Une intrigante sous le règne de Frontenac/Une intrigante

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UNE INTRIGANTE SOUS LE
RÈGNE DE FRONTENAC



Nous sommes à la fin d’août 1690. C’est le matin. Une brise légère caresse le feuillage où la rosée brille encore sous les rayons du soleil. Toutes les voix de la nature semblent s’unir pour célébrer à l’unisson la puissance et la bonté du Créateur.

Le Château Saint-Louis, posté comme une sentinelle sur le rocher de Québec, offre aux regards de ceux qui l’habitent le plus gracieux panorama que l’on puisse voir.

Debout, près d’une fenêtre ouverte de son palais, le gouverneur Frontenac, le front soucieux, voit à cette heure d’un œil indifférent le spectacle grandiose que chaque matin il se plaît à contempler. Puis, comme attiré par une force occulte, il s’approche d’une nouvelle et magnifique gerbe de roses qu’une main inconnue place sur son pupitre, depuis quelques jours.

Après avoir un instant rêvé devant ces fleurs, il se met à arpenter son cabinet de travail en relisant une lettre, très injurieuse pour lui, qu’une âme vile avait adressée de Québec à la comtesse de Frontenac, à Paris, et que celle-ci a fait parvenir au comte avec cette note brève :

« Connaissant la noblesse de votre caractère et votre loyauté à mon égard, je tiens à vous dire que j’ai pour l’auteur de la lettre ci-jointe le plus profond mépris.

« Croyez à l’affection inaltérable de votre toute dévouée. »

Anne de la Grange.


Coïncidence étrange, Frontenac avait reçu, la semaine précédente, une autre lettre, non signée, dans laquelle son épouse était représentée comme une mondaine vulgaire et indigne de porter le nom du gouverneur de la Nouvelle-France.

Dans un mouvement de promptitude, Frontenac avait jeté cette lettre au feu. Il se reproche maintenant de ne l’avoir pas envoyée à la comtesse.

Cette gerbe mystérieuse, qui se rattache dans son esprit aux deux lettres infamantes, lui apparaît comme le corollaire d’une intrigue dont il veut pénétrer les secrets. Il appelle son fidèle valet, Duchouquet, et lui demande :

— Est-ce vous qui avez déposé ces fleurs sur mon pupitre ?

— Non, Excellence.

— Savez-vous d’où et de qui elles viennent ?

— Non plus, Excellence.

— Eh bien, tâchez de le savoir, mais apportez beaucoup de discrétion dans vos recherches.

— Je vous le promets, Excellence ! Et Duchouquet se retira en saluant profondément.

Frontenac dissipe bientôt ce nuage en se remettant au travail.

Deux certitudes le réconfortent : celle que sa femme lui garde toute son affection, et celle de posséder la confiance de Son Souverain. Il peut aussi se rendre le témoignage d’avoir rempli consciencieusement les devoirs de sa haute charge ; il en trouve la preuve dans l’empressement que le peuple et les militaires mettent à soutenir ses mesures et à obéir à ses ordres.

Deux jours plus tard, Duchouquet vint rendre compte à son maître du résultat de ses démarches.

— Eh bien ! fit Frontenac, quelle nouvelle ?

— Ces fleurs, répondit Duchouquet, sont envoyées à votre Excellence par madame DeBoismorel.

Je m’en doutais, pensa le gouverneur. Néanmoins il demanda :

— En êtes-vous bien certain ?

— Absolument certain, Excellence.

— C’est bien ; merci !

Cette dame DeBoismorel, âgée à peine de 26 ans, veuve d’un officier français, mort, l’année précédente, en Acadie, au service du roi, était une des plus jolies femmes de la Nouvelle-France. Mais ses grands yeux noirs, où brillait souvent une lueur étrange, exprimaient la méchanceté et l’ambition effrénée de son cœur.

Du fait que la comtesse de Frontenac n’avait pas suivi son mari au Canada, elle déduisait que les deux époux se détestaient mutuellement. Elle espérait, par ses dénonciations calomnieuses, provoquer entre eux rien de moins que le divorce et ensuite devenir l’épouse de l’illustre gouverneur.[1]

Elle avait, à Paris, un frère qui lui servait de complice. C’était ce misérable qui dénonçait à Frontenac, sous le voile de l’anonymat, la prétendue inconduite de sa femme, que toute la Cour de France avait surnommée la « Divine », à cause de sa beauté, de son esprit, de son tact et du prestige qu’elle exerçait sur tous ceux qui l’approchaient.

Madame DeBoismorel avait une confiance aveugle dans le succès de sa double diplomatie : l’envoi de ses lettres perfides et l’offrande de ses fleurs. Avec l’arme de la première, elle briserait les faibles liens qui pourraient peut-être encore exister entre le gouverneur et sa femme ; avec le parfum subtil de ses fleurs, elle captiverait le cœur du mari outragé !

La jolie veuve se voyait déjà par la pensée la gouvernante de la Nouvelle-France et l’idole de la société canadienne-française… Mais elle comptait sans le hasard, la perspicacité de ceux qu’elle voulait perdre !

Frontenac avait résolu d’infliger à l’intrigante et à ses complices une punition exemplaire. Cependant, en homme avisé qu’il était, il n’agirait qu’après avoir pensé à tout. Il tenait à l’amour de sa femme non moins qu’à l’honneur. Certes ! il s’avouait volontiers les torts qu’il avait eus jadis envers la comtesse par ses liaisons scandaleuses avec madame de Montespan, la favorite de Louis XIV. Mais ces torts, ces péchés de jeunesse, il les avait généreusement réparés et longtemps expiés. Aussi Dieu, la comtesse et le monde les avaient sans doute pardonnés et oubliés.



Nous croyons juste et nécessaire d’ouvrir ici une courte parenthèse.

Pour détruire les sottes légendes que certains historiens ont brodées avec un art diabolique sur le compte du gouverneur Frontenac et de son épouse, il me suffira, je crois, de résumer l’opinion — appuyée sur la raison et l’autorité de l’histoire, — d’un de nos écrivains les plus consciencieux, feu Ernest Myrand :

« Madame de Frontenac fut un pouvoir caché dans le rayonnement du trône de Louis XIV.

« Arbitre reconnu de l’élégance, du bon goût et du bel esprit, madame de Frontenac possédait le don de se créer autant d’amis que de connaissances qui, tous, avaient pour elle une admiration pleine de respect.

« Cette fascination irrésistible, la comtesse-diplomate — l’employa à notre profit en deux circonstances mémorables : la première, lors de la nomination de son mari (6 avril 1672) au poste de gouverneur de la Nouvelle-France, et la seconde quand elle fit rentrer Frontenac (7 juin 1689) dans son gouvernement de Québec.

« Ne lui gardons pas une amère rancune d’être demeurée là-bas, en France, tout le temps que durèrent les deux administrations de son mari. Demeurant à Paris en permanence, madame de Frontenac était bien placée pour conjurer les intrigues, répondre aux plaintes et combattre les ennemis du gouverneur cherchant à le perdre, à le ruiner dans l’estime de Louis XIV par tous les moyens secrets ou déclarés. »[2]

  1. Elle se trompait en croyant que Frontenac pourrait obtenir légalement le divorce, car cette loi maudite ne fut adoptée en France qu’en 1792, après la révolution.
  2. « Frontenac et ses amis », Ernest Myrand, Québec, 1902.