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Une pensée (Leconte de Lisle, Premières poésies)

La bibliothèque libre.
Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 232-234).



UNE PENSEE[1]


À mon ami Jules Rouffet.
« Et, depuis, le malheur a jeté sur son seuil,
Comme une ombre du soir sa tenture de deuil. »
(Charles Castellan.)


Je vous ai, par hasard, rencontré dans la vie.
Nos routes se croisaient. L’amitié poursuivie
Par nos rêves, assise au détour du chemin,
Quand nous vînmes, nous prit et nous joignit la main.
Puis alors, entr’ouvrant nos âmes inquiètes,
Elle dit nos espoirs et nos peines secrètes,
Et cet épanchement nous fit les jours meilleurs,
Car il est doux de croire à d’intimes douleurs.
Merci d’être venu : je le sentais, mon âme
Demandait à chacun un rayon de sa flamme,
Elle avait un désir vague d’émotion,
Comme un pressentiment d’une sensation

Nouvelle ;… et cette voix plus douce et moins austère
Qu’elle rêvait, charmant mon sentier solitaire,
Cette pure amitié qui fuyait pour jamais,
C’était vous… Oh ! merci, car je vous attendais !

Et je vais, maintenant, de mon âme oppressée,
Vous dire, ô mon ami, la plus simple pensée.

Vous m’avez bien compris : mon ciel étincelant,
Mes beaux arbres, les flots de nos grèves natales,
Ont laissé dans mon cœur leur souvenir brûlant…
Oui, j’éprouve loin d’eux des tristesses fatales…

Ô mon île, ô mon doux et mon premier berceau,
Mère que j’ai quittée ainsi qu’un fils rebelle,
J’irai sous tes palmiers me choisir un tombeau…
La France est douce aussi, mais la France est moins belle.

Mangoustans, frais letchis, dont j’aimais le parfum,
Oh ! mes jeux, tout enfant, à l’ombre des jamroses,
Mon Orient vermeil, qui brûlais mon front brun,
Aube qui me frôlais de tes lèvres de roses !

Pardon ! J’ai loin de vous égaré mon destin !
Pourtant je vous aimais, ô brumes diaphanes,
Feuillages nonchalants que perlait le matin,
Et vous, ô mes ravins, et vous, ô mes lianes !

Oh ! si je ne puis plus, sur tes bords gracieux,
Quelque jour de bonheur, poser ma lèvre émue,
Du moins, de tous mes mots, les plus harmonieux
Je dirai tes attraits, ô mon île inconnue !

Parfum léger, tombé d’un rêve de bonheur,
Ma pensée a vécu peu d’instants et se meurt…
C’est que, dans le lointain, une molle harmonie,
Aussi douce dans l’air que l’aile d’un génie,

S’entend ;… c’est que la lyre a vibré sous vos doigts.
C’était pour exciter ces sons qui tant de fois
M’ont touché, que, légère et souple, ma pensée,
Un moment jusqu’à vous, Ami, s’est élancée.

  1. Cette pièce ne se trouve évidemment pas à la place qu’elle devrait occuper, par ordre de date. Elle eût pu figurer en tête du recueil. Nous l’avons renvoyée ici, parce qu’elle résume et conclut à merveille cette correspondance.