Une leçon de morale/I/Tout est sauvé

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Une leçon de moraleGallimard (p. 147-153).

TOUT EST SAUVÉ

Tout est détruit je vois d’avance le désastre
Un rat est sur le toit un oiseau dans la cave
Les lèvres dans les livres ne bourdonnent plus
Tous les tableaux sont à l’envers en épaisseur
Souvenirs et témoins s’obscurcissent ensemble

Un vieillard gît poupée de rien près d’un berceau
Un enfant croque les débris d’un engrenage
Au creux d’un cimetière un mort a résisté

Et les mots doux des amoureux et les berceuses
Et les travaux font un silence à tout casser
Les hirondelles de la vue se sont fermées
Un petit feu violet a désossé Marie
Un souffle excrémentiel effacé Max et Pierre

L’enfer défunt sèche à la pointe des clochers
Une auréole d’ombre étrangle tous les fronts
Un héros baigne dans le sang d’un criminel

L’heure se fige sur l’égout et sur la vague
Une lèpre d’azur mange les derniers arbres
Il pleut il ne pleut pas et le beau temps grimace
Peut-être n’y a-t-il jamais rien eu sur terre
Puisque la mort s’affiche comme une naissance

Tout est détruit je vois d’avance les chantiers
Où tout est terminé la charrue et la faulx
Ont saisi de leur bec des pelotes de nerfs

Le miroir du génie coquet coquin cocasse
Reflète dans sa lave une arme ridicule
A-t-on comparé l’aube au premier des désirs
A-t-on jamais su lire au flanc d’un ventre plein
L’homme était-il de pierre et la femme de cendres

Un sein qui fut glorieux supporte la caresse
Des pavés d’une rue fréquentée disparue
Et le plan de la ville est couvert de poussière

Fiançailles le mal cherchait son partenaire
Il l’a trouvé c’est le désert à tout jamais
Je l’imagine on me le montre noir sur blanc
Né en hiver je peux tout voir en négatif
Je suis né pour mourir et tout meurt avec moi

Les étoiles éteintes m’apparaissent miennes
Le deuil unit les murs qui séparaient les hommes
Personne pour tirer la morale du conte.



Rien n’est détruit tout est sauvé nous le voulons
Nous sommes au futur nous sommes la promesse
Voici demain qui règne aujourd’hui sur la terre

Il y a de grands rires sur de grandes places
Des rires de couleur sur des places dorées
Les barques des baisers explorent l’univers
Les enfants les moissons justifient l’ambition
Les hommes fortifient la conscience des mères

L’éclat de la passion attendrit les visages
Dans les yeux la fraîcheur tourne sa roue de plumes
Les rêves insouciants vont par tous les chemins

Les besoins sont gracieux et les causes solubles
Le cœur a tant d’espace qu’il défie les astres
Il est comme une vague qui n’a pas de fin
Il est comme une source éternisant la chair
La majesté de vivre désavoue la mort

Je parle de ce temps que nous avons atteint
Nous le voulons et rien ne nous en fait démordre
Nous allions en avant nous sommes en avant

Des mineurs ont chanté contre l’injuste peine
Des forçats ont secoué leurs chaînes en chantant
Nos frères ont lutté partout et sans douter
Et les bourgeons sortaient du bois sec et des ronces
Et le courage allait de pair avec l’amour

S’éveiller opprimé accentuait le combat
Nous étions moins que rien mais nous devenions tout
Le monde étant à nous nous étions à nous-mêmes

La langue de la vie nous fondait dans la bouche
Nous ne connaissions pas d’oasis ni d’abri
Nous cherchions le réel fraternel sans rupture
La vérité concrète la vertu sensible
Du fond de la douleur nous dénoncions le mal

Nos frères avaient faim étaient pillés meurtris
Poussés au désespoir conduits à l’abattoir
Mais la rose de feu de leur sang survivait

Les hommes survivaient nous en étions garants
Et les fils de leurs fils éclairaient l’avenir
Nos comptables brisaient les zéros du néant
Nos paysans comptaient les mois de la genèse
Voir s’étendait au loin comme un corps rayonnant

Nos forces par en bas étaient illimitées
La beauté la confiance ne pesaient pas lourd
Néanmoins aujourd’hui leur rosée est féconde

Voici demain qui règne aujourd’hui sur la terre
Au jour de la durée l’homme est indispensable
Et voici que le monde est un objet utile
Objet voluptueux indestructible et roi
Que la vie a comblé en même temps que l’homme.