiselle Flavie, passèrent dans celle de madame Milbert pour démontrer qu’un scandale public, dirigé contre Cécile, aurait un résultat tout contraire à celui qu’on se proposait : qu’il réunirait les deux amants au lieu de les séparer. Enfin, elle affirma qu’elle saurait amener une rupture entre M. Dautenay et madame de Malmont, et obliger celle-ci à retourner avec elle à Paris si madame Milbert voulait la seconder. Elle ne lui demandait pas autre chose que de persuader à Adrienne de suivre le conseil qu’elle lui donnerait et de l’avertir d’abord de l’infidélité de son mari, aveu, ajouta-t-elle, qui sera moins pénible à recevoir de la bouche d’une mère tendre que de celle d’une étrangère.

Pressée d’agir par les uns et les autres, et trouvant dans les opinions de Mathilde une certaine conformité avec ses propres inspirations, madame Milbert se décida à instruire Adrienne de l’offense dont son mari était coupable envers elle, La jeune femme écouta cette révélation sans proférer une parole, mais elle pâlit visiblement. Sa mère, pour la tirer de sa stupeur, lui insinua qu’on s’occupait de la venger, et lui dit quelques mots du projet de séparation.

— Je ne veux pas ! répondit-elle d’un ton bref.

Elle accueillit avec plus de faveur la proposition de consulter Mathilde, qui lui promettait la victoire par des moyens plus doux et surtout plus discrets. Cependant elle dit à sa mère :

— Si madame de Nerville tient à me donner un bon conseil (comme il est probable que c’est encore plus dans son intérêt et dans celui de Cécile que dans le mien), qu’elle me l’apporte ; je n’irai pas le chercher !

Madame de Nerville ne se le fit pas dire deux fois. Il ne lui en coûta pas de céder à cette petite exigence d’Adrienne, qui avait voulu peut-être ainsi se réserver l’avantage du terrain ; mais Mathilde était sur le sien partout et devant qui que ce fût.

Elle lui assura qu’elle souffrait autant qu’elle-même des fautes des deux coupables qui, pour elle aussi, étaient un malheur personnel :

— Vous êtes blessée dans votre mari, moi je suis blessée dans ma fille ; car, par l’union du sang et l’attachement de l’habitude, Cécile n’est-elle pas une fille pour moi ? Cependant il ne faut pas désespérer d’eux et de nous ; mais ne prenez pas d’autre défense que votre malheur ; c’est une arme sûre, si vous savez vous en servir ; il vous rendra intéressante aux yeux mêmes de votre mari.

— Rien ne peut toucher l’indifférence que Félicien a pour moi maintenant.

— Détrompez-vous ; cet homme, si fort devant l’opinion et les croyances qu’il regarde comme des préjugés, sera faible devant sa conscience.

— Est-ce que vous voulez que, pour éveiller ses remords, j’aille lui crier grâce ?

— Il n’est pas question de cela. Mais vous savez où ils se réunissent ; je vous donnerai les moyens de vous introduire auprès d’eux. Vous entrerez avant leur arrivée. N’épiez pas ; montrez-vous dès qu’ils seront ensemble. Dites-leur quel conseil on vous donne et que vous n’avez pas voulu vous déclarer leur ennemie. Dites à votre mari que c’est à lui que vous remettez votre destinée et la sienne propre. Quelques paroles suffiront. Votre présence seule sera un reproche assez éloquent.

Adrienne hésitait : sa défiance et sa fierté se rebellaient contre les avis de Mathilde.

— Croyez-m’en, ajouta celle-ci en insistant, si ce n’est pas votre mari qui cède, Cécile fléchira.

Ébranlée peut-être par ce dernier argument, Adrienne remercia madame de Nerville et promit de réfléchir à sa proposition.

Elle essaya, en effet, de se consulter elle-même ; mais elle fut saisie d’une sorte de vertige moral : toutes ces choses lui paraissaient en dehors de la réalité. Les êtres qui avaient quelque action sur sa destinée, Félicien, Cécile, madame de Nerville, Eusèbe même, formaient un monde à part. Si différents qu’ils fussent les uns des autres, ils se réunissaient dans une communauté de passion qui lui était interdite ; ils s’abreuvaient à une source de vie à laquelle elle ne participait point.

Enfin, elle résolut d’avoir l’avis d’Eusèbe et de s’en rapporter à sa décision. S’il n’avait pas pour lui l’expérience, il avait l’instinct et le pressentiment. Eût-elle douté de sa sagesse, elle ne pouvait suspecter au moins ni son dévouement ni ses bonnes intentions.

Les relations d’Eusèbe et d’Adrienne ne s’étaient continuées que par de rares lettres, et quelques entrevues chez madame Milbert et madame Forbin, dont ils saisissaient l’occasion sans la faire naître. Dans cette circonstance, Adrienne aurait pu appeler près d’elle son jeune conseiller ; mais, craignant d’attirer l’attention sur cette visite, elle préféra aller le trouver elle-même.

Elle savait qu’on lui avait imposé un long travail théologique, pour lequel il faisait des recherches dans la bibliothèque du chapitre métropolitain. Il venait s’y installer deux fois la semaine pendant plusieurs heures. Adrienne choisit ce moment pour demander à être introduite auprès de lui. On la fit entrer dans une pièce délabrée où se trouvaient un grand nombre de manuscrits couverts en parchemin et quelques in-folio vermoulus. Eusèbe écrivait devant un petit pupitre peint en noir. Il n’y avait point d’autre meuble dans cette pièce que la chaise en paille sur laquelle il était assis, une petite échelle pour atteindre aux livres, et un vieux fauteuil dont le cuir était si râpé qu’il était impossible d’en distinguer la couleur.

Ces apparences misérables s’accordaient trop bien avec la désolation d’Adrienne pour ne pas la lui rendre plus sensible. L’atmosphère aussi était glaciale. La jeune femme, toute navrée, se jeta dans le fauteuil en fondant en larmes. Eusèbe la regarda avec surprise, puis avec attendrissement.

— Calmez-vous, lui dit-il : car je veux bien essayer de vous consoler, mais je n’oserais pleurer avec vous.

Adrienne le regarda à son tour, et, cette fois, elle eut une vive révélation de femme.

— Ah ! s’écria-t-elle, vous aussi, vous souffrirez !

Il baissa les yeux et ne répondit point. Alors elle lui expliqua quelle nouvelle perturbation amenait dans sa vie l’inconstance de Félicien : que devait-elle faire ? obéir aux conseils des amis de sa mère ou à ceux de madame de Nerville ?

— Ainsi, répétait-elle, je suis trahie, abandonnée ; mon mari n’a eu pour moi ni respect ni pitié !

— Je comprends l’amertume de vos sentiments, et pourtant, si vous ne la corrigez pas, la démarche qu’on vous conseille sera plus dangereuse qu’efficace.

— Comment s’empêcher de ressentir une si grave offense ?

— On peut la ressentir, mais il faut la pardonner. Le jour de l’expiation est arrivé pour vous ; votre tâche sera rude peut-être, mais elle est sainte et glorieuse : embrassez-la avec ferveur. Si vous êtes épouse chrétienne et dévouée, ce n’est pas la réparation de l’insulte faite à votre orgueil, du tort fait à votre bonheur que vous irez chercher là-bas ; c’est le salut de votre mari et de votre sœur, que vous avez contribué à précipiter tous deux dans le péché !

Et comme elle levait sur lui ses yeux interrogateurs et hésitants :

— Ne craignez rien, ajouta-t-il ; de quelque manière que la Providence dispose de vous, votre part sera bonne ; donnez tout votre cœur au pardon, et quand vous en posséderez la sainte vertu, vous serez consolée. Le pardon, c’est la charité avec son dévouement, l’amour avec son abnégation, l’humilité avec sa douceur, la générosité avec sa grandeur royale. Croyez-vous que c’est en vain que vous posséderez toutes ces vertus, si elles sont sincères, et qu’elles ne vous pareront point d’une nouvelle beauté aux yeux de votre époux ? Mais quand il les méconnaîtrait, Dieu ne les méconnaîtra pas, lui ; il visitera son abandonnée ; il vous comblera de ces joies touchantes que la sensibilité trouve dans le sacrifice, et, loin peut-être de demander que le calice s’éloigne de vous, alors, vous vous écrierez : Souffrir, mon Dieu ; mais pardonner ! mais aimer !

— Oh ! je vous crois, s’écria Adrienne, irrésistiblement touchée. J’ai été égoïste, dure, vaniteuse ; mais j’étais une enfant ignorante et aveuglée. Vous qui avez dissipé les erreurs de ma conscience, qui avez réveillé mon cœur, à votre tour, pardonnez-moi, bénissez-moi, et je suis sûre de regagner l’affection de Félicien.

En disant ces paroles, elle s’était agenouillée et baignait de ses larmes les mains du jeune lévite.

— Je ne puis vous donner qu’une bénédiction fraternelle en Jésus-Christ, répondit-il ; je n’ai point le pouvoir de vous absoudre.

— Qu’importe ! Dieu en tiendra compte.

Il lui imposa les mains, et, ainsi qu’elle le désirait, il appela, par une courte prière, sur sa tête la bénédiction céleste.

Pendant toute cette scène, la pensée d’Eusèbe avait conservé intacte sa pieuse chasteté. Mais, comme le guerrier qui a reçu une blessure dont il n’a point senti l’atteinte, et qui se trouve affaibli tout à coup par la perte de son sang, quand le jeune homme, après avoir élevé ses yeux vers le ciel, les abaissa ensuite sur celle qui avait imploré son secours, il éprouva un trouble mortel, en contemplant cette Madeleine repentante qui pleurait à ses pieds de n’avoir pas assez aimé.

Heureusement l’imagination d’Adrienne était trop remplie par l’attente de l’événement qui allait décider de son sort, pour qu’elle s’arrêtât à définir ce qui s’était passé dans son propre cœur. Mais Eusèbe, en lui donnant ses derniers encouragements, prononçait mentalement ce vœu : « Mon Dieu, rendez-lui le bonheur, et je promets de ne plus la revoir ! »

Le lendemain était un beau jour d’hiver : le soleil, réfléchi sur la neige, dispersait dans l’espace des rayonnements clairs et joyeux.

C’était comme une promesse de printemps. On devinait que la terre rejetterait bientôt son manteau de frimas pour laisser voir sa parure de primevères et de marguerites, telle que la coquette qui se dépouille du lourd vêtement sous lequel elle abritait sa vaporeuse toilette de bal.

Cécile, souriante aussi, partait pour son rendez-vous ; elle avait encore de l’impatience, elle n’avait plus de terreurs. Les reproches mêmes de sa conscience s’apaisaient dans la quasi certitude du châtiment, car elle atteignait, dans sa faute, à cet idéal de l’amour dont Eusèbe voulait douer la vertu d’Adrienne. Ce jour-là surtout, en songeant à son bonheur, il lui semblait qu’elle jouissait de la plénitude de l’existence. Elle prenait en pitié tant d’êtres infimes, attachés à la terre par des intérêts mesquins, des passions sordides ou des sentiments impuissants. Tandis qu’elle parcourait les sentiers qui conduisaient au jardin où Félicien l’attendait, elle regardait des vieillards qui cherchaient le soleil, des petits enfants qui s’absorbaient dans leurs jeux ; elle était tentée de les plaindre. Ceux-ci ne connaissaient pas encore le secret de la vie : ceux-là l’avaient oublié.

Au moment d’entrer, par excès de bonheur peut-être, elle sentit l’appréhension se réveiller dans son cœur ; mais elle se rassura vite : la destinée ne pouvait lui arracher au moins les heures d’amour qui l’attendaient là.

Adrienne et Félicien avaient précédé Cécile. Adrienne était entrée la première. Elle s’était cachée dans un cabinet où l’on déposait les arbustes qui n’avaient pu trouver place dans la serre. Cette petite pièce communiquant par deux portes vitrées avec le jardin et avec le salon, on pouvait y voir facilement ce qui se passait à l’intérieur et au dehors.

Félicien arriva bientôt : il entrait avec l’aisance de quelqu’un qui se sent chez soi. Au grand étonnement d’Adrienne, il s’empressa de faire des préparatifs de réception, avec le zèle et l’humilité d’une simple ménagère. Il mit des allumettes sous le bois qui était disposé dans le foyer : il tira d’un placard des gâteaux, du vin, des fruits, et les plaça sur la table ; il approcha un fauteuil de la cheminée et un coussin du fauteuil.

Adrienne, de plus en plus stupéfaite, ne concevait pas que tous ces soins ne fussent point à son intention. Son imagination ne s’était pas portée sur ces détails, ni même sur d’autres plus graves et plus blessants pour elle. Elle savait qu’elle venait pour pardonner un outrage, pour surprendre son mari à un rendez-vous : mais avec l’inexpérience ou la réserve habituelle de sa pensée, elle ne s’était même pas demandé ce que c’était qu’un rendez-vous.

Tout à coup elle vit Cécile. Celle-ci était entrée si doucement, qu’on n’avait pas même entendu le mouvement de la porte. Elle était debout, Félicien lui ôtait son chapeau.

— Tu as de la neige sur le front, lui dit-il.

— Ce n’est pas la neige des ans ? reprit-elle avec un sourire.

— Non, tes cheveux sont d’un noir irréprochable ; mais je ne t’en aimerai pas moins quand tu seras une charmante vieille… Assieds-toi… As-tu été reprise de tes frayeurs ?

— Oui, tout à l’heure… en entrant… J’ai peur de te perdre… ne me quitte plus !…

Elle était assise, et lui à genoux sur le coussin devant elle. Il entourait sa taille de ses bras, et l’attirait vers lui.

— Ah ! c’est ainsi que j’aime t’embrasser, disait-il.

Mais avant que leurs lèvres se fussent touchées, un cri foudroyant, inouï, plein de menace et de douleur, les arrêta.

Félicien, qui avait reconnu la voix, se précipita dans le cabinet. Il en rapporta Adrienne pâmée, raidie, sanglotante. Tout aux soins qu’elle réclamait, il lui baigna les tempes, ouvrit sa robe pour faciliter sa respiration oppressée. Cécile était oubliée. Quand elle essaya de venir à son aide, il lui fit signe doucement de se dissimuler. Un instant, en effet, Adrienne ouvrit les yeux, saisit la main de son mari, en s’écriant avec délire :

— Ne me quitte plus ! ne me quitte plus !

Ces paroles, dont elle n’avait pas conscience, étaient certainement une évocation de sa mémoire, et frappèrent Félicien comme l’écho douloureux des derniers mots qu’avait prononcés Cécile.

Enfin il se tourna vers elle :

— Nous ne pouvons rester ici ; pardonnez-moi, ma chère amie, mais je suis obligé de vous demander de me pourvoir d’une voiture.

Cécile, sans répondre, mit son chapeau et sortit ; elle revint un quart d’heure après. Elle n’entra pas dans le salon, et frappa pour s’annoncer. Félicien se présenta ; elle lui dit que la voiture l’attendait. Elle n’était pas reconnaissable : en quelques instants l’atteinte du malheur avait terni son visage et décomposé ses traits.

— Rassurez-vous, mon amie, lui dit-il, ce n’est qu’un contre-temps fâcheux : à bientôt !

Son émotion resta muette encore. À l’écart où elle s’était mise, elle le regarda partir emportant Adrienne. Elle aurait voulu, elle aussi, pleurer, suffoquer, mourir ; mais ce sont des douleurs d’enfant qui se traduisent par des cris et des larmes : il n’y a pas de sentiment humain qui puisse exprimer la souffrance d’un amour mutilé tout vivant dans le cœur.

À la suite de sa crise nerveuse, Adrienne, dont la santé était ébranlée depuis quelque temps par ses préoccupations chagrines, tomba malade : une fièvre typhoïde se déclara. Félicien veilla lui-même sur sa femme, et il demeura attaché à son chevet avec d’autant plus de persévérance, qu’au milieu de son délire elle ne cessait de prononcer son nom et de l’appeler près d’elle avec toutes sortes de supplications plaintives. Quand elle ne le reconnaissait pas, ou qu’il s’était écarté pour prendre du repos, elle avait de grands accès de larmes que l’on avait beaucoup de peine à calmer. Cette maladie dura près de trois mois et la convalescence fut plus longue encore. La raison délirante et affaiblie d’Adrienne avait besoin alors d’être apaisée et soutenue à chaque instant. Félicien s’entendait merveilleusement à cette tâche ; aussi la malade ne vivait-elle plus que par lui : elle avait conscience de sa faiblesse, et l’appui qu’elle avait rencontré lui était devenu cher. De son côté, il s’ingéniait à lui être agréable : il sut qu’on avait fait chez madame Milbert une distribution de nouvelles médailles ; il en demanda plusieurs pour les lui offrir. À son grand étonnement, elle les repoussa en disant :

— Non, cela vous déplaît.

Félicien attribua ce changement à l’incertitude qui régnait encore dans les idées d’Adrienne ; mais, à mesure que son jugement s’affermissait, la transformation qui s’était opérée en elle se marqua d’une manière plus décisive. Elle demeura attachée à la foi de sa jeunesse, mais elle subordonna aux goûts et à la volonté de son mari tout ce qui, dans la pratique, est facultatif et susceptible d’interprétation. Elle le fit même avec une ostentation calculée, dans laquelle il y avait comme une intention de défi et de rancune contre les préjugés qui l’avaient dominée autrefois et qu’elle accusait de l’avoir égarée. C’était une mutinerie qui avait changé d’objet, et Félicien, par amour de l’équité, en réprimait souvent les écarts en souriant.

Rien ne s’opposait plus, en apparence, à l’union des deux époux, mais le sentiment nouveau qui s’était développé dans le cœur de Félicien pour Adrienne, comme une conséquence de la sollicitude paternelle dont il l’avait entourée, n’avait point absorbé son amour pour Cécile. Celle-ci avait quitté Rouen et était retournée avec madame de Nerville à Paris. Félicien lui écrivait, et il aspirait au jour où il pourrait la consoler de son délaissement. Quand Adrienne eut recouvré la pleine jouissance de sa santé et de ses facultés, il annonça une absence. Elle n’y fit point d’opposition ; mais au moment du départ, elle le regardait avec de grands yeux inquiets :

— Ne crains rien, lui dit-il, je reviendrai bientôt.

— Je le sais, répondit-elle, le dévouement que vous m’avez montré est le plus fort des engagements.

Félicien était embarrassé : il sentait la vérité des paroles d’Adrienne, et pourtant revoir Cécile, jouir de la douce expansion de sa tendresse, c’était toujours le bonheur pour lui. Les deux amants le retrouvèrent enfin, ce bonheur si longtemps attendu ; mais ce fut un bonheur blessé, plus douloureux que le malheur même. Pendant cette longue suspension de leur entraînement, ils s’étaient déshabitués de la passion qui brave tout ; aussi leurs paroles étaient hésitantes, leur abandon contraint, et les révélations de leur confiance pénibles.

Enfin Cécile, à travers une explosion de désespoir, laissa échapper le secret de son cœur ; pendant sa longue attente, le fruit empoisonné de la jalousie y avait mûri. Elle n’était plus seule à être aimée, elle le savait ! Il fallait maintenant entrer en partage avec Adrienne. Quelles terribles incertitudes cette situation allait lui créer ! Jusqu’à quel point entrerait-elle en balance avec sa rivale ? Était-ce le culte de son amant pour elle qui le ramenait à ses pieds ? N’était-ce pas l’effort de sa compassion ? Et quand elle s’abandonnerait à l’élan de son propre amour, ne viendrait-elle pas se heurter contre ce nouveau sentiment qui veillait dans le cœur de Félicien comme un ennemi armé contre elle ?

Mais elle trouvait encore une autre cause de tourment dans un scrupule plus délicat. Lorsque Félicien n’éprouvait que de la froideur pour Adrienne, Cécile en l’aimant ne se trouvait qu’à demi coupable ; mais chercher à surprendre sans cesse, à attirer à soi un amour que la conscience de votre amant vous dénie, et qui est à chaque instant près de vous échapper pour suivre la pente légitime où le devoir l’appelle, quelle noire action ! quelle trame ténébreuse !

Félicien s’efforçait de calmer à la fois sa jalousie et ses scrupules, en lui affirmant que l’amour qu’il avait pour elle et l’affection protectrice qu’il donnait à Adrienne étaient deux sentiments si différents qu’ils ne souffraient point de leur rapprochement. Mais quoique en cela il fût sincère, il voyait trop clairement cependant que des obstacles matériels le forceraient souvent d’étouffer l’une ou l’autre inspiration de son cœur. Il était impossible maintenant de songer à réunir Adrienne et Cécile, à renouer aucune liaison entre elles. L’amour des deux amants pouvait tout au plus se promettre quelques heures de bonheur après de longs jours d’absence. Le dévouement de Cécile n’eût pas reculé devant ces conditions pénibles ; mais sa timidité ou sa pudeur l’empêchèrent de déclarer de son propre mouvement qu’elle était prête à acheter l’amour à un prix si onéreux, et Félicien n’osa pas lui demander d’accomplir ce sacrifice, parce qu’il n’y entrait point en partage égal et qu’il n’avait rien à lui offrir en échange.

Ainsi, tout ce qu’ils avaient espéré de ce renouvellement d’intimité leur manquait : les premières heures de leur réunion avaient été données à l’expression de leur souffrance ; les derniers moments furent abandonnés au morne silence de l’impuissance et du découragement. Leur adieu surtout, privé d’expansion, fut cruel : ils ne se dirent pas qu’ils se séparaient pour toujours, ils le pensèrent en se contraignant à le dissimuler.

Félicien porte encore dans son cœur les traces de ce déchirement ; mais sa raison, que le sentiment a convaincue, ne faiblit plus. D’ailleurs, ces derniers murmures de l’amour s’apaisent peu à peu dans les joies paternelles. Un an ne s’était pas encore écoulé qu’Adrienne l’avait rendu père d’une fille. En la lui présentant, à sa naissance, elle avait dit un mot qui réparait entièrement le passé : « Je te la confie ; fais-en une femme que tout honnête homme puisse aimer. »

Eusèbe s’est tenu parole : il n’a pas revu Adrienne ; mais c’est maintenant par la lutte et non plus par l’enthousiasme qu’il poursuit sa mission. À ses heures de méditations solitaires, il voit sans cesse un fantôme gémissant se traîner à ses pieds. Est-ce l’image d’Adrienne ? Non, elle s’efface de son souvenir. C’est sa propre jeunesse qui se plaint d’être enchaînée dans les vœux et les symboles. Mais, quoi qu’il fasse, la vertu l’accompagnera toujours ; parce qu’il possède, avec l’humilité du cœur, un sentiment profond des douleurs et des devoirs de la vie.

Cécile est inguérissable. Elle tolère madame de Nerville, mais sans lui pardonner sa trahison. On parle cependant pour elle d’un mariage brillant avec une de nos illustrations militaires. N’ayant plus de bonheur à attendre, elle veut essayer de vivre de celui qu’elle donnera. Son mari, en effet, sera beaucoup plus âgé qu’elle ; mais Cécile, avec sa beauté toujours jeune, sa tendre douceur et sa candeur passionnée, n’est-elle pas de ces femmes qui semblent faites exprès pour être les délices d’un vieillard ?

Mathilde a renoncé à la dévotion. Elle a renvoyé sa petite fourbe de femme de chambre et a repris une jeune et pimpante Parisienne qui la console par avance de sa prochaine séparation avec Cécile. D’ailleurs, elle rêve maintenant d’être grande tante d’un futur héros.

La société de madame Milbert s’est transformée complètement sous l’influence d’Adrienne, qui veut que l’on écoute son mari et que l’on respecte ses idées. Dans l’intimité, elle ne se refuse plus à le comprendre, et son attention a même quelquefois le caractère de l’enthousiasme. Un jour qu’il lui parlait de cette magnifique éternité que semble nous promettre la multitude infinie des mondes qui peuplent l’univers, il vit une larme humecter ses paupières.

— À la bonne heure ! dit-il en l’embrassant, il ne faut pas plus de logique que cela pour être heureux : chacune des vérités partielles que nous prétendons posséder est si petite et le ciel est si grand, que nous n’avons pas besoin de les détruire l’une par l’autre. Il y a dans l’immensité de la vérité universelle assez d’espace pour contenir tous ces atomes de lumière noyés aujourd’hui dans l’erreur.


FIN