Aller au contenu

Une nuit au Luxembourg/Note finale

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 191-206).




NOTE FINALE

On trouva M. James-Sandy Rose assis à sa table de travail, la tête appuyée sur son pupitre. Il semblait dormir, et il était mort. La plume, échappée à ses doigts, avait roulé à terre en laissant sur le papier une large tache d’encre. Après le mot vivre vient la première lettre d’un mot qui s’achève en un trait serpentin. Cette lettre est sans doute un V, et peut-être, ce qui est assez dans sa manière, allait-il recommencer une phrase avec ce même mot Vivre, quand la mort l’a terrassé.

Tout ceci a peu d’importance. D’ailleurs, nous donnons le fac-similé de la dernière page de ce manuscrit dont l’aspect singulier a sans doute une valeur psychologique.

On a vu plus haut que la mort de M. J.-Sandy Rose fut relatée par les journaux sous le titre de « Mystère de la rue de Médicis ».

Leur récit, sans être tout à fait inexact, était fort incomplet. Voici avec précision ce qui est arrivé, ou du moins ce que j’ai vu et ce que j’ai su.

Sandy Rose passait chez moi presque tous les jours, vers cinq heures, en allant à la poste. Je demeure rue de Tournon, au fond d’un vieux jardin. Nous sortions ensemble, dînions ensemble souvent. Le 11 février, un dimanche, ne l’ayant pas vu depuis trois ou quatre jours, je me décidai à aller chez lui. Il était trois heures et demie. La concierge, d’abord, me dissuada de monter, assurant que M. Sandy Rose était en voyage. Un paquet de lettres et plusieurs télégrammes l’attendaient.

— Et s’il était malade ? dis-je. Et s’il était mort ?

— Oh ! Mais comment savoir ? Comment ouvrir ? Il faudrait un serrurier, des témoins, le commissaire…

Sans répondre, je me jetai dans l’escalier. Arrivé devant la porte, au cinquième, je sonnai, je frappai très fort, puis je me baissai pour regarder par la fente, ou par le trou de la serrure, pour coller mon oreille. Il faisait sombre. Un morceau de fer m’entra dans l’œil. La clef était sur la porte.

À ce moment, j’entendis la voix de la concierge qui m’avait suivi :

— Eh bien ! vous voyez !

— La clef est sur la porte.

— Impossible, elle n’y était pas hier soir, et il n’est certainement pas rentré.

— Tenez !

Et je tournai la clef. La porte s’ouvrit. L’appartement se composait de la cuisine, à





gauche en entrant, et de trois pièces en enfilade, le long de la rue. Nous ouvrîmes encore trois portes. La dernière nous laissa voir le spectacle dont j’ai parlé.

La mort était récente. Le corps était froid, mais non glacé, et les doigts de la main droite, qui pendait le long du fauteuil, étaient encore souples. Plus tard le médecin déclara qu’au moment de ma venue la mort devait remonter à environ douze heures.

Deux jeunes employés, deux frères, qui habitaient une chambre voisine, rentrèrent à ce moment. Nous envoyâmes l’un d’eux quérir la loi, et l’autre resta près de moi, pendant que la concierge regagnait sa loge.

En attendant les constatations officielles, j’inventoriai de l’œil la chambre de mon ami. Son aspect me parut singulier. Le lit, un grand lit à colonnes, très large et presque somptueux, seul luxe, d’ailleurs, de ce garçon sentimental et libertin, le lit était ravagé. Il avouait une nuit d’amour frénétique ou un accès de fièvre hallucinatoire. Les couvertures pendaient, les oreillers étaient l’un au milieu, l’autre aux pieds du lit ; deux bougies, au chevet, s’étaient consumées entièrement. Sur un divan, des habits d’homme étaient jetés et, parmi ces habits, je découvrais une robe de femme, de forme antique ou plutôt empire, une sorte de peignoir en drap blanc spongieux, très fin, avec une ceinture froncée et beaucoup de broderies jaunes et bleues, et beaucoup de dentelles. J’aperçus aussi des bas de soie blancs tout unis, et des jarretières jaunes à boucles de strass, ainsi qu’une mule en maroquin bleu ; je ne trouvai pas l’autre Les habits d’hommes étaient ceux de mon ami, qui était actuellement vêtu d’un costume de flanelle grise et d’une robe de chambre brune. Rien de plus simple. Mais la robe, mais les bas de soie ? Sandy Rose se plaisait-il à vêtir magnifiquement sa maîtresse, avant de la dévêtir ? La présence d’une femme, insinuée par le lit, semblait bien prouvée par ce costume de théâtre. Les bas avaient été mis ; on avait même marché nu pied avec l’un d’eux, sans doute à la recherche de la mule, glissée sous un meuble.

Sur la cheminée, je découvris un grand peigne d’écaille, un collier de perles, sans doute fausses, un autre d’améthystes, des bagues anciennes et deux bracelets, l’un en tresse d’or, l’autre en camées.

Je poussai une petite porte. L’état de la toilette indiquait qu’on s’en était servi depuis peu. Il y avait encore des gouttes d’eau sur le marbre et les serviettes étaient humides. Un peigne me fit voir des cheveux de femme, blonds, très longs ; une boîte à poudre était ouverte. Dans cette pièce flottait une odeur que je ne pus identifier, quelque chose comme du jasmin poivré, très poivré.

Dans la cheminée de la chambre, une bûche brûlait encore, mêlée à des morceaux de charbon éteints.

Je revins vers la table où s’appuyait la tête morte de mon triste ami. Il semblait dormir et j’en fus content, car il est nécessaire, pour qu’une histoire tragique soit digne, que le mort semble dormir.

Il n’y avait rien sur cette table qu’une quantité de feuillets de papier couverts d’une grande écriture incertaine, rien que cela et un encrier. Le porte-plume était tombé.

À ce moment, le commissaire arriva avec un scribe. On écrivit. Le médecin, survenu, affirma quelque chose.

— Mort naturelle ?

— Tout ce qu’il y a de plus naturel.

Et il montrait alternativement le lit et la table de travail :

— Excès sexuels, suivis d’excès cérébraux. Ces papiers nous donnent peut-être une explication.

Cependant le commissaire, ayant ouvert un tiroir, trouva un testament qui me léguait tout, et le médecin, heureux de ne rien faire, cessa de ranger les feuillets du manuscrit :

— Je ne vous les dispute pas. J’ai signé, je m’en vais.

La justice confirma bientôt mes droits. Cependant, je songeais à la femme qui avait revêtu la robe blanche aux broderies jaunes, qui avait chaussé les mules de maroquin bleu. Je la cherchai et ne la trouvai pas. Des bruits singuliers circulèrent, mis en chemin par les journalistes : M. Sandy Rose avait été étranglé par une femme, avec laquelle il avait passé la nuit. Elle était disparue à l’aube, emportant de l’argent, des bijoux. Je n’eus pas de peine à démontrer l’absurdité de cette hypothèse, d’abord, parce que nulle trace de violence n’avait été remarquée par nous sur le corps du défunt, ensuite parce que beaucoup de bijoux précieux furent retrouvés ainsi que, dans le tiroir au testament, non fermé à clef, une quantité de pièces d’or.

Peu à peu, le silence se fit autour de cette anecdote et je restai seul à y songer quelquefois.

Il est certain que Sandy Rose est rentré chez lui le jeudi matin 8 février, vers neuf heures, accompagné d’une femme. Il prit son courrier : aucune lettre, aucun papier antérieurs à cette date n’a été retrouvé dans le paquet de dimanche. Il est encore certain qu’il est ressorti avec cette femme vers midi et qu’ils sont revenus vers huit heures, mais cette fois sans parler à la concierge, sans répondre à sa question : « Monsieur Sandy Rose, vous ne prenez donc pas votre courrier ? » Enfin, depuis ce moment, la concierge n’a revu personne, ni Sandy Rose, ni la dame, qu’elle ne connaissait pas, mais dont elle avait remarqué la toilette claire, presque blanche, dit-elle ; et elle ajoute : « J’en fus surprise à cause de la couleur. » Vendredi matin, elle frappa, à l’heure où elle a coutume de venir faire le ménage. Elle frappa encore l’après-midi, sonna : en vain. Il en fut de même le samedi et le dimanche, d’où elle avait conclu à une absence, ce qui n’était pas invraisemblable, car mon ami allait parfois passer une semaine à Menton, et jamais seul.

Ces petits faits, dont je ne puis douter, ne sont pas en contradiction avec certains détails que l’on a lus dans le manuscrit de mon ami, mais je suis loin de les présenter comme une preuve de la véracité de son récit. Je donne d’une part le manuscrit, comme le testament m’y oblige, et, de l’autre, le résultat de mon enquête, comme l’amitié m’y engage : voilà tout.

Je dois noter un dernier détail. Nulle trace de nourriture ne fut trouvée dans l’appartement, hormis des papiers ayant enveloppé des gâteaux, peut-être un pâté, et six bouteilles de champagne vides. Mais rien ne peut prouver que ces débris soient contemporains de la période qui nous intéresse. C’est cependant assez probable.

Le télégramme dont il est question, page 2, n’a pas été inséré par le Northern Atlantic Herald. On doute même qu’il ait jamais été envoyé. Du moins, les recherches que j’ai faites ne m’ont donné aucun résultat.