Une leçon de morale/I/Lazare

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Une leçon de moraleGallimard (p. 119-124).

LAZARE

I

Le soir s’évanouit c’est maintenant la nuit
Sauvage et noire ouverte sur un monde absent

Il faut réanimer le monde de demain
Mais sans vieillir si j’ai vieilli rien ne sera

Du jour ni de la nuit nul suc ne coulera
Si je n’ai dans les mains la force d’un jeune homme

J’ai vieilli je n’ai plus de cœur que pour la nuit
Pour le désert sans feu sans lumière sans voix

Amère empoisonnée la nuit se glisse en moi
Ma bouche se corrompt aux baisers du néant

Je n’ai mal nulle part et je sais que c’est mal
Mon corps est labouré mon désastre est certain

La nuit ronge le fruit et la nuit m’assassine.

II

Signal la fumée au soleil
Mon cœur dégèle
Parole un seul essaim d’abeilles
Mon cœur si mort revient au monde

Magique même la vermine
Dans mes dix doigts
Peuplé l’hiver fertile et blanc
Dans mes yeux agrandis d’extases

Les nuits apprennent à marcher
L’aube bégaie
La vie rivale est réarmée
Je sors du berceau du tombeau

Larmes mes larmes me réchauffent
Mes pieds avancent
Déjà le soleil sur ma tête
Le bon soleil me multiplie

Déjà j’en fais des provisions
Contre l’oubli
Pour mes filles pour mes mères
Déjà je me crois immortel

Soleil et lune
Sont homme et femme mariés
Je vois soleil et je vois noir
Je vis je suis libre de voir.

III

Pour un tuteur cent orphelins
Tout est détruit
Et pour un héros cent victimes
Je suis vaincu

Je sombre aux plaies épouvantables
Le sang me tache
Je ris aussi bête que lâche
La boue m’efface

L’ardeur pâlit je suis mortel.



Nulle importance le ciel donne
La terre gagne
Et sur mon lit de fiel et d’ombre
L’espoir survit à tout soupçon

Les autres auront droit à la vie sans souffrances
Et sans tombeau
Ils ne passeront pas par où je suis passé
Ils seront ignorants des charmes de la mort

Jour sur leur cœur à tout jamais
Jour sur leur corps
Jour sur les œuvres de leurs mains
Plus rien ne sera destructible.