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Une intrigante sous le règne de Frontenac/Un défenseur volontaire

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UN DÉFENSEUR VOLONTAIRE



Nous avons dit plus haut que madame DeBoismorel avait pris part aux réjouissances profanes du 5 novembre et qu’elle attendait le lieutenant DeBeauregard qui devait l’accompagner au dîner et au bal que donnait le gouverneur ce soir-là.

La jolie veuve était, à n’en pas douter, l’idole de la société aristocratique de Québec.

Au premier rang de ses admirateurs, figurait le lieutenant DeBeauregard, qui faisait partie de l’état-major du gouverneur. Cet officier était un jeune homme de haute taille à la physionomie ouverte, spirituelle et énergique.

Avant d’endosser l’uniforme, DeBeauregard avait porté la toge au barreau de Paris, où il s’était distingué par son amour du travail, son éloquence et sa grande probité.

Il promettait d’être un jour une des lumières de son ordre. Mais plusieurs officiers de ses amis qui l’avaient connu, dix ans avant, lorsqu’il faisait son service militaire, et qui avaient admiré son énergie et la noblesse de son caractère, lui proposèrent un bon matin de se joindre à eux pour aller servir la patrie, par delà les mers, sous les ordres du gouverneur Frontenac.

— Très-bien ! avait-il répondu sans hésiter.

Quelques semaines plus tard, il reprenait l’uniforme et s’embarquait pour la Nouvelle-France.

Le gouverneur l’accueillit avec empressement, car il lui était chaleureusement recommandé par la comtesse de Frontenac qui l’avait rencontré souvent à la Cour.

Frontenac se félicita par la suite d’avoir accordé sa confiance à ce jeune homme. En effet, durant les sombres jours du siège, le lieutenant DeBeauregard se signala par une bravoure poussée parfois jusqu’à l’héroïsme.

Or, le 5 novembre au soir, vers les huit heures, tel que convenu, le lieutenant arrivait chez madame DeBoismorel. Il sonna à la porte de cette demeure qui lui était toujours si hospitalière.

La servante vint ouvrir.

Il allait entrer, quand celle-ci lui dit :

Môdame étiont partie.

— Partie… dites-vous ?

— Oui, môsieu.

C’est étrange ! pensa-t-il. Et il s’éloigna en se dirigeant vers le Château Saint-Louis, situé tout près de là, où presque tous les invités étaient déjà réunis dans le salon bleu.

À huit heures et demie, un domestique en livrée annonça que le dîner était servi.

Les convives entrèrent dans une vaste pièce décorée avec un goût irréprochable.

Le repas fut très joyeux, comme tous ceux que présidait le gouverneur. Un des convives, cependant, ne partageait pas la gaieté générale. C’était, on le devine, le lieutenant DeBeauregard.

Bien qu’il s’efforçât d’oublier momentanément madame DeBoismorel, l’image de cette femme qu’il aimait repassait sans cesse devant son esprit.

Il croyait à l’amour réciproque de la jeune veuve, car celle-ci, tout en cherchant à capter les bonnes grâces du gouverneur Frontenac, avait agréé depuis un mois les avances du valeureux et bel officier… Elle était aussi prudente que perfide. — Si le premier m’échappe, je prendrai le second, se disait-elle !

La plupart des invités avaient remarqué l’absence au dîner de madame DeBoismorel, mais tous étaient persuadés que tantôt elle ferait sa brillante apparition au bal.

DeBeauregard caressait aussi cette chère illusion…

À dix heures, la danse était déjà animée par une musique très entraînante, et la « déesse » qu’on attendait n’avait pas encore paru dans cette salle où tant de fois sa beauté et son élégance avaient jeté un vif éclat.

Cette absence commençait à provoquer de nombreux commentaires chez les dames comme chez les messieurs.

Le lieutenant DeBeauregard, qui se tenait dans l’ombre, fut bientôt entouré par un groupe d’amis qui lui demandèrent si madame DeBoismorel était malade.

— Je l’ignore, répondit-il.

— Mais pourtant, fit sur un ton ironique le capitaine Bonin, vous pourriez nous renseigner à son sujet ; car ne deviez-vous pas accompagner cette grande dame ici ce soir ?

— Allez donc vous promener, vil mouchard ! lui dit DeBeauregard, le toisant de la tête aux pieds.

Bonin, apparemment satisfait de sa sottise, s’éloigna en ricanant bêtement.

Les autres officiers levèrent les épaules de dégoût devant la lâcheté du rustre.

— Oui, accentua le capitaine DeMaricour, oui, oui, va te promener, vilain traîneur de sabre en temps de paix…

Ce capitaine Bonin aimait éperdument madame DeBoismorel ; il avait même demandé sa main, mais la jeune veuve s’était cruellement moquée de lui. Il saisissait donc cette occasion pour humilier son heureux rival.

Peu d’instants après cet échange de paroles piquantes, le lieutenant DeBeauregard quitta discrètement le Château Saint-Louis.

Rendu dans sa chambre, il se prit à réfléchir sur ce qui avait pu motiver l’absence de madame DeBoismorel de son domicile et de chez le gouverneur.

« Elle est partie », m’a dit la servante.

Mais pourquoi ne m’avait-elle pas attendu ? Où donc était-elle allée ?

Il se posa longtemps ces deux questions sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante.

Finalement, l’esprit harassé, il se jeta sur son lit en se disant :

Je trouverai demain le mot de cette énigme.

Le lendemain matin, le lieutenant se présenta chez madame DeBoismorel.

— Madame peut-elle me recevoir ? demanda-t-il à la servante.

— Non, môsieu !

— Puis-je savoir pourquoi ?

— J’vous avions dit hiar que môdame étiont partie.

— Pouvez-vous me dire où elle est maintenant ?

— Allez demander ça au chartier de Lotbinière…

— À monsieur Chartier de Lotbinière, voulez-vous dire ?

— P’t être ben, môsieu ; j’le connaissions point !

Puis, craignant d’avoir trop parlé, elle referma la porte.

— Allons voir M. Chartier de Lotbinière, se dit le lieutenant.

En route, il rencontra un ami intime qui lui dit :

— Quelle triste nouvelle, hein ? Toutes mes sympathies, mon cher lieutenant.

— Quelle est donc cette triste nouvelle ? Et pourquoi m’offres-tu des sympathies ? fit DeBeauregard, de plus en plus étonné.

— Quoi ! ignores-tu que madame DeBoismorel a été arrêtée, hier soir, sur l’ordre de M. Chartier de Lotbinière, et qu’elle est partie pour la France à bord du Neptune ?

La foudre tombant à ses pieds ne lui eut pas causé plus de surprise que l’annonce de cette nouvelle…

Enfin, se ressaisissant, il remercia son ami et se rendit au bureau de M. le lieutenant-général civil et criminel, qui l’accueillit avec la plus grande bienveillance.

Après les compliments d’usage, DeBeauregard dit :

— C’est en ma qualité d’avocat que je suis ici ce matin.

Je viens d’apprendre que madame DeBoismorel a été arrêtée, hier soir, en vertu d’un mandat portant votre signature.

— C’est la vérité.

— Voulez-vous avoir la complaisance de me dire de quoi cette dame est accusée ?

M. Chartier de Lotbinière hésitant à répondre, DeBeauregard ajouta :

— J’ai l’intention, si Son Excellence le gouverneur me le permet, d’aller en France pour défendre madame DeBoismorel devant les tribunaux.

— Ah !… Dans ce cas, répondit M. Chartier de Lotbinière, je puis vous informer que cette dame est accusée de conspiration contre Son Excellence le gouverneur et Madame la comtesse de Frontenac.

À ces mots, DeBeauregard s’écria avec conviction :

— C’est une infâme machination tramée contre cette noble femme !

Puis il reprit d’une voix plus calme :

— Puis-je connaître le nom de l’accusateur et obtenir une copie de l’acte d’accusation ?

— Je regrette vivement, croyez-le, de ne pouvoir acquiescer à votre demande. Du reste, toutes les pièces relatives à cette malheureuse affaire ont été confiées hier au capitaine du Neptune qui doit les remettre à qui de droit. Si vous allez en France, vous pourrez les consulter en vous adressant aux autorités judiciaires.

Le lieutenant n’insista pas.

M. Chartier de Lotbinière le reconduisit jusqu’à la porte et lui dit, en lui serrant la main : Bon courage ! mon cher ami.

— Merci ! j’en aurai ; et, avec la grâce de Dieu, je saurai à la fois venger l’honneur d’une Canadienne loyale et confondre son lâche accusateur !

En prononçant ces derniers mots, DeBeauregard pensait au capitaine Bonin.



La semaine suivante, un petit bâtiment, l’Hirondelle, se préparait à prendre la mer à destination de Bordeaux.

DeBeauregard, ayant obtenu du gouverneur un congé illimité, se rendait à bord de ce vaisseau, en passant par la côte de la montagne, lorsque, soudain, il vit au-dessus de sa tête un corbeau qui tournoyait en lançant des croassements sinistres.

Peu superstitieux, il ne fit aucun cas de cet oiseau qu’un poète a surnommé le chantre des funérailles !

Après s’être débarrassé de son bagage, le lieutenant voulut se promener sur le pont de l’Hirondelle, mais à peine y avait-il posé le pied, que le corbeau s’élança derechef vers lui en recommençant son chant lugubre…

Plus ahuri qu’effrayé, le voyageur s’enferma dans sa cabine, sortit de sa poche un carnet, qui lui servait de journal, et y consigna les faits les plus importants de la journée.

La même nuit, quand l’Hirondelle déploya ses voiles et prit sa course sur une mer houleuse, le lieutenant dormait d’un sommeil aussi agité que les flots.

Six jours passèrent durant lesquels le voilier lutta sans cesse contre les orages ou les vents.

L’Hirondelle était un vieux vaisseau qui avait résisté aux chocs de nombreuses tempêtes, mais les blessures qu’il cachait dans ses flancs s’élargissaient de plus en plus sous les coups des vagues en fureur.

Le septième jour, après une accalmie de deux heures, un tourbillon de vent impétueux s’éleva tout d’un coup et désempara l’Hirondelle qui, renversé et vaincu, sombra corps et biens, à l’exception de trois hommes qui réussirent à se cramponner à une chaloupe.

La frêle embarcation s’en alla au gré des flots, car ceux qui l’occupaient n’avaient pas de rames pour la diriger. Les malheureux manquaient aussi de nourriture…


« Notre existence infortunée
Est le jouet des éléments.
Une ironique destinée
Semble insulter à nos tourments.
Qui peut conjurer les tempêtes
Et fixer les flots inconstants ?
La foudre éclate sur nos têtes
Quand nous attendions un beau temps »


Un matin, par un temps clair, le capitaine d’un brigantin allant vers Québec, aperçut au loin une chaloupe que les vagues ballottaient comme une coquille de noix. Il s’en approcha à la hâte, et, à sa grande surprise, y trouva trois hommes inanimés, qu’il crut malades ou endormis. Mais quand les naufragés furent placés avec précaution sur le pont du navire, le capitaine constata qu’il était en présence de trois cadavres, dont deux marins et un militaire.

N’ayant rien trouvé sur les matelots qui pût servir à leur identification, on jeta leur cadavre à la mer, après avoir observé le cérémonial connu de tous les marins.

Mais sur le corps du militaire on trouva un carnet assez volumineux que le capitaine sembla parcourir avec un vif intérêt. Et puis, rassemblant tout l’équipage autour du mort, il lut à haute voix ces lignes que portait le dernier feuillet :

« Il y a dix jours aujourd’hui que notre vaisseau l’Hirondelle a péri. Nous sommes probablement les seuls qui avons échappé au naufrage. Nous étions alors si heureux et si excités, que nous chantions et pleurions à la fois ! Mais à cette joie délirante succédèrent bientôt l’angoisse et la douleur. Car, n’ayant pas d’aviron pour conduire notre barque, ni de nourriture pour nous soutenir en attendant des secours peut-être trop tardifs, qu’allions-nous devenir ? Nous regrettions presque de n’avoir pas été engloutis avec tout l’équipage de l’Hirondelle

« Oh ! que de souffrances morales et physiques nous avons endurées depuis le naufrage ! Il est plus facile de les imaginer que de les décrire.

« L’autre jour, dans un moment de désespoir et de folie, l’un des matelots voulut se suicider ! Nous eûmes toute la peine du monde à l’empêcher de commettre cet acte indigne d’un brave et d’un chrétien.

« Enfin, hier, mes deux compagnons d’infortune que je vois étendus à mes pieds, les yeux grands ouverts et tournés vers le ciel, sont morts de froid et de faim !

« C’est le sort qui m’attend dans quelques minutes. Car la mort — comme le noir corbeau qui croassa à mes oreilles, à mon départ de Québec — plane au-dessus de moi et effleure déjà ma tête de son aile sombre !

« J’aurais pourtant voulu vivre encore quelques semaines afin de pouvoir remplir une tâche sacrée ! Mais, puisqu’il me faut mourir à présent, je fais au divin Maître le sacrifice de ma vie, et, en retour, je lui demande de sauver l’honneur d’une honnête femme que j’aime et que j’avais juré de protéger contre d’ignobles persécuteurs !

« Vous qui trouverez mon cadavre et ceux de mes compagnons, priez pour le repos de notre âme !…

« Hélas ! la mort s’en vient : mes yeux ne voient presque plus la lumière, et ma main tremble en traçant ces derniers mots que je ne pourrai même plus relire :

Adieu, belle France !
Adieu, cher Canada ! »

Au bas de la page le capitaine put déchiffrer la signature et la date suivantes :

Lieutenant Jules DeBeauregard.

Ce 29 novembre 1690.

Tout l’équipage, ému jusqu’aux larmes, s’inclina pieusement devant la dépouille de ce compatriote inconnu dont les accents exprimaient le plus pur patriotisme.

Sur l’ordre du capitaine, le corps du lieutenant fut enseveli dans le drapeau fleurdelisé et déposé dans un long coffre de bois que l’on remit la semaine suivante aux autorités militaires de Québec.



La nouvelle du naufrage de l’Hirondelle et de la mort tragique du lieutenant DeBeauregard se répandit en ville comme une traînée de poudre enflammée et fit naître la tristesse dans tous les cœurs.

Le gouverneur, qui avait pour le défunt une profonde affection, ne pouvait se consoler en songeant à la perte que faisait la Nouvelle-France dans la personne de ce soldat sans peur et sans reproche.

De toutes parts s’élevait un concert d’éloges à l’adresse du cher disparu. On rendait hommage à ses qualités du cœur, de l’âme et de l’esprit.

Les funérailles du lieutenant eurent lieu au milieu d’un immense concours de citoyens accourus des coins les plus reculés de la colonie.

Il fut inhumé dans le cimetière catholique de la Haute-ville, à côté d’un jeune officier mort récemment au champ d’honneur.

Le capitaine Lemoyne DeMaricour, après avoir jeté une poignée de terre sur le cercueil du lieutenant — et d’une voix que l’émotion faisait trembler — prononça ces mots :

Repose en paix ! noble et vaillant défenseur de la patrie !