Aller au contenu

Une vieille fille/6

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 79-98).


VI


Samuel revint et fut enchanté de trouver que les affaires de son ami s’étaient arrangées pendant son absence. Mais quand il apprit d’Albert son engagement avec Pauline, il le blâma vivement et lui prédit qu’il ne ferait jamais son chemin, puisqu’il s’empêtrait d’une femme pauvre dès le début. Albert fut blessé de ce langage, et vanta si bien les grâces, les talents et les vertus de Pauline, qu’il s’en raffermit dans son amour.

La présence de Samuel apporta de l’entrain dans le petit groupe. Albert allait rarement chez son ami, où trop de distractions l’eussent détourné du travail, mais souvent Samuel montait visiter Albert le soir, et l’on causait au jardin. Pauline aussi manquait rarement de venir à cette heure, et plus d’une fois il arriva qu’elle rencontra Samuel en chemin et qu’elle accepta son bras. On s’asseyait sur le banc devant la maison, ou bien sous le berceau de clématites, ou tout simplement sur le gazon en pente qui bordait la route, près d’un massif de lilas de Perse. Le plus causeur de tous était Samuel ; il racontait les aventures de son voyage, ou d’autres histoires, qui plus ou moins drôlatiques, excitaient les rires de tout le monde, surtout ceux de Pauline.

Ce fut Samuel qui proposa une excursion à la tour de Gourze, et Pauline qui l’accepta avec enthousiasme au nom de tous. Mademoiselle Dubois consentit à s’y rendre par complaisance pour sa sœur ; car il était facile de voir que la solitude était devenue pour elle un besoin et comme un instinct de sa nature. Samuel la comparait à une violette fanée qui a gardé son parfum. — Et comme elle fait bien de se cacher sous les feuilles ! ajoutait-il, sans doute pour dite un mot plaisant qui fit rire Pauline ; car la figure de mademoiselle Dubois, loin d’être désagréable, avait un charme touchant, et son teint même n’était point flétri, malgré sa pâleur.

La tour de Gourze est une ruine du ixe siècle élevée sur un mont du Jorat, dans ces temps d’invasions et de pillages où l’homme était la terreur de l’homme. Ce fut un signal plutôt qu’une habitation, à en juger par ce qui reste. Comme ruine, elle n’a point de caractère ni aucune beauté ; mais, du sommet où elle est construite, on domine tout le canton de Vaud, et l’on est au seuil des Alpes.

Pour s’y rendre, — car la tour de Gourze est à trois lieues de Lausanne, — Albert, Samuel et mesdemoiselles Dubois prirent la diligence jusqu’à Savigny. La route traverse le bois de Rovéréa et s’élève graduellement jusqu’à la hauteur d’une chaîne de collines pittoresques et fertiles qui relie le Jura aux Alpes. C’est le Jorat. À mesure qu’on s’élève, surgit çà et là, à droite, à gauche, ou en face de vous, quelque nouvelle pointe blanche ou grise qui grandit, s’élargit, se pose sur votre horizon et, spectateur mélancolique, semble vous contempler du fond de son lointain. À chaque pas, s’agrandit le paysage alpestre qui présente toujours à sa base la riante ceinture des bords du Léman. Au bout de quelques promenades, ces blocs de granit vous deviennent familiers, chacun avec son attitude et sa physionomie particulière, et, comme de vieilles connaissances, on les salue par leurs noms. Mais dans ces horizons immuables rien de monotone, car tout nouveau point de vue présente chaque sommité sous un nouvel aspect. Des vallées se creusent, qui laissent entrevoir des pics, des déchirures, des séparations qu’on n’avait pas soupçonnés. Outre les changements produits par la distance, il y a ceux de l’heure et de la saison. Blanches l’hiver, grises l’été, sauf les cimes où dort la neige éternelle, tantôt dorées par la lumière, tantôt obscurcies d’ombre, quelquefois couronnées, d’autres fois ceintes de nuages, les Alpes ont à leurs pieds ce miroir du lac où elles se répètent, nappe d’eau fleurie parfois de toutes les couleurs et de toutes les nuances dont juin émaille les prairies. Quand l’air est épais, immenses, énormes, confuses, elles semblent taillées d’un seul bloc. Mais par une atmosphère lumineuse et transparente, regardez, les ravines s’ouvrent, les bois se dessinent, les chalets apparaissent, la roche dure et nue blesse le regard de ses aspérités, et l’observateur attentif découvre des abîmes qu’il ne soupçonnait pas, à côté de vallées nouvelles.

Et le soleil couchant qui les transfigure et les couronne d’incomparables beautés !

Ils descendirent de voiture à Savigny et prirent sur la droite au travers des prés. Ces prés, aux premiers jours du printemps, sont remplis de crocus, de primevères, de bois-fleuri. On y voyait maintenant, par places, de grands massifs blancs teintés de jaune : c’étaient des narcisses dont l’odeur se répandait tout alentour ; la petite gentiane bleue se montrait aussi çà et là au milieu de l’herbe.

Pauline et sa sœur cueillirent chacune une gerbe de fleurs, et Pauline en couronna le chapeau d’Albert, et remplit de narcisses les poches extérieures des sacs militaires qu’Albert et Samuel portaient chacun sur le dos. Ainsi fleuris, ainsi riant et jasant, ils traversèrent un bois de sapins silencieux et solennel, et se virent en face d’une colline boisée, surmontée d’un vieux pan de mur. C’était la tour de Gourze.

— À l’escalade ! cria Samuel.

— À l’escalade ! répéta Pauline.

— Pourrez-vous gravir ce versant ? demanda Albert à son amie.

— J’essayerai, dit-elle.

— Vous réussirez, si j’en juge par votre tour de force à Rovéréa.

Elle rougit sans répondre. Ils commencèrent à monter. La colline à cet endroit est très-escarpée. On la tourne ordinairement par un chemin qui se jette à gauche et que dédaignaient nos touristes. La moitié inférieure de la côte est une prairie ; la partie supérieure est boisée et offre une pente presque verticale.

D’en bas, on eût entendu l’haleine entrecoupée des deux femmes parvenues à mi-chemin. Pauline, embrassant la première touffe des chênes, se laissa tomber sur le sol. Mademoiselle Dubois s’éleva de quelques pieds encore, puis elle s’arrêta, car l’air manquait tout à fait à sa poitrine, et elle se retourna, pâle, vers Samuel qui la suivait, et qui, la soutenant d’une main, de l’autre lui tendit sa gourde en souriant. C’est un fait bien prouvé que l’eau de cerises ou kirschwasser a des affinités secrètes avec l’air des montagnes, à tel point que les lèvres féminines y pompent sans dommage la brûlante liqueur. Mademoiselle Dubois en but une gorgée, reprit haleine, et, dix minutes après, elle était sur la crête du mont. Pauline, au bras d’Albert, fit moins heureusement le voyage. S’arrêtant à chaque pas, elle protestait qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle en mourrait, que de pareils plaisirs étaient stupides, et, longtemps après qu’elle fut arrivée au but, elle se plaignait encore.

On pouvait cependant oublier la fatigue en regardant autour de soi. Tout le pays de Vaud s’étendait sous leurs yeux, vaste, varié, plantureux, offrant partout le spectacle de cette noble abondance qui est le fruit du travail de l’homme, et ces richesses d’aspect et ces beautés de contraste que la nature a dispensées aux rives du Léman. C’était une immense surface où l’œil passait tour à tour des prés verts aux champs rougeâtres, des sombres masses de sapins à la verdure nouvelle des hêtres, des chênes, des tilleuls, des toits rouges aux villas élégantes, des bois aux villages, des ravins aux monts. Puis, vous apercevez Lausanne avec ses grands clochers ; Lutry, dont les toits scintillants se cachent en bas dans les plis du terrain, et sous vos pieds le Léman dans toute sa magnificence, baignant ses bords les plus riants et les plus célèbres, et encadré par ses plus belles montagnes, — chaos où l’œil ébloui va du Moléson, la première des Alpes Fribourgeoises, au grand Saint-Bernard, frontière de l’Italie. En ramenant le regard autour de soi, au bas de la colline, à l’orient, au milieu des prairies, on voit étinceler, calme et bleu, le petit lac de Bret.

— Il fait bon regarder la terre de cette hauteur, dit mademoiselle Dubois. Comme tout paraît beau, fertile et heureux !

— Oui, dit Samuel ; c’est comme un vêtement sale dont les taches ne paraissent pas de loin.

Pauline éclata de rire. Elle trouvait charmant tout ce que disait Samuel.

— Oui, répondit Albert, d’horribles taches que d’ici l’on ne voit pas : le vice et la misère.

— Oh ! surtout la misère, dit mademoiselle Dubois, car c’est d’elle que vient le vice.

— Chère amie, reprit Albert en souriant, penseriez-vous donc que les riches en soient exempts ?

Mademoiselle Dubois resta pensive un instant : puis, secouant la tête avec protestation :

— Non, non ! dit-elle doucement, non, je ne puis croire que le mal soit irrévocablement attaché à la vie.

— Alors, comment expliquez-vous… ? demanda Samuel.

— Eh ! mais, s’écria-t-elle comme éclairée tout à coup d’une espérance, les vices des riches ne viendraient-ils pas aussi de la misère des pauvres ?

— Philosophons, interrompit Samuel, mais en déjeunant.

Il défit les cordons de son sac. Albert l’imita. Une serviette blanche fut étendue sur l’herbe au pied de la tour. On y posa une bouteille de vin, quelques tranches de veau froid, du pain, quatre petits verres, des oranges et des gâteaux. Ils burent à la reine bourguignonne, ancienne hôtesse de la tour, dit-on, la bonne reine Berthe, encore populaire dans le canton de Vaud.

— Et aux amoureux ! dit Samuel en lançant un coup d’œil à Pauline qui se crut obligée de protester par des oh ! des ah ! et quelques minauderies.

— Merci ! répondit Albert en vidant son verre.

— À notre bonheur à tous ! dit mademoiselle Dubois.

— Bravo ! s’écria Samuel ; le toast ne peut manquer d’être porté de bon cœur. Mais sous ce nom vague, à quels événements buvons-nous ? Il serait peut-être bien curieux de le savoir tout à l’heure. Qui sait si notre bonheur futur, se révélant à nous en ce moment, ne nous ferait pas l’effet d’une tuile sur la tête ou d’un monstre abominable !

Ils se levèrent en riant et descendirent dans le bois déjà touffu. Il faisait un soleil splendide, et tout rayonnait autour d’eux. Pauline se mit à chanter des romances dont Samuel faisait la basse. Albert s’aperçut bientôt que mademoiselle Dubois n’était plus avec eux.

— Où donc est votre sœur ? demanda-t-il à Pauline.

Elle interrompit sa chanson, regarda autour d’elle, et répondit :

— Je ne sais pas ! puis elle se reprit à chanter.

Mais elle sentit le bras d’Albert qui se retirait du sien, et, s’interrompant de nouveau par un éclat de rire :

— Vous êtes inquiet, lui dit-elle.

— Seriez-vous jalouse, mademoiselle Pauline ? demanda Samuel.

— Oh ! terriblement ! Vous ne pouvez savoir à quel point ma sœur est une dangereuse rivale.

— Eh ! eh ! elle a plus de charmes qu’on ne croirait au premier abord ; et, si elle mettait seulement un autre bonnet, un autre chapeau, quelques cheveux…

— Une autre taille et une autre figure ! ajouta Pauline en riant très-fort.

— Vous avez, malgré cela, raison d’être jalouse, dit Albert, blessé de ces plaisanteries, car c’est avec le cœur bien plus qu’avec les yeux que j’apprécie une femme.

— Charmant ! répondit Pauline en faisant une révérence.

— Ne nous fâchons pas, dit Samuel.

Albert s’éloigna, poursuivi par le rire de Pauline, auquel se joignait la voix moqueuse de Samuel. Il se disait : — Oh ! ce n’est pas ainsi que je la rêvais ! Une idée bizarre lui traversa l’esprit : — Elle conviendrait cent fois mieux à Samuel, se dit-il. Il aime tout ce qui jase, tout ce qui rit, tout ce qui miroite, qu’il y ait ou non une âme dessous. Pauline n’est qu’un oiseau au joli chant et au joli plumage, et… Il haussa les épaules à sa propre pensée, un reste de tendresse lui revenant au cœur, il se reprocha d’être trop sévère. — Elle est bonne cependant, se dit-il, elle m’aime, et plus tard, quand elle sera ma femme…

À ce moment, il aperçut mademoiselle Dubois qui, pendue aux branches d’un buisson, cueillait des roses sauvages. Elle s’y était déchiré les mains, et son sang coulait.

— Pourquoi, lui dit-il, ne pas m’appeler pour vous les cueillir ? Vous aimez donc bien les roses sauvages !

— Oh ! dit-elle, je ne sais rien de plus charmant, frêles, délicates et embaumées comme elles sont. Respirez ce parfum si fin, si léger ; regardez ce coloris, et dites-moi si ce n’est pas pour elles qu’a été fait ce doux mot : suave !

Était-ce la chaleur du jour, l’activité de la marche, ou la vivacité de ses impressions qui donnait, ce jour-là, à mademoiselle Dubois une animation inaccoutumée ? Ses lèvres étaient vives, ses yeux brillants, et ses joues habituellement pâles avaient une carnation rosée qui détourna complètement l’attention d’Albert du coloris des petites roses. Une question qui souvent lui était venue aux lèvres s’en échappa tout à coup. Chère amie, demanda-t-il, quel âge avez-vous ?

Mademoiselle Dubois tressaillit et ne répondit pas tout de suite. Elle laissa échapper la branche d’églantier, dégagea sa robe, respira le parfum des roses, et dit enfin d’un ton léger :

— Vous n’êtes guère poli, Albert, de me faire une telle question.

— Pourquoi ? dit-il. Assurément vous êtes supérieure à cette vanité-là. Et puis, vous ne pouvez être vieille. Je croirais plutôt que vous cachez votre âge, au rebours des autres. Oui, il y a quelque chose d’étrange en vous, à cet égard. Quand on vous voit tout d’abord, avec cette figure froide et immobile que vous avez pour tout le monde, et surtout avec ces vêtements de forme si ample et si antique, on se dit tout de suite, — pardonnez-moi le mot, puisque vous ne le méritez pas, — on se dit : C’est une vieille fille. Mais lorsque dans un entretien amical vous vous laissez aller à l’expression de vos sentiments, que votre figure s’anime, que vos joues se colorent, vous avez des regards, des sourires de jeune fille, et dans la voix de si fraîches inflexions… Voyons, mon amie, quel âge avez-vous ?

— Quarante-cinq ans, dit-elle.

— Cela est impossible ! s’écria-t-il.

— Allons donc, mon pauvre Albert ; l’amitié rend-elle aveugle, ainsi que l’amour ?

— Vraiment, dit-il en soupirant, je ne vous aurais pas cru cet âge.

— Mais quarante-cinq ans, ce n’est rien, reprit-elle en riant. Françoise d’Aubigné en avait cinquante-deux quand elle épousa Louis XIV.

— Elle était plus coquette que vous.

— Et surtout plus belle, mon ami. C’est la condition nécessaire pour qu’une femme soit aimée.

— Ne dites pas cela, pas pour moi du moins, car je vous aime plus… plus que je n’aimerai ma femme.

— Oh ! Albert, fit-elle avec reproche.

— Oui ! dit-il, à la fois sombre et enthousiaste, parce qu’en même temps il pensait à Pauline ; oui, rie de cela qui voudra, mais je sens entre vous et moi une relation profonde, un lien plus puissant que tous les autres. À tout ce que vous dites, il y a quelque chose en moi qui répond oui, et ma pensée a besoin de la vôtre pour être complète. Tout ce que vous faites est bien ; tout ce que vous croyez est beau. Vous avez toutes les grâces de la simplicité. Et cette bonté, cette infinie tendresse que l’on sent en vous, et qui se répand dans toutes vos actions, dans votre voix, dans vos yeux, dans tous vos gestes… Tout cela est de la beauté, une beauté supérieure à toute autre. Tenez, mon amie, je regretterai toujours, puisque vous êtes née trop tôt pour devenir ma femme, qu’au moins vous ne soyez pas ma mère.

Mademoiselle Dubois ne répondit pas. Sa figure était contractée par une angoisse profonde, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle serra doucement la main d’Albert ; puis, quittant son bras en lui faisant signe de ne pas la suivre, elle s’éloigna de quelques pas et sembla contempler le lac et les Alpes, immobile, occupée à vaincre son émotion. Bientôt l’on entendit la voix de Samuel et de Pauline qui s’approchaient. Mademoiselle Dubois revint alors près d’Albert, et tous les quatre se rejoignirent.

Calme, quoique sérieuse, Marie ne remarqua pas l’air composé des deux étourdis qui semblaient avoir comploté quelque chose et qui échangeaient des regards d’intelligence. On décida de retourner par les rives du lac. Samuel et Pauline partirent en se donnant le bras, gais, rieurs, et en apparence exclusivement occupés l’un de l’autre, quoiqu’il ne fût pas difficile de deviner qu’il s’agissait de taquiner Albert. Quand ils se trouvaient un peu loin en avant, ils s’arrêtaient pour attendre Albert et sa compagne, qu’entre eux ils nommaient bien haut leurs grands parents, et c’étaient des rires… des rires qui sonnaient faux à l’oreille d’Albert. Il eût, quant à lui, méprisé cela, mais cette moquerie s’appliquant surtout à son amie l’indignait. Heureusement, Samuel, plus avisé que Pauline, fit à temps cesser le jeu.

La route était pittoresque et varice, on rencontrait des bois, des chalets, un torrent. Le soleil se fondait dans le lac et illuminait les cimes alpestres. Cependant, il y a trois lieues de Gourze à Lausanne ; on descend, il est vrai, mais on descend toujours, et peut-être à la longue est-ce plus fatigant que de monter. Pauline fut si lasse, mais si lasse, que ses plaintes gâtèrent la moitié du chemin. On se reposa pourtant à Lutry, jolie petite ville au milieu des vignes, sur les bords du lac, où l’on but un verre de vin blanc de Lavaux, ce qui eût formalisé une Française, mais n’embarrassa point nos deux Vaudoises. Ils se quittèrent en se donnant rendez-vous à trois jours de là, pour une promenade au bord du lac.