Une seconde mère/16

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 197-230).


Ils arrivèrent près de la gare de Saint-Firmin.

XVI

À l’aventure.


Jacques et Gina dormirent mal, agités qu’ils étaient par leur projet.

Le lendemain, ils se levèrent à l’heure habituelle, afin de ne pas éveiller l’attention de Lison, et, une fois habillés, prirent leurs livres et leurs cahiers, comme pour se rendre au presbytère. Gina eut la précaution d’emporter son parapluie.

Lison.

Tiens ! pourquoi ? Je ne sais pas s’il fera beau toute la journée, mais je ne crois pas qu’il pleuve d’ici à votre retour.

Gina.

Oh ! si, Lison, laisse-moi faire. Le temps est très menaçant, je t’assure.


Et elle alla rejoindre Jacques qui était parti en avant pour déposer, sur le bureau de son père, la lettre qu’il tenait cachée dans sa poche.


Dès que les deux enfants furent hors de vue, ils coururent à leur petit jardin prendre, dans la cabane, l’un sa valise, l’autre son panier. Ils laissèrent, à la place, leur attirail de classe, puis ils se dissimulèrent dans un petit bois qui longeait la route : précaution très utile, car bientôt, à travers le taillis, ils virent le facteur qui portait le courrier au château.

Ils arrivèrent ainsi près de la gare de Saint-Firmin. Il s’agissait, à présent, de n’être pas reconnus des gens du pays. Ils pénétrèrent donc vite dans la petite gare qui était pleine de monde, et Jacques, aussitôt, se dirigea vers le guichet des billets.

Jacques.

Deux billets pour Verneuil, Monsieur, s’il vous plaît.

L’employé, de mauvaise humeur.

Quelle classe ? des troisièmes ?

Jacques.

Oh ! non, des premières.

Il n’avait jamais voyagé autrement.

L’employé.

Voici, c’est six francs soixante.

Jacques.

Dieu ! que c’est cher. (Bas à Gina) Si nous prenions des secondes ? Sans ça nous n’aurons plus assez d’argent.

Gina.

Oui, oui.

Jacques, à l’employé.

Je préférerais des secondes, Monsieur, s’il vous plaît.

L’employé, de plus en plus grognon.

Ah ! ça, est-ce que vous vous payez ma tête, par hasard ? Quand on ne sait pas prendre ses billets, on ne voyage pas seul. Tenez, voilà des secondes. C’est quatre francs quatre-vingts.

Jacques, troublé, paya, prit les billets et se dirigea en hâte, avec Gina, sur le quai où un train entrait en gare.

Tout à coup, ils s’arrêtèrent pétrifiés : ils venaient d’apercevoir le père Buisson. Celui-ci était venu chercher un chien de chasse qu’on lui envoyait.

Jacques.

Vite, vite, Gina, montons dans ce compartiment, qu’il ne nous aperçoive pas.


Le compartiment était plein de voyageurs. Il restait, du côté opposé à l’entrée, juste deux places que Jacques et Gina s’empressèrent d’occuper. Le père Buisson était si affairé, avec son nouveau chien, qu’il n’avait rien vu. Jacques installa, dans le filet, sa valise avec le parapluie de Gina. Celle-ci préféra garder son panier sur ses genoux.

La locomotive siffla, le train partit.

Jacques.

Tiens ! mais je croyais que Verneuil était de l’autre côté. Où allons-nous donc ?

Un voyageur, obligeant.

Verneuil, Monsieur, mais c’est dans la direction opposée ; nous y avons passé tout à l’heure.


Jacques devint cramoisi et regarda Gina tout effaré.

Jacques, bas.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? nous nous sommes trompés de train. Je ne suis jamais allé par là, moi. Et toi ?

Gina, devenue très rouge à son tour.

Moi non plus.


Les enfants se turent un instant. Jacques réfléchissait.

Jacques, bas.

Ma foi, tant pis. Au lieu d’aller à Verneuil, nous descendrons à un autre endroit. Cela reviendra au même.

Gina, bas.

Oui, mais les billets ?

Jacques, bas.

Ah ! oui, c’est vrai ; ils sont pour Verneuil !

Gina, bas.

On ne voudra pas les recevoir.


Le train venait de s’arrêter à une station, une foule de voyageurs prenait les wagons d’assaut.

Le premier voyageur, riant.

Ah ! bien, il y en a du monde pour la Saint-Boniface.

Une grosse fermière.

Vous savez bien que c’est une foire de bestiaux des plus importantes de la région. Moi, tous les ans, je vais à Berville pour cela.

Les autres voyageurs.

Nous aussi, nous aussi.

Jacques, bas.

Tu vois, ils vont à la foire, à Berville. Si nous y descendions, nous aussi ?

Gina fit un signe d’assentiment.

Jacques.

Et puis, comme il y a foule, nous tâcherons, à l’arrivée, de passer au milieu de tout ce monde, l’employé n’aura pas le temps de regarder nos billets.


Cette pensée les rassura tous les deux et ils regardèrent, avec intérêt, le paysage. On avait chaud, dans le wagon. Comme la soif se faisait sentir, ils prirent, chacun, une poire que Jacques pela avec son couteau de poche, un beau couteau à plusieurs lames, qu’il avait obtenu de sa grand’mère, pour sa fête, et auquel il tenait beaucoup.

On passa devant diverses stations. Tout à coup, ils prêtèrent l’oreille, un employé criait : — « Berville ! Berville ! Berville ! »

Les voyageurs s’étaient levés et descendaient en hâte.

Jacques, bas.

Dépêchons-nous, nous aussi, faufilons-nous à travers la foule.

Et, se faisant aussi petits que possible, ils passèrent devant l’employé auquel ils tendirent leurs billets. Celui-ci, bousculé par les gens qui se pressaient, les prit sans même pouvoir les regarder.

Sortis de la gare, enchantés, Jacques et Gina se mêlèrent aux passants qui descendaient vers la ville. Ils se dirigèrent ainsi vers une place d’où partaient des clameurs assourdissantes.

Là, étaient parqués des animaux amenés à la foire. Tout cela beuglait, bêlait, criait, piaillait, hennissait à qui mieux mieux.

Jacques et Gina trouvèrent ce spectacle très divertissant et firent le tour du champ de foire, puis ils arrivèrent en face d’une multitude de baraques : théâtres, chevaux de bois, loteries, tirs variés et marchands de toutes sortes.

Jacques.

Si nous faisions un tour aux chevaux de bois ? rien qu’un tour ?

Gina ne demandait pas mieux. On fit donc un premier tour, auquel succéda un second, puis un troisième, puis un quatrième. Ils auraient ainsi tourné toute la journée, si Jacques, ménager de leur argent n’eût dit :

« Arrêtons-nous, Gina, ce n’est pas raisonnable. »

Mais, arrivés devant les balançoires, qui affectaient la forme de nacelles, ils ne purent résister à l’invitation de l’homme qui les faisait marcher.

L’homme.

Une partie de balançoire, Monsieur, Mademoiselle ? Il n’y a rien de si amusant.

Jacques et Gina se balancèrent donc.

Mais le temps passait, la faim commençait à leur tirailler l’estomac.

Jacques.

Cherchons, à présent, un petit coin bien tranquille pour déjeuner avec nos provisions.


Gina n’avait pas quitté son panier, dont l’anse était passée à son bras.

Gina.

Mais oui, je meurs de faim… Ah ! mon Dieu, et mon parapluie !

Jacques.

Et ma valise !

Gina.

Ils sont restés dans le train.

Jacques.

Dans le filet !!!


Quelle aventure ! Après un moment de grande agitation, les deux enfants se calmèrent un peu.

Jacques.

Heureusement qu’il nous reste le panier avec nos provisions. Mais le chocolat est dans la valise.

Elles étaient bien maigres, leurs provisions ! Quand ils eurent partagé la tranche de jambon, le morceau de pain d’épice, leurs petits gâteaux, et fini de manger leurs fruits, ils n’étaient guère rassasiés.

Gina.

Dieu ! que j’ai encore faim… Pas toi, Jacques ?

Jacques.

Oh ! moi, le grand air m’a creusé. Eh bien ! tant pis, que veux-tu : allons dans un restaurant. Nous avons de l’argent.


Et ils se mirent à la recherche du restaurant. Ils l’eurent bientôt découvert, et entrèrent dans une salle où il y avait un monde fou. Ils s’assirent à une petite table, heureusement restée libre, dans un coin.

« Deux beefsteacks aux pommes et une bouteille de cidre », commanda Jacques avec aplomb à un garçon affairé, qui, cinq minutes plus tard, leur apporta le cidre demandé, ainsi que des morceaux de viande durs comme des semelles de bottes, entourés de pommes de terre mal cuites, mais qu’ils mangèrent néanmoins avec grand appétit.

Déjeuner sans dessert leur paraissait un peu dur et en dehors de leurs habitudes. Quelques pots de crème à la vanille, d’un jaune peu appétissant, restaient seuls sur le comptoir. Jacques en fit apporter un pour sa sœur et un pour lui, avec quelques biscuits plus ou moins salis par les mouches.

Puis ils sortirent réconfortés, mais la bourse sensiblement plus légère.


Boum ! boum ! boum ! entendait-on dans le lointain.

Jacques, à un paysan en blouse.

Qu’est-ce donc que ce bruit, Monsieur, s’il vous plaît ?

Le paysan.

Ça ! c’est la grosse caisse du cirque, du Cirque parisien, un bien beau cirque, ma foi.

Jacques, à Gina.

Si nous allions voir, rien qu’un petit moment ?

Ce fut aussi l’avis de Gina. Ils se dirigèrent donc vers la place principale de Berville où était installé un cirque aux couleurs criardes et tout reluisant d’or. Devant l’entrée était une estrade, sur laquelle les artistes faisaient la parade, tandis que les musiciens, les uns tapant à tour de bras sur la grosse caisse, les autres soufflant de tous leurs poumons dans leurs instruments, s’acharnaient à faire un tapage infernal.

Jacques et Gina se mêlèrent à la foule compacte et virent défiler successivement, sur l’estrade, des animaux savants : chevaux, chiens, singes, jusqu’à des phoques sauteurs.

Mais ce qu’on admirait à la parade n’était rien à côté du spectacle de l’intérieur, affirmait le patron de la baraque. « Là, on verrait, promettait-il, les exercices équestres les plus curieux, des batailles de sauvages, vrais Indiens arrivés tout récemment de leur pays, qui croquaient du verre comme on croque une gaufrette, qui, avec leurs dents, pliaient une pièce de deux sous, et qui se nourrissaient d’étoupe enflammée. Puis ce seraient des danses inédites et variées, etc., etc…

« Enfin, Messieurs, Mesdames, un programme admirable, un programme étonnant, un programme comme vous n’en avez jamais vu de semblable. »

Alléché par ces belles paroles, le public gravit rapidement les marches de l’estrade et entra en masse dans la baraque.

Les deux enfants suivirent le mouvement et prirent, eux aussi, des places pour la représentation.

Ah ! ce fut une bonne heure qu’on passa là ! tout le monde eut du plaisir pour son argent. Le patron n’avait presque pas menti, et les numéros qui se succédèrent furent aussi intéressants que varies.

Quand on sortit, le temps s’était mis à la pluie : les spectateurs s’enfuirent chez eux, ceux qui n’avaient pas de parapluie plus vite que les autres.

Jacques et Gina se trouvèrent un peu penauds sur la place soudain déserte. La nuit commençait à tomber.

Jacques.

Ne perdons pas de temps, Gina, il se fait tard, gagnons les environs de Berville. Nous trouverons bien quelque ferme où l’on ne demandera pas mieux que de nous louer.

Ils coururent donc, droit devant eux, et se trouvèrent bientôt, en pleine campagne, près d’une grande bâtisse, située au fond d’une cour que fermait une grille.

Jacques.

Si nous entrions là ?

Gina.

Il n’y a pas de sonnette.

Jacques.

Mais on n’a qu’à pousser la grille, tu vois, elle est tout contre.

Jacques poussa en effet la grille. Au même moment un énorme chien de garde se jeta sur eux. Ils n’eurent que le temps de laisser retomber la porte, mais un large morceau de la veste de Jacques était resté aux dents du méchant dogue. Saisis d’une peur horrible, ils détalèrent de toutes leurs forces. Ils s’arrêtèrent enfin tout haletants.

Gina.

Dieu ! que j’ai le cœur qui bat.

Jacques.

Et moi, j’ai les jambes encore toutes tremblantes.

Une grande porte à deux vantaux se dressait devant eux. Derrière, était une haute maison, au premier étage de laquelle on apercevait de la lumière.

Jacques tira une patte de cerf qui pendait à une chaîne, une cloche retentit dans la nuit.

Ils restèrent là un instant, personne ne vint. La pluie tombait, fine et serrée.

Jacques sonna de nouveau. Un mouvement se fit alors entendre dans la maison. Des bruits de sabots se rapprochèrent ; un grand et gros homme, à cheveux gris, coiffé d’un bonnet de coton, à la physionomie dure et mauvaise, ouvrit la porte violemment.

L’homme, bourru.

Ah ! ça, qui est-ce qui vient, à c’te heure-ci, pour déranger les gens ?

Jacques, timidement.

Monsieur, c’est nous qui…

L’homme, furieux.

C’est vous qui, quoi ?… Ah ! ça, est-ce que vous vous moquez du monde ? Des p’tits vagabonds qui courent les routes la nuit ! C’est pet’ète ben vous seul’ment qui d’puis queuque temps allumez des incendies dans nos régions. J’vas avertir les gendarmes et j’vas vous faire coffrer, moi…

Jacques et Gina prirent leurs jambes à leur cou, plus apeurés que jamais. Le hasard les ramena dans un des faubourgs de la ville.

Gina.

Oh ! Jacques, si nous courions vite à la gare, prendre le train, afin de rentrer à Brides ?

Jacques.

Tu as raison, Gina, oui, revenons à Brides. C’est effrayant tout ce qui nous arrive là !… Heureusement, papa n’est pas encore revenu, il ne saura rien de notre aventure et Lison ne nous vendra pas. Combien d’argent nous reste-t-il ?

Hélas ! le porte-monnaie sonnait pas mal le creux, il ne s’y trouvait plus que deux francs soixante-quinze ! Même en troisième classe, ils ne pourraient payer leurs places !…

Ils demeurèrent là, plantés l’un devant l’autre, désolés. À ce moment, sur la route, une vieille femme, qui portait un fagot, les croisa. Elle était accompagnée d’un petit garçon, de la taille de Jacques, dont ils avaient déjà remarqué la tignasse jaune, l’air faux et méchant, parmi les spectateurs, là-bas, devant le cirque.

Le petit garçon se pencha vers la femme et lui glissa quelques mots à voix basse. La vieille fit un signe d’acquiescement, releva la tête et, pressant le pas, aborda les deux enfants.

La vieille.

Vous paraissez étrangers au pays, Monsieur et Mademoiselle ? Et vous êtes là tout mouillés sur la grand’route. Ne pourrais-je vous être bonne à quelque chose ? vous guider vers quelque hôtel ? car vous avez de l’argent, bien sûr ?

Jacques, gêné.

Un peu, oui, certes, mais nous ne savons à qui nous adresser.

La vieille, doucereuse.

Eh bien ! mais ne suis-je pas là, moi ? Il semble que j’arrive juste à point pour vous tirer d’embarras. Ma maison n’est pas bien loin. Si vous voulez venir jusque-là ? Je suis une bonne créature ; j’aime bien les enfants, moi, et je vous offrirai bien volontiers l’hospitalité.


Jacques et Gina se consultèrent du regard.

Ils étaient si bouleversés déjà, par leurs récentes aventures, et aussi tellement fatigués et trempés, ils avaient si grand’faim, qu’ils acceptèrent les offres de la vieille, et la suivirent, non sans quelque répugnance.

Ils virent sa figure, à la lueur du fagot qu’elle alluma en arrivant dans sa maison, une vraie chaumière, sordide et presque croulante.

Des mèches grises, en désordre, s’échappaient d’une marmotte qu’elle avait sur la tête, encadrant un visage ridé comme une vieille pomme, à l’expression basse, sournoise, tout à fait repoussante.

Les pauvres enfants furent heureux de trouver du feu pour se sécher. Pendant ce temps, la vieille allait, dans un coin, chercher un reste de plat de pommes de terre et une croûte de pain bis qu’elle mit devant eux. Ce n’était guère appétissant, néanmoins ils mangèrent avec avidité, car, depuis le temps, le déjeuner qu’ils


Une vieille femme, qui portait un fagot, les croisa.

avaient pris en arrivant était dans leurs talons. Le petit garçon les observait sans mot dire.

Gina était très inquiète, Jacques n’était pas moins tourmenté, mais il ne voulait pas le laisser paraître, de peur d’affecter Gina davantage encore. Pendant que la vieille femme préparait à côté, dans une sorte de taudis, deux mauvaises paillasses, par terre, le frère et la sœur causèrent tout bas.

Gina.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! Jacques, qu’allons-nous devenir ?

Jacques.

Je t’en supplie, Gina, ne te désole pas. J’ai une bonne idée ; aie confiance. Puisque nous n’avons pas assez d’argent pour prendre le train, attendons à demain. Nous écrirons une lettre au père Buisson, ou mieux encore nous lui enverrons une dépêche et il viendra nous chercher. Demain soir, nous coucherons dans nos lits, à Brides, tu verras ça.

Cette douce perspective fit rentrer un peu de calme dans le cœur de Gina.

La vieille.

Allons ! les lits sont prêts. Dame ! ce ne sont pas de bons petits dodos, avec des draps fins comme dans les châteaux, car vous êtes des enfants de châteaux ? Je vois ça.

Et la vieille commença à les interroger. Mais Jacques et Gina esquivaient les réponses.

La vieille.

Bon ! Bon ! ce sera pour demain, vous aurez retrouvé votre langue, sans doute. Et elle les mena dans l’affreux taudis.

La vieille.

Allons ! déshabillez-vous.

Jacques et Gina.

Mais nous aurons froid.

La vieille.

Que non ! que non ! D’ailleurs, voici de quoi vous couvrir.

Et, leur jetant quelques loques en guise de couvertures, elle les força à quitter leurs vêtements. Les malheureux étaient à bout ; ils se laissèrent faire, et, épuisés de lassitude et de chagrin, ils s’endormirent presque tout de suite, d’un sommeil de plomb.

Dans la nuit, un bruit de voix d’homme et de disputes les réveilla. On se querella assez longtemps, dans la pièce à côté, puis tout retomba dans le silence.

Le lendemain, les pauvres enfants se réveillèrent, et, au lieu de leurs jolies chambres de Brides, furent tout étonnés de se retrouver dans l’espèce de chenil où ils avaient passé la nuit. L’amertume de leur situation leur revint à la mémoire.

Une grande détresse s’empara d’eux ; ils se mirent à pleurer à chaudes larmes, regrettant, du fond de leur cœur, leur équipée. Jacques, le premier, se ressaisit et rendit encore une fois du courage à sa sœur.

Jacques.

Levons-nous vite et courons au télégraphe.


La vieille entrait alors, son ton était changé.

La vieille.

Eh bien ! mes garnements, vous en avez passé une bonne nuit ? Allons ! oust ! Debout et filez. J’en ai assez, moi, d’héberger des vagabonds de grand chemin.

Les pauvres enfants, tout saisis, se levèrent et demandèrent leurs vêtements.

La vieille.

Tenez, les v’là !

Le petit garçon entrait alors, il tendit à la femme un paquet de hardes et, s’adossant au mur, regarda Jacques et Gina en ricanant.

Mais Jacques ne reconnaissait pas sa veste, et Gina, qui retrouvait sa jupe et son corsage, ne voyait plus, sur celui-ci, son col brodé.

Jacques.

Mais ce n’est pas là ma veste.

Gina.

Et mon col ?

La vieille.

Ah ! ça, mais croyez-vous que je vais vous nourrir comme des princes et vous coucher dans ma plus belle chambre, comme ça, pour rien ? Je me suis payée, c’est mon droit, je pense. Ne faut-il pas, aussi, que je serve de femme de chambre à Mademoiselle, et que Jonas, (se tournant vers le petit garçon qui ricanait de plus en plus), fasse le service de valet de pied auprès de Monsieur ?

Jacques et Gina, honteux, baissèrent la tête et s’habillèrent.

« Et nos chapeaux ? » dirent-ils au moment de sortir.

La vieille.

Ah ! vos chapeaux, je ne sais où ils sont.

Jonas, insolent.

Trouvez-les, si vous pouvez.

Jacques, portant la main à la poche de son pantalon.

Ah ! mon Dieu ! et mon porte-monnaie ? et mon couteau ? mon beau couteau.

Jonas et la femme se mirent à rire d’un air moqueur.

Jacques, sentant la colère le gagner.

Oui, où est-il mon porte-monnaie ? car je l’avais, en venant ici. J’en suis sûr. J’ai même compté mon argent sur la route, avant de vous rencontrer.

Jonas et la vieille rirent de plus belle.

Jacques, furieux.

Ah ! ça ne se passera pas ainsi, allez ! C’est vous qui l’avez volé, comme vous avez volé ma veste, mon couteau, le col de ma sœur et nos chapeaux, (se tournant vers la femme en serrant les poings) : Vous allez me rendre mon argent, je vous y forcerai bien, moi ! Je vais prévenir les gendarmes et vous irez en prison.


Jacques était si résolu que la vieille eut peur, elle vit bien qu’il le ferait comme il le disait, elle lui cria dans la figure :

« Espèce de vaurien, tu crois m’effrayer ? Eh bien ! tu vas voir qui de nous deux ira en prison. Et d’abord tu vas décamper, avec ta vaurienne de sœur. »

Elle dit un mot à Jonas, qui disparut et revint bientôt, comme pour lui prêter main-forte. Alors ils se saisirent, tous deux, de Jacques et de Gina, les secouèrent furieusement, déchirèrent leurs vêtements, les bourrèrent de coups et les jetèrent dehors.

Puis l’horrible mégère et son fils sortirent dans la rue, à leur suite, et se mirent à crier à tue-tête :

« Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! à l’incendiaire !!!! »

Les voisins se montrèrent aussitôt aux portes et aux fenêtres.

Plusieurs voix.

Qu’y a-t-il donc, mère Cruchon, que vous hurlez comme ça ?

La vieille.

Il y a que je les ai pincés, les incendiaires de l’autre jour. Ce sont eux qui ont mis le feu à la ferme du Val Gelé et sans doute aussi chez les Bourrel. (Et elle se remit à crier à pleins poumons).

« Au feu ! au feu ! au voleur ! »

La rumeur se propageant, les gens accoururent de tous côtés, et joignirent leurs cris contre les pauvres enfants qu’on commença par se montrer au doigt, et qu’on finit par houspiller.

Jacques se mettait bien devant Gina, essayant de la protéger, mais, malgré tous ses efforts, il n’y pouvait parvenir. Une foule les entourait, lorsqu’un gendarme parut.

Le gendarme.

Ah ça ! que se passe-t-il ? pourquoi ces cris ?

Un gros homme, montrant Jacques et Gina.

C’est à cause de ces voleurs, de ces incendiaires.

Le Gendarme.

Quels voleurs ? quels incendiaires ?

Un petit vieux.

Oui : c’est la Cruchon qui l’a dit et qui a donné l’éveil.

Un petit bossu.

Ce sont ces misérables qui ont mis le feu partout dans les environs, à ce qu’il paraît, et qui ont dévalisé les Bourrel et tous les autres…

La mère Cruchon

Mais oui, monsieur le Gendarme, je les ai vus et mon fils Jonas aussi. N’est-ce pas, Jonas ? Le garçon mettait le feu à une meule de paille, et quand ils nous ont aperçus, ils se sont cachés.

La foule, secouée d’indignation, recommença à s’exclamer et à montrer le poing aux pauvres petits, terrifiés au point de ne pouvoir articuler une parole.

Le Gendarme.

Allons ! allons ! on va aller s’expliquer devant M. le Commissaire. En avant, marche, et pas de résistance !…

Et, prenant Gina par un bras et Jacques au collet, il se dirigea vers le commissariat de police, où la foule houleuse les accompagna.

Arrivés au poste, le gendarme les fit entrer, avec la mère Cruchon et Jonas, puis ferma la porte au nez des curieux.

Le Commissaire, assis devant une table, interrogea d’abord la mère Cruchon qui, avec un aplomb infernal, recommença ses abominables mensonges que répéta, après elle, son fils Jonas.

Le Commissaire, à Jacques.

Votre nom ?

Jacques.

Jacques de Brides.

Le Commissaire, riant.

Ah ! ah ! ah ! mon garçon, vous ne me ferez pas croire que c’est là votre nom. Brides, c’est un nom honorablement connu dans nos contrées. Vous l’aurez entendu prononcer, et vous vous l’êtes approprié.

Jacques protesta.

Le Commissaire.

Allons ! allons ! taisez-vous, (à Gina) : Votre nom ?

Gina.

Gina de Brides.

Le Commissaire, stupéfait.

Voyons, voyons, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous vous êtes entendus, tous les deux, pour me tromper. Mais (les menaçant du doigt) je vais prescrire une enquête, et je saurai bien vous démasquer, moi. (À Jacques) : Alors vous avez mis le feu ? Vous avez volé ? allons, avouez, mon garçon.

Jacques, se redressant, indigné.

Elle ment, monsieur le Commissaire, elle ment, la vieille, ne l’écoutez pas, je vous en supplie. Je n’ai rien fait de mal, je…

La mère Cruchon.

Ah ! je mens, mauvais sujet ! C’est toi qui es un menteur, tu le sais bien. Et puis, tenez, monsieur le Commissaire, faites-le seulement fouiller, je serais bien étonnée, si l’on ne trouvait pas dans ses poches quelque preuve de son crime.

Le Commissaire fouilla la veste de Jacques où il ne trouva rien, mais, en retournant les poches de son pantalon, les deux pauvres enfants furent pétrifiés d’en voir sortir, dans la main du commissaire, une poignée d’allumettes, avec une méchante bague dorée, une petite chaîne, et une broche, sans valeur.

La mère Cruchon, triomphante.

Là, quand je le disais ! ce sont les bijoux à Mme Bourrel, je parie.

Le Commissaire.

Elle est venue, en effet, déposer une plainte, elle a dit qu’on avait mis le feu à une meule derrière sa ferme, et que, profitant du moment où tout le monde courait l’éteindre, les voleurs avaient pénétré chez elle, fracturé un meuble et emporté tous ses bijoux.

La mère Cruchon, prenant un air navré.

Et c’est là tout ce qui en reste ; hélas ! mon Dien, faut-y tout de même !!!!

Le Commissaire, à Jacques.

Eh bien ! vous le voyez, mon garçon, vous êtes pris. Voici les allumettes qui vous servaient à mettre le feu, voici quelques-uns des bijoux que vous avez volés. Qu’avez-vous fait des autres ?

Jacques, éperdu.

Mais, monsieur le Commissaire, je n ai rien fait de tout cela, je vous le jure.

Le Commissaire.

Allons ! allons ! tous les garnements de votre espèce en disent autant. Vous ne voulez rien avouer maintenant ? vous vous expliquerez devant le juge. (Appelant un gendarme) : Menez-moi ce petit misérable en prison. Quant à sa sœur, elle est bien jeune, elle n’a guère pu être sa complice, elle restera dehors.

Gina, se jetant au cou de Jacques.

Non, non, mon bon, mon cher Jacques, je ne te quitterai pas. J’irai en prison avec toi, j’irai partout avec toi.

Et elle enlaça Jacques si étroitement qu’on ne put les séparer.

Le Commissaire.

Eh bien ! conduisez-les ensemble. (Les regardant s’éloigner) : C’est étonnant ! ils n’ont pourtant pas des airs de malfaiteurs. (Pris soudain d’un doute) : Vous m’avez bien dit toute la vérité, mère Cruchon ?

La mère Cruchon, avec chaleur.

Toute la vérité, monsieur le Commissaire, rien que la vérité toute pure, et Jonas aussi.

Le Commissaire.

C’est bon ! allez-vous-en. Nous éclaircirons cela.

Et la mère Cruchon se relira avec son Jonas, en faisant d’humbles révérences.