Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 52-55).
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V

Il devait être, je pense, près de minuit, quand le petit vieux et Vassili, qui avaient repris les chevaux échappés s’approchèrent de nous. Ils avaient rattrapé les chevaux et nous avaient retrouvés et rejoints. Mais comment avaient-ils pu faire cela par une tourmente aveuglante, au milieu de la steppe nue ? Pour moi ce sera toujours incompréhensible. Le petit vieux, en agitant les coudes et les jambes, trottait, monté sur le cheval du brancard (les deux autres étaient attachés au collier ; pendant la tourmente on ne peut laisser libres les chevaux.) Aussitôt qu’il nous eut rejoints, il se mit à injurier mon postillon.

— En voilà un diable louche ! Vrai…

— Eh, oncle Mitritch ! es-tu en vie ? — cria le narrateur du second traîneau. Viens chez nous.

Mais le vieux ne lui répondit pas et continua ses invectives ; quand il lui sembla que c’était assez, il s’approcha du second traîneau.

— Les as-tu attrapés tous ? — lui demanda-t-on de là.

— Certainement.

Et son petit corps, dont la poitrine, pendant le trot, était aplatie sur le dos du cheval, sauta alors dans la neige ; et sans s’arrêter, attrapant le traîneau, il y tomba en laissant les jambes au-dessus du rebord. Le grand Vassili, comme auparavant, s’assit en silence dans le traîneau de devant avec Ignachka et, avec lui, se mit à chercher la route.

— En voilà un insolent… Ô Dieu, petit père ! murmura mon postillon.

Après cela, longtemps nous marchâmes sans nous arrêter dans le désert blanc, sous la lumière froide, transparente et vacillante de la tourmente. J’ouvre les yeux et je vois le même bonnet grossier, et le même dos couvert de neige se dresse devant moi ; le même petit arc, sous lequel, entre les guides de cuir tendues, se balance toujours, à la même distance, la tête du cheval du milieu, dont la crinière noire est régulièrement rejetée de côté par le vent ; à travers le dos, je vois à droite le même bricolier bai à queue courte noire, et le palonnier qui de temps en temps frappe sur le bois du traîneau. En bas, les patins du traîneau coupent toujours la même neige fine et le vent soulève et emporte tout du même côté. Devant, à la même distance, courent les troïkas ; à droite et à gauche, tout blanchit et semble une vision. Les yeux cherchent en vain un nouvel objet : pas un poteau, pas une meule, pas un enclos, on ne voit rien. Tout est blanc, blanc et mobile : tantôt l’horizon semble énormément loin, tantôt serré à deux pas de tous côtés ; tantôt, à droite, paraît soudain un mur blanc, haut, qui court parallèlement au traîneau, puis il disparaît tout à coup et se dresse devant pour fuir plus loin et plus loin et pour disparaître de nouveau. On regarde en haut, au premier moment cela paraît clair, on croit voir des étoiles à travers le brouillard, mais les étoiles s’enfuient de plus en plus du regard et l’on ne voit que la neige qui, devant les yeux, tombe sur le visage et sur le collet de la pelisse. Le ciel est partout également clair et blanc, sans couleur, monotone et toujours mobile. Le vent semble changer, tantôt il souffle à la rencontre et emplit les yeux de neige, tantôt de côté, il soulève désagréablement sur la tête le collet de la pelisse et, comme en se jouant, le frotte sur le visage ; tantôt par derrière, il souffle d’un trou quelconque. On entend le craquement faible, interrompu des sabots et des patins du traîneau sur la neige, le tintement affaibli des clochettes quand nous passons sur la neige profonde. Et aussi, rarement, quand nous marchons contre le vent, sur les pierres nues, gelées, le sifflement énergique d’Ignachka arrive clairement jusqu’à l’oreille, ainsi que le son roulant des clochettes et la quinte tremblante qui lui répond ; et ces sons, tout à coup, rompent agréablement la tristesse du désert, et ensuite, avec une fidélité insupportable, résonnent de nouveau les mêmes motifs monotones que je me rappelle involontairement. Une de mes jambes commençait à geler et quand je me tournai pour mieux m’envelopper, la neige amoncelée sur mon collet et mon bonnet, me tomba sur la nuque et me fit trembler. Mais en général j’avais encore chaud dans ma pelisse attiédie et le sommeil commençait à me gagner.