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Une histoire de mon pays

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C.O. Beauchemin & Valois (p. 148-160).


Les soldats de Wetherall dorment encore là ; tout près, au sommet du ravin !

C’était déjà mon plan, alors, d’être médecin, de campagne surtout, où il me semblait qu’on l’était bien plus qu’à la ville. Et pendant mes vacances d’écolier, j’étais toujours tout fier de monter dans la voiture du vieux docteur Ribaud pour l’accompagner partout dans ses courses aux malades. Je soupçonnais bien qu’il m’exploitait un peu, à me faire lui tenir son cheval aux portes des patients, mais qu’importe, j’étais tout de même heureux.

Ce jour-là, il m’amenait chez la vieille Labonté — la mère Labonté, que nous appelions — dangereusement malade.

Nous descendions le ravin qui coupe la route superbe conduisant de l’ancien manoir de Rouville à la montagne de Saint-Hilaire et qui est si sombre en automne à cause des grands arbres touffus plantes de chaque côté.

Les soldats de Wetherall dorment encore là, tout près, au sommet du ravin.

— Et c’est ici qu’ils ont été enterrés ?…

— Oui, tous… Là, à gauche de ce vieux pin, c’est le capitaine Lovell, tué dans la côte de Saint-Charles,… plus loin, c’est…

Le vieux docteur arrêta son cheval, et, debout dans sa voiture maintenant, il examina un instant le terrain, comme pour mieux se rappeler ; alors pointant la main :

— Oui, là, le capitaine Archie Lovell ; là, Redmond, je crois, un Écossais ; en arrière, à droite, il y en a encore deux autres ; tous quatre ont été tués à Saint-Charles. Plus loin, tu vois à côté de ce bouquet de cèdres, c’est Connell, mort de fièvre typhoïde, et plus loin encore, sous cet orme rabougri, c’est Frank… Frank… voyons… Frank… Logan.

Oui, Logan… Il se rassit…

— Tué, lui aussi ?…

— Tué ? et le docteur sursauta de surprise… Qui t’a dit ça ? Qui a pu te dire ça ?

— C’est que je vous le demande tout simplement, répondit-je.

Mais le bon vieux docteur s’était tu, songeur tout à coup.

— Ce pauvre Frank, c’est pourtant vrai tout de même qu’il a été tué, reprit-il à la fin, en reprenant tranquillement notre route… Tu veux étudier la médecine ? alors quand même je te conterais ça.

— À cette époque-là, aux heures tourmentées de 37, il y a quarante ans, c’était bien plus joli qu’à présent Saint-Hilaire. Je dis plus joli, moi, car la main dévastatrice de l’homme n’avait pas encore cherché à transformer les grandioses beautés de la nature, les grands bois tranquilles, les sources qui jaillissaient partout dans la montagne, les pans de rochers sauvages qui faisaient des angles dans les chemins, les treillis de lierre et de vignes le long des grèves du Richelieu.

La population elle-même était comme complice de cette région et lui ressemblaient dans sa douce et sereine quiétude. Aussi quels amours généreux et robustes en naissaient.

… C’est ainsi que je les avais souvent vus passer ensemble le long du chemin du roi, par les beaux crépuscules des mois de Marie ou dans les dimanches d’été, les jours de repos et de bon soleil vivifiant, Blanche Lavigueur et Jacques Renaud : Blanche, la fille de mon voisin, Jacques, le jardinier du seigneur de Rouville.

Elle était bien belle, cette Blanche, pour la fille d’un paysan, et comme elle savait avec orgueil et gentiment porter à son corsage, ou dans ses cheveux, les fleurs délicieuses que Jacques lui choisissait toujours à son intention, pour chaque rencontre prochaine.

Ils se marieraient probablement au cours de l’hiver suivant… Oh ! oui, ils se marieraient… je l’avais compris rien que dans le sourire moqueur de Blanche, dans ses dénégations abandonnées, sans force, qu’elle eût été peinée, sans doute, de me voir approuver…

Et Jacques aussi le disait pareillement à tout le monde par son regard fier, par les visions heureuses d’avenir que l’on devinait derrière ses prunelles brillantes.

… Un jour ce fut un souffle terrible qui passa sur la population : le souffle patriotique de la liberté, le souffle sauvage de la révolte. Les cœurs battaient inconsciemment, les poitrines haletaient… Ah ! si tu avais alors vu ça comme moi, mon petit, car il faut avoir vu ça, il faut l’avoir senti.

Tout d’abord ce n’est rien, rien qu’un calme pesant, quelque chose qui oppresse ; puis c’est un mot, un cri, un appel de ralliement qui traverse l’air, venu on ne sait pas bien d’où. Alors les fils embrassent leurs mères, les maris leurs femmes, les amoureux leurs fiancées et les voilà, groupés, qui cherchent instinctivement des armes, affolés : j’ai connu cette épouvante irrésistible, plus forte que tout, et comme je m’en souviens encore, à certains moments, à un degré si intense que j’en ressens le même frisson d’autrefois.

C’était donc la révolte, la guerre contre l’Anglais. Et alors dans nos campagnes, à travers les routes, des piquets de cavalerie dépêchés par l’autorité militaire, des pelotons de soldats en habits rouges passaient en hâte pour des missions secrètes, à la poursuite des chefs d’émeute : les patriotes… Les patriotes, n’oublie jamais ce mot-là, mon petit, va, il est bien plus grand ici que partout ailleurs.

C’était en août 1837, tout était en feu dans la région, et un bon jour un détachement d’infanterie s’en vint s’installer en permanence au château de Rouville pour surveiller et réprimer sur place le soulèvement général qui menaçait.

… Oui elle était bien belle cette Blanche pour une humble fille de paysan ; avec ça sachant comme pas une se faire une démarche et une taille de princesse dans la plus pauvre robe de calicot ou d’indienne.

Ça m’intéressait toujours de la voir aller par les chemins, souvent avec Jacques son amoureux, souvent seule aussi. Elle s’en allait certainement rôder du côté du manoir. Je me disais alors en songeant : les femmes, hein ! les femmes qui aiment… que leur importe les coups de canon qu’elles n’entendent point, les blessures qu’elles ne voient pas ; ça ne les distrait seulement pas de leurs amours… Blanche s’en allait ainsi aux alentours du manoir à cause de Jacques, sans doute, je pensais.

À cause de Jacques ?… oui, cela devait bien être et c’était presque naturel.

Mais pourtant, j’étais inquiet depuis quelques jours, car pourquoi ce manège, ces minauderies, ces agaceries encourageantes que j’avais constatées chez Blanche à l’égard de Logan, un des soldats anglais du manoir. Serait-ce donc pour lui les allées et venues répétées de ma voisine ? Je l’avais rencontrée et en me voyant elle avait baissé les yeux, honteuse et pâlie, sous mon regard de reproche et de mépris.


Une autre fois, je l’avais encore reconnue de loin, qui appuyait sans gêne son bras de Française au bras du soldat anglais.

Une autre fois je l’avais encore reconnue de loin, qui appuyait sans gêne son bras de Française au bras du soldat anglais, son costume blanc à cet habit rouge. Au même moment je distinguais aussi, — fixé par elle, sans doute, — aux galons de l’uniforme de Logan, le frais bouquet de fleurs de ce pauvre Jacques et j’eus à l’esprit la sensation de quelque chose d’abominable.

À tout propos je voyais aussi Jacques errer à l’aventure, par simple tourment inavoué d’espionner Blanche. Il se présentait pour un rien chez moi ; il avait toujours des névralgies, des maux de tête à accuser, mille avis à me demander. Je faisais alors mine de m’intéresser à ses douleurs tout en évitant de surprendre son regard tout de suite envolé distraitement vers les fenêtres de Blanche.

Je sentais qu’il souffrait tellement le pauvre garçon que ses visites répétées ne m’ennuyaient pas trop ; puis j’étais jeune moi-même alors ; tout ceci m’amusait. Une bonne fois, avec la détermination de le sonder jusqu’à l’âme et de le consoler ensuite, je me mis à l’interroger franchement sur le compte de Blanche.


Du poison peut-être ?… Il me dit cela si naturellement.

Mais lui, avec une figure d’insouciance d’abord parfaitement jouée, commença tout simplement, regardant en l’air : Oh ! oui, il l’avait beaucoup aimée, il ne s’en cachait pas, mais maintenant… Elle n’avait pas de cœur, d’ailleurs, pas d’âme, sans cela elle n’agirait pas comme elle le faisait… Ah ! il connaissait bien ses talents d’enjôleuse, sa manière adroite d’engluer les amoureux, de les faire se traîner à ses pieds… C’est qu’elle savait si bien feindre l’amour, connaissait d’instinct toutes les protestations habiles qui convainquent, les mots chauds et palpitants où vont se fondre les désirs toujours remis de rupture, les fâcheries amoureuses. C’était plus fort que soi, il fallait encore se rattacher à elle… Oui, c’est bien comme un fou, un pauvre fou, qu’il l’avait aimée… Et la veille au soir encore si elle ne l’avait pas tant de fois…

Alors, sans achever, sur cet aveu à demi retenu dans sa gorge, il s’était enfui en détournant la tête comme quelqu’un qui veut cacher ses larmes.


Frank retomba comme une masse, comme un ressort brisé.

En le voyant ainsi partir tout à coup, si triste, je compris jusqu’à quelle profondeur d’abîme son cœur était encore torturé ; va, il l’aimait bien toujours comme un fou, comme un pauvre fou, selon qu’il m’avait dit. Et c’était avec son cœur d’amoureux et de patriote qu’il ressentait toute sa douleur, qu’il subissait la torture si souvent renouvelée de voir passer Blanche au bras de Frank Logan. Oui, il avait eu beau mentir, se raidir de tous ses nerfs pour feindre l’indifférence et me faire croire à sa passion éteinte, j’avais bien compris la vérité toute entière.

Tout de même, au bout d’une semaine ce fut vraiment un autre Jacques qui me revint, un Jacques tout à fait transformé, qui ne pensait apparemment plus à rien, qui ne parlait plus que de ses plates-bandes en fleurs, que de boutures exotiques, d’allées, de pelouses nouvelles, de sa serre incomparable… seulement les rats qui l’agaçaient, par exemple, gâchaient tout dans le jardin… la serre en était remplie aussi. Ils arrivaient, il ne savait pas d’où, des caves humides, des vieux hangars voisins, de dedans le sol. S’il y avait eu un moyen de les détruire… Du poison peut-être ?… Il me dit cela si naturellement.

— Mais oui, du poison, de la strychnine, lui dis-je. Alors je lui en préparai, tout en lui expliquant la meilleure manière de l’administrer. Et il repartit content.

C’était le matin cela. Vers le soir, après le souper au manoir, l’on vint me quérir en hâte pour Frank Logan ; le soldat anglais était pris d’une affreuse crise d’épilepsie, me conta-t-on ; quand j’arrivai, le pauvre gars, le regard chaviré, écumait sur son habit rouge, sur le frais bouquet de fleurs fixé aux boutonnières, se tordait aux bras de ses amis dans des râlements, des spasmes et des convulsions horribles, se raidissait dans des soubresauts qui lui disloquaient les articulations. C’était affreux.

Je voulus tenter une médication quelconque, mais en un instant Frank retomba comme une masse. Comme un ressort brisé, il détendit lentement ses membres tordus et crispés, et ce fut tout : il était mort.

— Mais diable ! ce n’est point de l’épilepsie, ça, affirmai-je à ses amis stupéfaits… Voyons, contez-moi donc ça… Ce sont bien plutôt les symptômes d’un empoi… Et comme je tournais la tête, j’aperçus Jacques qui, négligemment, détachait le bouquet de fleurs de la poitrine de Logan… Au fait, en réfléchissant un peu, je crois que vous avez raison, c’est bien de l’épilepsie, repris-je…

C’est là-bas, où je t’ai indiqué, sous l’orme, qu’on l’a enterré… Lorsque tu étudieras la médecine, mon petit, tâche de méditer sur ces symptômes.

— Ah ! je devine bien, alliez… Et Jacques, qu’est-il devenu ?…

— Tué quelques semaines après, au premier rang des patriotes, à Saint-Charles.

— Et la jolie Blanche ?

— Blanche ?… Attends un moment, je vais auparavant rentrer ici chez cette malade, la mère Labonté.

Le bon docteur arrêta son cheval au rebord de la route, me remit les guides, descendit de voiture et pénétra dans une humble maisonnette sous les pommiers verts.

Il en ressortit au bout d’un instant.

— Blanche… tu me demandais ? ah ! je puis bien tout te dire maintenant, car elle sera morte demain ; eh bien ! c’est elle, Blanche, la mère Labonté…


Dr Choquette.