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Utilisateur:Zyephyrus/bac1007

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Version en français partiellement modernisé


    ESSAIS DE MICHEL DE MONTAIGNE LIVRE SECOND  


Chapitre I
De l'inconstance de nos actions
CEUX qui s'exercent à contrôler les actions humaines ne se trouvent en aucune partie si empêchés qu'à les r'apiécer et mettre à même lustre : car elles se contredisent communément de si étrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de même boutique. Le jeune Marius se trouve tantôt fils de Mars, tantôt fils de Vénus. Le Pape Boniface huitième, entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s'y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croirait que ce fût Néron, cette vraie image de cruauté, comme on lui présenta à signer, suivant le style, la sentence d'un criminel condamné, qui eût répondu : Plût à Dieu que je n'eusse jamais su écrire : tant le cœur lui serrait de condamner un homme à mort. Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soi-même, que je trouve étrange de voir quelquefois des gens d'entendement se mettre en peine d'assortir ces pièces : vu que l'irrésolution me semble le plus commun et apparent vice de notre nature ; témoin ce fameux verset de Publius le farceur,

    Malum consilium est, quod mutari non potest. [Un plan n'est pas bon s'il n'est pas modifiable.]

Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme, par les plus communs traits de sa vie ; mais vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s'opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suivant cette image, vont rangeant et interprétant toutes les actions d'un personnage, et s'ils ne les peuvent assez tordre, les renvoient à la dissimulation. Auguste leur est échappé : car il se trouve en cet homme une variété d'actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est fait lâcher entier et indécis aux plus hardis juges. Je crois des hommes plus malaisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l'inconstance. Qui en jugerait en détail et distinctement, pièce à pièce, rencontrerait plus souvent à dire vrai.

En toute l'ancienneté [antiquité] il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes, qui aient dressé leur vie à un certain et assuré train, qui est le principal but de la sagesse : car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les rêgles de notre vie, c'est vouloir, et ne vouloir pas toujours même chose : Je ne daignerais, dit-il, ajouter, pourvu que la volonté soit juste : car si elle n'est juste, il est impossible qu'elle soit toujours une. De vrai, j'ai autrefois appris que le vice n'est que dérèglement et faute de mesure ; et par conséquent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot de Démosthène, dit-on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et délibération, et la fin et perfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voie, nous la prendrions la plus belle, mais nul n'y a pensé,

    Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit, [Ce qu'on a recherché, on le dédaigne, on recherche à nouveau ce qu'on vient de rejeter,]
    Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto. [On s'énerve et redéfait tout l'ordre qu'on avait apporté à sa vie.]

   
  Notre façon ordinaire c'est d'aller d'après les inclinations de notre appétit, à gauche, à droite, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons qu'à l'instant que nous le voulons : et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas : ce n'est que branle et inconstance :

    Ducimur ut nervis alienis mobile lignum. [Nous sommes conduits comme est manœuvrée par des mains étrangères une marionnette en bois.]

Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores [maintenant] doucement, ores avec violence, selon que l'eau est ireuse [coléreuse] ou bonasse.

    nonne videmus
    Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper,
    Commutare locum quasi onus deponere possit ? [est-ce que nous ne voyons pas chacun ignorer ce qu'il veut, toujours chercher, changer de lieu, comme s'il était possible de se débarrasser de son fardeau ?]

Chaque jour nouvelle fantaisie, et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps.

    Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
    Juppiter auctifero lustravit lumine terras. [Tels sont les esprits des hommes, semblables à la lumière porteuse d'or dont notre père Jupiter lui-même illumina les terres.]

Nous flottons entre divers avis : nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment.

À qui aurait prescrit et établi certaines lois et certaine police en sa tête, nous verrions tout partout en sa vie reluire une égalité de mœurs, un ordre, et une relation infaillible d'une chose à l'autre. (Empédocle remarquait ce travers chez les Agrigentins, qu'ils s'abandonnaient aux délices comme s'ils avaient à mourir le lendemain : et bâtissaient comme si jamais ils ne devaient mourir).

Le commentaire en serait bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche a tout touché : c'est une harmonie de sons très accordants qui ne se peut démentir. À nous au contraire, autant d'actions, autant faut-il de jugements particuliers : Le plus sûr, à mon opinion, serait de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclure d'autre conséquence.

Pendant les débauches de notre pauvre État, on me rapporta qu'une fille de bien près de là où j'étais s'était précipitée du haut d'une fenêtre, pour éviter la force d'un belitre de soldat  
 son hôte : elle ne s'était pas tuée à la chute, et pour redoubler son entreprise, s'était voulu donner d'un couteau par la gorge, mais on l'en avait empêchée : toutefois après s'y être bien fort blessée, elle même confessait que le soldat ne l'avait encore pressée que de requêtes, sollicitations, et présents, mais qu'elle avait eu peur, qu'enfin il en vînt à la contrainte : et là dessus les paroles, la contenance, et ce sang témoin de sa vertu, à la vraie façon d'une autre Lucrèce. Or j'ai su à la vérité, qu'avant et depuis elle avait été garce de non si difficile composition. Comme dit le conte, tout beau et honnête que vous êtes, quand vous aurez failli votre pointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en votre maîtresse : ce n'est pas à dire que le muletier n'y trouve son heure.

Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses médecins de le panser d'une maladie longue et intérieure, qui l'avait tourmenté longtemps : et s'apercevant après sa guérison qu'il allait beaucoup plus froidement aux affaires, lui demanda qui l'avait ainsi changé et encouardi : Vous même, Sire, lui répondit-il, m'ayant déchargé des maux, pour lesquels je ne tenais compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant été dévalisé par les ennemis fit sur eux pour se revancher une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion, l'employait à quelque exploit hasardeux, par toutes les plus belles remontrances de quoi il se pouvait aviser :

        Verbis quæ timido quoque possent addere mentem : [Par des paroles capables de donner du courage au poltron même.]

Employez-y, répondit-il, quelque misérable soldat dévalisé :

        quantumvis rusticus ibit,
        Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit. [Quelque rustre qu'il soit, il ira, il ira où tu veux, celui, dit-il, qui a perdu sa bourse.]

et refusa résolument d'y aller.

Quand nous lisons que Mahomet, ayant outrageusement rudoyé Chasan, chef de ses Janissaires, de ce qu'il voyait sa troupe enfoncée par les Hongrois et lui se porter lâchement au combat, Chasan alla pour toute réponse se ruer furieusement seul en l'état qu'il était, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se présenta, où il fut soudain englouti : ce n'est à l'aventure pas tant justification, que ravisement : ni tant prouesse naturelle qu'un nouveau dépit.

Celui que vous vîtes hier si aventureux, ne trouvez pas étrange de le voir aussi poltron
 le lendemain : ou la colère, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette, lui avait mis du cœur au ventre ; ce n'est pas un cœur ainsi formé par raisonnement : ces circonstances le lui ont affermi : ce n'est pas merveille, si le voilà devenu autre par d'autres circonstances contraires.

Cette variation et contradiction qui se voit en nous, si souple, a fait qu'aucuns nous songent deux âmes, d'autres deux puissances, qui nous accompagnent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un sujet simple.

Non seulement le vent des accidents me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et trouble moi-même par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde premièrement, ne se trouve guère deux fois en même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon le côté où je la couche. Si je parle diversement de moi, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contradictions s'y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Humble, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral et avare et prodigue : tout cela je le vois en moi dans une certaine mesure, selon que je me tourne : et quiconque s'étudie bien attentivement trouve en soi, voire, de plus, en son jugement même, cette variabilité et discordance. Je n'ai rien à dire de moi, entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot. Distinguo [Je distingue] est le plus universel morceau de ma Logique.

Encore que je sois toujours d'avis de dire du bien le bien, et d'interpréter plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, pourtant l'étrangeté de notre condition porte que nous soyons souvent par le vice même poussés à bien faire, si le bien faire ne se jugeait par la seule intention. Par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant : celui qui le serait bien à point, il le serait toujours, et à toutes occasions : Si c'était une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendrait un homme pareillement résolu dans tous les accidents : le même seul ou en compagnie : en camp clos, ou en une bataille : car quoi qu'on dise, il n'y a pas deux vaillances, l'une sur le pavé et l'autre au camp. Aussi courageusement porterait-il une  
 maladie en son lit, qu'une blessure au camp : et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrions pas un même homme, donner dans la brèche d'une brave assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d'un procès ou d'un fils.

Quand étant lâche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté : quand étant mou contre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les épées des adversaires : l'action est louable, non pas l'homme.

Plusieurs Grecs, dit Cicéron, ne peuvent voir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtibériens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur. [Rien en effet ne peut être stable de ce qui ne part pas d'une assise solide.]

Il n'est point de vaillance plus extrême en son espèce, que celle d'Alexandre : mais elle n'est qu'en espèce, ni assez pleine partout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, pourtant a-t-elle encore ses taches : qui fait que nous le voyons se troubler si éperdument aux plus légers soupçons qu'il prend des machinations des siens contre sa vie : et se porter en cette recherche, d'une si véhémente et indiscrète injustice, et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle : La superstition aussi de quoi il était si fort atteint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'excès de la pénitence, qu'il fit, du meurtre de Clitus, est aussi témoignage de l'inégalité de son courage.

Notre fait ce ne sont que pièces rapportées, voluptatem contemnunt, in dolore sunt molliores; gloriam negligunt, franguntur infamia ; [ils méprisent le plaisir, ils s'amolissent dans la douleur ; ils négligent la gloire, ils se laissent briser par l'infamie] et voulons acquérir un honneur à fausses enseignes. La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi tôt du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'âme en est une fois abreuvée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la pièce. Voilà pourquoi pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerata atque provisa est [Pour qui a été pesée et envisagée à l'avance sa manière de vivre], si la variété des occurrences lui fait changer de pas, (je dis de voie : car le pas s'en peut ou hâter, ou appesantir) laissez le courir : celui-là s'en va à vau le vent, comme dit la devise de notre Talebot.

Ce n'est pas merveille, dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard. À qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières. Il est impossible de ranger les pièces, à qui n'a une forme du total en sa tête. À quoi bon faire la provision des couleurs, à qui ne sait ce qu'il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n'en délibérons qu'à parcelles. L'archer doit premièrement savoir où il vise, et
 puis y accommoder la main, l'arc, la corde, la flèche, et les mouvements. Nos conseils fourvoient, parce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celui qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'avis de ce jugement qu'on fit pour Sophocle, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir vu l'une de ses tragédies.

Ni ne trouve la conjecture des habitants de Paros envoyés pour réformer les Milésiens, suffisante à la conséquence qu'ils en tirèrent. Visitant l'île, ils remarquaient les terres les mieux cultivées, et maisons champêtres les mieux gouvernées : Et ayant enregistré le nom des maîtres de celles-ci, quand ils eurent fait l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maîtres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeant que soigneux de leurs affaires privées, ils le seraient des publiques.

Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et il se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. Magnam rem puta, unum hominem agere. [Tiens pour un bel exploit d'agir comme un homme unique.] Puisque l'ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et la tempérance, et la libéralité, voire encore la justice : puisque la cupidité peut planter au courage d'un garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oisiveté, l'assurance de se jeter si loin du foyer domestique, à la merci des vagues et de Neptune courroucé dans un frêle bateau, et qu'elle apprend encore la discrétion et la prudence : et que Vénus même fournit de résolution et de hardiesse la jeunesse encore sous la discipline et la verge, et gendarme le tendre cœur des pucelles au giron de leurs mères :

    Hac duce custodes furtim transgressa jacentes
    Ad juvenem tenebris sola puella venit. [Conduite par elle, dépassant en cachette ses gardiens endormis, vers le jeune homme, dans les ténèbres, seule, la jeune fille s'en vient.]

Ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu au dedans, et voir par quels ressorts se donne le branle. Mais d'autant que c'est une hasardeuse et haute entreprise, je voudrais que moins de gens s'en mêlassent.
 
 
Chapitre II
  De l'ivrognerie

LE monde n'est que variété et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices : et de cette façon l'entendent à l'aventure les Stoïciens : mais encore qu'ils soient également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celui qui a franchi de cent pas les limites,

    Quos ultra citráque nequit consistere rectum,

[celles qui en deçà et en delà bornent le droit chemin]

ne soit de pire condition, que celui qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable : et que le sacrilège ne soit pire que le larcin d'un chou de notre jardin :

    Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,
    Qui teneros caules alieni fregerit horti,
    Et qui nocturnus divum sacra legerit.

[Et cette idée ne prévaudra pas, qu'il soit autant en faute, celui qui aura brisé un tendre chou dans le jardin d'un autre, et qu'il égale celui qui dans la nuit aura des dieux pillé le temple.]

Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose.

La confusion de l'ordre et mesure des péchés est dangereuse : Les meurtriers, les traîtres, les tyrans, y ont trop d'acquêt : ce n'est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la dévotion : Chacun pèse sur le péché de son compagnon, et élève le sien. Les instructeurs mêmes les rangent souvent mal à mon gré.

Comme Socrate disait que le principal office de la sagesse était de distinguer les biens et les maux, nous autres, à qui le meilleur est toujours en vice, devons dire de même de la science de distinguer les vices : sans laquelle bien exacte, le vertueux et le mêchant demeurent mêlés et inconnus.

Or l'ivrognerie, entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices qui ont je ne sais quoi de généreux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mêle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'adresse et la finesse : celui-ci est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossière nation de celles qui sont aujourd'hui, c'est celle-là seule qui le tient en crédit. Les autres vices altèrent l'entendement, celui-ci le renverse, et étonne le corps.

    cum vini vis penetravit, [quand la force du vin a pénétré]
    Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur [il s'ensuit une pesanteur des membres,]
    Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens, [les jambes de celui qui vacille s'embarrassent, sa langue se ralentit, son esprit est tout mouillé,]

   
 

    Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt : [Les yeux se troublent, clameurs, sanglots, altercations fleurissent.]

Le pire état de l'homme, c'est où il perd la connaissance et le gouvernement de soi.

Et en dit-on entre autres choses, que comme le moût bouillant dans un vaisseau [récipient], pousse à mont [vers le haut] tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin fait débonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure.

    tu sapientium
    Curas, et arcanum jocoso
    Consilium retegis Lyæo. [toi, grâce au riant Bacchus, tu mets au jour les soins des sages et leur plan secret.]

Josèphe raconte qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis lui avaient envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutefois Auguste s'étant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privées affaires qu'il eût, ne s'en trouva jamais mécompté : ni Tibère, de Cossus, à qui il se déchargeait de tous ses conseils : quoi que nous les sachions avoir été si fort sujets au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du Sénat, et l'un et l'autre ivre,

    Externo inflatum venas de more Lyæo. [Les veines gonflées, comme d'habitude, par l'abus de Bacchus.]

Et confia-t-on aussi fidèlement qu'à Cassius buveur d'eau, à Cimber le dessein de tuer César : quoiqu'il s'enivrât souvent : D'où il répondit plaisamment, « Que je supportasse un tyran, moi, qui ne puis supporter le vin ! » Nous voyons nos Allemands noyés dans le vin se souvenir de leur quartier, du mot [de passe], et de leur rang.

    nec facilis victoria de madidis, et
    Blæsis, atque mero titubantibus. [et la victoire ne fut pas facile, tout imbibés, bredouillants et titubants qu'ils aient été.]

Je n'eusse pas cru d'ivresse si profonde, étouffée, et ensevelie, si je n'eusse lu ceci dans les histoires : Qu'Attale ayant convié à souper pour lui faire une notable indignité, ce Pausanias, qui sur ce même sujet, tua depuis Phlippe, roi de Macédoine (roi portant par ses belles qualités témoignage de la nourriture qu'il avait prise en la maison et compagnie d'Épaminondas), il le fit tant boire, qu'il put abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonnière, aux muletiers et nombre d'abjects serviteurs de sa maison.

Et ce que m'apprit une dame que j'honore et prise fort, que près de Bordeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veuve, de chaste réputation, sentant des premiers ombrages de grossesse, disait à ses voisines qu'elle penserait être enceinte si elle avait un mari : Mais du jour à la journée croissant l'occasion de ce soupçon, et en fin jusques à l'évidence, elle en vint là, de faire déclarer au prône de son église que qui serait conscient de ce fait, en l'avouant, elle promettait de le lui pardonner, et s'il le trouvait bon, de l'épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l'avoir trouvée un jour de fête, ayant bien largement pris son vin, endormie en son foyer si profondément et si indécemment, qu'il s'en put servir sans l'éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble.

Il est certain que l'antiquité n'a pas fort décrié ce vice : les écrits mêmes de plusieurs philosophes en parlent bien mollement : et jusques aux stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser quelquefois à boire d'autant, et de s'enivrer pour relâcher l'âme.

    Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
    Socratem palmam promeruisse ferunt. [On raconte que dans un tel match le grand Socrate a un jour remporté la palme.]

Ce censeur et correcteur des autres, Caton, a été reproché de bien boire.

    Narratur et prisci Catonis
    Sæpe mero caluisse virtus. [Du vieux Caton aussi on dit qu'il a réchauffé son courage avec du vin pur.]

   
 Cyrus, roi tant renommé, allègue entre ses autres louanges, pour se préférer à son frère Artaxerxès, qu'il savait beaucoup mieux boire que lui. Et dans les nations les mieux réglées, et policées, cet essai de boire d'autant, était fort en usage. J'ai ouï dire à Silvius, excellent médecin de Paris, que pour garder que les forces de notre estomac ne s'apparessent, il est bon une fois le mois, de les éveiller par cet excès, et les piquer pour les garder de s'engourdir.

Et écrit-on que les Perses après le vin consultaient de leurs principales affaires.

Mon goût et ma complexion sont plus ennemis de ce vice, que mon discours : Car outre ce que je captive aisément mes créances sous l'autorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lâche et stupide, mais moins pernicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la société publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu'il ne nous coûte quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice coûte moins à notre conscience que les autres : outre ce qu'il n'est point de difficile apprêt, ni malaisé à trouver : considération non méprisable.

Un homme avancé en dignité et en âge, entre trois principales commodités, qu'il me disait lui rester, en la vie, comptait celle-ci, et où les veut-on trouver plus justement qu'entre les naturelles ? Mais il la prenait mal. La délicatesse y est à fuir, et le soigneux triage du vin. Si vous fondez votre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut avoir le goût plus lâche et plus libre. Pour être bon buveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemands boivent quasi également de tout vin avec plaisir : Leur fin c'est l'avaler, plus que le goûter. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Française à deux repas, et modérément, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu. Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissaient des nuits entières à cet exercice, et y attachaient souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J'ai vu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprises, et fameux succès, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne buvoit guère moins de cinq lots de vin : et ne se montrait au partir delà, que trop sage et avisé aux dépens de nos affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de notre vie, doit en employer plus d'espace. Il faudrait, comme des garçons de boutique, et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce désir tousjours en tête. Il semble que tous les jours nous raccourcissons l'usage de celui-ci : et qu'en nos maisons, comme j'ai vu en mon enfance, les déjeuners, les soupers, et les collations fussent plus fréquents et ordinaires, qu'à présent. Serait ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement ? Vraiment non. Mais ce peut être que nous nous sommes beaucoup plus jetés à la paillardise, que nos pères. Ce sont deux occupations, qui s'entrempêchent en leur vigueur. Elle a affaibli notre estomac d'une part : et d'autre part la sobrieté sert à nous rendre plus coints [galants], plus damerets [Jolis]pour l'exercice de l'amour.

C'est merveille des contes que j'ai ouï faire à mon père de la chasteté de son siècle. C'était à lui d'en dire, étant très avenant et par art et par nature à l'usage des dames. Il parlait peu et bien, et si [cependant]mêlait son langage de quelque ornement des livres vulgaires, surtout espagnols : et parmi les Espagnols, lui était ordinaire celui qu'ils nomment Marc Aurèle. Le port, il l'avait d'une gravité douce, humble, et très modeste. Singulier soin de l'honnêteté et décence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foi en ses paroles : et une conscience et religion en général, penchant plutôt vers la superstition que vers l'autre bout. Pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d'une stature droitte et bien proportionnée, d'un visage agréable, tirant sur le brun : adroit et exquis en tous nobles exercices. J'ai vu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dit qu'il s'exerçait les bras pour se préparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime : Et des souliers aux semelles plombées, pour s'alléger au courir et à sauter. Du prim-saut il a laissé en mémoire des petits miracles. Je l'ai vu par delà soixante ans se moquer de nos allégresses : se jeter avec sa robe fourrée sur un cheval ; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guère en sa chambre, sans s'élancer trois ou quatre degrés à la fois. Sur mon propos il disait, qu'en toute une province à peine y avoit il une femme de qualité, qui fût mal nommée. Recitait des étranges privautés, nommément siennes, avec des honnêtes femmes, sans soupçon quelconque. Et de soi, jurait saintement être venu vierge à son mariage, et si c'était après avoir eu longue part aux guerres delà les monts : desquelles il nous a laissé un papier journal de sa main suivant point par point ce qui s'y passa, et pour le public et pour son privé.

Aussi se maria il bien avant en âge l'an MDXXVIII, qui était son trente-troisième, sur le chemin de son retour d'Italie. Revenons à nos bouteilles.

Les incommodités de la vieillesse, qui ont besoin de quelque appui et rafraîchissement, pourraient m'engendrer avec raison désir de cette faculté : car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bons compagnons, se prend premièrement aux pieds : celle-là touche l'enfance. De-là elle monte à la moyenne région, où elle se plante longtemps, et y produit, selon moi, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle : Les autres voluptés dorment au prix. Sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, elle arrive au gosier, où elle fait sa derniere pose.

Je ne puis pourtant entendre comment on vient à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination un appétit artificiel, et contre nature. Mon  
 estomac n'irait pas jusque là : il est assez empêché à venir à bout de ce qu'il prend pour son besoin : Ma constitution est, ne faire cas du boire que pour la suite du manger : et bois à cette cause le dernier coup toujours le plus grand. Et parce qu'en la vieillesse, nous apportons le palais encrassé de rhume, ou altéré par quelque autre mauvaise constitution, le vin nous semble meilleur, à même que nous avons ouvert et lavé nos pores. Au moins il ne m'advient guère, que pour la première fois j'en prenne bien le goût. Anacharsis s'étonnait que les Grecs bussent sur la fin du repas en plus grands verres qu'au commencement. C'était, comme je pense, pour la même raison que les Alemands le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant. Platon défend aux enfants de boire vin avant dix-huit ans, et avant quarante de s'enivrer. Mais à ceux qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mêler un peu largement en leurs convives l'influence de Dionysos : ce bon dieu, qui redonne aux hommes la gaieté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'âme, comme le fer s'amollit par le feu, et en ses lois, trouve telles assemblées à boire (pourvu qu'il y ait un chef de bande, à les contenir et régler) utiles : l'ivresse étant une bonne épreuve et certaine de la nature d'un chacun : et quand et quand propre à donner aux personnes d'âge le courage de s'ébaudir en danses, et en la musique : choses utiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l'âme de la tempérance, au corps de la santé. Toutefois ces restrictions, en partie empruntées des Carthaginois, lui plaisent. Qu'on s'en épargne en expédition de guerre. Que tout magistrat et tout juge s'en abstienne sur le point d'exécuter sa charge, et de consulter des affaires publiques. Qu'on n'y emploie le jour, temps dû à d'autres occupations : ni celle des nuits qu'on destine à faire des enfants.

Ils disent que le Philosophe Stilpon aggravé de vieillesse hâta sa fin à escient [volontairement], par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoqua aussi les forces abattues par l'âge du Philosophe Arcesilaüs.

Mais c'est une vieille et plaisante question, si l'âme du sage serait pour se rendre à la force du vin,

    Si munitæ adhibet vim sapientiæ. [S'il s'attaque à une sagesse bien fortifiée.]

À combien de vanité nous pousse cette bonne opinion, que nous avons de nous ? la plus rêglée âme du monde, et la plus parfaite, n'a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s'emporter par terre de sa propre faiblesse. De mille il n'en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie : et se pourrait mettre en doute si selon sa naturelle condition elle y peut jamais être. Mais d'y joindre la constance, c'est sa dernière perfection : je dis quand rien ne la choquerait : ce que mille accidents peuvent faire. Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et se raidir, le voilà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent-ils qu'une apoplexie n'étourdisse aussi bien Socrate qu'un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom même par la force d'une maladie, et une légère blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est il plus caduque, plus misérable, et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles.

    Sudores itaque et pallorem existere toto
    Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
    Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
    Denique concidere ex animi terrore videmus. [Nous voyons en effet la sueur et la pâleur se produire en tout le corps, la langue se glacer, la voix mourir, les yeux brûler, les oreilles sonner, les articulations se nouer, et finalement périr sous le coup de la terreur de son âme.]

Il faut qu'il cille les yeux au coup qui le menace : il faut qu'il frémisse planté au bord d'un précipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se réserver ces légères marques de son autorité, inexpugnables à notre raison, et à la vertu Stoique : pour lui apprendre sa mortalité et notre faiblesse. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gémit à la colique, sinon d'une voix désesperée et éclatante, au moins d'une voix cassée et enrouée.

    Humani a se nihil alienum putet. [Qu'il pense que rien d'humain ne lui est étranger.]

Les poètes qui peignent tout à leur poste [gré] n'osent pas décharger seulement des larmes leurs héros,
 

    Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas. [Ainsi parle-t-il en pleurant et à sa flotte lâche les rênes.]

Qu'il lui suffise de brider et modérer ses inclinations : car de les emporter, il n'est pas en lui. Celui-ci même, notre Plutarque, si parfait et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, est entré en doute, si la vertu pouvait donner jusque-là : et si ces personnages n'avaient pas été plutôt agités par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont sujettes à sinistre interprétation : d'autant que notre goût n'advient pas plus à ce qui est au-dessus de lui, qu'à ce qui est au-dessous.

Laissons cette autre secte, faisant expresse profession de fierté. Mais quand en la secte même estimée la plus molle, nous oyons [entendons] ces vantances de Métrodore : Occupavi te, Fortuna, atque cepi : omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses [Je t'ai bien eue, Fortune, j'ai obstrué tous les accès pour que tu ne puisses pas parvenir jusqu'à moi]. Quand Anaxarchus, par l'ordonnance de Nicocréon tyran de Chypre, couché dans un vaisseau de pierre, et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, « Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarchus : c'est son étui que vous pilez ». Quand nous oyons nos martyrs crier au tyran au milieu de la flamme : « C'est assez rôti de ce côté-là, hache-le, mange-le, il est cuit, recommence de l'autre ». Quand nous oyons en Josèphe cet enfant tout déchiré de tenailles mordantes, et percé des alènes d'Antiochus, le défier encore, criant d'une voix ferme et assurée : « Tyran, tu perds ton temps, me voici toujours à mon aise : où est cette douleur, où sont ces tourments, de quoi tu me menaçais ? n'y sais-tu que ceci ? ma constance te donne plus de peine que je n'en sens de ta cruauté : ô lâche bélître tu te rends, et je me renforce : fais-moi plaindre, fais-moi fléchir, fais-moi rendre si tu peux : donne courage à tes satellites, et à tes bourreaux : les voilà défaillis de cœur, ils n'en peuvent plus : arme-les, acharne-les ». Certes il faut confesser qu'en ces âmes-là, il y a quelque altération, et quelque fureur, tant sainte soit-elle. Quand nous arrivons à ces saillies stoïques, « J'aime mieux être furieux que voluptueux » : mot d'Antisthènes. Μανειεῖν μᾶλλον ἡ ἡθείειν. Quand Sextius nous dit qu'il aime mieux être enferré de la douleur que de la volupté : Quand Épicure entreprend de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la santé, que de gaieté de cœur il défie les maux : et méprisant les douleurs moins âpres, dédaignant les lutter, et les combattre, qu'il  
 en appelle et désire des fortes, poignantes, et dignes de lui :

    Spumantémque dari pecora inter inertia votis
    Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,
    [Au milieu de l'inertie de son troupeau il souhaite de tout son cœur que lui soit donné un sanglier écumant ou bien que descende de la montagne un fauve lion,]

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage élancé hors de son gîte ? Notre âme ne saurait de son siège atteindre si haut : il faut qu'elle le quitte, et s'élève, et prenant le frein aux dents, qu'elle emporte, et ravisse son homme, si loin, qu'après il s'étonne lui-même de son fait. Comme aux exploits de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats généreux souvent à franchir des pas si hasardeux, qu'étant revenus à eux, ils en transissent d'étonnement les premiers. Comme aussi les poètes sont épris souvent d'admiration de leurs propres ouvrages, et ne reconnaissent plus la trace par où ils ont passé une si belle carrière : C'est ce qu'on appelle aussi en eux ardeur et manie : Et comme Platon dit, que pour néant heurte à la porte de la poésie, un homme rassis : aussi dit Aristote qu'aucune âme excellente n'est exempte de mélange de folie : Et a raison d'appeler folie tout élancement, tant louable soit-il, qui surpasse notre propre jugement et discours : D'autant que la sagesse est un maniement réglé de notre âme, et qu'elle conduit avec mesure et proportion, et s'en répond. Platon argumente ainsi que la faculté de prophétiser est au-dessus de nous : qu'il faut être hors de nous, quand nous la traitons : il faut que notre prudence soit offusquée [obscurcie] ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste.
 
Chapitre III
  Coutume de l'île de Céa

SI philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être doubter : car c'est aux apprentifs à enquérir et à débattre, et au cathédrant de résoudre. Mon cathédrant, c'est l'autorité de la volonté divine qui nous règle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations.

Philippe étant entré à main armée au Péloponnèse, quelqu'un disait à Damidas, que les Lacédémoniens
 auraient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettaient en sa grâce : Eh, poltron, répondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandait aussi à Agis comment un homme pourrait vivre libre, — Méprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent évidemment quelque chose au-delà d'attendre patiemment la mort, quand elle nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidents pires à souffrir que la mort même : témoin cet enfant Lacédémonien, pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maître de s'employer à quelque service abject, « Tu verras, dit-il, qui tu as acheté, ce me serait honte de servir, ayant la liberté si à main » : et ce disant, se précipita du haut de la maison. Antipater menaçant âprement les Lacédémoniens, pour les ranger à certaine sienne demande : « Si tu nous menaces de pis que la mort, répondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. » Et à Philippe leur ayant écrit qu'il empêcherait toutes leurs entreprises, « Quoi ? nous empêcheras-tu aussi de mourir ? » C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant qu'il doit, non pas tant qu'il peut ; et que le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n'a ordonné qu'une entrée à la vie, et cent mille issues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n'en pouvons avoir faute, comme répondit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde ? il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause : À mourir il ne reste que le vouloir.

    Ubique mors est : optime hoc cavit Deus,
    Eripere vitam nemo non homini potest :
    At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent.
    [Partout la mort se trouve : excellemment à cela a veillé Dieu, Dépouiller un homme de sa vie il n'est nul qui ne le puisse : lui voler la mort, personne ne le peut : vers elle mille accès restent ouverts.]

Et ce n'est pas la recette à une seule maladie, la mort est la recette à tous maux : C'est un port très assuré, qui n'est jamais à craindre, et souvent à rechercher : tout revient à un, que  
 l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre, qu'il coure au devant de son jour, ou qu'il l'attende, d'où qu'il vienne c'est toujours le sien : en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie dépend de la volonté d'autrui, la mort de la nôtre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs qu'en celle-là. La réputation ne touche pas une telle entreprise ; c'est folie d'en avoir respect. Le vivre, c'est servir [être esclave], si la liberté de mourir en est à dire [fait défaut]. Le commun train de la guérison se conduit aux dépens de la vie : on nous incise, on nous cautérise, on nous détranche les membres, on nous soustrait l'aliment, et le sang ; un pas plus outre, nous voilà guéris tout à fait. Pourquoi n'est la veine du gosier autant à notre commandement que la médiane [veine du bras qui servait pour la saignée.] ? Aux plus fortes maladies les plus forts remèdes. Servius le Grammairien ayant la goutte, n'y trouva meilleur conseil, que de s'appliquer du poison à tuer ses jambes. Qu'elles fussent podagres à leur poste [guise], pourvu qu'elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel état que le vivre nous est pire que le mourir.

C'est faiblesse de céder aux maux, mais c'est folie de les nourrir.

Les Stoïciens disent que c'est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se départir de la vie, encore qu'il soit en plein heur [bonheur], s'il le fait opportunément, et au fou de maintenir sa vie, encore qu'il soit misérable, pourvu qu'il soit en la plus grande part des choses qu'ils disent être selon nature.

Comme je n'offense les lois qui sont faites contre les larrons, quand j'emporte le mien et que je coupe ma bourse ; ni des boutefeux, quand je brûle mon bois, aussi ne suis-je tenu aux lois faites contre les meurtriers pour m'avoir ôté ma vie.

Hégésias disait que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devait dépendre de notre élection. [choix.]

Et Diogène rencontrant le philosophe Speusippe affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littière, qui lui écria : « Le bon salut, Diogène — À toi, point de salut, répondit-il, qui souffres le vivre étant en tel état. »

De vrai quelque temps après Speusippe se fit mourir, ennuyé d'une si pénible condition de vie.

Mais ceci ne s'en va pas sans contraste : car plusieurs tiennent que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement exprès de celui qui nous y a mis ; et que c'est à Dieu, qui nous a ici envoyés, non pour nous seulement, mais pour sa gloire et service d'autrui, de nous donner congé, quand il lui plaira, non à nous de le prendre ; que nous ne sommes pas nés pour nous, mais aussi pour notre pays : les lois nous redemandent compte de nous pour leur intérêt, et ont action d'homicide contre nous. Autrement comme déserteurs de notre charge, nous sommes punis en l'autre monde,

    Proxima deinde tenent moesti loca, qui sibi lethum
    Insontes peperere manu, lucémque perosi
    Projecere animas.
    [Puis dans les lieux tout proches se tiennent chagrinés ceux qui sur eux-mêmes la mort]
    [imméritée perpétrèrent de leur main et, le jour abhorrant,]
    [rejetèrent leur âme]

Il y a bien plus de constance à user la chaîne qui nous tient,
  qu'à la rompre : et plus d'épreuve de fermeté en Régulus qu'en Caton. C'est l'indiscrétion et l'impatience qui nous hâtent le pas. Nuls accidents ne font tourner le dos à la vive vertu : elle cherche les maux et la douleur comme son aliment. Les menaces des tyrans, les géhennes et les bourreaux l'animent et la vivifient.

    Duris ut ilex tonsa bipennibus
    Nigræ feraci frondis in Algido
    Per damna, per cædes, ab ipso
    Ducit opes animúmque ferro.

[C'est le chêne altier qu'aux forêts de l'Algide] [De ses longs rameaux le fer va dépouillant:] [Il se fait, sous la bipenne avide,] [Un cœur plus dur, un front plus verdoyant.]

Et comme dit l'autre :

    Non est ut putas virtus, pater,
    Timere vitam, sed malis ingentibus
    Obstare, nec se vertere ac retro dare.

[Ce n'est pas comme tu le penses du courage, père,] [que de craindre la vie, mais aux grands maux] [de tenir tête, ne pas se tourner ni leur prêter le flanc.]

    Rebus in adversis facile est contemnere mortem.
    Fortius ille facit, qui miser esse potest.

[Dans les situations adverses, il est facile de mépriser la mort.] [Plus courageusement se conduit celui qui la pauvreté supporte.]

C'est le rôle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu'il fasse :

    Si fractus illabatur orbis,
    Impavidam ferient ruinæ.

[En éclats que se brise le monde,] [Sans l'émouvoir ses débris l'atteindront.]

Le plus communément, la fuite d'autres inconvénients nous pousse à celui-ci ; voire quelquefois la fuite de lla mort fait que nous y courons :

    Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ?

[Ce n'est pas de la folie furieuse, cela, que pour ne pas mourir, on meure ?]

Comme ceux qui de peur du précipice s'y lancent eux-mêmes.

    multos in summa pericula misit
    Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
    Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
    Et differre potest.

[Beaucoup, droit dans les plus hauts périls, les a envoyés] [La crainte même du mal. L'homme vraiment courageux, c'est celui] [Qui est résolu, ce qu'il faut craindre, à le souffrir, si cette menace le presse,] [Et aussi bien à l'esquiver quand c'est possible.]

    usque adeo mortis formidine, vitæ
    Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
    Ut sibi consciscant moerenti pectore lethum,

[À tel point par crainte de la mort, la haine de la vie] [Et de voir la lumière, des humains s'empare] [Que volontairement, dans leur affliction, ils se donnent la mort,]  
 

    Obliti fontem curarum hunc esse timorem. [Oubliant que la source de leurs inquiétudes est cette peur même.]

Platon en ses Lois ordonne sépulture ignominieuse à celui qui a privé son plus proche et plus ami, savoir est soi-même, de la vie, et du cours des destinées, non contraint par jugement public, ni par quelque triste et inévitable accident de la fortune, ni par une honte insupportable, mais par lâcheté et faiblesse d'une âme craintive. Et l'opinion qui dédaigne notre vie, elle est ridicule : car enfin c'est notre être, c'est notre tout. Les choses qui ont un être plus noble et plus riche peuvent accuser le nôtre : mais c'est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous mêmes à nonchaloir [considérer avec indifférence] ; c'est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. C'est de pareille vanité que nous désirons être autre chose que ce que nous sommes. Le fruit d'un tel désir ne nous touche pas, d'autant qu'il se contredit et s'empêche en soi : celui qui désire d'être fait d'un homme ange, il ne fait rien pour lui ; Il n'en vaudrait de rien mieux, car n'étant plus, qui se réjouira et ressentira de cet amendement pour lui ?

    Debet enim misere cui forte ægréque futurum est,
    Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit
    Accidere.

[Il lui faut, celui qui doit connaître des vicissitudes pénibles, lui-même aussi être présent à ce moment-là où le mal pourrait se produire.]

La sécurité, l'indolence, l'impassibilité, la privation des maux de cette vie que nous achetons au prix de la mort ne nous apporte aucune commodité. Pour néant évite la guerre celui qui ne peut jouir de la paix, et pour néant fuit la peine qui n'a de quoi savourer le repos.

Entre ceux du premier avis, il y a eu grand doute sur ceci : quelles occasions sont assez justes pour faire entrer un homme en ce parti de se tuer : ils appellent cela, ἐύλογον ἐξαγογὴν. [sortie conforme à la raison] Car quoiqu'ils disent qu'il faut souvent mourir pour causes légères, puisque celles qui nous tiennent en vie ne sont guère fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours qui ont poussé non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se défaire. J'en ai allégué par ci devant des exemples : et nous lisons en outre des vierges Milésienes que par une conspiration furieuse, elles se pendaient les unes après les autres, jusqu' à ce que le magistrat
 y pourvût, ordonnant que celles qui se trouveraient ainsi pendues fussent traînées du même licol toutes nues par la ville. Quand Threicion prêche Cléomène de se tuer, pour le mauvais état de ses affaires, et ayant fui la mort plus honorable en la bataille qu'il venait de perdre, d'accepter cette autre, qui lui est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de lui faire souffrir ou une mort, ou une vie honteuse. Cléomène d'un courage lacédémonien et stoïque, refuse ce conseil comme lâche et efféminé : c'est une recette, dit-il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu'il y a un doigt d'espérance de reste : que le vivre est quelquefois constance et vaillance : qu'il veut que sa mort même serve à son pays, et en veut faire un acte d'honneur et de vertu. Threicion se crut [crut à ses propres paroles] dès lors, et se tua. Cléomène en fit aussi autant depuis, mais ce fut après avoir essayé le dernier point de la fortune. Tous les inconvénients ne valent pas qu'on veuille mourir pour les éviter.

Et puis y ayant tant de soudains changements aux choses humaines, il est malaisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de notre espérance :

    Sperat et in sæva victus gladiator arena,
    Sit licet infesto pollice turba minax.
    [Il espère encore dans la cruelle arène, le gladiateur vaincu, même s'il se peut que la foule le menace d'un pouce hostile ]

Toutes choses, disait un mot ancien, sont espérables à un homme pendant qu'il vit. Oui mais, répond Sénèque, pourquoi aurai-je plutôt en la tête cela, que la fortune peut toutes choses pour celui qui est vivant ; que ceci, que fortune ne peut rien sur celui qui sait mourir ? On voit Josèphe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s'étant élevé contre lui, que par discours il n'y pouvait avoir aucune ressource : toutefois étant, comme il dit, conseillé sur ce point par un de ses amis de se défaire, bien lui servit de s'opiniâtrer encore en l'espérance : car la fortune contourna outre toute  
 raison humaine cet accident, si qu'il s'en vit délivré sans aucun inconvénient. Et Cassius et Brutus au contraire, achevèrent de perdre les restes de la romaine liberté, de laquelle ils étaient protecteurs, par la précipitation et témérité, de quoi ils se tuèrent avant le temps et l'occasion. À la journée de Sérisolles Monsieur d'Anguien essaya deux fois de se donner de l'épée dans la gorge, désespéré de la fortune du combat, qui se porta mal en l'endroit où il était : et cuida par précipitation se priver de la jouissance d'une si belle victoire. J'ai vu cent lièvres se sauver sous les dents des lévriers : Aliquis carnifici suo superstes fuit. [Untel a survécu à son bourreau.]

    Multa dies variúsque labor mutabilis ævi
    Rettulit in melius, multos alterna revisens
    Lusit, et in solido rursus fortuna locavit.
    [Souvent le jour et le labeur changeant au gré des variations d'une époque]
    [ramenèrent des conditions meilleures ; nombreux ceux que tour à tour visitant]
    [illusionna et dans la solidité derechef la Fortune rétablit]

Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladies pour lesquelles éviter on ait droit de se tuer : la plus âpre de toutes, c'est la pierre à la vessie, quand l'urine en est retenue. Sénèque, celles seulement, qui ébranlent pour longtemps les offices de l'âme.

Pour éviter une pire mort, il y en a qui sont d'avis de la prendre à leur poste [gré]. Damocrite chef des Étoliens mené prisonnier à Rome trouva moyen de nuit d'échapper. Mais suivi par ses gardiens, avant que se laisser reprendre, il se donna de l'épée au travers le corps.

Antinoüs et Théodote, leur ville d'Épire réduite à l'extrémité par les Romains, furent d'avis au peuple de se tuer tous. Mais la décision de se rendre plutôt, ayant gagné, ils allèrent chercher la mort, se ruant sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L'île de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avait deux belles filles prêtes à marier les tua de sa main, et leur mère après, qui accourut à leur mort. Cela fait, sortant en rue avec une arbalète et une arquebuse, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s'approchèrent de sa porte : et puis mettant l'épée au poing, s'alla mêler furieusement, où il fut soudain enveloppé et mis en pièces : se sauvant ainsi du servage, apres en avoir délivré les siens.

Les femmes juives après avoir fait circoncire leurs enfants s'allaient précipiter avec eux, fuyant la cruauté d'Antiochus. On m'a conté qu'un prisonnier de qualité étant en nos conciergeries, ses parents avertis qu'il serait certainement condamné, pour éviter la honte de telle mort, apostèrent un Prêtre pour lui dire que le souverain remède de sa délivrance était qu'il se recommandât à tel saint, avec tel et tel vœu, et qu'il fût huit jours sans prendre aucun aliment, quelque défaillance et faiblesse qu'il sentît en soi. Il l'en crut, et par ce moyen se défit sans y penser de sa vie et du danger. Scribonia conseillant Libon son neveu de se tuer, plutôt que d'attendre la main de la justice, lui disait que c'était proprement faire l'affaire d'autrui que de conserver sa vie, pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendraient chercher trois ou quatre jours après ; et que c'était servir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curée.

Il se lit dans la Bible que Nicanor persécuteur de la Loi de Dieu, ayant envoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur de sa vertu, le père aux Juifs, comme ce bon homme
 n'y vit plus d'ordre, sa porte brûlée, ses ennemis prêts à le saisir, choisissant de mourir généreusement, plutôt que de venir entre les mains des méchants, et de se laisser mâtiner contre l'honneur de son rang, qu'il se frappa de son épée : mais le coup pour la hâte, n'ayant pas été bien asséné, il courut se précipiter du haut d'un mur, au travers de la troupe, laquelle s'écartant et lui faisant place, il chut droitement sur la tête. Ce néanmoins se sentant encore quelque reste de vie, il r'alluma son courage, et s'élevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fendant la presse donna jusqu'à certain rocher coupé et précipiteux, où n'en pouvant plus, il prit par l'une de ses plaies à deux mains ses entrailles, les déchirant et froissant, et les jeta à travers les poursuivants, appelant sur eux et attestant la vengeance divine.

Des violences qui se font à la conscience, la plus à éviter à mon avis, c'est celle qui se fait à la chasteté des femmes ; d'autant qu'il y a quelque plaisir corporel, naturellement mêlé parmi : et par cette cause, le dissentiment n'y peut être assez entier ; et semble que la force soit mêlée à quelque volonté. L'histoire ecclésiastique a en révérence plusieurs tels exemples de personnes dévotes qui appelèrent la mort à garant contre les outrages que les tyrans préparaient à leur religion et conscience. Pélagie et Sophronie, toutes deux canonisées, celle-là se précipita dans la rivière avec sa mère et ses sœurs, pour éviter la force de quelques soldats : et celle-ci se tua aussi pour éviter la force de Maxence l'Empereur.

Il nous sera à l'aventure honorable aux siècles à venir qu'un savant auteur de ce temps, et notamment parisien, se met en peine de persuader aux dames de notre siècle de prendre plutôt tout autre parti que d'entrer en l'horrible dessein d'un tel désespoir. Je suis marri qu'il n'a su, pour mêler à ses comptes, le bon mot que j'appris à Toulouse d'une femme passée par les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, disait-elle, qu'au  
 moins une fois en ma vie, je m'en suis soûlée sans péché. »

À la vérité ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française. Aussi Dieu merci notre air s'en voit infiniment purgé depuis ce bon avertissement. Suffit qu'elles disent « Non », en le faisant, suivant la règle du bon Marot.

L'Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort une vie peineuse.

Lucius Aruntius se tua, pour, disait-il, fuir et l'avenir et le passé.

Granius Silvanus et Statius Proximus, après être pardonnés par Néron, se tuèrent : ou pour ne vivre de la grâce d'un si méchant homme, ou pour n'être en peine une autre fois d'un second pardon : vu sa facilité aux soupçons et accusations à l'encontre des gens de bien.

Spargapizès fils de la reine Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la première faveur que Cyrus lui fit de le faire détacher : n'ayant prétendu autre fruit de sa liberté, que de venger sur soi la honte de sa prise.

Bogez gouverneur en Eione de la part du roi Xerxès, assiégé par l'armée des Athéniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s'en retourner sûrement en Asie à tout sa chevance [avec tous ses biens], impatient [ne supportant pas] de survivre à la perte de ce que son maître lui avait donné en garde : et après avoir défendu jusqu'à l'extrémité sa ville, n'y restant plus que [quoi] manger, jeta premièrement en la rivière de Strymon tout l'or, et tout ce de quoi il lui sembla que l'ennemi pouvait faire plus de butin. Et puis ayant ordonné d’allumer un grand bûcher, et d'égorger femmes, enfants, concubines et serviteurs, il les mit dans le feu, et puis soi-même.

Ninachetuen seigneur indien, ayant senti le premier vent de la délibération du vice-roi portuguais de le déposséder, sans aucune cause apparente, de la charge qu'il avait en Malacca, pour la donner au roi de Campar, prit à part soi cette résolution. Il fit dresser un échafaud plus long que large, appuyé sur des colonnes, royallement tapissé, et orné de fleurs, et de parfums en abondance. Et puis, s'étant vêtu d'une robe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en rue : et par des degrés monta sur l'échafaud, en un coin duquel il y avait un bûcher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir, à quelle fin ces préparatifs inaccoutumés. Ninachetuen remontra, d'un visage hardi et mal content, l'obligation que la nation portuguaise lui avait : combien fidèlement il avait versé en sa charge ; qu'ayant si souvent témoigné pour autrui, les armes à la main, que l'honneur lui était de beaucoup plus cher que la vie, il n'était pas pour en abandonner le soin pour soi-même ; que Fortune lui refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on lui voulait faire, son courage au moins lui ordonnait de s'en ôter le sentiment ; et de ne servir de fable au peuple, et de triomphe à des personnes qui valaient moins que lui. Ce disant il se jeta dans le feu.

Sextilie femme de Scaurus, et Paxea femme de Labeo, pour encourager leurs maris à éviter les dangers qui les pressaient, auxquels elles n'avaient part que par l'intérêt de l'affection conjugale, engagèrent volontairement la vie pour leur servir, en cette extrême nécessité, d'exemple et de compagnie. Ce qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utilement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en réputation, en crédit, près de l'Empereur, n'eut autre cause de se tuer que la compassion du misérable état de la chose publique romaine. Il ne se peut rien ajouter à la délicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste. Auguste ayant découvert qu'il avait éventé un secret important qu'il lui avait confié, un matin qu'il le vint voir, lui en fit une maigre mine. Il s'en retourne au logis plein de désespoir, et dit tout piteusement à sa femme, qu'étant tombé en ce malheur, il était résolu de se tuer. Elle tout franchement : « Tu ne feras que raison, vu qu'ayant assez souvent expérimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t’en es point donné de garde. Mais laisse, que je me tue la première » : et sans autrement marchander, se donna d'une épée dans le corps.

Vibius Virius désespéré du salut de sa ville assiégée par les Romains, et de leur miséricorde, en la dernière délibération de leur Sénat, après plusieurs remontrances employées à cette fin, conclut que le plus beau était d'échapper à la fortune par leurs propres mains. Les ennemis les en auraient en honneur, et Hannibal sentirait de combien fidèles amis il aurait abandonnés. Conviant ceux qui approuveraient son avis d'aller prendre un bon souper, qu'on avait dressé chez lui, où après avoir fait bonne chère, ils boiraient ensemble de ce qu'on lui présenterait, « breuvage qui délivrera nos corps des tourments, nos âmes des injures, nos yeux et nos oreilles du sentiment de tant de villains maux que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs très cruels et offensés. J'ai, disait-il, mis ordre qu'il y aura des personnes propres à nous jeter dans un bûcher au devant de ma porte, quand nous serons expirés. » Assez approuvèrent cette haute résolution ; peu l'imitèrent. Vingt-sept sénateurs le suivirent ; et après avoir essayé d'étouffer dans le vin cette fâcheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets : et s'entre-embrassant après avoir en commun déploré le malheur de leur pays, les uns se retirèrent en leurs maisons, les autres s'arrêtèrent pour être enterrés dans le feu de Vibius avec lui : et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines, et retardant l'effet du poison, qu'aucuns furent à une heure près de voir les ennemis dans Capoue, qui fut emportée le lendemain, et d'encourir les misères qu'ils avaient si chèrement fuies. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu'il avait faite de deux cent vingt-cinq sénateurs, le rappela fièrement par son nom, et l'ayant arrêté : « Commande, fit-il, qu'on me massacre aussi après tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toi. ». Fulvius le dédaignant comme insensé, aussi que sur l'heure il venait de recevoir lettres de Rome contraires à l'inhumanité de son exécution qui lui liaient les mains, Jubellius continua : « Puisque mon pays pris, mes amis morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants pour les soustraire à la désolation de cette ruine, il m'est interdit de mourir de la mort de mes concitoyens, empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. » Et tirant un glaive, qu'il avait caché, il s'en donna au travers la poitrine, tombant renversé, mourant aux pieds du Consul.

Alexandre assiégeait une ville aux Indes, ceux de dedans se trouvant pressés se résolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s'embrassèrent universellement tous, avec leur ville, en dépit de son humanité. Nouvelle guerre, les
 ennemis combattaient pour les sauver, eux pour se perdre, et faisaient pour garantir leur mort toutes les choses qu'on fait pour garantir sa vie.

Astapa, ville d'Espagne, se trouvant faible de murs et de défenses pour soutenir les Romains, les habitants firent amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayant rangé au-dessus de ce monceau les femmes et les enfants et l'ayant entouré de bois et matière propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d'entre eux pour l'exécution de leur résolution, firent une sortie, où suivant leur vœu, à faute de pouvoir vaincre, ils se firent tous tuer. Les cinquante, après avoir massacré toute âme vivante éparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s'y lancèrent aussi, finissant leur généreuse liberté en un état insensible plutôt que douloureux et honteux ; et montrant aux ennemis que si fortune l'eût voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur ôter la victoire, comme ils avaient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux, qui amorcés par la lueur de l'or coulant en cette flamme, s'en étant approchés en bon nombre, y furent suffoqués et brûlés, le recul leur étant interdit par la foule qui les suivait. Les Abydéens, pressés par Philippe, se résolurent de même : mais étant pris de trop court, le roi qui eut horreur de voir la précipitation téméraire de cette exécution (les trésors et les meubles, qu'ils avaient diversement condamnés au feu et au naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur concéda trois jours à se tuer, avec plus d'ordre et plus à l'aise : lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté ; et ne s'en sauva une seule personne qui eût pouvoir sur soi. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus âpres d'autant que l'effet en est plus universel. Elles le sont moins que séparées. Ce que le discours ne ferait en chacun, il le fait en tous : l'ardeur de la société ravissant [ôtant] les particuliers jugements.

Les condamnés qui attendaient l'exécution du temps de Tibère perdaient leurs biens, et étaient privés de sépulture : ceux qui l'anticipaient en se tuant eux-mêmes, étaient enterrés, et pouvaient faire testament.

Mais on désire aussi quelquefois la mort pour l'espérance d'un plus grand bien. « Je désire, dit Saint Paul, être dissous, pour être avec Jésus Christ » : et « Qui me déprendra de ces liens ? » Cléombrote Ambraciota, ayant lu le Phédon de Platon, entra en si grand appétit de la vie à venir que sans autre occasion il s'alla précipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appelons désespoir cette dissolution volontaire à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel évêque de Soissons, au voyage d'outremer que fit Saint Louis, voyant le roi et toute l'armée en train de revenir en France, laissant les affaires de la religion imparfaites, prit résolution de s'en aller plus tôt en Paradis ; et ayant dit adieu à ses amis, donna seul, à la vue d'un chacun, dans l'armée des ennemis, où il fut mis en pièces.

En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d'une solennelle procession auquel l'idole qu'ils adorent est promenée en public sur un char de merveilleuse grandeur ; outre ce qu'il se voit plusieurs se détaillant les morceaux de leur chair vive à lui offrir, il s'en voit nombre d'autres, se prosternant parmi la place, qui se font moudre et briser sous les roues, pour en acquérir après leur mort vénération de sainteté qui leur est rendue.

La mort de cet évêque, les armes au poing, a de la générosité plus, et moins de sentiment, l'ardeur du combat en amusant une partie.

Il y a des polices qui se sont mêlées de régler la justice et opportunité des morts volontaires. En notre Marseille, il se gardait au temps passé du venin préparé à tout de la ciguë, aux dépens publics, pour ceux qui voudraient hâter leurs jours ; ayant premièrement approuvé aux six cents, qui était leur Sénat, les raisons de leur entreprise ; et n'était loisible autrement que par congé du magistrat, et par occasions légitimes, de mettre la main sur soi.

Cette loi était encore ailleurs. Sextus Pompée, allant en Asie, passa par l'Île de Céa de Nègrepont ; il advint de fortune pendant qu'il y était, comme nous l'apprend l'un de ceux de sa compagnie, qu'une femme de grande autorité, ayant rendu compte à ses concitoyens pourquoi elle était résolue de finir sa vie, pria Pompée d'assister à sa mort pour la rendre plus honorable : ce qu'il fit, et ayant longtemps essayé pour néant, à force d'éloquence (qui lui était merveilleusement  
 à main) et de persuasion, de la détourner de ce dessein, souffrit enfin qu'elle se contentât. Elle avait passé quatre-vingt-dix ans, en très heureux état d'esprit et de corps, mais lors couchée sur son lit, mieux paré que de coutume, et appuyée sur le coude : « Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompée, et plutôt ceux que je laisse que ceux que je vais trouver, te sachent gré de quoi tu n'as dédaigné d'être et conseiller de ma vie, et témoin de ma mort. De ma part, ayant toujours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en fasse voir un contraire, je m'en vais d'une heureuse fin donner congé aux restes de mon âme, laissant de moi deux filles et une légion de neveux. » [descendants.] Cela fait, ayant prêché et exhorté les siens à l'union et à la paix, leur ayant réparti ses biens, et recommandé les dieux domestiques à sa fille aînée, elle prit d'une main assurée la coupe où était le venin, et ayant fait ses vœux à Mercure, et les prières de la conduire en quelque heureux siège en l'autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint-elle la compagnie du progrès de son opération : et comment les parties de son corps se sentaient saisies de froid l'une après l'autre : jusqu' à ce qu'ayant dit enfin qu'il arrivait au cœur et aux entrailles, elle appela ses filles pour lui faire le dernier office, et lui clore les yeux.

Pline récite [raconte] de certaine nation hyperborée, qu'en celle-ci, pour [à cause de] la douce température de l'air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitants ; mais qu'étant las et saouls de vivre, ils ont en coutume au bout d'un long âge, après avoir fait bonne chère, se précipiter en la mer, du haut d'un certain rocher, destiné à ce service.

La douleur insupportable, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations.
  
 
Chapitre IV
  À demain les affaires

Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français ; non seulement pour la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous les autres, ni pour la constance d'un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (car on m'en dira ce qu'on voudra, je n'entends rien au grec, mais je vois un sens si bien joint et entretenu, partout en sa traduction, que ou il a certainement entendu l'imagination vraie de l'auteur, ou ayant par longue conversation, planté vivement dans son âme, une générale idée de celle de Plutarque, il ne lui a au moins rien prêté qui le démente, ou qui le dédie) mais surtout, je lui sais bon gré d'avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci [grâce à lui] nous osons à cette heure et parler et écrire : les dames en régentent les maîtres d'école, c'est notre bréviaire. Si ce bon homme vit, je lui résigne [assigne] Xénophon pour en faire autant. C'est une occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse. Et puis, je ne sais comment il me semble, quoiqu'il se démêle bien brusquement et nettement d'un mauvais pas, que toutefois son style est plus chez soi quand il n'est pas pressé, et qu'il roule à son aise.

J'étais à cette heure sur ce passage où Plutarque dit de soi-même que Rusticus assistant à une sienne déclamation à Rome, y reçut un paquet de la part de l'Empereur, et temporisa de l'ouvrir, jusqu’ à ce que tout fût fait. En quoi (dit-il) toute l'assistance loua singulièrement la gravité de ce personnage. De vrai, étant sur le propos de la curiosité, et de cette  
 passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d'indiscrétion et d'impatience abandonner toutes choses, pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance, pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous apporte : il a eu raison de louer la gravité de Rusticus et pouvait encor y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n'avoir voulu interrompre le cours de sa déclamation. Mais je fais doute qu'on le pût louer de sa prudence : car recevant à l'improviste des lettres, et notamment d'un Empereur, il pouvait bien advenir que le différer à les lire eût été d'un grand préjudice.

Le vice contraire à la curiosité, c'est la nonchalance, vers laquelle je penche évidemment de par ma complexion ; et en laquelle j'ai vu plusieurs hommes si extrêmes, que trois ou quatre jours après on retrouvait encore en leur pochette les lettres toutes closes qu'on leur avait envoyées. Je n'en ouvris jamais, non seulement de celles qu'on m'eût confiées, mais de celles mêmes que la fortune m'eût fait passer par les mains. Et je fais conscience si mes yeux dérobent par mégarde quelque connaissance des lettres d'importance qu'il lit, quand je suis à côté d'un grand. Jamais homme ne s'enquit moins, et ne fureta moins en les affaires d'autrui.

Du temps de nos pères Monsieur de Boutières faillit perdre Turin, pour, étant en bonne compagnie à souper, avoir remis à lire un avertissement qu'on lui donnait des trahisons qui se dressaient contre cette ville, où il commandait. Et ce même Plutarque m'a appris que Jules César se fût sauvé, si allant au Sénat, le jour qu'il y fut tué par les conjurés, il eût lu un mémoire qu'on lui présenta. Et il fait aussi le conte d'Archias, tyran de Thèbes, que le soir avant l'exécution de l'entreprise que Pélopidas avait faite de le tuer, pour remettre son pays en liberté, il lui fut écrit par un autre Archias, Athénien, de point
 en point ce qu'on lui préparait : et que ce paquet lui ayant été rendu pendant son souper, il remit à l'ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grèce : « À demain les affaires. »

Un sage homme peut à mon opinion pour l'intérêt d'autrui, comme pour ne rompre indécemment compagnie ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer une autre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on lui apporte de nouveau ; mais pour son intérêt ou plaisir particulier, même s'il est homme ayant charge publique, pour ne rompre son dîner, voire non plus son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement existait à Rome la place consulaire, qu'ils appelaient ainsi, la plus honorable à table, pour être plus à délivre, et plus accessible à ceux qui surviendraient pour entretenir celui qui y serait assis. Témoignage, que pour être à table, ils ne se départaient pas de l'entremise d'autres affaires et survenances.

Mais quand tout est dit, il est malaisé en les actions humaines, de donner règle si juste par discours de raison, que la fortune [le hasard] n'y maintienne son droit.
 
Chapitre V
  De la conscience

VOYAGEANT un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de bonne façon : il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il se contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est, que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous d'aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom,  
 et de pis à l'aventure. Comme il m'était autrefois advenu, car en un tel mécompte, je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua-t-on misérablement, entre autres, un page gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement ; et fut éteinte en lui une très belle enfance, et pleine de grande espérance. Mais celui-ci [(le gentilhomme précédemment rencontré)] en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval, et passage de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient des alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire jusque dans son cœur ses secrètes intentions. Tant est merveilleux l'effort de la conscience : elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous-mêmes, et à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous,

    Occultum quatiens animo tortore flagellum. [L'âme se torturant elle-même se flagelle d'un fouet invisible.]

Ce conte est en la bouche des enfants : Bessus, un péonien, reproché d'avoir de gaieté de cœur abattu un nid de moineaux, et les avoir tués, disait avoir eu raison parce que ces oisillons ne cessaient de l'accuser faussement du meurtre de son père. Ce parricide jusqu’alors avait été caché et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience le firent trahir à celui même qui en devait porter la pénitence.

Hésiode corrige le dire de Platon, que la peine [punition] suit de bien près le péché : car il dit qu'elle naît en l'instant et quant et quant [au même moment que] le péché. Quiconque attend la peine, il la souffre, et quiconque l'a méritée l'attend. La méchanceté fabrique des tourments contre soi.

Malum consilium consultori pessimum. [Le mauvais conseil se retourne contre le conseilleur.]

Comme la mouche guêpe pique et offense autrui, mais plus encore soi-même, car elle y perd son aiguillon et sa force pour jamais ;
 

    vitásque in vulnere ponunt.

[Et leurs vies dans la plaie elles les déposent.]

Les Cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrariété de nature. Aussi à même qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un déplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations pénibles, veillants et dormants,

    Quippe ubi se multi per somnia sæpe loquentes
    Aut morbo delirantes procraxe ferantur,
    Et celata diu in medium peccata dedisse.

[ne dit-on pas que beaucoup, par des paroles échappées dans le sommeil ou le délire de la maladie, ont révélé des fautes longtemps cachées ?]

Apollodore songeait qu'il se voyait écorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son cœur murmurait en disant : « Je te suis cause de tous ces maux. » Aucune cachette ne sert aux méchants, disait Épicure, parce qu'ils ne se peuvent assurer d'être cachés, la conscience les découvrant à eux-mêmes,

    prima est hæc ultio, quod se
    Judice nemo nocens absoluitur.

[C'est le premier des châtiments, qu'à son tribunal intime nul, étant coupable, ne puisse se pardonner à lui-même.]


Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'assurance et de confiance. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hasards d'un pas bien plus ferme, en considération de la secrète science que j'avais de ma volonté, et innocence de mes desseins.

    Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
    Pectora pro facto, spemque metùmque suo.

[Selon la perception qu'en a l'esprit particulier de chacun, le cœur, pour chaque action, est saisi soit de crainte soit d'espérance.]

Il y en a mille exemples : il suffira d'en alléguer trois de même personnage.

Scipion étant un jour accusé devant le peuple romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses juges : « Il vous siéra bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de juger de la tête de celui par le moyen duquel vous avez l'autorité de juger de tout le monde. » Et une autre fois, pour toute réponse aux imputations que lui mettait sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : « Allons, dit-il, mes concitoyens, allons rendre grâces aux Dieux de la victoire  
 qu'ils me donnèrent contre les Carthaginois en pareil jour que celui-ci. Et se mettant à marcher devant vers le temple, voilà toute l'assemblée, et son accusateur même à sa suitte. Et Petilius ayant été suscité par Caton pour lui demander compte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion étant venu au Sénat pour cet effet produisit le livre des raisons qu'il avait dessous sa robe, et dit, que ce livre en contenait au vrai la recette et la mise : mais comme on le lui demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire cette honte à soi-même : et de ses mains en la présence du Sénat le déchira et mit en pièces. Je ne crois pas qu'une âme cautérisée sût contrefaire une telle assurance : il avait le cœur trop gros de nature, et accoutumé à trop haute fortune, dit Tite Live, pour savoir être criminel, et se démettre à la bassesse de défendre son innocence.

C'est une dangereuse invention que celle des géhennes, [tortures] et semble que ce soit plutôt un essai [test] de patience que de vérité. Et celui qui les peut souffrir, cache la vérité, et [aussi bien] celui qui ne les peut souffrir. Car pourquoi la douleur me fera-t-elle plutôt confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au rebours, si celui qui n'a pas fait ce de quoi on l'accuse est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoi ne le sera pas aussi celui qui l'a fait, un si beau don que de la vie lui étant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention vient de la considération de l'effort de la conscience. Car au coupable il semble qu'elle aide à la torture pour lui faire confesser sa faute, et qu'elle l'affaiblisse : et de l'autre part qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vrai, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger.

Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir à si grièves douleurs ?

    Etiam innocentes cogit mentiri dolor.

[Même les innocents, au mensonge les contraint la douleur.]

D'où il advient que celui que le juge a géhenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir et innocent et géhenné. Mille et mille en ont chargé leur tête de fausses confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considérant les circonstances du procès qu'Alexandre lui fit, et le progrès de sa géhenne.

Mais tant y a que c'est (dit-on) le moins mal que l'humaine faiblesse ait pu inventer : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon avis. Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la Romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme, de la faute duquel vous êtes encore en doute. Que peut-il mais de votre ignorance ? Êtes vous pas injustes, qui pour ne le tuer sans occasion, lui faites pis que le tuer ? Qu'il soit ainsi, voyez combien de fois il aime mieux mourir sans raison, que de passer par cette information plus pénible que le supplice, et qui souvent par son âpreté devance le supplice, et l'exécute. Je ne sais d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de notre justice. Une femme de village accusait devant le Général d'armée, grand justicier, un soldat, pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui lui restait à les sustenter, cette armée ayant tout ravagé. De preuve il n'y en avait point. Le Général apres avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disait, d'autant qu'elle serait coupable de son accusation, si elle mentait : et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour s'éclaircir de la vérité du fait : et la femme se trouva avoir raison. Condamnation instructive.
 
 
Chapitre VI
  De l'exercice

IL est malaisé que le discours et l'instruction, encore que notre créance s'y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer jusqu' à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons notre âme par expérience au train auquel nous la voulons ranger : autrement quand elle sera au propre des effets, [en situation réelle] elle s'y trouvera sans doute [certainement] empêchée. Voilà pourquoi parmi les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence ne se sont pas contentés d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprît inexperimentés et nouveaux au combat : ainsi ils lui sont allés au devant, et se sont jetés à escient à l'épreuve des difficultés. Les uns en ont abandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire : les autres ont recherché le labeur, et une austérité de vie pénible, pour se durcir au mal et au travail : d'autres se sont privés des parties du corps les plus cheres, comme de la vue et des membres propres à la génération, de peur que leur service trop plaisant et trop mou, ne relâchât et n'attendrît la fermeté de leur âme. Mais à mourir, qui est la plus grande besogne que nous ayons à faire, l'exercice ne nous y peut aider. On se peut par usage et par expérience fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels autres accidents : mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois : nous y sommes tous apprentis, quand nous y venons.

Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellents ménagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort même, de la goûter et savourer : et ont bandé leur esprit, pour voir que c'était de ce passage : mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles.

    nemo expergitus extat
    [et nul ne se relève]

   
 

    Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.
    [Une fois que la vie a fait sa froide pause].

Canius Julius, noble Romain de vertu et fermeté singulière, ayant été condamné à la mort par ce maraud de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa résolution, comme il était sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe son ami lui demanda : « Eh bien, Canius, en quelle démarche est à cette heure votre âme ? que fait-elle ? en quels pensements êtes vous ? — Je pensais, lui répondit-il, à me tenir prêt et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si bref, je pourrai apercevoir quelque délogement de l'âme, et si elle aura quelque ressentiment de son issue, pour, si j'en apprends quelque chose, en revenir donner après, si je puis, avertissement à mes amis. » Celui-ci philosophe non seulement jusqu'à la mort, mais en la mort même. Quelle assurance était-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort lui servît de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en une si grande affaire ?

    Jus hoc animi morientis habebat.
    [(C'est ainsi que Pompée) mourant maîtris[ait] son âme]

Il me semble toutefois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons avoir expérience, sinon entière et parfaite : au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiés et assurés. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître : et si nous ne donnons jusqu’à son fort, au moins verrons-nous et en pratiquerons les arrivées. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à notre sommeil même, pour la ressemblance qu'il a de la mort.

Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec combien peu d'intérêt nous perdons la connaissance de la lumière et de nous !

À l'aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'était que par celui-ci nature nous instruit qu'elle nous a pareillement faits pour mourir que pour vivre, et dès la vie nous présente l'éternel état qu'elle nous garde après celle-ci, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte.

Mais ceux qui sont tombés par quelque violent accident en défaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentiments, ceux là à mon avis ont été bien près de voir son vrai et naturel visage : car quant à l'instant et au point du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avec soi aucun travail ou déplaisir :
 d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir. Nos souffrances ont besoin de temps, qui est si court et si précipité en la mort, qu'il faut nécessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre et celles-là peuvent tomber en expérience.

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effet. J'ai passé une bonne partie de mon âge en une parfaite et entière santé : je dis non seulement entière, mais encore allègre et bouillante. Cet état plein de verdeur et de fête me faisait trouver si horrible la considération des maladies que quand je suis venu à les expérimenter, j'ai trouvé leurs pointures molles et lâches au prix de ma crainte.

Voici ce que j'éprouve tous les jours : suis-je à couvert chaudement dans une bonne salle, pendant qu'il se passe une nuit orageuse et tempétueuse : je m'étonne et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campagne : y suis-je moi-même, je ne désire pas seulement d'être ailleurs.

Cela seul, d'être toujours enfermé dans une chambre, me semblait insupportable : je fus incontinent dressé à y être une semaine, et un mois, plein d'émotion, d'altération et de faiblesse : Et ai trouvé que lors de ma santé, je plaignais les malades beaucoup plus que je ne me trouve à plaindre moi-même, quand j'en suis ; et que la force de mon appréhension enchérissait près de moitié l'essence et vérité de la chose. J'espère qu'il m'en adviendra de même de la mort : et qu'elle ne vaut pas la peine que je prends à tant d'apprêts que je dresse, et tant de secours que j'appelle et assemble pour en soutenir l'effort. Mais à toutes aventures nous ne pouvons nous donner trop d'avantage.

Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela) m'étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite, que je n'avais  
 point besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. À mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avait une bouche désespérée [non maîtrisable], frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contre-mont : si que voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, mon épée que j'avais à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pièces, n'ayant ni mouvement, ni sentiment non plus qu'une souche. C'est le seul évanouissement que j'aie senti, jusqu’à cette heure. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé par tous les moyens qu'ils purent de me faire revenir, me tenant pour mort, me prirent entre leurs bras, et m'emportaient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui était loin de là, environ une demi lieue française. Sur le chemin, et après avoir été plus de deux grosses heures tenu pour trépassé, je commençai à me mouvoir et respirer : car il était tombé si grande abondance de sang dans mon estomac que pour l'en décharger, nature eut besoin de ressusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendis un plein seau de bouillons de sang pur : et plusieurs fois par le chemin, il m'en fallut faire de même. Par là je commençai à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus, et par un si long trait de temps que mes premiers sentiments étaient beaucoup plus approchants de la mort que de la vie.

    Perche dubbiosa anchor del suo ritorno [Parce que doutant encore de son retour]

   
 

    Non s'assecura attonita la mente. [elle ne gagne guère d'assurance, l'âme, comme abasourdie.]

Ce souvenir que j'en ai fort empreint en mon âme, me représentant le visage [de la mort] et son idée si près du naturel me réconcilie plus ou moins avec elle. Quand je commençai à y voir, ce fut d'une vue si trouble, si faible, et si morte, que je ne discernais encore rien que la lumière,

    come quel ch'or apre, or chiude [comme celui qui maintenant ouvre, et maintenant ferme]
    Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto. [Les yeux, dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille.]

Quant aux fonctions de l'âme, elles naissaient avec même progrès que celles du corps. Je me vis tout sanglant : car mon pourpoint était taché partout du sang que j'avais rendu. La première pensée qui me vint, ce fut que j'avais une arquebusade dans la tête : de vrai en même temps, il s'en tirait plusieurs autour de nous. Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu'au bout des lèvres : je fermais les yeux pour aider (ce me semblait) à la pousser hors, et prenais plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'était une imagination qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi faible que tout le reste : mais à la vérité non seulement exempte de déplaisir, mais mêlée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.

Je crois que c'est ce même état où se trouvent ceux qu'on voit défaillants de faiblesse, en l'agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimant qu'ils soient agités de griéves douleurs, ou avoir l'âme pressée de cogitations pénibles. Ç'a été toujours mon avis, contre l'opinion de plusieurs, et même d'Étienne de la Boétie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et assoupis aux approches de leur fin, ou accablés de la longueur du mal, ou par accident d'une apoplexie, ou mal caduc,

    vi morbi sæpe coactus [Par la violence du mal souvent contraint]
    Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu [Sous nos yeux un être comme frappé par la foudre]
    Concidit, Et spumas agit, ingemit, et fremit artus, [S'écroule, a l'écume aux lèvres, gémit et tremble de tous ses membres.]

   
 

    Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,
    Inconstanter et in jactando membra fatigat,
    [Il délire, bande ses nerfs, se tord, s'essouffle
    De façon désordonnée et en s'agitant il s'épuise.]

ou blessés en la tête, que nous entendons grommeller, et pousser parfois des soupirs à fendre l'âme, quoique nous y voyions des signes par où il semble qu'il leur reste encore de la connaissance, et quelques mouvements que nous leur voyions faire du corps, j'ai toujours pensé, dis-je, qu'ils avaient et l'âme et le corps enseveli, et endormi.

    Vivit et est vitæ nescius ipse suæ.
    [Il vit sans conscience de sa propre vie.]

Et je ne pouvais croire qu'à un si grand étonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l'âme peut maintenir aucune force au dedans pour se reconnaître : et que par ainsi ils n'avaient aucun discours qui les tourmentât, et qui leur pût faire juger et sentir la misère de leur condition, et que par conséquent, ils n'étaient pas fort à plaindre.

Je n'imagine aucun état pour moi si insupportable et horrible, que d'avoir l'âme vive, et affligée, sans moyen de se déclarer : Comme je dirais de ceux qu'on envoie au supplice, leur ayant coupé la langue : si ce n'était qu'en cette sorte de mort, la plus muette me semble la mieux séante, si elle est accompagnée d'un ferme visage et grave : Et comme ces misérables prisonniers qui tombent aux mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentés de toute espèce de cruel traitement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible : tenus cependant en condition et en lieu, où ils n'ont moyen quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur misère.

Les Poètes ont imaginé quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui traînaient ainsi une mort languissante :

    hunc ego Diti
    Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo.
    ['Voici qu'à Dis ce gage sacré je porte, suivant l'ordre reçu, et de ce corps je t'absous.]

Et les voix et réponses courtes et décousues, qu'on leur ar
 rache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles et de les tempêter, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas témoignage qu'ils vivent pourtant, au moins une vie entière. Il nous advient ainsi sur le bégaiement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se fait autour de nous, et suivre les voix, d'une ouïe trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux bords de l'âme ; et faisons des réponses à la suite des dernières paroles qu'on nous a dites, qui ont plus de hasard que de sens.

Or à présent que je l'ai effectivement essayé, je ne fais nul doute que je n'en aie bien jugé jusqu'à cette heure. Car premièrement, étant tout évanoui, je me travaillais d'entr'ouvrir mon pourpoint à beaux ongles (car j'étais désarmé) et pourtant je sais que je ne sentais en l'imagination rien qui me blessât : car il y a plusieurs mouvements en nous qui ne partent pas de notre ordonnance.

    Semianimesque micant digiti, ferrúmque retractant.
    [à demi animés tressaillent les doigts et sur le fer se contractent.]

Ceux qui tombent élancent ainsi les bras au devant de leur chute, par une naturelle impulsion qui fait que nos membres se prêtent des offices, et ont des agitations à part de notre discours :

    Falciferos memorant currus abscindere membra,
    Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod
    Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
    Mobilitate mali non quit sentire dolorem.
    [Les chars armés de faulx, tout fumants du carnage,]
    [souvent tranchent, dit-on, si promptement les membres]
    [que l'on voit palpiter à terre le segment]
    [tombé du tronc sans que l'esprit, le vif de l'homme,]
    [ressente la douleur, tant le mal est subit.]

J'avais mon estomac pressé de ce sang caillé, mes mains y couraient d'elles mêmes, comme elles font souvent où il nous démange, contre l'avis de notre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mêmes, après qu'ils sont trépassés, auxquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sait par expérience qu'il a des parties qui se branlent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'écorce ne se peuvent dire nôtres. Pour les  
 faire nôtres, il faut que l'homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons ne sont pas à nous.

Quand j'approchai de chez moi, où l'alarme de ma chute avait déjà couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré avec les cris accoutumés en telles choses, non seulement je répondis quelque mot à ce qu'on me demandait, mais encore ils disent que je m'avisai de commander qu'on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s'empêtrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et malaisé. Il semble que cette considération dût partir d'une âme éveillée ; et cependant je n'y étais aucunement : c'étaient des pensers vains, nébuleux, suscités par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venaient pas de chez moi. Je ne savais pourtant ni d'où je venais, ni où j'allais, ni ne pouvais peser et considérer ce qu'on me demandait : ce sont de légers effets, que les sens produisaient d'eux mêmes comme par habitude ; ce que l'âme y prétait, c'était en songe, touchée bien légèrement, et comme léchée seulement et arrosée par la molle impression des sens.

Pendant tout ce temps mon assiette était à la vérité très douce et paisible : je n'avais affliction ni pour autrui ni pour moi ; c'était une langueur et une extrême faiblesse, sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m'eut couché, je sentis une infinie douceur à ce repos : car j'avais été vilainement tiraillé par ces pauvres gens, qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et très mauvais chemin, et s'y étaient lassés deux ou trois fois les uns après les autres. On me présenta force remèdes, de quoi je n'en reçus aucun, tenant pour certain que j'étais blessé à mort par la tête. C'eût été sans mentir une mort bien heureuse : car la faiblesse de mon discours me gardait d'en rien juger, et celle du corps d'en rien sentir. Je me laissai cou
 ler si doucement, et d'une façon si molle et si aisée que je ne sens guère autre action moins pesante que celle-là était. Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces,

    Ut tandem sensus convaluere mei,
    [Lorsque finalement mes sens se ranimèrent,]

qui fut deux ou trois heures après, je me sentis tout d'un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissés de ma chute, et en fus si mal deux ou trois nuits après que j'en crus remourir encore un coup, mais d'une mort plus vive, et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier ceci, que la dernière chose en quoi je me peux remettre, ce fut la souvenance de cet accident, et me fis redire plusieurs fois où j'allais, d'où je venais, à quelle heure cela m'était arrivé, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma chute, on me la cachait en faveur de celui qui en avait été cause, et m'en forgeait-on d'autres. Mais longtemps après, et le lendemain, quand ma mémoire vint à s'entr'ouvrir, et me représenter l'état où je m'étais trouvé en l'instant que j'avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l'avais vu à mes talons, et me tins pour mort, mais ce pensement avait été si soudain que la peur n'eut pas loisir de s'y engendrer) il me sembla que c'était un éclair qui me frappait l'âme de secousse, et que je revenais de l'autre monde.

Ce conte d'un événement si léger est assez vain, n'était l'instruction que j'en ai tirée pour moi : car à la vérité pour s'apprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soi-même une très bonne discipline, pourvu qu'il ait la suffisance de s'épier de près. Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon étude : et ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne.

Et ne me doit pourtant savoir mauvais gré si je la communique. Ce qui me sert peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gâte rien, je n'use que du mien. Et si je fais le fol, c'est à mes dépens, et sans l'intérêt de personne, car c'est en folie qui meurt en moi, qui n'a point de suite. Nous n'avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui aient battu ce chemin : Et si ne pouvons dire si c'est du tout en pareille manière à celle-ci, n'en connaissant que les noms. Nul depuis ne s'est jeté sur leur trace ; c'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. Et c'est un amusement nouveau et extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde : oui, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n'ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et n'étudie que moi. Et si j'étudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se fait des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fais part de ce que j'ai appris en celle-ci : quoique je ne me contente guère du progrès que j'y ai fait. Il n'est description pareille en difficulté à la description de soy-même, ni certes en utilité. Encore se faut-il testonner [peigner], encore se faut-il ordonner et ranger pour se montrer sur la place. Or je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse. La coutume a fait le parler de soi, vicieux et le prohibe obstinément en haine de la vantardise qui semble toujours être attachée aux propres témoignages.

Au lieu qu'on doit moucher l'enfant, cela s'appelle l'enaser, [lui arracher le nez,]

    In vitium ducit culpæ fuga.
    [la crainte d'un défaut nous jette dans un autre]

Je trouve plus de mal que de bien à ce remède, mais quand il serait vrai que ce fût nécessairement, présomption d'entretenir le peuple de soi, je ne dois pas suivant mon général dessein refuser une action qui publie cette maladive qualité, puisqu'elle est en moi, : et je ne dois pas cacher cette faute, que j'ai non seulement en usage, mais en profession. Toutefois à dire ce que j'en crois, cette coutume a tort de condamner le vin parce que plusieurs s'y enivrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et je crois de ceste règle qu'elle ne regarde que la populaire défaillance : ce sont brides à veaux, desquelles ni les saints, que nous entendons si hautement parler d'eux, ni les philosophes, ni les théologiens ne se brident. Ne fais-je moi, quoi que je sois aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'en écrivent à point nommé, au moins, quand l'occasion les y porte, ne feignent-ils pas de se jeter bien avant sur le trottoir. De quoi traite Socrate plus largement que de soi ? À quoi achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples qu'à parler d'eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l'être et mouvement de leur âme ? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à notre confesseur, comme nos voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me répondra-t-on, que les accusations. Nous disons donc tout : car notre vertu même est fautière et repentable. Mon métier et mon art, c'est vivre. Qui me défend d'en parler selon mon sens, expérience et usage, qu'il ordonne à l'architecte de parler des bâtiments non selon soi mais selon son voisin, selon la science d'un autre, non selon la sienne. Si c'est gloire, de soi-même publier ses valeurs, que ne met Cicéron en avant l'éloquence de Hortense ; Hortense celle de Cicéron ? A l'aventure entendent-ils que je témoigne de moi par ouvrage et effets, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère. À toute peine le puis-je coucher en ce corps aéré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus dévots, ont vécu fuyants tous apparents effets. Les effets diraient plus de la fortune que de moi. Ils témoignent leur rôle, non pas le mien, si ce n'est conjecturalement et incertainement : échantillons d'une montre particulière. Je m'étale entier : c'est un squelette où d'une vue les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque piece en son siège. L'effet de la toux en produisait une partie ; l'effet de la pâleur ou battement de cœur une autre, et douteusement.

Ce ne sont mes gestes que j'écris ; c'est moi, c'est mon essence. Je tiens qu'il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner : soit bas, soit haut, indifféremment. Si je me semblais bon et sage tout à fait, je l'entonnerais à pleine tête. De dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie : se payer de moins qu'on ne vaut, c'est lâcheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s'aide de la fausseté : et la vérité n'est jamais matière d'erreur. De dire de soi plus qu'il n'en y a, ce n'est pas tousjours présomption, c'est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soi indiscrète, est à mon avis la substance de ce vice. Le suprême remède à le guérir, c'est faire tout le rebours de ce que ceux ici ordonnent, qui en défendant le parler de soi, défendent par conséquent encore plus de penser à soi. L'orgueil gît en la pensée : la langue n'y peut avoir qu'une bien légère part. De s'amuser à soi, il leur semble que c'est se plaire en soi : de se hanter et pratiquer, que c'est se trop chérir. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement, qui se voient après leurs affaires, qui appellent rêverie et oisiveté de s'entretenir de soi, et s'étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espagne : s'estimants chose tierce et étrangère à eux-mêmes.

Si quelqu'un s'enivre de sa science, regardant sous soi : qu'il tourne les yeux au-dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flatteuse présomption de sa vaillance, qu'il se remémore les vies de Scipion, d'Épaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle particulière qualité n'enorgueillira celui qui mettra quand et quand [simultanément] en compte tant d'imparfaites et faibles qualités autres qui sont en lui, et au bout, la nullité de l'humaine condition.

Parce que Socrate avait seul mordu à certes [de façon certaine] au précepte de son Dieu, de se connaître, et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connaîtra ainsi, qu'il se donne hardiment à connaître par sa bouche.  
 
 
Chapitre VII
  Des récompenses d'honneur

Ceux qui écrivent la vie d'Auguste César remarquent ceci en sa discipline militaire, que des dons il était merveilleusement libéral envers ceux qui le méritaient : mais que des pures récompenses d'honneur il en était bien autant épargnant. Pourtant il avait été lui-même gratifié par son oncle de toutes les récompenses militaires, avant qu'il eût jamais été à la guerre. Ç'a été une belle invention, et reçue en la plupart des polices du monde, d'établir certaines marques vaines et sans prix, pour en honorer et récompenser la vertu : comme sont les couronnes de laurier, de chêne, de myrte, la forme de certains vêtements, le privilege d'aller en coche par la ville, ou de nuit avec flambeau, quelque assiette particulière aux assemblées publiques, la prérogative d'aucuns surnoms et titres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, de quoi l'usage a été diversement reçu selon l'opinion des nations, et dure encore.

Nous avons pour notre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont établis qu'à cette fin. C'est à la vérité une bien bonne et profitable coutume, de trouver moyen de reconnaître la valeur des hommes rares et excellents, et de les contenter et satisfaire par des payements, qui ne chargent aucunement le public, et qui ne coûtent rien au Prince. Et ce qui a été toujours connu par expérience ancienne, et que nous avons autrefois aussi pu voir entre nous, que les gens de qualité avaient plus de jalousie de telles récompenses, que de celles où il y avoit du gain et du profit, cela n'est pas sans raison et grande apparence. Si au prix qui doit être simplement d'honneur, on y mêle d'autres commodités, et de la richesse : ce mélange au lieu
 d'augmenter l'estimation, il la ravale et en retranche. L'ordre Saint Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, n'avait point de plus grande commodité que celle-là, de n'avoir communication d'aucune autre commodité. Cela faisait, qu'autrefois il n'y avait ni charge ni état, quel qu'il fût, auquel la noblesse prétendît avec tant de désir et d'affection qu'elle faisait à l'ordre, ni qualité qui apportât plus de respect et de grandeur : la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une récompense purement sienne, plutôt glorieuse qu'utile. Car à la vérité les autres dons n'ont pas leur usage si digne, d'autant qu'on les emploie à toute sorte d'occasions. Par des richesses on satisfait le service d'un valet, la diligence d'un courrier ; le danser, le voltiger, le parler, et les plus vils offices qu'on reçoive : voire et le vice s'en paye, la flatterie, le maquerelage, la trahison : ce n'est pas merveille si la vertu reçoit et désire moins volontiers cette sorte de monnaie commune, que celle qui lui est propre et particulière, toute noble et généreuse. Auguste avait raison d'être beaucoup plus ménager et épargnant de celle-ci que de l'autre : d'autant que l'honneur, c'est un privilège qui tire sa principale essence de la rareté : et la vertu même.

    Cui malus est nemo, quis bonus esse potest ?
    [À celui envers qui n'est méchant personne, qui peut paraître bon ?]

On ne remarque pas pour la recommandation d'un homme qu'il ait soin de la nourriture de ses enfants, d'autant que c'est une action commune, quelque juste qu'elle soit : non plus qu'un grand arbre, où la forêt est toute de même. Je ne pense pas qu'aucun citoyen de Sparte se glorifiât de sa vaillance : car c'était une vertu populaire en leur nation : et aussi peu de la fidélité et mépris des richesses. Il n'échoit pas de récompense à une vertu, pour grande qu'elle soit, qui est passée en coutume : et ne sais avec, si nous l'appellerions jamais  
 grande, étant commune.

Puisque donc ces loyers d'honneur n'ont autre prix et estimation que celle-là, que peu de gens en jouissent, il n'est, pour les anéantir, que d'en faire largesse. Quand il se trouverait plus d'hommes qu'au temps passé qui meritassent notre ordre, il n'en fallait pas pourtant corrompre l'estimation. Et peut aisément advenir que plus le méritent : car il n'est aucune des vertus qui s'épande si aisément que la vaillance militaire. Il y en a une autre vraie, parfaite et philosophique, de quoi je ne parle point (et me sers de ce mot selon notre usage) bien plus grande que celle-ci, et plus pleine : qui est une force et assurance de l'âme, méprisant également toute sorte de contraires accidents ; égale, uniforme et constante, de laquelle la nôtre n'est qu'un bien petit rayon. L'usage, l'institution, l'exemple et la coutume, peuvent tout ce qu'elles veulent en l'établissement de celle de quoi je parle, et la rendent aisément vulgaire, comme il est très aisé à voir par l'expérience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourrait joindre à cette heure, et acharner à une entreprise commune tout notre peuple, nous ferions refleurir notre ancien nom militaire. Il est bien certain, que la récompense de l'ordre ne touchait pas au temps passé seulement la vaillance, elle regardait plus loin. Ce n'a jamais été le payement d'un valeureux soldat, mais d'un Capitaine fameux. La science d'obéir ne méritait pas un loyer si honorable : on y requérait anciennement une expertise guerrière plus universelle, et qui embrassât la plupart et plus grandes parties d'un homme militaire,

    neque enim eædem militares et imperatoriæ artes sunt,

[Et en effet les savoir-faire du soldat et ceux du général ne sont pas les mêmes.]
qui fût encore, outre cela, de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dis, quand plus de gens en seraient dignes qu'il ne s'en trouvait autrefois, qu'il ne fallait pas pourtant s'en rendre plus libéral : et eût mieux vallu faillir à n'en étrenner pas tous ceux à qui il était dû, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l'usage d'une invention
 si utile. Aucun homme de cœur ne daigne s'avantager de ce qu'il a de commun avec plusieurs. Et ceux d'aujourd'hui qui ont moins mérité cette récompense font plus de contenance de la dédaigner pour se loger par là au rang de ceux à qui on fait tort d'épandre indignement et avilir cette marque qui leur était particulièrement due.

Or de s'attendre, en effaçant et abolissant celle-ci, de pouvoir soudain remettre en crédit et renouveler une semblable coutume, ce n'est pas entreprise propre à une saison si licencieuse et malade qu'est celle où nous nous trouvons à présent : et en adviendra que la dernière encourra dès sa naissance les incommodités qui viennent de ruiner l'autre. Les règles de la dispensation de ce nouvel ordre auraient besoin d'être extrêmement tendues et contraintes, pour lui donner autorité : et cette saison tumultuaire n'est pas capable d'une bride courte et réglée. Outre ce qu'avant qu'on lui puisse donner crédit, il est besoin qu'on ait perdu la mémoire du premier, et du mépris auquel il est tombé.

Ce lieu pourrait recevoir quelque discours sur la considération de la vaillance, et différence de cette vertu aux autres : mais Plutarque étant souvent retombé sur ce propos, je me mêlerais pour néant de rapporter ici ce qu'il en dit. Ceci est digne d'être considéré, que notre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu'à notre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au style de notre cour, et de notre noblesse, ce n'est à dire autre chose qu'un vaillant homme : d'une façon pareille à la Romaine. Car la générale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essentielle, de noblesse en France, c'est la vacation militaire. Il est vraisemblable que la première vertu  
 qui se soit fait paraître entre les hommes, et qui a donné avantage aux uns sur les autres, ç'a été celle-ci, par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maîtres des plus faibles, et ont acquis rang et réputation particulière, d'où lui est demeuré cet honneur et dignité de langage ; ou bien que ces nations étant très belliqueuses ont donné le prix à celle des vertus qui leur était plus familière, et le plus digne titre. Tout ainsi que notre passion et cette fiévreuse sollicitude que nous avons de la chasteté des femmes fait aussi qu'une bonne femme, une femme de bien, et femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effet à dire autre chose pour nous qu'une femme chaste : comme si pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur lâchions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter celle-ci.
 
Chapitre VIII
  De l'affection des pères aux enfants
À Madame d'Estissac.

Madame, si l'étrangeté ne me sauve, et la nouveauté qui ont accoutumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise ; mais elle est si fantastique, et a un visage si éloigné de l'usage commun que cela lui pourra donner passage. C'est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'étais jeté, qui m'a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d'écrire. Et puis me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et pour sujet. C'est le seul livre au monde de son espèce, et d'un dessein farouche
 et extravagant. Il n'y a rien aussi en cette besogne digne d'être remarqué que cette bizarrerie : car à un sujet si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n'eût su donner façon qui mérite qu'on en fasse compte. Or, Madame, ayant à m'y pourtraire [peindre] au vif, j'en eusse oublié un trait d'importance, si je n'y eusse représenté l'honneur que j'ai toujours rendu à vos mérites. Et l'ai voulu dire signamment [de façon à le faire remarquer] à la tête de ce chapitre, d'autant que parmi vos autres bonnes qualités, celle de l'amitié que vous avez montrée à vos enfants tient l'un des premiers rangs. Qui saura l'âge auquel Monsieur d'Estissac votre mari vous laissa veuve, les grands et honorables partis qui vous ont été offerts autant qu'à Dame de France de votre condition, la constance et fermeté de quoi vous avez soutenu tant d'années, et au travers de tant d'épineuses difficultés, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent encore assiégée, l'heureux acheminement que vous y avez donné, par votre seule prudence ou bonne fortune : il dira aisément avec moi que nous n'avons point d'exemple d'affection maternelle en notre temps plus exprès [remarquable] que le vôtre.

Je loue Dieu, Madame, qu'elle ait été si bien employée : car les bonnes espérances que donne de soi Monsieur d'Estissac votre fils assurent assez que quand il sera en âge, vous en tirerez l'obéissance et reconnaissance d'un très bon enfant. Mais d'autant qu'à cause de sa puérilité, il n'a pu remarquer les extrêmes offices qu'il a reçu de vous en si grand nombre, je veux, si ces écrits viennent un jour à lui tomber en main, lorsque je n'aurai plus ni bouche ni parole qui le puisse dire, qu'il reçoive de moi ce témoignage en toute vérité : qui lui sera encore plus vivement témoigné par les bons effets, de quoi si Dieu plaît il se ressentira, qu'il n'est gentilhomme en France qui doive plus à sa mère qu'il fait, et qu'il ne peut donner à  
 l'avenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu'en vous reconnaissant pour telle.

S'il y a quelque loi vraiment naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se voie universellement et perpétuellement empreint aux bêtes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse) je puis dire à mon avis, qu'après le soin que chaque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce rang. Et parce que nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à étendre et faire aller avant les pièces successives de cette sienne machine, ce n'est pas merveille si à reculons des enfants aux pères, elle n'est pas si grande.

Joint cette autre considération Aristotélique : que celui qui bien fait à quelqu'un l'aime mieux, qu'il n'en est aimé ; et celui à qui il est dû aime mieux que celui qui doit : et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu'il n'en serait aimé, si l'ouvrage avait du sentiment : d'autant que nous avons cher [aimons] être, et être consiste en mouvement et action. Par quoi chacun est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action belle et honnête : qui reçoit, l'exerce utile seulement. Or l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honnête. L'honnête est stable et permanent, fournissant à celui qui l'a fait une gratification constante. L'utile se perd et échappe facilement, et n'en est la mémoire ni si fraîche ni si douce. Les choses nous sont plus chères, qui nous ont plus coûté. Et donner, est de plus de coût que le prendre.

Puisqu'il a plu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, afin que comme les bêtes nous ne fussions pas servilement assujettis aux lois communes, mais que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire, nous devons bien prêter un peu à la simple autorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ai de ma part le goût étrangement mousse [émoussé, affaibli] à ces propensions qui sont produites en nous sans l'ordonnance et entremise de notre jugement. Comme sur ce sujet duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion de quoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n'ayant ni mouvement en l'âme, ni forme reconnaissable au corps par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ai pas souffert volontiers nourrir près de moi. Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s'augmenter avec la connaissance qu'ils nous donnent d'eux ; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant [au même rythme que] la raison, les chérir d'une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même s'ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours, et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements,
 jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons après, de leurs actions toutes formées : comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien libéralement de jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre dépense qu'il leur faut étant en âge. Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir paraître et jouir du monde, quand nous sommes à même de le quitter, nous rende plus épargnants et restreints envers eux : Il nous fâche qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir : Et si nous avions à craindre cela, puisque l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire vérité, être, ni vivre, qu'aux dépens de notre être et de notre vie, nous ne devions pas nous mêler d'être pères.

Quant à moi, je trouve que c'est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et société de nos biens, et compagnons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commodités pour pourvoir aux leurs, puisque nous les avons engendrés à cet effet.

C'est injustice de voir qu'un père vieux, cassé, et demi-mort, jouisse seul à un coin du foyer des biens qui suffiraient à l'avancement et entretien de plusieurs enfants, et qu'il les laisse cependant par faute de moyens perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public, et connaissance des hommes. On les jette au désespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu'elle soit, à pourvoir à leur besoin. Comme j'ai vu de mon temps plusieurs jeunes hommes de bonne maison si adonnés au larcin que nulle correction les en pouvait détourner. J'en connais un bien apparenté, à qui par la prière d'un sien frère, très honnête et brave gentilhomme, je parlai une fois pour cet effet. Il me répondit et confessa tout rondement qu'il avait été acheminé à cette ordure par la rigueur et avarice de son père ; mais qu'à présent il y était si accoutumé qu'il ne s'en pouvait garder. Et lors il  
 venait d'être surpris en larcin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'était trouvé avec beaucoup d'autres.

Il me fit souvenir du conte que j'avois ouï faire d'un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier, du temps de sa jeunesse, que venant après à être maître de ses biens, délibéré d'abandonner ce trafic, il ne se pouvait garder pourtant s'il passait près d'une boutique, où il y eût chose, de quoi il eût besoin, de la dérober, en peine de l'envoyer payer après. Et j'en ai vu plusieurs si dressés et habitués à cela, que parmi leurs compagnons mêmes, ils dérobaient ordinairement des choses qu'ils voulaient rendre. Je suis Gascon, et néanmoins n'est vice auquel je m'entende moins. Je le hais un peu plus par complexion, que je ne l'accuse par discours : Seulement par désir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la vérité un peu plus décrié que les autres de la Française nation. Si est-ce que nous avons vu de notre temps à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison d'autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette débauche il s'en faille aucunement prendre à ce vice des pères.

Et si on me répond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu'il faisait épargne des richesses, non pour en tirer autre fruit et usage, que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l'âge lui ayant ôté toutes autres forces, c'était le seul remède qui lui restait pour se maintenir en autorité en sa famille, et pour éviter qu'il ne vînt à mépris et dédain à tout le monde (De vrai non la vieillesse seulement, mais toute imbécillité, selon Aristote, est promotrice d'avarice) Cela est quelque chose : mais c'est la médecine à un mal, duquel on devait éviter la naissance. Un père est bien misérable, qui ne tient l'affection de ses enfants que par le besoin qu'ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aimable par sa bonté et douceur de ses mœurs. Les cendres mêmes d'une riche matière, elles
 ont leur prix ; et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons accoutumé de les tenir en respect et révérence. Nulle vieillesse ne peut être si caduque et si rance, à un personnage qui a passé en honneur son âge, qu'elle ne soit vénérable ; et notamment à ses enfants, desquels il faut avoir réglé l'âme à leur devoir par raison, non par nécessité et par le besoin, ni par rudesse et par force.

    et errat longe, mea quidem sententia,
    Qui imperium credat esse gravius aut stabilius
    Vi quod fit, quam illud quod amicitia adjungitur.
    [Et il a bien tort, à mon avis, de croire que l'autorité de la force est plus respectée et plus solide que celle de l'amitié.]

J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre, qu'on dresse pour l'honneur, et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur, et en la contrainte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence, et adresse, ne se fait jamais par la force. On m'a ainsi élevé : ils disent qu'en tout mon premier âge, je n'ai tâté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ai dû la pareille aux enfants que j'ai eus : Ils me meurent tous en nourrice : mais Léonor, une seule fille qui est échappée à cette infortune, a atteint six ans et plus, sans qu'on ait employé à sa conduite, et pour le châtiment de ses fautes puériles (l'indulgence de sa mère s'y appliquant aisément) autre chose que paroles, et bien douces. Et quand mon désir y serait frustré, il est assez d'autres causes auxquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sais être juste et naturelle. J'eusse été beaucoup plus religieux encore en cela vers des mâles, moins nés à servir, et de condition plus libre : j'eusse aimé à leur grossir le cœur d'ingénuité et de franchise. Je n'ai vu autre effet aux verges, sinon de rendre les âmes plus lâches, ou plus malicieusement opiniâtres.

Voulons-nous être aimés de nos enfants ? leur voulons-nous ôter l'occasion de souhaiter notre mort ? (combien que nulle occasion d'un si horrible souhait, ne peut être ni juste  
[/wiki/Special:Filepath/  % .png]ni excusable ; nullum scelus rationem habet) [nul crime ne repose sur la raison] accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en notre puissance. Pour cela, il ne nous faudrait pas marier si jeunes que notre âge vienne quasi à se confondre avec le leur : car cet inconvénient nous jette à plusieurs grandes difficultés. Je dis spécialement à la noblesse, qui est d'une condition oisive, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes : car ailleurs, où la vie est questuaire, [il faut travailler pour vivre] la pluralité et compagnie des enfants, c'est un agencement de ménage, ce sont autant de nouveaux outils et instruments à s'enrichir.

Je me mariai à trente-trois ans, et loue l'opinion de trente-cinq, qu'on dit être d'Aristote. Platon ne veut pas qu'on se marie avant les trente : mais il a raison de se moquer de ceux qui font les œuvres de mariage après cinquante-cinq : et condamne leur engeance indigne d'aliment et de vie.

Thalès y donna les plus vraies bornes : qui jeune, répondit à sa mère le pressant de se marier, qu'il n'était pas temps : et, devenu sur l'âge, qu'il n'était plus temps. Il faut refuser l'opportunité à toute action importune.

Les anciens Gaulois estimaient à extrême reproche d'avoir eu accointance de femme, avant l'âge de vingt ans : et recommandaient singulièrement aux hommes, qui se voulaient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l'âge leur pucellage ; d'autant que les courages s'amollissent et divertissent par l'accouplage des femmes.

    Ma hor congiunto à giovinetta sposa,
    Lieto homai de' figli era invilito
    Ne gli affetti di padre et di marito.

texte italien

L'histoire grecque remarque d'Iécos de Tarente, de Chryso, d'Astylos, de Diopopos, et d'autres, que pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la Palæstrine, et tels exercices, ils se privèrent autant que leur dura ce soin, de toute sorte d'acte vénérien.

Moulay-Hassan, roi de Tunis, celui que l'Empereur Charles-Quint remit en ses états, reprochait la mémoire de Mahomet son père, de sa hantise avec les femmes, l'appelant brède, efféminé, engendreur d'enfants.

En certaine contrée des Indes Espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier, qu'après quarante ans, et pourtant le permettait-on aux filles à dix ans.

Un gentilhomme qui a trente-cinq ans, il n'est pas temps qu'il fasse place à son fils qui en a vingt : il est lui-même au train de paraître et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince : il a besoin de ses pièces ; et en doit certainement faire part, mais telle part, qu'il ne s'oublie pas pour autrui. Et à celui-là peut servir justement cette réponse que les pères ont ordinairement en la bouche : Je ne me veux pas dépouiller devant que de m'aller coucher.

Mais un père atterré d'années et de maux, privé par sa faiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se fait tort, et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en état, s'il est sage, pour avoir désir de se
 dépouiller pour se coucher, non pas jusque'à la chemise, mais jusqu'à une robe de nuit bien chaude : le reste des pompes, de quoi il n'a plus que faire, il doit en étrenner volontiers ceux à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse l'usage, puisque nature l'en prive : autrement sans doute il y a de la malice et de l'envie. La plus belle des actions de l'Empereur Charles Quint fut celle-là, à l'imitation d'aucuns anciens de son calibre, d'avoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller, quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lors qu'il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires, avec la gloire qu'il y avait acquise.

    Solve senescentem mature sanus equum, ne
    Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.
    [Dételle à temps ton cheval qui se fait vieux, avant qu'il trébuche et fasse rire de lui]

Cette faute, de ne se savoir reconnaître de bonne heure, et ne sentir l'impuissance et extrême altération que l'âge apporte naturellement et au corps et à l'âme, qui à mon opinion est égale, si l'âme n'en a plus de la moitié, a perdu la réputation de la plupart des grands hommes du monde. J'ai vu de mon temps et connu familièrement, des personnages de grande autorité, qu'il était bien aisé à voir, être merveilleusement déchus de cette ancienne suffisance, que je connaissais par la réputation qu'ils en avaient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse pour leur honneur volontiers souhaités retirés en leur maison à leur aise, et déchargés des occupations publiques et guerrières, qui n'étaient plus pour leurs épaules. J'ai autrefois été privé en la maison d'un gentilhomme veuf et fort vieil, d'une vieillesse toutefois assez verte. Celui-ci avait plusieurs filles à marier, et un fils déjà en âge de paraître ; cela chargeait sa maison de plusieurs dépenses et visites  
 étrangères, à quoi il prenait peu de plaisir, non seulement pour le soin de l'épargne, mais encore plus, pour avoir, à cause de l'âge, pris une forme de vie fort éloignée de la nôtre. Je lui dis un jour un peu hardiment, comme j'ai accoutumé, qu'il lui siérait mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, (car il n'avait que celle-là de bien logée et accommodée) et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n'apporterait incommodité à son repos, puisqu'il ne pouvait autrement éviter notre importunité, vu la condition de ses enfants. Il m'en crut depuis, et s'en trouva bien.

Ce n'est pas à dire qu'on leur donne, par telle voie, d'obligation de laquelle on ne se puisse plus dédire : je leur laisserais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m'en repentir s'ils m'en donnaient occasion : je leur en laisserais l'usage, parce qu'il ne me serait plus commode. Et de l'autorité des affaires en gros, je m'en réserverais autant qu'il me plairait. Ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement à un père vieilli de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contrôler leurs déportements ; leur fournissant instructions et avis suivant l'expérience qu'il en a, et d'acheminer lui-même l'ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se répondre par là des espérances qu'il peut prendre de leur conduite à venir. Et pour cet effet, je ne voudrais pas fuir leur compagnie, je voudrais les éclairer de près, et jouir selon la condition de mon âge, de leur allégresse, et de leurs fêtes. Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais sans offenser leur assemblée par le chagrin de mon âge, et l'obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façons de vivre que j'aurais lors) je voudrais au moins vivre
 près d'eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vis il y a quelques années, un Doyen de S. Hilaire de Poitiers, rendu à telle solitude par l'incommodité de sa mélancolie, que lorsque j'entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans, qu'il n'en était sorti un seul pas ; et cependant il avait toutes ses actions libres et aisées, sauf un rhume qui lui tombait sur l'estomac. À peine une fois la semaine, voulait-il permettre que quelqu'un entrât pour le voir : Il se tenait toujours enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu'un valet lui portait une fois le jour à manger, qui ne faisait qu'entrer et sortir. Son occupation était se promener, et lire quelque livre (car il connaissait aucunement les lettres) obstiné au demeurant de mourir en cette démarche, comme il fit bientôt après.

J'essayerai par une douce conversation, de nourrir en mes enfants une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroit. Ce qu'on gagne aisément envers des natures bien nées : car si ce sont bêtes furieuses, comme notre siècle en produit à foison, il les faut haïr et fuir pour telles. Je veux mal à cette coutume, d'interdire aux enfants l'appellation paternelle, et leur en enjoindre une étrangère, comme plus révérentielle : nature n'ayant volontiers pas suffisamment pourvu à notre autorité. Nous appelons Dieu tout-puissant, père, et dédaignons que nos enfants nous en appellent. J'ai corrigé cette erreur en ma famille. C'est aussi folie et injustice de priver les enfants qui sont en âge, de la familiarité des pères, et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, espérant par là, les tenir en crainte et obéissance. Car c'est une farce très inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants, et qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par conséquent le vent et la faveur du monde ; et reçoivent avec moquerie ces mines fières et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang, ni au cœur, ni aux veines : vrais épouvantails de chenevière. Quand je pourrais me faire craindre, j'aimerais encore mieux me faire aimer.

Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant d'impuissance, elle est si propre au mépris, que le meilleur acquêt qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour  
 des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J'en ai vu un, duquel la jeunesse avait été très impérieuse, quand c'est venu sur l'âge, quoiqu'il le passe sainement ce qu'il se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempêtueux maître de France, il se ronge de soin et de vigilance, tout cela n'est qu'un batelage, auquel la famille même complote : du grenier, du celier, voire encore de sa bourse, d'autres ont la meilleure part de l'usage, cependant qu'il en a les clefs en sa gibecière, plus chèrement que ses yeux. Cependant qu'il se contente de l'épargne et chicheté de sa table, tout est en débauche en divers réduits de sa maison, en jeu, et en dépense, et en l'entretien des comptes de sa vaine colère et prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui. Si par fortune quelque chétif serviteur s'y adonne, soudain il lui est mis en soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soi-même. Maintes fois s'est-il vanté à moi, de la bride qu'il donnait aux siens, et exacte obéïssance et révérence qu'il en recevait ; combien il voyait clair en ses affaires !

    Ille solus nescit omnia.
    [Il est le seul qui ne sache rien.]

Je ne sache homme qui peut apporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maîtrise, qu'il fait, et cependant il en est déchu comme un enfant. Partant l'ai-je choisi parmi plusieurs telles conditions que je connais, comme plus exemplaire.

Ce serait matière à une question scholastique, s'il en est mieux ainsi , ou autrement. En sa présence, toutes choses lui cèdent. Et on laisse ce vain cours à son autorité, qu'on ne lui résiste jamais : on le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à un valet ? il plie son paquet, le voila parti ; mais hors de devant lui seulement : les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra et fera son office dans la même maison, un an, sans être aperçu. Et quand la saison en est, on fait venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grâce. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque dépêche, qui déplaise ? on la supprime : forgeant tantôt après assez de causes pour excuser la faute d'exécution ou de réponse. Nulles lettres étrangères ne lui étant premièrement apportées, il ne voit que celles qui semblent commodes à sa science. Si par cas d'aventure il les saisit, ayant en coutume de se reposer sur certaine personne, de les lui lire, on y trouve sur le champ ce qu'on veut : et fait-on à tous coups que tel lui demande pardon, qui l'injurie par sa lettre. Il ne voit en fin affaires, que par une image disposée et dessinée et satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'éveiller son chagrin et son courroux. J'ai vu sous des figures différentes, assez d'économies longues, constantes, de tout pareil effet.

Il est toujours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris. Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster : la première excuse leur sert de plenière justification. J'en ai vu, qui dérobait gros à son mari, pour, disait-elle à son confesseur, faire ses aumônes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mari. Il faut qu'elles l'usurpent ou finement, ou fièrement, et toujours injurieusement, pour lui donner de la grâce et de l'autorité. Comme en mon propos, quand c'est contre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors empoignent-elles ce titre, et en servent leur passion, avec gloire : et comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont mâles, grands et fleurissants, ils subornent aussi incontinent ou par force, ou par faveur, et maistre d'hôtel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n'ont ni femme ni fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieil Caton disait en son temps, qu'autant de valets, autant d'ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son siècle au nôtre, il ne nous a pas voulu avertir, que femme, fils, et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la décrépitude de nous fournir le doux bénéfice d'inapercevance et d'ignorance, et facilité à nous laisser
 tromper. Si nous y mordions, que serait-ce de nous ; même en ce temps, où les Juges qui ont à décider nos controverses sont communément partisans de l'enfance et intéressés ?

Au cas que cette piperie m'échappe à voir, au moins ne m'échappe-il pas à voir que je suis très pipable. [facile à tromper] Et aura-on jamais assez dit de quel prix est un ami, à comparaison de ces liaisons civiles ? L'image même que j'en vois aux bêtes, si pure, avec quelle religion je la respecte !

Si les autres me pipent, au moins ne me pipé-je pas moi-même à m'estimer capable de m'en garder : ni à me ronger la cervelle pour me rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiète et tumultuaire curiosité, mais par diversion plutôt, et résolution. Quand j'oy [j'entends] réciter l'état de quelqu'un, je ne m'amuse pas à lui : je tourne incontinent les yeux à moi, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m'avertit et m'éveille de ce côté-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous savions replier aussi bien qu'étendre notre considération.

Et plusieurs auteurs blessent en cette manière la protection de leur cause, courant en avant témérairement à l'encontre de celle qu'ils attaquent, et lançant à leurs ennemis des traits propres à leur être relancés plus avantageusement.

Feu M. le Maréchal de Monluc, ayant perdu son fils, qui mourut en l'Île de Madère, brave gentilhomme à la vérité et de grande espérance, me faisait fort valoir entre ses autres regrets le déplaisir et crève-cœur qu'il sentait de ne s'être jamais communiqué à lui : et sur cette humeur d'une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de goûter et bien connaître son fils ; et aussi de lui déclarer l'extrême amitié qu'il lui portait, et le digne jugement qu'il faisait de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disait-il, n'a rien vu de moi qu'une contenance refrognée et pleine de mépris, et a emporté cette créance, que je n'ai su ni l'aimer ni l'estimer selon son mérite. À qui gardai-je à découvrir cette singulière affection que je lui portai dans mon âme ? était-ce pas lui qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gêné pour maintenir ce vain masque : et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté d'autant plus, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais reçu de moi que rudesse, ni senti qu'une façon tyrannique. Je trouve que cette plainte était bien prise et raisonnable : Car comme je sais par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et entiére communication d'un ami. En vaux-je mieux d'en avoir le goût, ou si j'en vaux moins ? j'en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m'honore. Est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie, d'en faire à tout jamais les obsèques ? Est-il jouissance qui vaille cette privation ?

Je m'ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie très volontiers l'état de ma volonté, et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me hâte de me produire, et de me présenter : car je ne veux pas qu'on s'y mécompte, à quelque part que ce soit.

Entre autres coutumes particulières qu'avaient nos anciens Gaulois, à ce que dit  
 César, celle-ci en était l'une, que les enfants ne se présentaient aux pères, ni s'osaient trouver en public en leur compagnie, que lorsqu'ils commençaient à porter les armes ; comme s'ils voulaient dire que lors il était aussi saison que les pères les reçussent en leur familiarité et accointance.

J'ai vu encore une autre sorte d'indiscrétion en certains pères de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé pendant leur longue vie leurs enfants de la part qu'ils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux à leurs femmes cette même autorité sur tous leurs biens, et loi d'en disposer à leur fantaisie. Et j'ai connu tel Seigneur des premiers officiers de notre Couronne, ayant par espérance de droit à venir, plus de cinquante mille écus de rente, qui est mort nécessiteux et accablé de dettes, âgé de plus de cinquante ans, sa mère en son extrême décrépitude jouissant encore de tous ses biens par l'ordonnance du père, qui avait de sa part vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable.

Pourtant je trouve peu d'avancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une femme qui le charge d'une grande dot ; il n'est point de dette étrangère qui apporte plus de ruine aux maisons : mes prédécesseurs ont communément suivi ce conseil bien à propos, et moi aussi. Mais ceux qui nous déconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soient moins traitables et reconnaissantes, se trompent, de faire perdre quelque réelle commodité pour une si frivole conjecture. À une femme déraisonnable, il ne coûte non plus de passer par dessus une raison que par dessus une autre. Elles s'aiment le mieux où elles ont plus de tort. L'injustice les allèche : comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses ; et elles en sont débonnaires d'autant plus qu'elles sont plus riches, comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu'elles sont belles.

C'est raison de laisser l'administration des affaires aux mères pendant que les enfants ne sont pas en l'âge selon les lois pour en manier la charge : mais le père les a bien mal nourris, s'il ne peut espérer qu'en leur maturité ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, vu l'ordinaire faiblesse du sexe. Bien serait-il toutefois à la vérité plus contre nature de faire dépendre les mères de la discrétion de leurs enfants. On leur doit donner largement, de quoi maintenir leur état selon la condition de leur maison et de leur âge, d'autant que la nécessité et l'indigence est beaucoup plus mal séante et mal-aisée
 à supporter à elles qu'aux mâles : il faut plutôt en charger les enfants que la mère.

En général, la plus saine distribution de nos biens en mourant me semble être de les laisser distribuer à l'usage du pays. Les lois y ont mieux pensé que nous : et vaut mieux les laisser faillir en leur élection, que de nous hasarder de faillir témérairement en la nôtre. Ils ne sont pas proprement nôtres, puisque d'une prescription civile et sans nous, ils sont destinés à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté au delà, je tiens qu'il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire ôter à un ce que sa fortune lui avait acquis, et à quoi la justice commune l'appelait : et que c'est abuser contre raison de cette liberté, d'en servir nos fantaisies frivoles et privées. Mon sort m'a fait grâce de ne m'avoir présenté des occasions qui me pussent tenter, et divertir mon affection de la commune et légitime ordonnance. J'en vois envers qui c'est temps perdu d'employer un long soin de bons offices. Un mot reçu de mauvais biais efface le mérite de dix ans. Heureux qui se trouve à point pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l'emporte, non pas les meilleurs et plus fréquents offices, mais les plus récents et présents font l'opération. Ce sont gens qui se jouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou châtier chaque action de ceux qui y prétendent intérêt. C'est chose de trop longue suite, et de trop de poids, pour être ainsi promenée à chaque instant : et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardant surtout à la raison et observance publique.

Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines et proposons une éternité ridicule à nos noms. Nous pesons aussi trop les vaines conjectures de l'avenir que nous donnent les esprits puérils. À l'aventure eût-on fait injustice de me déplacer de mon rang pour avoir été le plus lourd et plombé, le plus long et dégoûté en ma leçon, non seulement que tous mes frères, mais que tous les enfants de ma province : soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice de corps. C'est folie de faire des triages extraordinaires sur la foi de ces divinations auxquelles nous sommes si souvent trompés. Si on peut blesser cette règle, et corriger les destinées aux choix qu'elles ont fait de nos héritiers, on le peut avec plus d'apparence en considération de quelque remarquable et énorme difformité corporelle : vice constant inamendable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d'important préjudice.

Le plaisant dialogue du législateur de Platon avec ses concitoyens fera honneur à ce passage. Comment donc, disent-ils, sentant leur fin prochaine, ne pourrons-nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira ? Ô Dieux, quelle cruauté ! Qu'il ne nous soit loisible, selon que les nôtres nous auront servis en nos maladies, en notre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins selon nos fantaisies ! À quoi le législateur répond en cette manière : mes amis qui avez sans aucun doute bientôt à mourir, il est mal-aisé, et que vous vous connaissiez, et que vous connaissiez ce qui est à vous, suivant l'inscription delphique. Moi, qui fais les lois, je tiens que ni vous n'êtes à vous, ni n'est à vous ce dont vous jouissez. Et vos biens et vous, êtes à votre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et votre famille et vos biens. Par quoi de peur que quelque flatteur en votre vieillesse ou en votre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament injuste, je vous en garderai. Mais ayant respect et à l'intérêt universel de la cité, et à celui de votre maison, j'établirai des lois, et ferai sentir, comme de raison, que la commodité particulière doit céder à la commune. Allez-vous-en joyeusement où la nécessité humaine vous appelle. C'est à moi, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui autant que je puis, me soigne du général, d'avoir souci de ce que vous laissez.

Revenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu'il naît rarement des femmes à qui la maitrise soit due sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n'est pour le châtiment de ceux qui, par quelque humeur fiévreuse, se sont volontairement soumis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, de quoi nous parlons ici. C'est l'apparence de cette considération, qui nous a fait forger et donner pied si volontiers, à cette loi, que nul ne vit jamais, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n'est guère Seigneurie au monde, où elle ne s'allègue, comme ici, par une vraisemblance de raison qui l'autorise : mais la fortune lui a donné plus de crédit en certains lieux qu'aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de notre succession, selon le choix qu'elles feront des enfants, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appétit déréglé et goût malade, qu'elles ont au temps de leurs grossesses, elles l'ont en l'âme, en tout temps. Communément on les voit s'adonner aux plus faibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encore au col. Car n'ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules : comme les animaux qui n'ont connaissance de leurs petits que pendant qu'ils tiennent à leurs mamelles.

Au demeurant il est aisé à voir par expérience que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'autorité, a les racines bien faibles. Pour un fort léger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfants d'entre les bras des mères, et leur faisons prendre les nôtres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice, à qui nous ne voulons pas commettre les nôtres,  
 nôtres, ou à quelque chèvre: leur défendant, non seulement de les allaiter, quelque danger qu'ils en puissent encourir, mais encore d'en avoir aucun soin, pour s'employer du tout au service des nôtres. Et voit on, en la plupart d'entre elles, s'engendrer bientôt par accoutumance une affection bâtarde, plus véhémente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfants empruntés que des leurs propres. Et ce que j'ai parlé des chèvres, c'est d'autant qu'il est ordinaire autour de chez moi de voir les femmes de village, lorsqu'elles ne peuvent nourrir les enfants de leurs mamelles, appeler des chèvres à leurs secours; et j'ai à cette heure deux laquais qui ne tétèrent jamais que huit jours lait de femme. Ces chèvres sont incontinent duites à venir allaiter ces petits enfants, reconnaissent leur voix quand ils crient, et y accourent: si on leur en présente un autre que leur nourrisson, elles le refusent; et l'enfant en fait de même d'une autre chèvre. J'en vis un, l'autre jour, à qui on ôta la sienne, parce que son père ne l'avait qu'empruntée d'un sien voisin: il ne put jamais s'adonner à l'autre qu'on lui présenta, et mourut sans doute de faim. Les bêtes altèrent et abâtardissent aussi aisément que nous l'affection naturelle. Je crois qu'en ce que raconte Hérodote de certain détroit de la Libye, qu'on s'y mêle aux femmes indifféremment, mais que l'enfant, ayant force de marcher, trouve son père celui vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas, il y a souvent du mécompte. Or, à considérer cette simple occasion d'aimer nos enfants pour les avoir engendrés, pour laquelle nous les appelons autres nous-mêmes, il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommandation: car ce que nous engendrons par l'âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres; nous sommes père et mère ensemble en cette génération; ceux-ci nous coûtent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfants est beaucoup plus leur que nôtre; la part que nous y avons est bien
légère : mais de ceux-ci, toute la beauté, toute la grâce et prix est nôtre. Par ainsi ils nous représentent et nous rapportent bien plus vivement que les autres.

Platon ajoute, que ce sont ici des enfants immortels, qui immortalisent leurs pères, voire et les déifient, comme Lycurgue, Solon, Minos.

Or les Histoires étant pleines d'exemples de cette amitié commune des pères envers les enfants, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en trier aussi quelqu'un de celle-ci.

Héliodore ce bon évêque de Tricea, aima mieux perdre la dignité, le profit, la dévotion d'une prélature si vénérable, que de perdre sa fille : fille qui dure encore bien gentille : mais à l'aventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille ecclésiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon.

Il y eut un Labiénus à Rome, personnage de grande valeur et autorité, et entre autres qualités, excellent en toute sorte de littérature, qui était, ce crois-je, fils de ce grand Labiénus, le premier des capitaines qui furent sous César en la guerre des Gaules, et qui depuis s'étant jeté au parti du grand Pompée, s'y maintint si valeureusement jusques à ce que César le défît en Espagne. Ce Labiénus de quoi je parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et comme il est vraisemblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles, qu'il retenait encore contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu'il avait teint ses écrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtinrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages qu'il avait mis en lumière, à être brûlés. Ce fut par lui que commença ce nouvel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les écrits mêmes, et les études. Il n'y avait point assez de moyen et matière de cruauté, si nous n'y mêlions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la réputation et les inventions de notre esprit : et si nous n'allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monuments des Muses. Or Labiénus ne peut souffrir cette perte, ni de survivre à cette sienne si chère géniture ; il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d'un train à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus véhémente affection paternelle que celle-là. Cassius  
  Severus, homme très éloquent et son familier, voyant brûler ses livres, criait que par même sentence on le devait en même temps condamner à être brûlé tout vif, car il portait et conservait en sa mémoire ce qu'ils contenaient.

Pareil accident advint à Greuntius Cordus accusé d'avoir en ses livres loué Brutus et Cassius. Ce Sénat vilain, servile, et corrompu, et digne d'un pire maître que Tibère, condamna ses écrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger.

Le bon Lucain étant jugé par ce coquin Néron ; sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fut déjà écoulé par les veines des bras, qu'il s'était faites tailler à son médecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres, et commença à s'approcher des parties vitales ; la dernière chose qu'il eut en sa mémoire, ce furent quelques-uns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il récitait, et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela qu'était-ce, qu'un tendre et paternel congé qu'il prenait de ses enfants ; représentant les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres en mourant ; et un effet de cette naturelle inclination, qui rappelle en notre souvenance en cette extrémité, les choses, que nous avons eu les plus chères pendant notre vie ?

Pensons nous qu'Épicure qui en mourant tourmenté, comme il dit, des extrêmes douleurs de la colique, avait toute sa consolation en sa beauté de la doctrine qu'il laissait au monde, eut reçu autant de contentement d'un nombre d'enfants bien nés et bien élevés, s'il en eût eu, comme il faisait de la production de ses riches écrits ? et que s'il eût été au choix de laisser après lui un enfant contrefait et mal né, ou un livre sot et inepte, il ne choisit plutôt, et non lui seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier malheur que l'autre ? Ce serait à l'aventure impiété en Saint Augustin
  (pour exemple) si d'un côté on lui proposait d'enterrer ses écrits, de quoi notre religion reçoit un si grand fruit, ou d'enterrer ses enfants au cas qu'il en eût, s'il n'aimait mieux enterrer ses enfants.

Et je ne sais si je n'aimerais pas mieux beaucoup en avoir produit un parfaitement bien formé, de l'accointance des Muses, que de l'accointance de ma femme.

À celui-ci tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement et irrévocablement, comme on donne aux enfants corporels. Ce peu de bien, que je lui ai fait, il n'est plus en ma disposition. Il peut savoir assez de choses que je ne sais plus, et tenir de moi ce que je n'ai point retenu : et qu'il faudrait que tout ainsi qu'un étranger, j'empruntasse de lui, si besoin m'en venait. Si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi.

Il est peu d'hommes adonnés à la poésie, qui ne se gratifiassent plus d'être pères de l'Énéide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l'une perte que l'autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le poète est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire, qu'Épaminondas qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c'étaient les deux nobles victoires qu'il avait gagné sur les Lacédémoniens) eût volontiers consenti d'échanger celle-là, aux plus gorgiases [belles]de toute la Grèce : ou Alexandre et César aient jamais souhaité d'être privés de la grandeur de leurs glorieux faits de guerre, pour la commodité d'avoir des enfants et héritiers, quelques parfaits et accomplis qu'ils pussent être. Voire je fais grand doute que Phidias ou autre excellent statuaire, aimât autant la conservation et la durée de ses enfants naturels, comme il ferait d'une image excellente, qu'avec long travail et étude il aurait parfaite selon l'art. Et quant à ces passions vicieuses et furieuses, qui ont échauffé quelque fois les pères à l'amour de leurs filles, ou les mères envers leurs fils, encore s'en trouve-il de pareilles en cette autre sorte de parenté : Témoin ce que l'on raconte de Pygmalion, qu'ayant bâti une statue de femme de beauté singulière, il devint si éperdument épris de l'amour forcené de ce sien ouvrage, qu'il fallut, qu'en faveur de sa rage les dieux la lui vivifiassent :

    Tentatum mollescit ebur, positóque rigore
    Subsidit digitis.
    [l'ivoire ému s'attendrit, il a quitté sa dureté première ; il fléchit sous les doigts, il cède.]

   
 
 
Chapitre IX
Des armes des Parthes

C'EST une façon vicieuse de la noblesse de notre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d'une extrême nécessité, et s'en décharger aussitôt qu'il y a tant soit peu d'apparence que le danger soit éloigné ; d'où il survient plusieurs désordres, car chacun criant et courant à ses armes sur le point de la charge, les uns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs compagnons sont déjà rompus. Nos pères donnaient leur salade [casque], leur lance, et leurs gantelets à porter, et n'abandonnaient le reste de leur équipage tant que la corvée durait. Nos troupes sont à cette heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage et des valets qui ne peuvent éloigner leurs maîtres, à cause de leurs armes.

Tite Live parlant des nôtres : « Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. » [Avec des corps complètement incapables de supporter la fatigue, à peine s'accommodaient-ils d'armes sur leurs épaules.]

Plusieurs nations vont encore et allaient anciennement à la guerre sans se couvrir ; ou se couvraient d'inutiles défenses.

    Tegmina queis capitum raptus de subere cortex. [Couvre leur tête, au liège arraché, l'écorce]

Alexandre, le plus hasardeux Capitaine qui fut jamais, s'armait fort rarement ; et ceux d'entre nous qui les méprisent n'empirent pour cela de guère leur marché. S'il se voit quelqu'un tué par le défaut d'un harnais, il n'en est guère moindre nombre que l'empêchement des armes a fait perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissés et rompus ou par un contre-coup ou autrement. Car il semble, à la vérité, à voir le poids des nôtres et leur épaisseur, que nous ne cherchons qu'à nous défendre, et en sommes plus chargés que couverts. Nous avons assez à faire à en soutenir le faix, entravés et contraints, comme si nous n'avions à combattre que du choc de nos armes ; et comme si nous n'avions pareille obligation à les défendre,
 qu'elles ont à nous.

Tacite peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsi armés pour se maintenir seulement, n'ayant moyen ni d'offenser ni d'être offensés, ni de se relever abattus. Lucullus voyant certains hommes d'armes Mèdes, qui faisaient front en l'armée de Tigranes, pesamment et malaisément armés, comme dans une prison de fer, prit de là opinion de les défaire aisément, et par eux commença sa charge et sa victoire.

Et à présent que nos mousquetaires sont en crédit, je crois qu'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garantir, et nous faire traîner à la guerre enfermés dans des bastions, comme ceux que les anciens faisaient porter à leurs éléphants.

Cette humeur est bien éloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu'ils avaient semé des chausse-trappes sous l'eau à l'endroit du fossé, par où ceux d'une ville qu'il assiégeait, pouvaient faire des sorties sur lui : disant que ceux qui assaillaient, devaient penser à entreprendre, non pas à craindre : Et craignant avec raison que cette provision endormît leur vigilance à se garder.

Il dit aussi à un jeune homme, qui lui faisait montre de son beau bouclier : Il est vraiment beau, mon fils, mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre, qu'en la gauche.

Or il n'est que la coutume, qui nous rende insupportable la charge de nos armes.

    L'husbergo in dosso haveano, et l'elmo in testa,
    Due di quelli guerrier d'i quali io canto.
    Ne notte o di doppo ch'entraro in questa
    Stanza, gl'haveanó mai mesi da canto,
    Che facile a portar comme la vesta
    Era lor, perche in uso l'avean tanto.
    [Deux des guerriers que je chante avaient la cuirasse au dos et le casque en tête. Depuis qu’ils étaient entrés dans cette demeure, ils ne les avaient quittés ni le jour ni la nuit, car l’habitude qu’ils en avaient les leur rendait aussi faciles à porter que de simples vêtements. ]

L'Empereur Caracalla allait par pays à pied armé de toutes pièces, conduisant son armée.

Les piétons Romains portaient non seulement le morion, l'épée, et l'écu : car quant aux armes, dit Cicéron, ils étaient si accoutumés à les avoir sur le dos, qu'elles ne les empêchaient non  
 plus que leurs membres : arma enim, membra militis esse dicunt. [On dit en effet que les armes sont les membres des soldats.] Mais tout en même temps encore ce qu'il leur fallait de vivres pour quinze jours, et certaine quantité de pieux pour faire leurs remparts, jusques à soixante livres de poix. Et les soldats de Marius ainsi chargés, marchant en bataille, étaient habitués à faire cinq lieues en cinq heures, et six s'il y avait hâte. Leur discipline militaire était beaucoup plus rude que la nôtre : aussi produisait-elle de bien autres effets. Le jeune Scipion, reformant son armée en Espagne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuit. Ce trait est merveilleux à ce propos, qu'il fut reproché à un soldat lacédémonien, qu'étant à l'expédition d'une guerre, on l'avait vu sous le couvert d'une maison : ils étaient si endurcis à la peine que c'était honte d'être vu sous un autre toit que celui du ciel, quelque temps qu'il fît. Nous ne mènerions guère loin nos gens à ce prix-là.

Au demeurant Marcellinus, homme nourri aux guerres romaines, remarque curieusement la façon que les Parthes avaient de s'armer, et la remarque d'autant qu'elle était éloignée de la romaine. Ils avaient, dit-il, des armes tissues en manière de petites plumes, qui n'empêchaient pas le mouvement de leur corps : et pourtant elles étaient si fortes que nos dards rejaillissaient venant à les heurter (ce sont les écailles, de quoi nos ancêtres avaient fort accoutumé de se servir) Et en un autre lieu : Ils avaient, dit-il, leurs chevaux forts et roides, couverts de gros cuir, et eux étaient armés, de cap à pied, de grosses lames de fer, rangées de tel artifice qu'à l'endroit des jointures des membres elles prêtaient
 au mouvement. On eût dit que c'étaient des hommes de fer, car ils avaient des accoutrements de tête si proprement assis, et représentant au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avait moyen de les asséner que par des petits trous ronds qui répondaient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumière, et par des fentes qui étaient à l'endroit des naseaux, par où ils prenaient assez malaisément haleine,

    Flexilis inductis animatur lamina membris,
    Horribilis visu, credas simulacra moveri
    Ferrea, cognatóque viros spirare metallo.
    Par vestitus equis, ferrata fronte minantur,
    Ferratosque movent securi vulneris armos.
    [La lame flexible qui recouvre les membres s'anime,]
    [C'est horrible à voir ! Tu croirais voir bouger des statues de métal]
    [Et que les hommes respirent par ce métal qui semble inscrit dans leur sang.]
    [Mêmes vêtements pour les chevaux : à l'avant ils menacent avec du fer]
    [Avec du fer ils se meuvent, armés, ne craignant pas la blessure.]

Voila une description, qui retire bien fort à l'équipage d'un homme d'armes français, à tout ses bardes.

Plutarque dit que Démétrius fit faire pour lui, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fût près de lui, à chacun un harnais complet du poids de cent vingts livres, là où les communs harnais n'en pesaient que soixante.
 
Chapitre X
Des livres

JE ne fais point de doute, qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses qui sont mieux traitées chez les maîtres du métier, et plus véritablement. C'est ici purement l'essai de mes facultés naturelles, et nullement des acquises ; et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moi, car à peine répondrai-je à autrui de mes discours, qui ne m'en réponds point à moi, ni n'en suis satisfait. Qui sera en cherche de science, qu'il veuille bien la pêcher où elle se loge : il n'est rien de quoi je fasse moins de profession. Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi : elles  
 me seront à l'aventure connues un jour, ou l'ont autrefois été, selon que la fortune m'a pu porter sur les lieux où elles étaient éclaircies. Mais il ne m'en souvient plus.

Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle rétention.

Ainsi je ne garantis aucune certitude, si ce n'est de faire connaître jusqu'à quel point monte, pour cette heure, la connaissance que j'en ai. Qu'on ne s'attende pas aux matières, mais à la façon que j'y donne.

Qu'on voie, en ce que j'emprunte, si j'ai su choisir de quoi rehausser ou secourir proprement l'invention, qui vient toujours de moi. Car je fais dire aux autres, non à ma tête, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par faiblesse de mon langage, ou par faiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens, qu'ils me semblent se nommer assez sans moi. En raisons, comparaisons, arguments, si j'en transplante quelqu'un en mon sol, et confonds aux miens, à escient j'en cache l'auteur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hâtives, qui se jettent sur toute sorte d'écrits : notamment jeunes écrits, d'hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de même. Je veux qu'ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'échaudent à injurier Sénèque en moi. Il faut musser [cacher] ma faiblesse sous ces grands crédits.

J'aimerais quelqu'un qui me sache déplumer : je dis par clarté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moi, qui, faute de mémoire, demeure court tous les coups, à les trier, par reconnaissance de nation, sais très bien connaître, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches que j'y trouve semées, et que tous les fruits de mon cru ne les sauraient payer.

De ceci suis-je tenu de répondre, si je m'empêche moi-même, s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point, ou que je ne sois capable de sentir en me le représentant. Car il échappe souvent des fautes à nos yeux : mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir apercevoir lors qu'un autre nous les découvre. La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi être sans elles : et même la reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. Je n'ai point d'autre sergent de bande [sous-officier chargé de disposer les soldats dans la bataille], à ranger mes pièces, que la fortune [le hasard]. À même que mes rêveries se présentent, je les entasse : tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent
 à la file. Je veux qu'on voie mon pas naturel et ordinaire ainsi détraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve. Aussi ne sont-ce point ici matières qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et témérairement.

Je souhaiterais avoir plus parfaite intelligence des choses, mais je ne la veux pas acheter si cher qu'elle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n'est rien pour quoi je me veuille rompre la tête : non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre.

    Has meus ad metas sudet oportet equus.
    [Voilà sur quelle route mes coursiers vont se couvrir de sueur.]


Les difficultés, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles : je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux.

Si je m'y plantais, je m'y perdrais, et le temps : car j'ai un esprit primesautier. Ce que je ne vois de la première charge, je le vois moins en m'y obstinant. Je ne fais rien sans gaieté : et la continuation et contention trop ferme éblouit mon jugement, l'attriste, et le lasse. Ma vue s'y confond, et s'y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l'y remette à secousses, tout ainsi que pour juger du lustre de l'écarlate, on nous ordonne de passer les yeux par dessus, en la parcourant à diverses vues, soudaines reprises et réitérées.

Si ce livre me fâche, j'en prends un autre, et ne m'y adonne qu'aux heures où l'ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides ; ni aux Grecs, parce que mon jugement ne sait pas faire ses besognes d'une puérile et apprenante intelligence.

Parmi les livres simplement plaisants, je trouve des modernes, le Décaméron de Boccace, Rabelais, et les Baisers de Jean Second (s'il les faut loger sous ce titre)  
 dignes qu'on s'y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d'écrits, ils n'ont pas eu le crédit d'arrêter seulement mon enfance. Je dirai encore ceci, ou hardiment, ou témérairement, que cette vieille âme pesante ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l'Arioste, mais encore au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions, qui m'ont ravi autrefois, à peine m'entretiennent-elles à cette heure.

Je dis librement mon avis de toutes choses, en y incluant même celles qui surpassent à l'aventure ma suffisance, [capacité] et que je ne tiens aucunement être de ma juridiction. Ce que j'en opine, c'est aussi pour déclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégoûté de l'Axioche de Platon, comme d'un ouvrage sans force, eu égard à un tel auteur, mon jugement ne s'en croit pas : Il n'est pas si outrecuidé de s'opposer à l'autorité de tant d'autres fameux jugements anciens, qu'il tient ses régents et ses maîtres, et avec lesquels il est plutôt content de faillir : Il s'en prend à soi, et se condamne, ou de s'arrêter à l'écorce, ne pouvant pénétrer jusques au fond ; ou de regarder la chose par quelque faux lustre. Il se contente de se garantir seulement du trouble et du dérèglement ; quant à sa faiblesse, il la reconnaît, et avoue volontiers. Il pense donner juste interprétation aux apparences que sa conception lui présente : mais elles sont imbéciles [faibles] et imparfaites. La plupart des fables d'Ésope ont plusieurs sens et intelligences ; ceux qui les mythologisent en choisissent quelque visage qui cadre bien à la fable : mais pour la plupart, ce n'est que le premier visage et superficiel, il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et internes, auxquels ils n'ont su pénétrer : voilà comme j'en fais.

Mais pour suivre ma route : il m'a toujours semblé, qu'en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle, et Horace, tiennent de bien loin le premier rang : et particulièrement Virgile en ses Géorgiques, que j'estime le plus
 accompli ouvrage de la Poésie, à comparaison duquel on peut reconnaître aisément qu'il y a des endroits de l'Éneide auxquels l'auteur eût donné encore quelque tour de pigne s'il en eût eu loisir. Et le cinquième livre en l'Éneide me semble le plus parfait. J'aime aussi Lucain, et le pratique volontiers, non tant pour son style, que pour sa valeur propre, et vérité de ses opinions et jugements. Quant au bon Térence, la mignardise, et les grâces du langage latin, je le trouve admirable à représenter au vif les mouvements de l'âme, et la condition de nos mœurs ; à toute heure nos actions me rejettent à lui. Je ne le puis lire si souvent que je n'y trouve quelque beauté et grâce nouvelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient de quoi certains lui comparaient Lucrèce. Je suis d'opinion que c'est à la vérité une comparaison inégale ; mais j'ai bien à faire à me rassurer en cette créance, quand je me trouve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrèce. S'ils se piquaient de cette comparaison, que diraient-ils de la bêtise et stupidité barbaresque de ceux qui lui comparent à cette heure Arioste : et qu'en dirait Arioste lui-même ?

    O seclum insipiens et infacetum.
    [Ô siècle grossier et insipide !]

J'estime que les anciens avaient encore plus à se plaindre de ceux qui appariaient Plaute à Térence (celui-ci sent bien mieux son gentilhomme) que Lucrèce à Virgile. Pour l'estimation et préférence de Térence, fait beaucoup, que le père de l'éloquence romaine l'a si souvent en la bouche, seul de son rang ; et la sentence que le premier juge des poètes romains donne de son compagnon. Il m'est souvent tombé en fantaisie comme en notre temps, ceux qui se mêlent de faire des comédies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) emploient trois ou quatre arguments de celles de Térence ou de Plaute pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule comédie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matière, c'est la défiance qu'ils ont de se pouvoir soutenir de leurs propres grâces. Il faut qu'ils trouvent un corps où s'appuyer ; et n'ayant pas du leur assez de quoi nous arrêter, ils veulent que le conte nous amuse.  
 en va de mon auteur tout au contraire : les perfections et beautés de sa façon de dire, nous font perdre l'appétit de son sujet. Sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout. Il est par tout si plaisant,

    Liquidus puróque simillimus amni,
    [Limpide, au clair cours de l'eau extrêmement semblable]

et nous remplit tant l'âme de ses grâces, que nous en oublions celles de sa fable.

Cette même considération me tire plus avant. Je vois que les bons et anciens poètes ont évité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques élévations espagnoles et pétrarquistes, mais des pointes mêmes plus douces et plus retenues, qui sont l'ornement de tous les ouvrages poétiques des siècles suivants. Pourtant n'y a-t-il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n'admire plus sans comparaison, l'égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté fleurissante des Épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons, de quoi Martial aiguise la queue des siens. C'est cette même raison que je disais tantôt, comme Martial de soi, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers-là, sans s'émouvoir et sans se piquer se font assez sentir : ils ont de quoi rire par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent : ceux-ci ont besoin de secours étranger : à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval par ce qu'ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent école, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de notre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts périlleux, et autres mouvements étranges et bateleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses découpures et agitation de corps, qu'en certaines autres
 danses de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel, et représenter un port naïf et leur grâce ordinaire. Et comme j'ai vu aussi les badins [acteurs] excellents, vêtus à leur ordinaire, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentis, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s'enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvements de grimaces sauvages, pour nous apprêter à rire. Cette mienne conception se reconnaît mieux qu'en tout autre lieu, en la comparaison de l'Éneide et du [Roland] Furieux. Celui-là on le voit aller à tire d'aile, d'un vol haut et ferme, suivant toujours sa pointe : celui-ci voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes, que pour une bien courte traverse : et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l'haleine et la force lui faille,

    Excursúsque breves tentat. [Et il tente de brèves excursions.]

Voilà donc quant à cette sorte de sujets, les auteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon autre leçon, qui mêle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprends à ranger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, depuis qu'il est français, et Sénèque. Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche, y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, de quoi je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Épîtres de Sénèque, qui sont la plus belle partie de leurs écrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprise pour m'y mettre, et les quitte où il me plaît. Car elles n'ont point de suite et dépendance des unes aux autres. Ces auteurs se rencontrent en la plupart des opinions utiles et vraies : comme aussi leur fortune les fit naître environ même siècle : tous  
 deux précepteurs de deux empereurs romains, tous deux venus de pays étranger, tous deux riches et puissants. Leur instruction est de la crème de la philosophie, et présentée d'une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant ; Sénèque plus ondoyant et divers. Celui-ci se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la faiblesse, la crainte, et les vicieux appétits ; l'autre semble n'estimer pas tant leur effort, et dédaigner d'en hâter son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, douces et accommodables à la société civile : l'autre les a stoïques et épicuriennes, plus éloignées de l'usage commun, mais selon moi plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paraît en Sénèque qu'il prête un peu à la tyrannie des empereurs de son temps, car je tiens pour certain que c'est d'un jugement forcé qu'il condamne la cause de ces généreux meurtriers de César ; Plutarque est libre partout. Sénèque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celui-là vous échauffe plus, et vous émeut, celui-ci vous contente davantage, et vous paye mieux ; il nous guide, l'autre nous pousse.

Quant à Cicéron, les ouvrages qui me peuvent servir chez lui à mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, spécialement morale. Mais à confesser hardiment la vérité (car puis qu'on a franchi les barrières de l'impudence, il n'y a plus de bride) sa façon d'écrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, étymologies, consument la plupart de son ouvrage. Ce qu'il y a de vif et de moëlle, est étouffé par ces longueries d'apprêts. Si j'ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moi, et que je r'amentoive ce que j'en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps je n'y trouve que du vent : car il n'est pas encore venu aux arguments qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que
 je cherche. Pour moi, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus savant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et aristotéliques ne sont pas à propos. Je veux qu'on commence par le dernier point : j'entends [je comprends] assez [ce] que c'est que [la] mort, et [la] volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomiser. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soutenir l'effort. Ni les subtilités grammairiennes, ni l'ingénieuse contexture de paroles et d'argumentations, n'y servent : je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute ; les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'école, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart d'heure après, assez à temps pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsi aux juges, qu'on veut gagner à tort ou à droit, aux enfants et au vulgaire, à qui il faut tout dire et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'emploie à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois : « Or oyez [écoutez]», à la mode de nos hérauts. Les Romains disaient en leur religion : « Hoc age [Attention !]» [ce] que nous disons en la nôtre : « Sursum corda [Haut les cœurs !]», ce sont autant de paroles perdues pour moi. J'y viens tout préparé du logis ; il ne me faut point d'allèchement, ni de sauce : je mange bien la viande toute crue ; et au lieu de m'aiguiser l'appétit par ces préparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.

La licence du temps m'excusera-t-elle de cette sacrilège audace, d'estimer aussi traînants les dialogues de Platon même, étouffant par trop sa matière ? Et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et préparatoires un homme qui avait tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne vois rien en la beauté de son langage.

Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent.

Les deux premiers, [(Plutarque et Sénèque)], et Pline et leurs semblables, ils n'ont point de « Hoc age », ils veulent avoir à faire à gens qui s'en soient avertis eux-mêmes ; ou s'ils en ont, c'est un « Hoc age » substantiel et qui a son corps à part.

Je vois aussi volontiers les Épîtres ad Atticum [à Atticus], non seulement parce qu'elles contiennent une très ample instruction de l'Histoire et affaires de son temps, mais beaucoup plus pour y découvrir ses humeurs privées. Car j'ai une singulière curiosité, comme j'ai dit ailleurs, de connaître l'âme et les naïfs jugements de mes auteurs. Il faut bien juger leur suffisance [réussite], mais non pas leurs mœurs, ni eux  
 par cette montre de leurs écrits, qu'ils étalent au théâtre du monde. J'ai mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avait écrit de la vertu : car il fait bel apprendre la théorique de ceux qui savent bien la pratique. Mais d'autant que c'est autre chose le prêche, que le prêcheur, j'aime bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez lui-même. Je choisirais plutôt de savoir au vrai les devis qu'il tenait en sa tente, à quelqu'un de ses privés amis, la veille d'une bataille, que les propos qu'il tint le lendemain à son armée ; et ce qu'il faisait en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisait sur la place et au Sénat.

Quant à Cicéron, je suis du jugement commun, que hors la science, il n'y avait pas beaucoup d'excellence en son âme : il était bon citoyen, d'une nature débonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs [rieurs] tel qu'il était, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avait sans mentir beaucoup. Et pourtant je ne sais comment l'excuser d'avoir estimé sa poésie digne d'être mise en lumière. Ce n'est pas grande imperfection que de mal faire des vers, mais c'est imperfection de n'avoir pas senti combien ils étaient indignes de la gloire de son nom. Quant à son éloquence, elle est du tout hors de comparaison, je crois que jamais homme ne l'égalera. Le jeune Cicéron, qui n'a ressemblé son père que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs étrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicéron s'informa qui il était à l'un de ses gens, qui lui dit son nom : mais comme
 celui qui songeait ailleurs, et qui oubliait ce qu'on lui répondait, il le lui redemanda encore, dépuis, [ensuite] deux ou trois fois ; le serviteur pour n'être plus en peine de lui redire si souvent même chose, et pour le lui faire connaître par quelque circonstance : « C'est, dit-il, ce Cæstius de qui on vous a dit, qu'il ne fait pas grand état de l'éloquence de votre père au prix de la sienne ». Cicéron s'étant soudain piqué de cela, commanda qu'on empoignât ce pauvre Cæstius, et le fit très bien fouetter en sa présence : voilà un malcourtois hôte. Entre ceux mêmes qui ont estimé, toutes choses comptées, cette sienne éloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des fautes : comme ce grand Brutus son ami, disait que c'était une éloquence cassée et érenée, [à qui on a ôté sa vigueur] fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siècle, reprenaient aussi en lui ce curieux soin de certaine longue cadence au bout de ses clauses, et notaient ces mots, esse videatur, qu'il y emploie si souvent. Pour moi, j'aime mieux une cadence qui tombe plus court, coupée en iambes. Si [pourtant] mêle-t-il parfois bien rudement ses nombres, mais rarement. J'en ai remarqué ce lieu à mes oreilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. [J’aimerais mieux être moins longtemps vieillard qu’être vieux avant l’âge.]

Les historiens sont ma droite balle : car ils sont plaisants et aisés, en même temps que l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu : la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors : ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu : car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.  
 En ce genre d'étude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d'auteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et français, pour y apprendre les choses, de quoi diversement ils traitent. Mais César singulièrement me semble mériter qu'on l'étudie, non pour la science de l'Histoire seulement, mais pour lui-même : tant il a de perfection et d'excellence par dessus tous les autres, quoique Salluste soit du nombre. Certes je lis cet auteur avec un peu plus de révérence et de respect qu'on ne lit les humains ouvrages ; tantôt le considérant lui-même par ses actions, et le miracle de sa grandeur ; tantôt la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les historiens, comme dit Cicéron, mais à l'aventure Cicéron même. Avec tant de sincérité en ses jugements, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs de quoi il veut couvrir sa mauvaise cause, et l'ordure de sa pestilente ambition, je pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire, qu'il a été trop épargnant à parler de soi : car tant de grandes choses ne peuvent avoir été exécutées par lui, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien qu'il n'y en met.

J'aime les historiens, ou fort simples, ou excellents : les simples, qui n'ont point de quoi y mêler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin, et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foi toutes choses, sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la connaissance de la vérité. Tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d'une si franche naïveté, qu'ayant fait une faute, il ne craint aucunement de la reconnaître et corriger, en l'endroit, où il en a été averti : et qui nous représente la diversité même des bruits qui couraient,
 et les différents rapports qu'on lui faisait. C'est la matière de l'Histoire nue et informe : chacun en peut faire son profit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'être su, peuvent trier de deux rapports celui qui est plus vraisemblable ; de la condition des princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables. Ils ont raison de prendre l'autorité de régler notre créance à la leur : mais certes cela n'appartient à guères de gens. Ceux d'entre-deux (qui est la plus commune façon) ceux-là nous gâtent tout : ils veulent nous mâcher les morceaux ; ils se donnent loi de juger et par conséquent d'incliner l'Histoire à leur fantaisie ; car depuis que [à partir du moment où] le jugement pend d'un côté, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d'être sues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruirait mieux, omettent pour choses incroyables celles qu'ils n'entendent pas, et peut être encore telle chose pour ne la savoir dire en bon latin ou français. Qu'ils étalent hardiment leur éloquence et leur discours : qu'ils jugent à leur poste, mais qu'ils nous laissent aussi de quoi juger après eux ; et qu'ils n'altèrent ni dispensent par leurs racourciments et par leur choix, rien sur le corps de la matière, ains [mais] qu'ils nous la renvoient pure et entière en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie pour cette charge, [on juge d'après ce critère] et notamment en ces siècles ici, des personnes d'entre le vulgaire, pour cette seule considération de savoir bien parler : comme si nous cherchions d'y apprendre la  
 grammaire : et eux ont raison n'ayant été gagés que pour cela, et n'ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsi à force beaux mots ils nous vont pâtissant une belle contexture des bruits, qu'ils ramassent en les carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont été écrites par ceux mêmes qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participants à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d'en conduire d'autres de même sorte. Telles sont quasi toutes les grecques et romaines. Car plusieurs témoins oculaires ayant écrit de même sujet (comme il advenait en ce temps-là que la grandeur et le savoir se rencontraient communément) s'il y a de la faute, elle doit être merveilleusement légère, et sur un accident fort douteux. Que peut-on espérer d'un médecin traitant de la guerre, ou d'un écolier traitant les desseins des Princes ? Si nous voulons remarquer la religion que les Romains avaient en cela, il n'en faut que cet exemple : Asinius Pollion trouvait en les histoires même de César quelque mécompte, en quoi il était tombé, pour n'avoir pu jeter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir cru les particuliers, qui lui rapportaient souvent des choses non assez vérifiées, ou bien pour n'avoir été assez soigneusement averti par ses Lieutenants des choses, qu'ils avaient conduites en son absence. On peut voir par là si cette recherche de la vérité est délicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat à la science de celui, qui y a commandé ; ni aux soldats, de ce qui s'est passé près d'eux, si à la mode d'une information judiciaire, on ne confronte les témoins, et reçoit les objets sur la preuve des ponctilles [petits détails], de chaque accident. Vraiment la connaissance que nous avons de nos affaires est bien plus lâche. Mais ceci a été
 suffisamment traité par Bodin, et selon ma conception.

Pour subvenir un peu à la trahison de ma mémoire, et à son défaut, si extrême, qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme récents et à moi inconnus, que j'avais lus soigneusement quelques années auparavant, et barbouillé de mes notes, j'ai pris en coutume depuis quelque temps d'ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ai achevé de le lire, et le jugement que j'en ai retiré en gros : à fin que cela me représente au moins l'air et idée générale que j'avais conçu de l'auteur en le lisant. Je veux ici transcrire aucunes [quelques-unes] de ces annotations.

Voici ce que je mis il y a environ dix ans en mon Guichardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne.) Il est historiographe diligent, et duquel à mon avis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la vérité des affaires de son temps : aussi en la plupart en a-il été acteur lui-même, et en rang honorable. Il n'y a aucune apparence que par haine, faveur, ou vanité il ait déguisé les choses : de quoi font foi les libres jugements qu'il donne des grands, et notamment de ceux par lesquels il avait été avancé, et employé aux charges, comme du Pape Clément septième. Quant à la partie de quoi il semble se vouloir prévaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s'y est trop plu. Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un sujet si plein et ample et à peu près infini, il en devient lâche, et sentant un peu le caquet scolastique. J'ai aussi remarqué ceci, que de tant d'âmes et effets qu'il juge, de tant de mouvements et conseils, il n'en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience : comme si ces parties-là étaient du tout éteintes au monde ; et de toutes les actions, pour belles par apparence qu'elles soient d'elles-mêmes, il en rejette la  
 cause à quelque occasion vicieuse, ou à quelque profit. Il est impossible d'imaginer que parmi cet infini nombre d'actions de quoi il juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la voie de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement que quelqu'un n'échappe de la contagion : cela me fait craindre qu'il y ait un peu du vice de son goût, et peut être advenu, qu'il ait estimé d'autrui selon soi.

En mon Philippe de Commynes, il y a ceci : vous y trouverez le langage doux et agréable, d'une naïve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foi de l'auteur reluit évidemment, exempte de vanité parlant de soi, et d'affection et d'envie parlant d'autrui ; ses discours et exhortations, accompagnés, plus de bon zèle et de vérité, que d'aucune exquise suffisance, et tout partout de l'autorité et gravité, représentant son homme de bon lieu, et élevé aux grandes affaires.

Sur les Mémoires de monsieur du Bellay : c'est toujours plaisir de voir les choses écrites par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire, mais il ne se peut nier qu'il ne se découvre évidemment en ces deux seigneurs ici [les deux frères du Bellay] un grand déchet de la franchise et liberté d'écrire, qui reluit en les anciens de leur sorte, comme au sire de Joinville domestique de saint Louis, Eginhard chancelier de Charlemagne, et de plus fraîche mémoire [plus récemment] en Philippe de Commynes. C'est ici plutôt un plaidoyer pour le roi François [ er], contre l'empereur Charles Quint, qu'une histoire. Je ne veux pas croire qu'ils aient rien changé, quant au gros du fait, mais de contourner le jugement des événements souvent contre raison à notre avantage, et d'omettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maître, ils en font métier : témoin les reculements de messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliés, voire le seul nom de Madame d'Étampes, ne s'y trouve point. On peut couvrir les actions secrètes, mais de taire ce que tout le monde
 monde sait, et les choses qui ont tiré des effets publics, et de telle conséquence, c'est un défaut inexcusable. Somme pour avoir l'entière connaissance du roi François, et des choses advenues de son temps, qu'on s'adresse ailleurs, si on m'en croit : ce qu'on peut faire ici de profit, c'est par la déduction particulière des batailles et exploits de guerre, où ces gentilshommes se sont trouvés : quelques paroles et actions privées de quelques princes de leur temps, et les pratiques et négociations conduites par le seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'être sues, et des discours non vulgaires.
 
Chapitre XI
De la cruauté

IL me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les âmes réglées d'elles mêmes et bien nées, elles suivent même train, et représentent en leurs actions, même visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif, que de se laisser par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celui qui d'une douceur et facilité naturelle, mépriserait les offenses reçues, ferait chose très belle et digne de louange : mais celui qui piqué et outré jusques au vif d'une offense, s'armerait des armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et après un grand conflit, s'en rendrait en fin maître, ferait sans doute beaucoup plus. Celui-là ferait bien, et celui-ci vertueusement : l'une action se pourrait dire bonté, l'autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie. C'est à l'aventure pourquoi nous nommons Dieu bon, fort, et libéral, et juste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses opérations sont toutes naïves et sans effort.

Des Philosophes non seulement 176v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]stoïciens, mais encore épicuriens (et cette enchère je l'emprunte de l'opinion commune, qui est fausse, quoi que dise ce subtil rencontre d'Arcesilaüs, à celui qui lui reprochait que beaucoup de gens passaient de son école en l'épicurienne, et jamais au rebours : « Je crois bien. Des coqs il se fait des chapons assez, mais des chapons il ne s'en fait jamais des coqs. » Car à la vérité en fermeté et rigueur d'opinions et de préceptes, la secte épicurienne ne cède aucunement à la stoïque. Et un stoïcien reconnaissant meilleure foi que ces disputateurs, qui pour combattre Épicure, et se donner beau jeu, lui font dire ce à quoi il ne pensa jamais, contournant ses paroles à gauche, argumentant par la loi grammairienne, autre sens de sa façon de parler, et autre créance que celle qu'ils savent qu'il avait en l'âme, et en ses mœurs, dit qu'il a laissé d'être épicurien, pour cette considération entre autres, qu'il trouve leur route trop hautaine et inaccessible : et ii qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόκαλοι et φιλοδίκαιοι , omnesque virtutes et colunt et retinent. [on dit qu'ils aiment le plaisir alors qu'ils aiment la beauté et ils aiment la justice, toutes les vertus ils les pratiquent, et ils s'y tiennent.] des philosophes stoïciens et épicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n'était pas assez d'avoir l'âme en bonne assiette, bien réglée et bien disposée à la vertu ; ce n'était pas assez d'avoir nos résolutions et nos discours au dessus de tous les efforts de fortune, mais qu'il fallait encore rechercher les occasions d'en venir à la preuve ; ils veulent quêter de la douleur, de la nécessité, et du mépris, pour les combattre, et pour tenir leur âme en haleine : multum sibi adjicit virtus lacessita. [De beaucoup elle s'augmente, la vertu que l'on harcèle.] C'est l'une des raisons pourquoi Épaminondas, qui était encore d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune lui met en main par une voie très légitime : pour avoir, dit-il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extrême il se maintint toujours. Socrate s'essayait, ce me semble, encore plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essai à fer émoulu. [aiguisé] Metellus ayant seul de tous les sénateurs romains entrepris, par l'effort de sa vertu, de soutenir la violence de Saturninus tribun du peuple à Rome, qui voulait à toute force faire passer une loi injuste en faveur de la commune : et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avait établies contre les refusants, entretenait ceux qui, en cette extrémité, le conduisaient en la place 177
Image:00%.png [page]de tels propos : que c'était chose trop facile et trop lâche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n'y eût point de danger, c'était chose vulgaire, mais de faire bien, où il y eût danger, c'était le propre office d'un homme de vertu. Ces paroles de Métellus nous représentent bien clairement ce que je voulais vérifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne, et que cette aisée, douce, et penchante voie, par où se conduisent les pas réglés d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraie vertu. Elle demande un chemin âpre et épineux, elle veut avoir ou des difficultés étrangères à lutter (comme celle de Métellus) par le moyen desquelles fortune se plaît à lui rompre la roideur de sa course : ou des difficultés internes, que lui apportent les appétits désordonnés et imperfections de notre condition.

Je suis venu jusques ici bien à mon aise : mais au bout de ce discours, il me tombe en fantaisie que l'âme de Socrate, qui est la plus parfaite qui soit venue à ma connaissance, serait à mon compte une âme de peu de recommandation, car je ne puis concevoir en ce personnage aucun effort de vicieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté ni aucune contrainte. Je connais sa raison si puissante et si maîtresse chez lui, qu'elle n'eût jamais donné moyen à un appétit vicieux seulement de naître. À une vertu si élevée que la sienne, je ne puis rien mettre en tête : il me semble la voir marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans obstacle ni empêchement. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appétits contraires, dirons-nous donc qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle lui doive cela, d'en être mise en crédit et en honneur ? Que deviendrait aussi cette brave et généreuse volupté épicurienne, qui fait état de nourrir mollement en son giron et y faire folâtrer la vertu ; lui donnant pour ses jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort, et les 177v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]gehennes ? [tortures] Si je présuppose que la vertu parfaite se connaît à combattre et porter patiemment la douleur, à soutenir les efforts de la goutte, sans s'ébranler de son assiette : si je lui donne pour son objet nécessaire l'âpreté et la difficulté, que deviendra la vertu qui sera montée à tel point, que de non seulement mépriser la douleur, mais de s'en éjouir ; et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les épicuriens ont établie, et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions, des preuves très certaines ? Comme ont bien d'autres, que je trouve avoir surpassé par effet les règles mêmes de leur discipline : Témoin le jeune Caton : Quand je le vois mourir et se déchirer les entrailles, je ne me puis contenter, de croire simplement, qu'il eût lors son âme exempte totalement de trouble et d'effroi : je ne puis croire, qu'il se maintint seulement en cette démarche, que les règles de la secte Stoïque lui ordonnaient, rassise, sans émotion et impassible : il y avait, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrêter là. Je crois sans doute qu'il sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action, et qu'il s'y agréa plus qu'en autre de celles de sa vie. Sic abiit e vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. [Ainsi quitta-t-il la vie, comme il se réjouissait d'avoir une raison de mourir] Je le crois si avant, que j'entre en doute s'il eût voulu que l'occasion d'un si bel exploit lui fût ôtée. Et si la bonté qui lui faisait embrasser les commodités publiques plus que les siennes, ne me tenait en bride, je tomberais aisément en cette opinion, qu'il savait bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle épreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, je ne sais quelle éjouissance de son âme, et une émotion de plaisir extraordinaire, et d'une volupté virile, lors qu'elle considerait la noblesse et hauteur de son entreprise :

    Deliberata morte ferocior. [Cette libre mort augmenta sa fierté]

Non pas aiguisée par quelque espérance de gloire, comme les 178
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]jugements populaires et efféminés d'aucuns hommes ont jugé : car cette considération est trop basse, pour toucher un cœur si généreux, si hautain et si roide, mais pour la beauté de la chose même en soi : laquelle il voyait bien plus clair, et en sa perfection, lui qui en maniait les ressorts, que nous ne pouvons faire.

La Philosophie m'a fait plaisir de juger qu'une si belle action eût été indécemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton : et qu'à la sienne seule il appartenait de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux Sénateurs qui l'accompagnaient, de pourvoir autrement à leur fait. Catoni, cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus erat. [Caton, lui que la nature avait doué d'une gravité incroyable, dont lui-même avait accru la force par une constance de tous les instants, lui qui toujours s'en était tenu à la résolution qu'il avait prise, devait bien mourir plutôt que de supporter de vivre en face d'un tyran. ]

Toute mort doit être de même sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprète toujours la mort par la vie. Et si on m'en récite [raconte] quelqu'une forte par apparence, attachée à une vie faible : je tiens qu'elle est produite de cause faible et sortable [assortie] à sa vie.

L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avait acquise par la force de son âme, dirons-nous qu'elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraie philosophie, peut se contenter d'imaginer Socrate, seulement franc de crainte et de passion, en l'accident de sa prison, de ses fers, et de sa condamnation ? Et qui ne reconnaît en lui, non seulement de la fermeté et de la constance (c'était son assiette ordinaire que celle-là) mais encore je ne sais quel contentement nouveau, et une allégresse enjouée en ses propos et façons dernières ? À ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe, après que les fers en furent hors : accuse-il pas une pareille douceur et joie en son âme, pour être désenforgée des incommodités passées, et à même d'entrer en connaissance des choses à venir ? Caton me pardonnera, s'il lui plaît ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais celle-ci est encore, je ne sais comment, plus belle.

Aristippe à ceux qui la plaignaient, « Les Dieux m'en envoient une pareille », fit-il.

On voit aux âmes de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, je fais grand doute qu'il y en ait eu) une si parfaite habitude à la vertu, qu'elle leur est passée en complexion. Ce n'est plus vertu pénible, ni des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur âme se raidisse : c'est l'essence même de leur âme, c'est son train naturel et ordinaire. Ils l'ont rendue telle, par un long exercice des préceptes de la philosophie, ayant rencontré une belle et riche nature. Les passions vicieuses qui naissent en nous ne trouvent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur âme étouffe et éteint les concupiscences, aussi tôt qu'elles commencent à s'ébranler.

Or qu'il ne soit plus beau, par une haute et divine résolution, d'empêcher la naissance des tentations ; et de s'être formé à la 178v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]vertu, de manière que les semences mêmes des vices en soient déracinées : que d'empêcher à vive force leur progrès ; et s'étant laissé surprendre aux émotions premières des passions, s'armer et se bander pour arrêter leur course, et les vaincre : et que ce second effet ne soit encore plus beau, que d'être simplement garni d'une nature facile et débonnaire, et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu'il y ait doute. Car cette tierce et dernière façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et à la faiblesse, que je ne sais pas bien comment en démêler les confins et les distinguer. Les noms mêmes de bonté et d'innocence, sont à cette cause aucunement noms de mépris. Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété, et tempérance, peuvent arriver à nous, par défaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeler) le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se trouve souvent aux hommes, par faute de bien juger de tels accidents, et ne les concevoir tels qu'ils sont. La faute d'appréhension et la bêtise, contrefont ainsi parfois les effets vertueux. Comme j'ai vu souvent advenir, qu'on a loué des hommes, de ce, de quoi ils méritaient du blâme.

Un Seigneur italien tenait une fois ce propos en ma présence, au désavantage de sa nation : que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions était si grande, qu'ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin, qu'il ne fallait pas trouver étrange, si on les voyait souvent à la guerre pourvoir à leur sûreté, voire avant que d'avoir reconnu le péril : que nous et les Espagnols, qui n'étions pas si fins, allions plus outre ; et qu'il nous fallait faire voir à l'œil et toucher à la main, le danger avant que de nous en effrayer ; et que 179
Image:00%.png [page]lors aussi nous n'avions plus de tenue ; mais que les Allemands et les Suisses, plus grossiers et plus lourds, n'avaient le sens de se raviser, à peine lors même qu'ils étaient accablés sous les coups. Ce n'était à l'aventure que pour rire : pourtant il est bien vrai qu'au métier de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hasards, d'autre inconsidération qu'ils ne font après y avoir été échaudés.

    haud ignarus, quantum nova gloria in armis
    Et prædulce decus primo certamine possit.
    [Non, je n'ignorais point tout ce que la neuve gloire sous les armes
    et le si doux prestige d'un premier combat avaient de pouvoir.]

Voilà pourquoi quand on juge d'une action particulière, il faut considérer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a produite, avant la baptiser.

Pour dire un mot de moi-même : J'ai vu quelquefois mes amis appeler prudence en moi, ce qui était fortune ; et estimer avantage de courage et de patience, ce qui était avantage de jugement et opinion ; et m'attribuer un titre pour autre ; tantôt à mon gain, tantôt à ma perte. Au demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfait degré d'excellence, où de la vertu il se fait une habitude ; que du second même, je n'en ai fait guère de preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les désirs de quoi je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentelle et fortuite. Si je fusse né d'une complexion plus déréglée, je crains qu'il fût allé piteusement de mon fait : car je n'ai essayé guère de fermeté en mon âme, pour soutenir des passions, si elles eussent été tant soit peu véhémentes. Je ne sais point nourrir des querelles, et du débat chez moi. Ainsi, je ne me puis dire nul grand-merci, de quoi je me trouve exempt de plusieurs vices :

    si vitiis mediocribus, et mea paucis
    Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
    Egregio inspersos reprehendas corpore nævos.
    [Si ma nature, droite d'ailleurs, n'est entachée que de légers défauts, et en petit nombre, tels que des marques naturelles dispersées sur un beau corps]

179v
Image:00%.png [page]Je le dois plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a fait naître d'une race fameuse en prudhommie, et d'un très bon père ; je ne sais s'il a écoulé en moi une partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aidé ; ou si je suis autrement ainsi né ;

    Seu libra, seu me scorpius aspicit
    Formidolosus, pars violentior
    Natalis horæ, seu tyrannus
    Hesperiæ Capricornus undæ.
    [Soit que le Balance ou le Scorpion morne,
    Témoin redoutable à l’heure du berceau,
    M'ait vu naître, ou bien le Capricorne,
    Des mers d'Ouest tyrannique flambeau,]

Mais tant y a que la plupart des vices je les ai de moi-même en horreur. La réponse d'Antisthène à celui qui lui demandait le meilleur apprentissage : « désapprendre le mal », semble s'arrêter à cette image. Je les ai, dis-je, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne, que ce même instinct et impression, que j'en ai apporté de la nourrice, je l'ai conservé, sans qu'aucunes occasions me l'aient su faire altérer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s'être débandés en aucunes choses de la route commune, me libèreraient aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr.

Je dirai un monstre : mais je le dirai pourtant. Je trouve par là en plusieurs choses plus d'arrêt et de règle en mes mœurs qu'en mon opinion, et ma concupiscence moins débauchée que ma raison.

Aristippe établit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de lui. Mais quant à ses mœurs, Denys le tyran lui ayant présenté trois belles garces, afin qu'il en fît le choix, il répondit qu'il les choisissait toutes trois, et qu'il avait mal pris à Pâris d'en préférer une à ses compagnes. Mais les ayant conduites à son logis, il les renvoya sans en tâter. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portait après lui, il lui ordonna qu'il en versât et jetât là ce qui le fâchait.

Et Épicure, duquel les dogmes sont irréligieux et délicats, se porta en sa vie très dévotieusement et laborieusement. Il écrit à un sien ami qu'il ne vit que de pain bis et d'eau ; le prie de lui envoyer un peu de fromage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Serait-il vrai, que pour être bon tout à fait, il nous le faille être par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loi, sans raison, sans exemple ?

Les débordements auxquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas, Dieu merci, des pires. Je les ai bien condamnés chez moi, selon qu'ils le valent : car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, je les accuse plus rigoureusement en moi, qu'en un autre. Mais c'est tout, car au demeurant j'y apporte trop peu de résistance, et me laisse trop aisément pencher à l'autre part de la balance, sauf pour les régler et empêcher du mélange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entre-enchaînent pour la plupart les uns aux autres, qui 180
Image:00%.png [page]ne s'en prend garde. Les miens, je les ai retranchés et contraints les plus seuls, et les plus simples que j'ai pu :

                nec ultra

    Errorem foveo.
    [Et je ne berce plus tendrement cette erreur.]

Car quant à l'opinion des Stoïciens, qui disent, le sage œuvrer quand il œuvre par toutes les vertus ensemble, quoi qu'il y en ait une plus apparente selon la nature de l'action : (et à cela leur pourrait servir aucunement la similitude du corps humain ; car l'action de la colère ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y aident, quoique la colère prédomine) si de là ils veulent tirer pareille conséquence ; que quand le fautier faute, il faute par tous les vices ensemble, je ne les en crois pas ainsi simplement ; ou je ne les entends pas : car je sens par effet le contraire. Ce sont subtilités aiguës, insubstantielles, auxquelles la philosophie s'arrête parfois.

Je suis quelques vices : mais j'en fuis d'autres, autant que saurait faire un saint.

Aussi désavouent les Péripatéticiens, cette connexité et couture indissoluble : et tient Aristote, qu'un homme prudent et juste, peut être et intempérant et incontinent.

Socrate avouait à ceux qui reconnaissaient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'était à la vérité sa propension naturelle, mais qu'il l'avait corrigée par discipline.

Et les familiers du philosophe Stilpon disaient, qu'étant né sujet au vin et aux femmes, il s'était rendu par étude très abstinent de l'un et de l'autre.

Ce que j'ai de bien, je l'ai au rebours, par le sort de ma naissance : je ne le tiens ni de loi ni de précepte ou autre apprentissage. L'innocence qui est en moi, est une innocence niaise ; peu de vigueur, et point d'art. Je hais entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extrême de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse, que je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ois impatiemment gémir un lièvre sous les dents de mes chiens : quoi que ce soit un plaisir violent que la chasse.

Ceux qui ont à combattre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu'elle est toute vicieuse et déraisonnable, que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous maîtrise de façon, que la raison n'y peut avoir accès : et allèguent l'expérience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

    cum jam præsagit gaudia corpus,
    [Alors que le corps sent venir déjà son plaisir,]

180v
Image:00%.png [page]

    Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arva.
    [Et là est Vénus afin qu'il ensemence de la femme le champ.]

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que notre discours ne saurait alors faire son office tout perclus et ravi en la volupté. Je sais qu'il en peut aller autrement ; et qu'on arrivera par fois, si on veut, à rejeter l'âme sur ce même instant, à autres pensées: Mais il la faut tendre et roidir d'aguet. Je sais qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y connais bien, et n'ai point trouvé Vénus si impérieuse Déesse, que plusieurs et plus reformés que moi, la témoignent. Je ne prends pour miracle, comme fait la Reine de Navarre, en l'un des contes de son Heptaméron (qui est un gentil livre pour son étoffe) ni pour chose d'extrême difficulté, de passer des nuits entières, en toute commodité et liberté, avec une maîtresse de long temps désirée, maintenant la foi qu'on lui aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchements. Je crois que l'exemple du plaisir de la chasse y serait plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement, et de surprise, par où notre raison étonnée perd ce loisir de se préparer à l'encontre : lors qu'après une longue quête, la bête vient en sursaut à se présenter, en lieu où à l'aventure, nous l'espérions le moins. Cette secousse, et l'ardeur de ces huées, nous frappe, si qu'il serait malaisé à ceux qui aiment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poètes font Diane victorieuse du brandon et des flèches de Cupidon.

    Quis non malarum quas amor curas habet
    Hæc inter obliviscitur ?
    [Parmi ces jeux qu'enfante la campagne,
    Amour, qui n'oublierait tes maux ?]

Pour revenir 181
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d'autrui, et pleurerais aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, je savais pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vraies seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts je ne les plains guère, et les envierais plutôt ; mais je plains bien fort les mourants. Les Sauvages ne m'offensent pas tant, de rôtir et manger les corps des trépassés, que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants. Les exécutions même de la justice, pour raisonnables qu'elles soient, je ne les puis voir d'une vue ferme. Quelqu'un ayant à témoigner la clémence de Jules César : Il était, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les Pirates de se rendre à lui, eux qui l'avaient auparavant pris prisonnier et mis à rançon ; d'autant qu'il les avait menacés de les faire mettre en croix, il les y condamna ; mais ce fut après les avoir fait étrangler. Philomon son secrétaire, qui l'avait voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. Sans dire qui est cet auteur Latin, qui ose alléguer pour témoignage de clémence, de seulement tuer ceux, desquels on a été offensé, il est aisé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en usage.

Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : Et notamment à nous, qui devrions avoir respect d'en envoyer les âmes en bon état ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et désespérées par tourments insupportables.

Ces jours passés, un soldat prisonnier, ayant aperçu d'une tour où il était, que le peuple s'assemblait en la place, et que des charpentiers y dressaient leurs ouvrages, crut que c'était pour lui : et entré en la résolution de se tuer, ne trouva qui l'y pût secourir, qu'un vieux clou de charrette, rouillé, que la fortune lui offrit. De quoi il se donna premièrement deux grands coups autour de la gorge : mais voyant que cela avait été sans effet : bien tôt après, il s'en donna un tiers, dans le ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il était, le trouva en cet état, vivant encore : mais couché et tout affaibli de ses coups. Pour employer le temps avant qu'il défaillît, on se hâta de lui prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu'il n'était condamné qu'à avoir la tête tranchée, il sembla reprendre un nouveau courage : accepta du vin, qu'il avait refusé : remercia ses juges de la douceur inespérée de leur condamnation. Qu'il avait pris parti, d'appeler la mort, pour la crainte d'une mort plus âpre et insupportable : ayant conçu opinion par les apprêts qu'il avait vu faire en la place, qu'on le voulût tourmenter de quelque horrible supplice : et sembla être délivré de la mort, pour l'avoir changée.

Je conseillerais que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre les corps des criminels. Car de les voir priver de sépulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucherait quasi autant le vulgaire, que les peines, qu'on fait souffrir aux vivants ; quoi que par effet, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. [Ceux qui tuent le corps et ensuite ne peuvent plus rien lui faire.] Et les poètes font singulièrement valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,

    Heu reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
    Per terram sanie delibutas foedè divexarier.
    [Hein ? Ces restes royaux à demi calcinés, aux os dépouillés de leur chair, par terre je les tourmenterais en tous sens, dégouttants de sang et de sanie ?]

Je me rencontrai un jour à Rome, sur le point qu'on défaisait Catena, un 181v
Image:00%.png [page]voleur insigne : on l'étrangla sans aucune émotion de l'assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnait coup, que le peuple ne suivît d'une voix plaintive, et d'une exclamation, comme si chacun eût prêté son sentiment à cette charogne.

Il faut exercer ces inhumains excès contre l'écorce, non contre le vif. Ainsi amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxès, l'âpreté des lois anciennes de Perse ; ordonnant que les Seigneurs qui avaient failli en leur état, au lieu qu'on eût l'habitude de les fouetter, fussent dépouillés, et leurs vêtements fouettés pour eux ; et au lieu qu'on leur arrachât les cheveux, qu'on leur ôtât leur haut chapeau seulement.

Les Égyptiens si dévots, estimaient bien satisfaire à la justice divine, lui sacrifiant des pourceaux en figure, et représentés : Invention hardie, de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle.

Je vis en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles : et ne voit-on rien aux histoires anciennes, de plus extrême, que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. À peine me pouvais-je persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et détrancher les membres d'autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin, de jouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouvements pitoyables, des gémissements, et voix lamentables, d'un homme mourant en angoisse. Car voilà l'extrême point, où la cruauté puisse atteindre. : Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantùm spectaturus occidat. [Qu'un homme, sans colère, sans frayeur, rien que pour voir, mette à mort un autre homme.]

De moi, je n'ai pas su voir seulement sans déplaisir, poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense, et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes,

    quæstuque cruentus
    Atque imploranti similis,
    [sanglant et plaintif
    Mais tout à un suppliant semblable]

182
Image:00%.png [page]cela m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant.

Je ne prends guère bête en vie, à qui je ne redonne les champs. Pythagore les achetait des pêcheurs et des oiseleurs, pour en faire autant.

    primóque à cæde ferarum
    Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.
    [C'est pour détruire les bêtes féroces, que le fer a dû d'abord se rougir de sang]

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bêtes, témoignent une propension naturelle à la cruauté.

Après qu'on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, (ce crains-je) elle même attaché à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prend son ébat à voir des bêtes s'entrejouer et caresser ; et nul ne manque de le prendre à les voir s'entredéchirer et démembrer.

Et afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ai avec elles, la Théologie même nous ordonne quelque faveur en leur endroit. Et considérant, qu'un même maître nous a logés en ce palais pour son service, et qu'elles sont, comme nous, de sa famille ; elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagore emprunta la Métempsychose, des Égyptiens, mais depuis elle a été reçue par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :

    Morte carent animæ, sempérque priore relicta
    Sede, novis domibus vivunt, habitántque receptæ.
    [l'âme ne peut mourir, et elle ne sort d'une première demeure que pour aller vivre dans une autre.]

La Religion de nos anciens Gaulois, portait que les âmes étant éternelles, ne cessaient de se remuer et changer de place d'un corps à un autre : mêlant en outre à cette fantaisie, quelque considération de la justice divine. Car selon les déportements de l'âme, pendant qu'elle avait été chez Alexandre, ils disaient que Dieu lui ordonnait un autre corps à habiter, plus ou moins pénible, et rapportant à sa condition :

    muta ferarum
    Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis,

182v
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    Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit,
    Atque ubi per varios annos per mille figuras
    Egit, lethæo purgatos flumine tandem
    Rursus ad humanæ revocat primordia formæ.

Si elle avait été vaillante, la logeaient au corps d'un lion ; si voluptueuse, en celui d'un pourceau ; si lâche, en celui d'un cerf ou d'un lièvre ; si malicieuse, en celui d'un renard ; ainsi du reste ; jusques à ce que purifiée par ce châtiment, elle reprenait le corps de quelque autre homme ;

    Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli
    Panthoides Euphorbus eram.
    [Moi-même, il m'en souvient, j'étais au siège de Troie, je m'appelais Euphorbe, fils de Penthus]

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bêtes, je n'en fais pas grande recette : ni de cela aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement reçu des bêtes à leur société et compagnie, mais leur ont donné un rang bien loin au dessus d'eux ; les estimant tantôt familières, et favorites de leurs dieux, et les ayant en respect et révérence plus qu'humaine ; et d'autres ne reconnaissant autre Dieu, ni autre divinité qu'elles : belluæ a barbaris propter beneficium consecratæ. ['Ces bêtes qui par les barbares en raison des bénéfices qu'elles rapportent ont été consacrées]


    crocodilon adorat
    Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus Ibin,
    Effigies sacri hic nitet aurea Cercopitheci :
    hic piscem fluminis, illic
    Oppida tota canem venerantur.
    [C'est le crocodile que les uns adorent, les autres tremblent devant l'ibis qui s'engraisse de serpents. L'image d'or de la guenon sacrée brille aux lieux (où la statue tronquée de Memnon rend des sons magiques, là où gît ensevelie l'antique Thèbes aux cent portes. Ici des chats), là le poisson du fleuve, ailleurs le chien, excitent la vénération d'une cité entière]

Et l'interprétation même que Plutarque donne à cette erreur, qui est très bien prise, leur est encore honorable. Car il dit, que ce n'était le chat, ou le bœuf (pour exemple) que les Égyptiens adoraient ; mais qu'ils adoraient en ces bêtes là, quelque image des facultés divines : En cette-ci la patience et l'utilité : en cette-là, la vivacité, ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l'Allemagne, l'impatience de se voir enfermer : par où ils représentaient la liberté, qu'ils aimaient et adoraient au delà de toute autre faculté divine, et ainsi des autres. Mais quand je rencontre parmi les opinions plus modérées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de 183
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges ; et avec combien de vraisemblance on nous les apparie ; certes j'en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire, qu'on nous donne sur les autres créatures.

Quand tout cela en serait à dire, pourtant il y a un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d'humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures, qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puérile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête qu'il m'offre hors de saison, ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes : les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé : les Athéniens ordonnèrent que les mules et mulets, qui avaient servi au bâtiment du temple appelé Hecatompédon, fussent libres, et qu'on les laissât paître partout sans empêchement.

Les Agrigentins avaient en usage commun, d'enterrer sérieusement les bêtes, qu'ils avaient eu chères : comme les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles : ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs enfants. Et la magnificence, qui leur était ordinaire en toutes autres choses, paraissait aussi singulièrement, à la somptuosité et nombre des monuments élevés à cette fin : qui ont duré en parade, plusieurs siècles depuis.

Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embaumaient leurs corps, et portaient le deuil à leurs trépas.

Cimon fit une sépulture honorable aux juments, avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un chef, en la côte de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisait, dit-il, conscience, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un léger profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.
[modifier]
Chapitre XII
Apologie de Raimond de Sebonde

C'EST à la vérité une très utile et grande partie que la science : ceux qui la méprisent témoignent assez leur bêtise : mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extrême qu'aucuns lui attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeait en elle le 183v
Image:00%.png [page]souverain bien, et tenait qu'il fût en elle de nous rendre sages et contents : ce que je ne crois pas : ni ce que d'autres ont dit, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Si cela est vrai, il est sujet à une longue interprétation.

Ma maison a été dès longtemps ouverte aux gens de savoir, et en est fort connue ; car mon père qui l'a commandée cinquante ans, et plus, échauffé de cette ardeur nouvelle, de quoi le roi François premier embrassa les lettres et les mit en crédit, rechercha avec grand soin et dépense l'accointance des hommes doctes, les recevant chez lui, comme personnes saintes, et ayant quelque particulière inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et avec d'autant plus de révérence, et de religion, qu'il avait moins de loi d'en juger : car il n'avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas.

Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande réputation de savoir en son temps, ayant arrêté quelques jours à Montaigne en la compagnie de mon père, avec d'autres hommes de sa sorte, lui fit présent au déloger d'un livre qui s'intitule Theologia naturalis ; sive, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et parce que la langue italienne et espagnolle étaient familières à mon père, et que ce livre est bâti d'un espagnol baragouiné en terminaisons latines, il espérait qu'avec bien peu d'aide, il en pourrait faire son profit, et le lui recommanda, comme livre très utile et propre à la saison, en laquelle il le lui donna : ce fut lors que les nouveautés de Luther commençaient d'entrer en crédit, et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il avait un très bon avis ; prévoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme : car le vulgaire n'ayant pas la faculté de 184
Image:00%.png [page]juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu'on lui a mis en main la hardiesse de mépriser et contreroller les opinions qu'il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis certains articles de sa religion en doute et à la balance, il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa créance, qui n'avaient pas chez lui plus d'autorité ni de fondement, que celles qu'on lui a ébranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu'il avait reçues par l'autorité des lois, ou révérence de l'ancien usage,

    Nam cupide conculcatur nimis ante metutum. [car ce que l'on a craint, on se passionne à le briser.]

entreprenant dès lors en avant, de ne recevoir rien, à quoi il n'ait interposé son décret, et prêté particulier consentement.

Or quelques jours avant sa mort, mon père ayant de fortune rencontré ce livre sous un tas d'autres papiers abandonnés me commanda de le lui mettre en français. Il fait bon traduire les auteurs, comme celui-là, où il n'y a guère que la matière à représenter : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grâce, et à l'élégance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus faible. C'était une occupation bien étrange et nouvelle pour moi : mais étant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur père qui fut jamais, j'en vins à bout, comme je pus : à quoi il prit un singulier plaisir, et donna charge qu'on le fît imprimer : ce qui fut exécuté après sa mort.

Je trouvai belles les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien suivie ; et son dessein plein de piété. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à même de les secourir, pour 184v
Image:00%.png [page]décharger leur livre de deux principales objections qu'on lui fait. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, d'établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne. En quoi, à dire la vérité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu'il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et crois que nul ne l'a égalé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un auteur, duquel le nom soit si peu connu, et duquel tout ce que nous savons, c'est qu'il était Espagnol, faisant profession de Médecine à Toulouse, il y a environ deux cens ans, je m'enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui savait toutes choses, que ce pouvait être de ce livre. Il me répondit, qu'il pensait que ce fût quelque quintessence tirée de St Thomas d'Aquin : car de vrai cet esprit là, plein d'une érudition infinie et d'une subtilité admirable, était seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l'auteur et inventeur (et ce n'est pas raison d'ôter sans plus grande occasion à Sebonde ce titre) c'était un très suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La première répréhension qu'on fait de son ouvrage, c'est que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur croyance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi, et par une inspiration particulière de la grâce divine. En cette objection, il semble qu'il y ait quelque zèle de piété : et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce serait mieux la charge d'un homme versé en la Théologie, que de moi, qui n'y sais rien.

Toutefois je juge ainsi, qu'à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loin l'humaine intelligence, comme est cette vérité, de laquelle il a plu à la bonté de Dieu nous éclairer, il est bien besoin qu'il nous prête encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privilégiée, pour 185
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]la pouvoir concevoir et loger en nous : et je ne crois pas que les moyens purement humains en soient aucunement capables. Et s'ils l'étaient, tant d'âmes rares et excellentes et si abondamment garnies de forces naturelles en les siècles anciens n'eussent pas failli par leur discours, d'arriver à cette connaissance. C'est la foi seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de notre religion. Mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une très belle et très louable entreprise, d'accommoder encore au service de notre foi les outils naturels et humains que Dieu nous a donnés. Il ne faut pas douter que ce ne soit l'usage le plus honorable que nous leur saurions donner : et qu'il n'est occupation ni dessein plus digne d'un homme chrétien, que de viser par toutes ses études et pensées à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'âme : nous lui devons encore, et rendons une révérence corporelle : nous appliquons nos membres mêmes, et nos mouvements et les choses externes à l'honorer. Il en faut faire de même, et accompagner notre foi de toute la raison qui est en nous : mais toujours avec cette réserve, de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle dépende, ni que nos efforts et arguments puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science.

Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ni en sa splendeur. Et certes je crains pourtant que nous n'en jouissions que par cette voie. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foi vive ; si nous tenions à Dieu par lui, non par nous ; si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auraient pas le pouvoir de nous ébranler comme elles ont ; notre fort ne serait pas pour se rendre à une si faible batterie : l'amour de la nouveauté, la contrainte des Princes, la bonne 185v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]fortune d'un parti, le changement téméraire et fortuit de nos opinions, n'auraient pas la force de secouer et altérer notre croyance : nous ne la laisserions pas troubler à la merci d'un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhétorique qui fut onques : nous soutiendrions ces flots d'une fermeté inflexible et immobile :

    Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
    Et varias circum latrantes dissipat undas
    Mole sua.
    [Comme une vaste caverne refoule les flots qui la frappent
    et imprime des mouvements aux ondes de toutes sortes qui aboient autour d'elle,
    du seul fait de sa masse]

Si ce rayon de la divinité nous touchait aucunement, il y paraîtrait partout : non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. Tout ce qui partirait de nous, on le verrait illuminé de cette noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu'en les sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté et étrangeté que maintînt sa doctrine, qui n'y conformât aucunement ses déportements et sa vie : et une si divine et céleste institution ne marque les Chrétiens que par la langue.

Voulez-vous voir cela ? comparez nos mœurs à un mahométan, à un païen, vous demeurez toujours au dessous : Là où au regard de l'avantage de notre religion, nous devrions luire en excellence, d'une extrême et incomparable distance : et on devrait dire, sont-ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donc Chrétiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitence, martyres. La marque particulière de notre vérité devrait être notre vertu, comme elle est aussi la plus céleste marque, et la plus difficile : et que c'est la plus digne production de la vérité. Pourtant eut raison notre bon Saint Louis, quand ce Roi Tartare, qui s'étoit fait Chrétien, projetait de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y reconnaître la sanctimonie qu'il espérait trouver en nos mœurs, de l'en détourner instamment, de peur qu'au contraire, notre débordée façon de vivre ne le dégoutât d'une si sainte croyance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel étant allé à Rome pour même effet, y voyant la dissolution des prélats, et peuple de ce temps là, s'établit d'autant plus fort en notre religion, 186
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]considérant combien elle devait avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmi tant de corruption, et en des mains si vicieuses.

Si nous avions une seule goutte de foi, nous remuerions les montagnes de leur place, dit la sainte parole : nos actions qui seraient guidées et accompagnées de la divinité ne seraient pas simplement humaines, elles auraient quelque chose de miraculeux, comme notre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. [Rapide est la création d'une vie honnête et heureuse, si tu crois.]

Les uns font accroire au monde qu'ils croient ce qu'ils ne croient pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer ce que c'est que croire.

Nous trouvons étrange si aux guerres, qui écrasent à cette heure notre état, nous voyons flotter les événements et diversifier d'une manière commune et ordinaire : c'est que nous n'y apportons rien que ce qui est nôtre. La justice qui est en l'un des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alléguée, mais elle n'y est ni reçue, ni logée, ni épousée. Elle y est comme en la bouche de l'avocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foi et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y servent de la religion : ce devrait être tout le contraire.

Sentez si ce n'est par nos mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires d'une règle si droite et si ferme. Quand s'est-il vu mieux qu'en France en nos jours ? Ceux qui l'ont prise à gauche, ceux qui l'ont prise à droite, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l'emploient si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprises, s'y conduisent d'un progrès si conforme en débordement et injustice, qu'ils rendent douteuse et malaisée à croire la diversité qu'ils prétendent de leurs opinions en chose de laquelle dépend la conduite et loi de notre vie. Peut-on voir partir de même école et discipline des mœurs plus unies, plus unes ?

Voyez l'horrible impudence de quoi nous pelotons les raisons divines : et combien irreligieusement nous les avons et rejetées et reprises selon que la fortune nous a changés de place en ces orages publics. Cette proposition si solennelle : s'il est permis au sujet de se rebeller et armer contre son Prince pour la défense de la religion, qu'il vous souvienne en quelles bouches cette année passée l'affirmation de celle-ci était l'arc-boutant d'un parti : la négation, de quel autre parti c'était l'arc-boutant. Et entendez à présent de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'autre : et si les armes grondent moins pour cette cause que pour celle-là. Et nous brûlons les gens qui disent qu'il faut faire souffrir à la vérité le joug de notre besoin : et de combien fait la France pis que de le dire ?

Confessons la vérité : qui trierait de l'armée, même légitime, ceux qui y marchent par le seul zèle d'une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des lois de leur pays, ou service du Prince, il n'en saurait bâtir une compagnie de gendarmes complète. D'où vient cela, qu'il s'en trouve si peu qui aient maintenu même volonté et même progrès en nos mouvements publics, et que nous les voyons tantôt n'aller que le pas, tantôt y courir à bride avalée ? et mêmes hommes, tantôt gâter nos affaires par leur violence et âpreté, tantôt par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n'est qu'ils y sont poussés par des considérations particulières et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ?

Je vois cela avec évidence que nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices qui flattent nos passions. Il n'est point d'hostilité excellente comme la chrétienne. notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la détraction, la rébellion. À contrepoil, vers la bonté, la bénignité, la tempérance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte, il ne va ni de pied, ni d'aile.

Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite.

Il ne faut point faire barbe de foarre [railler]à Dieu (comme on dit). Si nous le croyions, je ne dis pas par foi, mais d'une simple croyance : voire (et je le dis à notre grande confusion) si nous 186v
Image:00%.png [page]le croyions et connaissions comme une autre histoire, comme l'un de nos compagnons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en lui : au moins marcherait-il en même rang de notre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis.

Le meilleur de nous ne craint point de l'outrager, comme il craint d'outrager son voisin, son parent, son maître. Est-il si simple entendement, lequel ayant d'un côté l'objet d'un de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille connaissance et persuasion, l'état d'une gloire immortelle, entrât en bigue de l'un pour l'autre ? Et pourtant nous y renonçons souvent de pur mépris : car quelle envie nous attire au blasphémer, sinon à l'aventure l'envie même de l'offense ?

Le philosophe Antisthène, comme on l'initiait aux mystères d'Orphée, le prêtre lui disant que ceux qui se vouaient à cette religion avaient à recevoir après leur mort des biens éternels et parfaits : « Pourquoi si tu le crois ne meurs-tu donc toi-même ? » lui fit-il.

Diogène plus brusquement selon sa mode, et plus loin de notre propos, au prêtre qui le prêchait de même de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l'autre monde : « Veux-tu pas que je croie qu'Agesilaüs et Épaminondas, si grands hommes, seront misérables, et que toi qui n'es qu'un veau, et qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, parce que tu es prêtre ? »

Ces grandes promesses de la béatitude éternelle si nous les recevions de pareille autorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :

    Non jam se moriens dissolvi conquereretur,
    Sed magis ire foras, vestémque relinquere ut anguis
    Gauderet, prælonga senex aut cornua cervus.
    [Si notre âme était immortelle, la mort, bien loin de lui inspirer des gémissements, la ferait se réjouir de gagner l'air et de quitter son ancien vêtement, comme le serpent change de peau, comme le vieux cerf se défait de son bois trop long.]

Je veux être dissous, dirions-nous, et être avec Jésus-Christ. La force du discours de Platon de l'immortalité de l'âme poussa bien certains de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu'il leur donnait.

Tout cela c'est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu'à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, ou nous regardons son ancienneté, ou l'autorité des hommes qui l'ont maintenue, ou craignons les menaces qu'elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses. Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d'autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une croyance contraire.

Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands.

Et ce que dit Platon, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'athéisme, qu'un danger pressant ne ramène à la reconnaissance de la divine puissance : ce rôle ne touche point un vrai chrétien : c'est à faire aux religions mortelles 187
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]et humaines, d'être reçues par une humaine conduite. Quelle foi doit ce être, que la lâcheté et la faiblesse de cœur plantent en nous et établissent ? Plaisante foi, qui ne croit ce qu'elle croit, que pour n'avoir le courage de le décroire. Une vicieuse passion, comme celle de l'inconstance et de l'étonnement, peut-elle faire en notre âme aucune production réglée ?

Ils établissent, dit-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se raconte des enfers, et des peines futures est feint, mais l'occasion de l'expérimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort, la terreur d'icelle les remplit d'une nouvelle créance, par l'horreur de leur condition à venir. Et parce que telles impressions rendent les courages craintifs, il défend en ses lois toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y échoit, et pour un médicinal effet. Ils racontent de Bion, qu'infecté des athéismes de Théodore, il avait été longtemps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extrêmes superstitions : comme si les Dieux s'ôtaient et se remettaient selon l'affaire de Bion.

Platon, et ces exemples, veulent conclure que nous sommes ramenés à la créance de Dieu ou par raison, ou par force. L'athéisme étant une proposition, comme dénaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d'établir en l'esprit humain, pour insolent et déréglé qu'il puisse être : il s'en est vu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et réformatrices du monde, en affecter la profession par contenance, qui, s'ils sont assez fous, ne sont pas assez forts, pour l'avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne manqueront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d'épée en la poitrine : et quand la crainte ou la maladie aura abattu et appesanti cette licencieuse ferveur d'humeur volage, ils ne manqueront pas de se revenir, et se laisser tout discrètement manier aux créances et exemples publics. Autre chose est, un dogme sérieusement digéré, autre chose ces impressions superficielles, lesquelles, nées de la débauche d'un esprit démanché, vont nageant témérairement et incertainement en la fantaisie. Hommes bien misérables et écervelés, qui tâchent d'être pires qu'ils ne peuvent !

L'erreur du paganisme, et l'ignorance de notre sainte vérité, laissa tomber cette grande âme ; mais grande d'humaine grandeur seulement, encore en cet autre voisin abus, que les enfants et les vieillards se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissait et tirait son crédit de notre faiblesse. Le nœud qui devrait attacher notre jugement et notre volonté, qui devrait étreindre notre âme et joindre à notre Créateur, ce devrait être un nœud prenant ses replis et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d'une étreinte divine et supernaturelle, n'ayant qu'une forme, un visage, et un lustre, qui est l'autorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant régis et commandés par la foi, c'est raison qu'elle tire au service de son dessein toutes nos autres pièces selon leur portée. Aussi n'est-il pas croyable que toute cette machine n'ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque image en les choses du monde rapportant aucunement à l'ouvrier qui les a bâties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité, et il ne tient qu'à notre faiblesse que nous ne le puissions découvrir. C'est ce qu'il nous dit lui-même, que ses opérations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s'est travaillé à cette digne étude, et nous montre comment il n'est pièce du monde qui démente son facteur. Ce serait faire tort à la bonté divine si l'univers ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent ; il n'est que de trouver le moyen de s'en servir : elles nous instruisent, si nous sommes 187v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page] capables d'entendre. Car ce monde est un temple très saint, dedans lequel l'homme est introduit, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a fait sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Saint Paul, apparaissent par la création du monde, considérant sa sagesse éternelle, et sa divinité par ses œuvres.

    Atque adeo faciem coeli non invidet orbi
    Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit
    Semper volvendo : séque ipsum inculcat Et offert,
    Ut bene cognosci possit, doceátque videndo
    Qualis eat, doceátque suas attendere leges.
    [Et c'est à tel point que Dieu lui même ne refuse pas de nous laisser voir la face de l'orbe du ciel ; qu'il découvre ses visages, et son corps, toujours évoluant ; lui-même, il nous pénètre et se porte à l'intérieur de nous afin qu'à fond il puisse être connu, et qu'il nous enseigne, en le voyant, quel il est, et son itinéraire, et qu'il nous apprenne à respecter et suivre ses lois.]

Or nos raisons et nos discours humains c'est comme la matière lourde et stérile : la grâce de Dieu en est la forme : c'est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrate et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin, et n'avoir regardé l'amour et obéissance du vrai créateur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : Ainsi est-il de nos imaginations et discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon et sans jour, si la foi et grâce de Dieu n'y sont jointes. La foi venant à teindre et illustrer les arguments de Sebonde, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d'acheminement, et de première guide à un apprenti, pour le mettre à la voie de ceste connaissance : ils le façonnent en quelque façon et rendent capable de la grâce de Dieu, par le moyen de laquelle se 188
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]parfournit [se perfectionne] et se parfait après notre croyance. Je sais un homme d'autorité nourri aux lettres, qui m'a confessé avoir été ramené des erreurs de la mécréance par l'entremise des arguments de Sebonde. Et quand on les dépouillera de cet ornement, et du secours et approbation de la foi, et qu'on les prendra pour fantaisies pures humaines, pour en combattre ceux qui sont précipités aux épouvantables et horribles ténèbres de l'irréligion, ils se trouveront encore lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres de même condition qu'on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties,

    Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer.
    [As-tu mieux ? fais-le venir ; sinon, soumets-toi]

Qu'ils souffrent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en fassent voir ailleurs, et sur quelque autre sujet, de mieux tissées, et mieux étoffées.

Je me suis sans y penser à demi déjà engagé dans la seconde objection, à laquelle j'avais proposé de répondre pour Sebonde.

Certains disent que ses arguments sont faibles et ineptes à vérifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer aisément. Il faut secouer ceux-ci un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux et plus malicieux que les premiers. On couche volontiers les dits d'autrui à la faveur des opinions qu'on a préjugées en soi : à un athéïste tous écrits tirent à l'athéisme. Il infecte de son propre venin la matière innocente. Ceux-ci ont quelque préoccupation de jugement qui leur rend le goût fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu'on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre notre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n'oseraient attaquer en sa majesté pleine d'autorité et de commandement. Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie, et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil, et l'humaine fierté : leur faire sentir l'inanité, la vanité, et dénéantise de l'homme : leur arracher 188v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]des points, les chétives armes de leur raison : leur faire baisser la tête et mordre la terre, sous l'autorité et révérence de la majesté divine. C'est à elle seule qu'appartient la science et la sagesse : elle seule qui peut estimer de soi quelque chose, et à qui nous dérobons ce que nous nous contons, et ce que nous nous prisons.

        Οὐ γὰρ ἐᾶ φρονέιν ὁ θεὸς μέγα ἄλλον ἤ ἔαυτον. [Car Dieu ne permet pas qu'un autre que lui s'élève et se glorifie.]

Abattons cette croyance, premier fondement de la tyrannie du malin esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. [Dieu résiste aux superbes, c'est aux humbles qu'il donne sa grâce.] L'intelligence est en tous les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes.

Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme chrétien, de voir nos outils mortels et caduques, si proprement assortis à notre foi sainte et divine que lors qu'on les emploie aux sujets de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas appropriés plus uniment, ni avec plus de force. Voyons donc si l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s'il est en lui d'arriver à aucune certitude par argument et par discours.

Car saint Augustin plaidant contre ces gens ici, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu'ils tiennent les parties de notre croyance fausses, que notre raison ne réussit pas à établir. Et pour montrer qu'assez de choses peuvent être et avoir été, desquelles notre discours ne saurait fonder la nature et les causes, il leur met en avant certaines expériences connues et indubitables, auxquelles l'homme confesse rien ne voir. Et cela il le fait, comme toutes autres choses, d'une curieuse et ingénieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour convaincre la faiblesse de leur raison, il n'est besoin d'aller triant des rares exemples : et qu'elle est si manque et si aveugle, qu'il n'y a nulle si claire facilité, qui lui soit assez claire : que l'aisé et le malaisé lui sont un : que tous sujets également, et la nature en général désavoue sa juridiction et entremise.

Que nous prêche la verité, quand elle nous prêche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que notre sagesse n'est que folie devant Dieu : que de toutes les vanités la plus vaine c'est l'homme : que l'homme qui présume de son savoir, ne sait pas encore ce que c'est que le savoir : et que l'homme, qui n'est rien, s'il pense être quelque chose, se séduit soi-même, et se trompe ? Ces sentences du saint Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu'il ne me faudrait aucune autre preuve contre des gens qui se rendraient avec toute soumission et obéissance à son autorité. Mais ceux-ci veulent être fouettés à leurs propres dépens, et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison que par elle-même.

Considérons donc pour cette heure, l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu'il me fasse entendre par l'effort de son

189
Image:00%.png [page]discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers ? duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander. Et ce privilège qu'il s'attribue d'être seul en ce grand bâtiment qui ait la suffisance d'en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l'architecte, et tenir compte de la recette et mises du monde : qui lui a scellé ce privilège ? qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge.

Ont-elles été octroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guère de gens. Les fols et les méchants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? et étant la pire pièce du monde, d'être préférés à tout le reste ?

En croirons-nous celui-là ; Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profectó nihil est melius. Nous n'aurons jamais assez bafoué l'impudence de cet accouplage. [Pour qui donc le monde a-t-il été fait, qui nous le dira? Pour les êtres animés qui ont la raison en partage. Ce sont les dieux et les hommes au-dessus desquels il n'y a rien]

Mais pauvret qu'a-t-il en soi digne d'un tel avantage ? À considérer cette vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'une si juste règle :

    Cum suspicimus magni coelestia mundi
    Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum,
    Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum :
    [Lorsque nous élevons les yeux pour contempler la voûte céleste,
    Cette voûte de l'éther où scintillent les étoiles,
    Et qu'il nous vient à l'esprit de penser aux cours du soleil et de la lune,]

À considérer la domination et puissance que ces corps-là ont, non seulement sur nos vies et conditions de notre fortune,

    Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris
    [Et en effet les événements et les vies des hommes, il les a suspendus aux astres.]

mais sur nos inclinations mêmes, nos discours, nos volontés, qu'ils régissent, poussent et agitent à la merci de leurs influences, selon que notre raison nous l'apprend et le trouve,

    speculatáque longe
    Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
    [Et contemplés de loin,
    Elle découvre que des lois secrètes les dominent, ces astres]

189v
Image:00%.png [page]

    Et totum alterna mundum ratione moveri,
    Fatorúmque vices certis discernere signis.
    [Et que la totalité du monde est conduite dans un ordre cadencé
    Et que les alternances des destins se distinguent par des signes assurés]

À voir que non un homme seul, non un roi, mais les monarchies, les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvements célestes :

    Quantáque quàm parvi faciant discrimina motus :
    Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis :

si notre vertu, nos vices, notre suffisance et science, et ce discours même que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d'eux à nous, elle vient, comme juge notre raison, par leur moyen et de leur faveur :

    furit alter amore,
    Et pontum tranare potest et vertere Trojam,
    Alterius sors est scribendis legibus apta,
    Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes,
    Mutuáque armati cœunt in vulnera fratres,
    Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta movere,
    Inque suas ferri poenas, lacerandáque membra,
    Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra-t-elle égaler à lui ? comment soumettre à notre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps-là, nous étonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? pourquoi les privons-nous et d'âme, et de vie, et de discours ? y avons nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n'avons aucun commerce avec eux que d'obéissance ? Dirons-nous que nous n'avons vu en nulle autre créature, qu'en l'homme, l'usage d'une âme raisonnable ? Et quoi ? Avons-nous vu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-il d'être, par ce que nous n'avons rien vu de semblable ? et ses mouvements d'être, par ce qu'il n'en est point de pareils ? Si ce que nous n'avons pas vu, n'est pas, notre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? Sont-ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de la Lune une terre céleste ? y deviner des montagnes, des vallées, comme Anaxagore ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour notre commodité, comme fait Platon et Plutarque ? et de notre terre en faire un astre éclairant et lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est, caligo mentium : nec tantum necessitas errandi, sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem.

La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus 190
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]calamiteuse et frêle de toutes les créatures c'est l'homme, et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, la plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il par l'effort de son intelligence les mouvements internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d'eux à nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ?

Quand je me joue à ma chatte, qui sait, si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d'elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j'ai mon heure de commencer ou de refuser, pareillement a-t-elle la sienne. Platon en sa peinture de l'âge doré sous Saturne compte entre les principaux avantages de l'homme de lors, la communication qu'il avait avec les bêtes, desquelles s'enquérant et s'instruisant, il savait les vraies qualités et différences de chacune d'elles ; par où il acquérait une très parfaite intelligence et prudence ; et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie que nous ne saurions faire. Nous faut-il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le fait des bêtes ? Ce grand auteur a opiné qu'en la plupart de la forme corporelle que nature leur a donnée, elle a regardé seulement l'usage des pronostications qu'on en tirait en son temps.

Ce défaut qui empêche la communication d'entre elles et nous, pourquoi n'est-il aussi bien à nous qu'à elles ? C'est à deviner à qui est la faute de ne nous comprendre point : car nous ne les comprenons pas plus qu'elles nous. Par cette même raison elles nous peuvent estimer bêtes, comme nous les estimons. Ce n'est pas grande merveille si nous ne les comprenons pas, de même ne comprenons-nous pas les Basques et les Troglodytes. Toutefois certains se sont vantés de les comprendre, comme Apollonius de Thyane, Melampus, Tirésias, Thalès et autres. Et puisqu'il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui reçoivent un chien pour leur roi, il faut bien qu'ils donnent une certaine interprétation à sa voix et à ses mouvements. Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, de même ont les bêtes des nôtres, environ à égale mesure. Elles nous flattent, nous menacent, et nous requièrent : et nous elles.

Au demeurant nous 190v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]découvrons bien évidemment, qu'entre elles il y a une pleine et entière communication, et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de même espèce, mais aussi d'espèces diverses :

    Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum
    Dissimiles suerunt voces variásque cluere
    Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.


['Les troupeaux muets, les bêtes sauvages elles-mêmes, ont des cris différents et divers accents, selon que la crainte, la douleur ou la joie les possède.]

En certain aboyer du chien le cheval connaît qu'il y a de la colère : de certaine autre voix qu'il a, il ne s'effraye point. Aux bêtes mêmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvements discourent et traitent.

    Non alia longè ratione atque ipsa videtur
    Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.


[c'est à peu près ainsi que l'enfant est conduit au geste par l'impuissance à s'exprimer avec des mots]

pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J'en ai vu de si souples et formés à cela, qu'à la vérité, il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre. Les amoureux se courroucent, se réconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent en fin toutes choses des yeux.

    E'l silentio ancor suole
    Haver prieghi e parole.

[Et le silence encore a l'habitude
d'avoir des prières et des paroles.]

Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergognons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, dépitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, moquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, réjouissons, plaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrions, taisons : et quoi non ? d'une variation et multiplication à l'envi de la langue. De la tête nous convions, renvoyons, avouons, désavouons, démentons, bienveignons, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, égayons, lamentons, caressons, taisons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, assurons, enquérons. Quoi des sourcils ? Quoi des épaules ? Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage public : Qui fait, voyant la variété et usage distingué des autres, que celui-ci doit plutôt être jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulièrement la nécessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoin : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par ceux-ci : et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue.

Un Ambassadeur de la ville d'Abdere, apres avoir longuement parlé au Roi Agis de Sparte, lui demanda : Et bien, Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? que je t'ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot : voilà pas une manière de se taire qui parle et bien intelligiblement ?

Au reste, quelle sorte de notre suffisance ne reconnaissons-nous aux opérations des animaux ? est-il police réglée avec plus d'ordre, diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenue, que celle des mouches à miel ? Cette disposition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons 191
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ?

    His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
    Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus
    Æthereos dixere.

[Frappés de ces grands traits, des sages ont pensé

    Qu’un céleste rayon dans leur sein fut versé.]

Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent elles sans discernement, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d'une figure carrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l'eau, tantôt de l'argile, sans juger que la dureté s'amollit en l'humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l'Orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents, et considérer que l'un leur est plus salutaire que l'autre ? Pourquoi épaissit l'araignée sa toile en un endroit, et relâche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n'a et délibération, et pensée, et conclusion ? Nous reconnaissons assez en la plupart de leurs ouvrages combien les animaux ont d'excellence au-dessus de nous, et combien notre art est faible à les imiter. Nous voyons toutefois aux nôtres les plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre âme s'y sert de toutes ses forces : pourquoi n'en estimons-nous autant d'eux ? Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoi sans y penser nous leur donnons un très grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompagne et guide, comme par la main à toutes 191v
Image:00%.png [page]les actions et commodités de leur vie, et qu'à nous elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quêter par art, les choses nécessaires à notre conservation ; et nous refuse en même temps les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d'esprit, à la suffisance naturelle des bêtes : de manière que leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités, tout ce que peut notre divine intelligence.

Vraiment à ce compte nous aurions bien raison de l'appeler une très injuste marâtre ; mais il n'en est rien, notre police n'est pas si difforme et déréglée. Nature a embrassé universellement toutes ses créatures : et il n'en est aucune qu'elle n'ait bien pleinement fournie de tous moyens nécessaires à la conservation de son être. Car ces plaintes vulgaires que j'entends faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les élève tantôt au dessus des nues, et puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nu sur la terre nue, lié, garrotté, n'ayant de quoi s'armer et couvrir que de la dépouille d'autrui : là où toutes les autres créatures, nature les a revêtues de coquilles, de gousses, d'écorce, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'écaille, de toison, et de soie selon le besoin de leur être : les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour défendre, et les a elles-mêmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l'homme ne sait ni cheminer, ni parler, ni manger, ni rien que pleurer sans apprentissage.

    Tum porro, puer ut sævis projectus ab undis
    Navita, nudus humi jacet infans, indigus omni
    Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
    Nexibus ex alvo matris natura profudit,
    Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est
    Cui tantum in vita restet transire malorum :
    At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
    [ L'enfant ressemble au matelot qu'ont rejeté des flots cruels ; il gît à terre, nu, incapable de parole, dépourvu de tout ce qui aide à la vie, depuis le moment où la nature l'a jeté sur les rivages de la lumière, après l'avoir péniblement arraché au ventre de sa mère. Il remplit l'espace de ses vagissements plaintifs, comme il est naturel à l'être qui a encore tant de maux à traverser. Pendant ce temps croissent heureusement les troupeaux de gros et petit bétail et les animaux sauvages,]

192
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]:Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est

    Almæ nutricis blanda atque infracta loquela :
    Nec varias quærunt vestes pro tempore cæli :
    Denique non armis opus est, non moenibus altis
    Queis sua tutentur, quando omnibus omnia large
    Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.
    [qui n'ont besoin ni du jeu de hochet ni d'entendre le doux et chuchotant babil d'une tendre nourrice ; il ne leur faut point de vêtements qui changent avec les saisons, point d'armes pour protéger leurs biens, points de hauts remparts, puisque à tous fournissent toutes choses abondamment la terre féconde et l'industrieuse nature.]

Ces plaintes-là sont fausses : il y a en la police du monde une égalité plus grande et une relation plus uniforme. Notre peau est pourvue aussi suffisamment que la leur de fermeté contre les injures du temps, témoins plusieurs nations qui n'ont encore essayé nul usage de vêtements. Nos anciens Gaulois n'étaient guère vêtus, ne le sont pas les Irlandais nos voisins, sous un ciel si froid. Mais nous le jugeons mieux par nous-mêmes : car tous les endroits de la personne qu'il nous plaît découvrir au vent et à l'air se trouvent propres à le souffrir : s'il y a partie en nous faible, et qui semble devoir craindre la froidure, ce devrait être l'estomac, où se fait la digestion ; nos pères le portaient découvert, et nos dames, ainsi molles et délicates qu'elles sont, elles s'en vont tantôt entr'ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillottements des enfants ne sont non plus nécessaires : et les mères lacédemoniennes élevaient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ni plier. Notre pleurer est commun à la plupart des autres animaux, et il n'en est guère qu'on ne voie se plaindre et gémir longtemps après leur naissance ; d'autant que c'est une contenance bien sortable à la faiblesse en quoi ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction. 192v
Image:00%.png [page]

    Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.
    [Car chaque être a le sentiment des facultés dont il peut user]

Qui fait doute qu'un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sût quêter sa nourriture ? et la terre en produit, et lui en offre assez pour sa nécessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bêtes, témoins les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons stériles de l'année. Ces nations, que nous venons de découvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soin et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas notre seule nourriture : et que sans labourage, notre mère nature nous avait munis plantureusement de tout ce qu'il nous fallait : voire, comme il est vraisemblable, plus pleinement et plus richement qu'elle ne fait à présent, que nous y avons mêlé notre artifice :

    Et tellus nitidas fruges vinetáque læta
    Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit,
    Ipsa dedit dulces foetus, et pabula læta,
    Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
    Conterimúsque boves et vires agricolarum.
    [C'est elle aussi qui pour les mortels créa spontanément les moissons brillantes, les vignobles prospères ; elle aussi qui leur offrit les doux fruits et les gras pâturages. Tout cela maintenant pousse avec peine malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y épuisons les forces de nos cultivateurs,]

le débordement et déréglement de notre appétit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l'assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plupart des autres animaux, plus de divers mouvements de membres, et en tirons plus de service naturellement et sans leçon : ceux qui sont habitués à combattre nus, on les voit se jeter aux hasards pareils aux nôtres. Si quelques bêtes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l'industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l'avons par un instinct et précepte naturel. Qu'il soit ainsi, l'éléphant aiguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulières pour cet usage, lesquelles il épargne, 193
Image:00%.png [page]et ne les emploie aucunement à ses autres services) Quand les taureaux vont au combat, ils répandent et jettent la poussière à l'entour d'eux : les sangliers affinent leurs défenses : et l'ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l'enduit et le croûte tout à l'entour, de limon bien serré et bien pétri, comme d'une cuirasse. Pourquoi ne dirons-nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ?

Quant au parler, il est certain, que s'il n'est pas naturel, il n'est pas nécessaire. Toutefois je crois qu'un enfant qu'on aurait nourri en pleine solitude, éloigné de tout commerce (ce qui serait un essai malaisé à faire) aurait quelque espèce de parole pour exprimer ses conceptions : et il n'est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux. Car qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s'entr'appeler au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix ? Comment ne parleraient-elles entr'elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons-nous à nos chiens, et ils nous répondent ? D'autre langage, d'autres appellations, devisons-nous avec eux, qu'avec les oiseaux, avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux : et changeons d'idiome selon l'espèce.

    Cosi per entro loro schiera bruna
    S'ammusa l'una con l'altra formica,
    Forse à spiar lor via, et lor fortuna.
    [telles, lorsque leurs rangs noirâtres s’entrecroisent,

      s’accolent les fourmis, et dans leur tête-à-tête
      semblent se raconter leur route et leur moisson.]

Il me semble que Lactance attribue aux bêtes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la différence de langage, qui se voit entre nous, selon la différence des contrées, elle se trouve aussi aux animaux de même espèce. Aristote allègue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux :

    variæque volucres
    Longè alias alio jaciunt in tempore voces,
    Et partim mutant cum tempestatibus unà
    [(La gent ailée), les oiseaux de toute espèce, (éperviers, orfraies, plongeons, qui dans les flots salés vont chercher nourriture et vie) jettent des cris tout différents selon les circonstances : (ils en ont de tout à fait particuliers lorsqu'ils luttent pour leur subsistance et que leurs proies se défendent).
    Il y en a dont la voix rauque varie avec les saisons]

193v
Image:00%.png [page]

    Raucisonos cantus.

Mais cela est à savoir, quel langage parlerait cet enfant : et ce qui s'en dit par divination n'a pas beaucoup d'apparence. Si on m'allègue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je réponds que ce n'est pas seulement pour n'avoir pu recevoir l'instruction de la parole par les oreilles, mais plutôt pour ce que le sens de l'ouïe, duquel ils sont privés, se rapporte à celui du parler, et se tiennent ensemble d'une couture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premièrement à nous, et que nous le fassions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l'envoyer aux étrangères.

J'ai dit tout �ceci, pour maintenir cette ressemblance qu'il y a aux choses humaines : et pour nous ramener et joindre à la presse. Nous ne sommes ni au dessus, ni au dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille.

    Indupedita suis fatalibus omnia vinclis. [chaque chose enchaînée à son propre destin]

Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés : mais c'est sous le visage d'une même nature :

    res quæque suo ritu procedit, et omnes
    Foedere naturæ certo discrimina servant. [Chacune a son développement, et toutes conservent les limites que la nature a décrétées.]

Il faut enserrer l'homme, et le ranger dans les barrières de cette police. Le misérable n'a garde d'enjamber par effet au delà : il est entravé et engagé, il est assujetti de pareille obligation que les autres créatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne, sans aucune prérogative, præexcellence vraie et essentielle. Celle qu'il se donne par opinion, et par fantaisie, n'a ni corps ni goût : Et s'il est ainsi, que lui seul de tous les animaux, ait cette liberté de l'imagination, et ce dérèglement de pensées, lui représentant ce qui est, ce qui n'est pas ; et ce qu'il veut ; le faux et le véritable ; c'est un avantage qui lui est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naît 194
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]la source principale des maux qui le pressent, péché, maladie, irrésolution, trouble, désespoir.

Je dis donc, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a point d'apparence d'estimer, que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée, les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effets, pareilles facultés, et de plus riches effets des facultés plus riches : et confesser par conséquent, que ce même discours, cette même voie, que nous tenons à œuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoi imaginons-nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n'en éprouvons aucun pareil effet ? Joint qu'il est plus honorable d'être acheminé et obligé à réglément agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la divinité, que d'agir réglément par liberté téméraire et fortuite ; et plus sûr de laisser à nature, qu'à nous les rênes de notre conduite. La vanité de notre présomption fait, que nous aimons mieux devoir à nos forces, qu'à sa libéralité, notre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et anoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble : car je priserai bien autant des grâces toutes miennes et naïves, que celles que j'aurais été mendier et quêter de l'apprentissage. Il n'est pas en notre puissance d'acquérir une plus belle recommandation que d'être favorisé de Dieu et de nature. Par ainsi le renard, de quoi se servent les habitants de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque rivière gelée, et le lâchent devant eux pour cet effet, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien près de la glace, pour sentir s'il entendra d'une longue ou d'une voisine distance, bruire l'eau courant au dessous, et selon qu'il trouve par là, qu'il y a plus ou moins d'épaisseur en la glace, se reculer, ou s'avancer, n'aurions-nous pas raison de juger qu'il lui passe par la tête ce même discours, qu'il ferait en la nôtre : et que 194v
Image:00%.png [page]c'est une ratiocination et conséquence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n'est pas gelé ; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie sous le faix. Car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouïe, sans discours et sans conséquence, c'est une chimère, et ne peut entrer en notre imagination. De même faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d'inventions, de quoi les bêtes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles.

Et si nous voulons prendre quelque avantage de cela même, qu'il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d'en user à notre volonté, ce n'est que ce même avantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition nos esclaves, et les Climacides était-ce pas des femmes en Syrie qui servaient couchées à quatre pattes, de marchepied et d'échelle aux dames à monter en coche ? Et la plupart des personnes libres abandonnent pour de bien légères commodités, leur vie, et leur être à la puissance d'autrui. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour être tuée au tombeau de son mari. Les tyrans ont-ils jamais failli de trouver assez d'hommes voués à leur dévotion : certains d'entre eux ajoutant d'avantage cette nécessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ?

Des armées entières se sont ainsi obligées à leurs Capitaines. Le formule du serment en cette rude école des escrimeurs à outrance, portait ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchainer, brûler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs légitimes souffrent de leur maître ; engageant très religieusement et le corps et l'âme à son service :

    Ure meum si vis flamma caput, et pete ferro
    Corpus, et intorto verbere terga seca.
    [Imprime plutôt sur mon front la trace du feu, mutile mes membres avec le fer, déchire mon dos à coups de fouet]

C'était une obligation véritable, et cependant il s'en trouvait dix mille telle année, qui y entraient et s'y perdaient.

Quand les Scythes enterraient leur Roi, ils étranglaient sur son corps, la plus favorite de ses concubines, son échanson, écuyer d'escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuaient cinquante chevaux montés de cinquante pages, qu'ils avaient empalé par l'épine du dos jusques au gosier, et les laissaient ainsi plantés en parade autour de la tombe.

Les hommes qui nous servent le font à meilleur marché, et pour un traitement moins curieux et moins favorable que celui 195
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]que nous faisons aux oiseaux, aux chevaux, et aux chiens.

À quel souci ne nous démettons-nous pour leur commodité ? Il ne me semble point que les plus abjects serviteurs fassent volontiers pour leurs maîtres ce que les princes s'honorent de faire pour ces bêtes.

Diogène voyant ses parents en peine de le racheter de servitude : Ils sont fous, disait-il, c'est celui qui me traite et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent les bêtes, se doivent dire plutôt les servir, qu'en être servis.

Et cependant elles ont cela de plus généreux, que jamais lion ne s'asservit à un autre lion, ni un cheval à un autre cheval par faute de cœur. Comme nous allons à la chasse des bêtes, ainsi vont les tigres et les lions à la chasse des hommes : et ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lièvres, les brochets sur les tanches, les hirondelles sur les cigales, les éperviers sur les merles et sur les alouettes :

    serpente ciconia pullos
    Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
    Et leporem aut capream famulæ Jovis, et generosæ
    In saltu venantur aves.
    [La cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards, trouvés loin des routes frayées]
    [Le noble oiseau, ministre de Jupiter, chasse dans les forêts le lièvre et le chevreuil]

Nous partageons le fruit de notre chasse avec nos chiens et oiseaux, comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages partagent justement le butin par moitié : comme le long des palus méotides, [du côté de la mer d'Azov] si le pêcheur ne laisse aux loups, de bonne foi, une part égale de sa prise, ils vont incontinent déchirer ses rets.

Et comme nous avons une chasse qui se conduit plus par subtilité que par force, comme celle des colliers de nos lignes et de l'hameçon, il s'en voit aussi de pareilles entre les bêtes. Aristote dit que la seiche jette de son col un boyau long comme une ligne, qu'elle étend au loin en le lâchant, et le retire à soi quand elle veut : à mesure qu'elle aperçoit quelque petit poisson s'approcher, elle lui laisse mordre le bout de ce boyau, étant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prés d'elle, que d'un saut elle puisse l'attraper.

Quant à la force, il n'est animal au monde en butte de tant d'offenses, que l'homme : il ne nous faut point une baleine, un éléphant, et un crocodile, ni tels autres animaux, desquels un seul est capable de défaire un 195v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]grand nombre d'hommes : les poux sont suffisants pour faire vacquer la dictature de Sylla : c'est le déjeuner d'un petit ver, que le cœur et la vie d'un grand et triomphant Empereur.

Pourquoi disons-nous que c'est à l'homme science et connaissance, bâtie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de connaître la force de la rhubarbe et du polypode ; et quand nous voyons les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de trait, aller entre un million d'herbes choisir le dictame pour leur guérison, et la tortue quand elle a mangé de la vipère, chercher incontinent de l'origan pour se purger, le dragon fourbir et éclairer ses yeux avec du fenouil, les cigognes se donner elles-mêmes des clystères avec de l'eau de mer, les éléphants arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maîtres (témoin celui du roi Porus qu'Alexandre défit) les javelots et les dards qu'on leur a jetés au combat, et les arracher si adroitement que nous ne le saurions faire avec si peu de douleur : pourquoi ne disons-nous de même, que c'est science et prudence ? Car d'alléguer, pour les déprécier, que c'est par la seule instruction et maîtrise de nature qu'elles le savent, ce n'est pas leur ôter le titre de science et de prudence : c'est la leur attribuer à plus forte raison qu'à nous, pour l'honneur d'une si certaine maîtresse d'école.

Chrysippe, bien qu'en toutes autres choses autant dédaigneux juge de la condition des animaux que nul autre philosophe, considérant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la quête de son maître qu'il a égaré, ou à la poursuite de quelque proie qui fuit devant lui, va essayant un chemin après l'autre, et après s'être assuré des deux, et n'y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, 196
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]s'élance dans le troisième sans marchander : il est contraint de confesser, qu'en ce chien là, un tel discours se passe : J'ai suivi jusques à ce carrefour mon maître à la trace, il faut nécessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins : ce n'est ni par celui-ci, ni par celui-là, il faut donc infailliblement qu'il passe par cet autre : Et que s'assurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisième chemin, ni ne le sonde plus, mais s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce trait purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjointes, et de la suffisante énumération des parties, vaut-il pas autant que le chien le sache de soi que de Trapezonce [Georges de Trébizonde, grammairien]?

Pourtant les bêtes ne sont pas incapables d'être encore instruites à notre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu'ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, c'est ce que je crois, de voir tant de sortes de singeries que les bateleurs apprennent à leurs chiens : les danses, où ils ne manquent une seule cadence du son qu'ils entendent ; plusieurs divers mouvements et sauts qu'ils leur font faire par le commandement de leur parole : mais je remarque avec plus d'admiration cet effet, qui est toutefois assez vulgaire, des chiens de quoi se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s'arrêtent à certaines portes, d'où ils ont accoutumé de tirer l'aumône, comme ils évitent le choc des coches et des charrettes, lors même que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j'en ai vu le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire, pour éloigner son maître 196v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]du fossé. Comment pouvait-on avoir fait concevoir à ce chien, que c'était sa charge de regarder seulement à la sûreté de son maître, et mépriser ses propres commodités pour le servir ? et comment avait-il la connaissance que tel chemin lui était bien assez large, qui ne le serait pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir vu à Rome d'un chien, avec l'empereur Vespasien le père au Théâtre de Marcellus. Ce chien servait à un bateleur qui jouait une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avait son rôle. Il fallait entre autres choses qu'il contrefît pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : après avoir avalé le pain qu'on feignait être cette drogue, il commença tantôt à trembler et branler, comme s'il eût été étourdi : finalement s'étendant et se raidissant, comme mort, il se laissa tirer et traîner d'un lieu à autre, ainsi que portait le sujet du jeu, et puis quand il connut qu'il était temps, il commença premièrement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se fût revenu d'un profond sommeil, et levant la tête regarda çà et là d'une façon qui étonnait tous les assistants.

Les bœufs qui servaient aux jardins royaux de Suse, pour les arroser et tourner certaines grandes roues à puiser de l'eau, auxquelles il y a des baquets attachés (comme il s'en voit plusieurs en Languedoc) on leur avait ordonné d'en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils étaient si accoutumés à ce nombre, qu'il était impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayant fait leur tâche ils s'arrêtaient tout court. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sachions compter jusques à cent, et venons de découvrir des nations qui n'ont aucune connaissance des nombres.

Il y a encore plus de discours à instruire autrui qu'à être instruit. Or laissant à part ce que 197
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]Démocrite jugeait et prouvait, que la plupart des arts, les bêtes nous les ont appris, comme l'araignée à tisser et à coudre, l'hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation à faire la médecine. Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y emploient du temps et du soin : d'où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n'ont point eu loisir d'aller à l'école sous leurs parents, perdent beaucoup de la grâce de leur chant. Nous pouvons juger par là qu'il reçoit de l'amendement par discipline et par étude ; et entre les libres même, il n'est pas un et pareil. Chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se débattent à l'envi, d'une contention si courageuse, que parfois le vaincu y demeure mort, l'haleine lui faillant plutôt que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple écoute la leçon de son précepteur, et en rend compte avec grand soin : ils se taisent tantôt l'un, tantôt l'autre : on entend corriger les fautes, et on sent des reprises par le précepteur. J'ai vu (dit Arrius) autrefois un éléphant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dansaient en rond, s'élevant et s'inclinant à certaines cadences, selon que l'instrument les guidait, et y avait plaisir à ouïr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyait ordinairement des éléphants dressés à se mouvoir et danser au son de la voix, des danses à plusieurs entrelaçures, coupures et diverses cadences très difficiles à apprendre. Il s'en est vu, qui en leur privé remémoraient leur leçon, et s'exerçaient par soin et par étude pour n'être pas tancés et battus de leurs maîtres.

Mais cette autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque même pour répondant, est étrange : elle était dans la boutique d'un barbier à 197v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]Rome, et faisait merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu'elle entendait. Un jour il advint que certaines trompettes s'arrêtèrent à sonner longtemps devant cette boutique : depuis cela et tout le lendemain, voilà cette pie pensive, muette et mélancolique ; de quoi tout le monde était émerveillé, et on pensait que le son des trompettes l'eût ainsin étourdie et étonnée ; et qu'avec l'ouïe, la voix se fût en même temps éteinte. Mais on trouva pour finir que c'était une étude profonde, et une retraite en soi-même, son esprit s'exerçant et préparant sa voix à représenter le son de ces trompettes : de manière que sa première voix ce fut celle-là, d'exprimer parfaitement leurs reprises, leurs poses, et leurs muances ; ayant quitté par ce nouvel apprentissage, et pris à dédain tout ce qu'elle savait dire auparavant.

Je ne veux pas omettre d'alléguer aussi cet autre exemple d'un chien, que ce même Plutarque dit avoir vu (car quant à l'ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n'en observe non plus à ranger ces exemples, qu'au reste de toute ma besogne) lui étant dans un navire, ce chien étant en peine d'avoir l'huile qui était dans le fond d'une cruche, où il ne pouvait arriver de la langue, du fait de l'étroite embouchure du récipient, alla chercher des cailloux, et en mit dans cette cruche jusques à ce qu'il eût fait hausser l'huile plus près du bord, où il la put atteindre. Cela qu'est-ce, si ce n'est l'effet d'un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de même, quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse.

Cette action est aucunement voisine de ce que racontait des éléphants, un roi de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l'un d'entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prépare et que l’on recouvre de menues broussailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, et pièces de bois, afin 198
Image:00%.png [page]que cela l'aide à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d'autres effets à l'humaine suffisance, que si je voulais suivre par le menu ce que l'expérience en a appris, je gagnerais aisément ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un éléphant en une maison privée de Syrie, dérobait à tous les repas la moitié de la pension qu'on lui avait ordonnée : un jour le maître voulut lui-même le panser, versa dans sa mangeoire la juste mesure d'orge qu'il lui avait prescrite pour sa nourriture : l'éléphant, regardant de mauvais œil ce gouverneur, sépara avec la trompe, et en mit à part la moitié, déclarant par là le tort qu'on lui faisait. Et un autre, ayant un gouverneur qui mêlait dans sa mangeaille des pierres pour en croître la mesure, s'approcha du pot où il faisait cuire sa chair pour son dîner, et le lui remplit de cendre. Cela ce sont des effets particuliers : mais ce que tout le monde a vu, et que tout le monde sait, qu'en toutes les armées qui se conduisaient du pays de Levant, l'une des plus grandes forces consistait aux éléphants, desquels on tirait des effets sans comparaison plus grands que nous ne faisons à présent de notre artillerie, qui tient à peu près leur place en une bataille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connaissent les histoires anciennes)

    siquidem Tyrio servire solebant
    Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso
    Horum majores, Et dorso ferre cohortes,
    Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam.

Il fallait bien qu'on se répondît à bon escient de la créance de ces bêtes et de leur discours, leur abandonnant la tête d'une bataille ; là où le moindre arrêt qu'elles eussent su faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroi qui leur eût fait tourner la tête sur leurs gens, était 198v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]suffisant pour tout perdre. Et il s'est vu peu d'exemples où cela soit advenu qu'ils se rejetassent sur leurs troupes, au lieu que nous-mêmes nous rejetons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnait charge non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisaient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conquête des Indes ; auxquels ils payaient leur solde, et faisaient partage au butin. Et ils montraient, ces animaux, autant d'adresse et de jugement à poursuivre et arrêter leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisaient d'ardeur et d'âpreté.

Nous admirons et pesons mieux les choses étrangères que les ordinaires, et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre ; car selon mon opinion, qui contrôlera de près ce que nous voyons ordinairement en les animaux, qui vivent parmi nous, il y a de quoi y trouver des effets autant admirables que ceux qu'on va recueillant dans les pays et siècles étrangers. C'est une même nature qui roule son cours. Qui en aurait suffisamment jugé le présent état, en pourrait sûrement conclure et tout l'avenir et tout le passé. J'ai vu autrefois parmi nous des hommes amenés par mer de lointains pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vêtements, étaient en tout éloignés des nôtres, qui de nous ne les estimait et sauvages et brutes ? qui n'attribuait à stupidité et à bêtise, de les voir muets, ignorant la langue française, ignorant nos baise-mains, et nos inclinations serpentées, notre port et notre maintien, sur lequel sans faillir doit prendre son patron la nature humaine ?

Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous ne comprenons pas. Il nous advient ainsi au jugement que nous faisons des bêtes : elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nôtres. De celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture ; mais de ce 199
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]qu'elles ont particulier, que savons nous que c'est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux, et la plupart des animaux qui vivent avec nous, reconnaîssent notre voix, et se laissent conduire par elle : si faisait bien encore la murène de Crassus, et venait à lui quand il l'appelait : et le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d'Aréthuse : et j'ai vu des gardoirs assez, où les poissons accourent pour manger, à certain cri de ceux qui les traitent ;

    nomen habent, Et ad magistri
    Vocem quisque sui venit citatus. [
    Ils ont un nom. Et vers la voix de leur maître
    Appelé chacun d'eux s'en vient.]

Nous pouvons juger de cela. Nous pouvons aussi dire que les éléphants ont quelque participation de religion, d'autant qu'après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussant leur trompe, comme des bras ; et tenant les yeux fichés vers le Soleil levant, se planter longtemps en méditation et contemplation à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence en les autres animaux, nous ne pouvons pourtant établir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cléanthes remarqua, par ce qu'elle retire aux nôtres : Il vit, dit-il, des fourmis partir de leur fourmilière, portant le corps d'un fourmis mort, vers une autre fourmilière, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vinrent au devant, comme pour parler à eux, et après avoir été ensemble quelque peu, ceux-ci s'en retournèrent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation. En fin ces derniers venus apportèrent aux premiers un ver de leur tanière, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargèrent sur leur dos, et emportèrent chez eux, laissant aux autres le corps du trépassé. Voilà l'interprétation que 199v
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]Cléanthe y donna : témoignant par là que celles qui n'ont point de voix, ne laissent pas d'avoir pratique et communication mutuelles, desquelles c'est notre défaut que nous ne soyons participants ; et nous mêlons à cette cause sottement d'en opiner.

Or elles produisent encore d'autres effets qui surpassent de bien loin notre capacité, auxquels il s'en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination même nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et dernière bataille navale qu'Antoine perdit contre Auguste, sa galère capitainesse fut arrêtée au milieu de sa course, par ce petit poisson que les Latins nomment remora, à cause de cette sienne propriété d'arrêter toute sorte de vaisseaux auxquels il s'attache. Et l'Empereur Caligula voguant avec une grande flotte en la côte de la Romanie, sa seule galère fut arrêtée tout court, par ce même poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il était au bas de son vaisseau, tout dépit de quoi un si petit animal pouvait forcer et la mer et les vents, et la violence de tous ses avirons, pour être seulement attaché par le bec à sa galère (car c'est un poisson à coquille) et il s'étonna encore non sans grande raison, de ce que lui étant apporté dans le bateau, il n'avait plus cette force qu'il avait au dehors.

Un citoyen de Cyzique acquit jadis réputation de bon mathématicien, pour avoir appris la condition du hérisson. Il a sa tanière ouverte à divers endroits et à divers vents ; et prévoyant le vent advenir, il va boucher le trou du côté de ce vent-là ; ce que remarquant ce citoyen apportait en sa ville certaines prédictions du vent qui avait à tirer. Le caméléon prend la couleur du lieu où il est assis : mais le poulpe se donne lui-même la couleur qu'il lui plaît, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint, et attraper ce qu'il cherche. Au caméléon c'est changement de 200
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur, [dues] à la frayeur, la colère, la honte, et autres passions, qui altèrent le teint de notre visage : mais c'est par l'effet de la souffrance, comme au caméléon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de notre volonté. Or ces effets que nous reconnaissons aux autres animaux, plus grands que les nôtres, témoignent en eux quelque faculté plus excellente qui nous est occulte, comme il est vraisemblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparences ne viennent jusqu’à nous.

De toutes les prédictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines étaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux. Nous n'avons rien de pareil ni de si admirable. Cette règle, cet ordre du branler de leur aile par lequel on tire des conséquences [au sujet] des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble opération ; car c'est prêter à la lettre [prêter à la critique] d'aller attribuant ce grand effet à quelque ordonnance naturelle, sans l'intelligence, consentement, et discours de qui le produit : et [cela] est une opinion évidemment fausse. Qu'il soit ainsi : La torpille a cette condition non seulement d'endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets et de la senne [du filet de pêche], elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient : voire dit-on d'avantage, que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gagne contremont [en montant]jusques à la main, et endort l'attouchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse ; mais elle n'est pas inutile à la torpille, elle la sent et s'en sert de manière que pour attraper la proie qu'elle quête, on la voit se tapir sous le limon, afin que les autres poissons se coulant par dessus, frappés et endormis de sa froideur, tombent en sa puissance. Les grues, les hirondelles, et autres oiseaux passagers [migrateurs], changeant de demeure selon les saisons de l'an, montrent assez la connaissance 200v
Image:00%.png [page]qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous assurent, que pour choisir d'un nombre de petits chiens, celui qu'on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mère au propre de le choisir elle-même ; comme si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu'elle y rapportera, sera toujours le meilleur : ou bien si on fait semblant d'entourner de feu le gîte, de toutes parts, celui des petits, au secours duquel elle courra premièrement. Par où il appert qu'elles ont un usage de pronostic que nous n'avons pas : ou qu'elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nôtre.

La manière de naître, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous ajoutons à notre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison. Pour règlement de notre santé, les médecins nous proposent l'exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

    Tenez chauds les pieds et la tête,
    Au demeurant vivez en bête.

La génération est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela : toutefois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiette et disposition animale, comme plus efficace :

    more ferarum,
    Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
    Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt,
    Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

201
Image:00%.png [page]Et ils rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, et inhabituels, que les femmes y ont mêlé de leur cru ; les ramenant à l'exemple et usage des bêtes de leur sexe, plus modeste et rassis.

    Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
    Clunibus ipsa viri venerem si læta retractet,
    Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
    Ejicit enim sulci recta regione viaque
    Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.

Si c'est justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent leurs bienfaiteurs, et qui poursuivent et outragent les étrangers et ceux qui les offensent, elles représentent en cela quelque air de notre justice : comme aussi en conservant une justice très équitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont sans comparaison plus vive et plus constante, que n'ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du roi Lysimaque, son maître mort, demeura obstiné sur son lit, sans vouloir boire ni manger : et le jour qu'on en brûla le corps, il prit sa course, et se jeta dans le feu, où il fut brûlé. Comme fit aussi le chien d'un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lit de son maître, depuis qu'il fut mort : et quand on l'emporta, il se laissa enlever en même temps que lui, et finalement se lança dans le bûcher où on brûlait le corps de son maître. Il y a certaines inclinations d'affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d'une témérité fortuite, que d'autres nomment sympathie : les bêtes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager séparément : On les voit appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : et où ils le rencontrent, s'y joindre incontinent 201v
Image:00%.png [page]avec fête et démonstration de bienveillance ; et prendre quelque autre forme à contrecœur et en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d'envies extrêmes et irréconciliables.

Les cupidités sont ou naturelles et nécessaires, comme le boire et le manger ; ou naturelles et non nécessaires, comme l'accointance des femelles ; ou elles ne sont ni naturelles ni nécessaires : de cette dernière sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superflues et artificielles : Car c'est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à désirer : Les apprêts à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoïciens disent qu'un homme aurait de quoi se sustenter d'une olive par jour. La délicatesse de nos vins, n'est pas de sa leçon, ni la recharge que nous ajoutons aux appétits amoureux :

    neque illa
    Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupidités étrangères, que l'ignorance du bien, et une fausse opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu'elles chassent presque toutes les naturelles : Ni plus ni moins que si en une cité, il y avait si grand nombre d'étrangers, qu'ils en missent hors les naturels habitants, ou éteignissent leur autorité et puissance ancienne, l'usurpant entièrement, et s'en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus réglés que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de modération sous les limites que nature nous a prescrites : Mais non pas si exactement, qu'ils n'aient encore quelque convenance à notre débauche. Et tout ainsi comme il s'est trouvé des désirs furieux, qui ont poussé les hommes à l'amour des bêtes, elles se trouvent aussi parfois éprises de notre amour, et reçoivent des affections monstrueuses d'une espèce à autre : Témoin l'éléphant corrival d'Aristophane le grammairien, en l'amour 202
Image:00%.png [page]d'une jeune bouquetière en la ville d'Alexandrie, qui ne lui cédait en rien aux offices d'un poursuivant bien passionné : car se promenant par le marché, où l’on vendait des fruits, il en prenait avec sa trompe, et les lui portait : il ne la perdait de vue, que le moins qu'il lui était possible ; et lui mettait quelquefois la trompe dans le sein par dessous son collet, et lui tâtait les tétins. Ils racontent aussi d'un dragon amoureux d'une fille ; et d'une oie éprise de l'amour d'un enfant, en la ville d'Asope ; et d'un bélier serviteur de la ménétrière Glaucia : et il se voit tous les jours des singes furieusement épris de l'amour des femmes. On voit aussi certains animaux s'adonner à l'amour des mâles de leur sexe. Oppianus et autres racontent quelques exemples, pour montrer la révérence que les bêtes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l'expérience nous fait bien souvent voir le contraire ;

    nec habetur turpe juvencæ
    Ferre patrem tergo : fit equo sua filia conjux :
    Quasque creavit, init pecudes caper : ipsáque cujus
    Semine concepta est, ex illo concipit ales.
    [Est-ce une honte pour la génisse de s'unir avec son père ? Le coursier prend sa fille pour compagne, le bélier rend féconde la brebis qu'il a mise au jour, l'oiseau dépose dans le sein maternel le germe qui doit le reproduire.]

De subtilité malicieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thalès ? lequel passant au travers d'une rivière chargé de sel, et de fortune [par hasard] y étant bronché, si que les sacs qu'il portait en furent tous mouillés, s'étant aperçu que le sel fondu par ce moyen, lui avait rendu sa charge plus légère, ne faillait jamais aussi tôt qu'il rencontrait quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maître découvrant sa malice, ordonna qu'on le chargeât de laine, à quoi se trouvant mécompté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui représentent naïvement le visage de notre avarice ; car on leur voit un soin extrême de surprendre tout ce qu'elles peuvent, et de le curieusement cacher, quoi qu'elles n'en tirent point usage.

Quant à la ménagerie [la gestion ménagère], 202v
Image:00%.png [page]elles nous surpassent non seulement en cette prévoyance d'amasser et épargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est nécessaire. Les fourmis étendent au dehors de l'aire leurs grains et semences pour les éventer, rafraîchir et sécher, quand ils voient qu'ils commencent à se moisir et à se sentir le rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prévention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas toujours sec ni sain, mais s'amolit, se résout et détrempe comme en lait, s'acheminant à germer et produire : de peur qu'il ne devienne semence, et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a coutume de sortir.

Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurais volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prérogative, ou au rebours pour témoignage de notre imbécilité et imperfection : comme de vrai, la science de nous entre-défaire et entretuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu'elle n'a pas beaucoup de quoi se faire désirer aux bêtes qui ne l'ont pas.

    quando leoni
    Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam
    Expiravit aper majoris dentibus apri.
    [Quand donc à un lion un autre lion plus fort a-t-il ôté la vie ? Dans quelles forêts un sanglier a-t-il jamais expiré sous la dent d'un autre sanglier ?]

Mais elles n'en sont pas universellement exemptes pourtant : témoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses des Princes des deux armées contraires :

    sæpe duobus
    Regibus incessit magno discordia motu,
    Continuoque animos vulgi Et trepidantia bello
    Corda licet longè præsciscere.
    [Mais lorsque entre deux rois l’ardente ambition
    Allume les flambeaux de la division,
    Sans peine l’on prévoit leurs discordes naissantes :
    Un bruit guerrier s’élève, et leurs voix menaçantes
    Imitent du clairon les sons entrecoupés]

Je ne vois jamais cette divine description, qu'il ne m'y semble 203
Image:00%.png [page]peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouvements guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et épouvantement, cette tempête de sons et de cris :

    Fulgur ubi ad cælum se tollit, totáque circum
    Ære renidescit tellus, subtérque virum vi
    Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
    Icti rejectant voces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armés, tant de fureur, d'ardeur, et de courage, il est plaisant à considérer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien légères occasions éteinte.

    Paridis propter narratur amorem
    Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerelage de Paris. L'envie d'un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devraient pas émouvoir deux harengères à s'égratigner, c'est l'âme et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons-nous en croire ceux mêmes qui en sont les principaux auteurs et motifs ? Écoutons le plus grand, le plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fut jamais, se jouant et mettant en risée très plaisamment et très ingénieusement, plusieurs batailles hasardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde épuisées pour le service de ses entreprises :

    Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam
    Fulvia constituit, se quoque uti futuam.
    Fulviam ego ut futuam ? quid si me Manius oret
    Pædicem, faciam ? non puto, si sapiam.
    Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi vita
    Charior est ipsa mentula ? signa canant.

203v
Image:00%.png [page](J'use en liberté de conscience de mon latin, avec le congé, que vous m'en avez donné.) Or ce grand corps a tant de visages et de mouvements, qui semblent menacer le ciel et la terre :

    Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus,
    Sævus ubi Orion hybernis conditur undis,
    Vel cum sole novo densæ torrentur aristæ,
    Aut Hermi campo, aut Liciæ flaventibus arvis,
    Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus.
    [La Libyenne mer ne roule, marmoréenne, plus de vagues
    lorsque sévissant, l'Orion sous d'hivernales ondes s'ensevelit
    ni le soleil nouveau ne brûle, denses, plus d'épis
    dans les champs de l'Hermus ou dans les blondissantes terres de Lycie.]

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de têtes, c'est toujours l'homme faible, calamiteux, et misérable. Ce n'est qu'une fourmilière émue et échauffée,

    It nigrum campis agmen :
    [noir bataillon à travers champs ]

un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle ; un songe, une voix, un signe, une buée matinale, suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez lui seulement d'un rayon de Soleil par le visage, le voilà fondu et évanoui : qu'on lui évente seulement un peu de poussière aux yeux, comme aux mouches à miel de notre Poète, voilà toutes nos enseignes, nos légions, et le grand Pompée méme à leur tête, rompu et fracassé : car ce fut lui, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servi à Eumène contre Antigone, à Suréna contre Crassus :

    Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
    Pulveris exigui jactu compressa quiescent.
    [Mais tout ce fier courroux, tout ce grand mouvement,
    Qu’on jette un peu de sable, il cesse en un moment.]


Qu'on découple même de nos mouches après, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fraîche mémoire, les Portugais assiégeant la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitants de celle-ci portèrent sur la muraille quantité de ruches, de quoi ils sont riches. Et avec du feu ils chassèrent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu'ils abandonnèrent leur entreprise, ne pouvant soutenir leurs assauts et piqûres. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu'au retour du combat, il ne s'en trouva une seule à dire.

Les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule. Considérant l'importance des actions des Princes et leur poids, nous nous persuadons qu'elles soient produites par quelques causes aussi pesantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menés et ramenés en leurs mouvements, par 204
[/wiki/Special:Filepath/100%25.png] [page]les mêmes ressorts, que nous sommes aux nôtres. La même raison qui nous fait tancer avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la même raison qui nous fait fouetter un laquais, tombant en un Roi, lui fait ruiner une Province. Ils veulent aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant.

Quant à la fidélité, il n'est animal au monde traître au prix de l'homme. Nos histoires racontent la vive poursuite que certains chiens ont fait de la mort de leurs maîtres. Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardait un homme mort, et ayant entendu qu'il y avait trois jours qu'il faisait cet office, commanda qu'on enterrât ce corps, et mena ce chien quant et lui. Un jour qu'il assistait aux montres générales de son armée, ce chien apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus, avec grands abois et âpreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faite bientôt après par la voie de la justice. Autant en fit le chien du sage Hésiode, ayant convaincu les enfants de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maître. Un autre chien étant à la garde d'un temple à Athènes, ayant aperçu un larron sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à aboyer contre lui tant qu'il put : mais les marguilliers ne s'étant point éveillés pour cela, il se mit à le suivre, et le jour étant venu, se tint un peu plus éloigné de lui, sans le perdre jamais de vue : s'il lui offrait à manger, il n'en voulait pas, et aux autres passants qu'il rencontrait en son chemin, il leur faisait fête de la queue, et prenait de leurs mains ce qu'ils lui donnaient à manger : si son larron s'arrêtait pour dormir, il s'arrêtait en même temps au lieu même. La nouvelle de ce chien étant venue aux marguilliers de cette Église, ils se mirent à le suivre à la trace, s'enquérant des nouvelles du poil de ce chien, et enfin le rencontrèrent 204v
Image:00%.png [page]en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenèrent en la ville d'Athènes, où il fut puni. Et les juges en reconnaissance de ce bon office, ordonnèrent du public certaine mesure de blé pour nourrir le chien, et aux prêtres d'en avoir soin. Plutarque raconte cette histoire, comme chose très avérée et advenue en son siècle.

Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en crédit) ce seul exemple y suffira, qu'Appion narre comme en ayant été lui-méme spectateur. Un jour, dit-il, qu'on donnait à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bêtes étranges, et principalement de lions de grandeur inusitée, il y en avait un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et épouvantable, attirait à soi la vue de toute l'assistance. Entre les autres esclaves, qui furent présentés au peuple en ce combat des bêtes, fut un Androdus de Dace, qui était à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce lion l'ayant aperçu de loin, s'arrêta premièrement tout court, comme étant entré en admiration, et puis s'approcha tout doucement d'une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnaissance avec lui. Cela fait, et s'étant assuré de ce qu'il cherchait, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flattent leur maître, et à baiser, et lécher les mains et les cuisses de ce pauvre misérable, tout transi d'effroi et hors de soi. Androdus ayant repris ses esprits par la bénignité de ce lion, et rassuré sa vue pour le considérer et reconnaître : c'était un singulier plaisir de voir les caresses, et les fêtes qu'ils s'entrefaisaient l'un à l'autre. De quoi le peuple ayant élevé des cris de joie, l'Empereur fit appeler cet esclave, pour entendre de lui le moyen d'un si étrange événement. Il lui raconta une histoire nouvelle et admirable :

Mon maître, dit-il, étant proconsul en Afrique, je fus contraint 205
Image:00%.png [page]par la cruauté et rigueur qu'il me tenait, me faisant journellement battre, me dérober de lui, et m'enfuir. Et pour me cacher sûrement d'un personnage ayant si grande autorité en la province, je trouvai plus court, de gagner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays là, résolu, si le moyen de me nourrir venait à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moi-même. Le Soleil étant extrêmement âpre sur le midi, et les chaleurs insupportables, je tombai sur une caverne cachée et inaccessible, et me jetai dedans. Bientôt après y survint ce lion, ayant une patte sanglante et blessée, tout plaintif et gémissant des douleurs qu'il y souffrait : à son arrivée j'eus beaucoup de frayeur, mais lui me voyant mussé dans un coin de sa loge, s'approcha tout doucement de moi, me présentant sa patte offensée, et me la montrant comme pour demander secours : je lui ôtai lors une grande épine qu'il y avait, et m'étant un peu apprivoisé à lui, pressant sa plaie en fis sortir l'ordure qui s'y amassait, l'essuyai, et nettoyai le plus proprement que je pus : Lui se sentant allégé de son mal, et soulagé de cette douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant toujours sa patte entre mes mains. De là en hors lui et moi vécûmes ensemble en cette caverne trois ans entiers de mêmes viandes : car des bêtes qu'il tuait à sa chasse, il m'en apportait les meilleurs endroits, que je faisais cuire au Soleil à faute de feu, et m'en nourrissais. À la longue, m'étant ennuyé de cette vie brutale et sauvage, comme ce lion était allé un jour à sa quête accoutumée, je partis de là, et à ma troisième journée fus surpris par les soldats, qui me menèrent d'Afrique en cette ville à mon maître, lequel soudain me condamna à mort, et à être abandonné aux bêtes. Or à ce que je vois ce lion fut aussi pris bien tôt après, qui m'a à cette heure voulu récompenser du bienfait et guérison qu'il avait reçu de moi.

Voilà l'histoire qu'Androdus 205v
Image:00%.png [page]récita à l'Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Par quoi à la requête de tous il fut mis en liberté, et absous de ceste condamnation, et par ordonnance du peuple lui fut fait présent de ce lion. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce lion à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l'argent qu'on lui donnait : le lion se laisser couvrir des fleurs qu'on lui jetait, et chacun dire en les rencontrant : Voilà le lion hôte de l'homme, voilà l'homme médecin du lion.

Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons, aussi font elles la nôtre.

    Post bellator equus positis insignibus Æthon
    It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora.
   [Puis le destrier, dégarni de ses insignes, Aéthon,
    allant au pas, qui pleurant à grosses gouttes humecte sa face.]

Comme certaines de nos nations ont les femmes en commun, certaines à chacun la sienne : cela ne se voit-il pas aussi entre les bêtes, et des mariages mieux gardés que les nôtres ? Quant à la société et confédération qu'elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, et s'entresecourir, il se voit des bœufs, des pourceaux, et autres animaux, qu'au cri de celui que vous offensez, toute la troupe accourt à son aide, et se rallie pour sa défense. Le scare, quand il a avalé le hameçon du pêcheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de lui, et rongent la ligne : et si d'aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres lui baillent la queue par dehors, et lui la serre tant qu'il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au dehors et l'entraînent : Les barbiers, quand l'un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressant une épine qu'ils ont dentelée comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent.

Quant aux particuliers offices, que nous tirons l'un de l'autre, pour le service de la vie, il s'en voit plusieurs pareils exemples parmi elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu'elle n'ait au devant d'elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s'appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : et en récompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit bête ou vaisseau, qui entre dans l'horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouti, ce petit poisson s'y retire en toute sûreté, et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussi tôt qu'il sort, elle se met à le suivre sans cesse : et si de fortune elle l'écarte, elle va errant çà et là, et souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n'a point de gouvernail : Ce que Plutarque témoigne avoir vu en l'Île d'Anticyre.

Il y a une pareille société entre le petit oiseau qu'on nomme le roitelet, et le crocodile : le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal : et si l'Ichneumon son ennemi s'approche pour le combattre, ce petit oiseau, de peur qu'il ne le surprenne endormi, va de son chant et à coup de bec l'éveillant, et l'avertissant de son danger. Il vit des restes de ce monstre, qui le reçoit familièrement en sa bouche, et lui permet de becqueter dans ses mâchoires, et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurés : et s'il veut fermer la bouche, il l'avertit premièrement d'en sortir en la serrant peu à peu sans l'étreindre et l'offenser.

Cette coquille qu'on nomme la Nacre, vit aussi ainsi avec le Pinnothère, qui est un petit animal de la sorte d'un cancre, lui servant d'huissier et de portier assis à l'ouverture de cette coquille, qu'il tient continuellement entrebâillée et ouverte, jusques à ce qu'il y voie entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la nacre, et lui va pinçant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proie enfermée dans leur fort.

En la manière de vivre des thons, on y remarque une singulière science de trois parties de la Mathématique. Quant à l'Astronomie, ils l'enseignent à l'homme : car ils s'arrêtent au lieu où le solstice d'hiver les surprend, et n'en bougent jusques à l'équinoxe suivant : voilà pourquoi Aristote même leur concède volontiers cette science. Quant à la Géométrie et Arithmétique, ils font toujours leur bande de figure cubique, carrée en tout sens, et en dressent un corps de bataillon, solide, clos, et environné tout à l'entour, à six faces toutes égales : puis ils nagent en cette ordonnance carrée, autant large derrière que devant, de façon que qui en voit et compte un rang, il peut aisément nombrer toute la troupe, d'autant que le nombre de la profondeur est égal à la largeur, et la largeur, à la longueur.

Quant à la magnanimité, il est malaisé de lui donner un visage plus apparent, qu'en ce fait du grand chien, qui fut envoyé des Indes au roi Alexandre : on lui présenta premièrement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours, il n'en fit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais quand il vit un lion, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il déclarait celui-là seul digne d'entrer en combat avec lui.

Touchant la repentance et reconnaissance des fautes, on raconte d'un Éléphant, lequel ayant tué son gouverneur par impétuosité de colère, en prit un deuil si extrême, qu'il ne voulut jamais après manger, et se laissa mourir.

Quant à la clémence, on conte d'un tigre, la plus inhumaine bête de toutes, que lui ayant été baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offenser, et le troisième il brisa la cage où il était enfermé, pour aller chercher autre pâture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hôte.

Et quant aux droits de la familiarité et convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d'apprivoiser des chats, des chiens, et des lièvres ensemble ; Mais ce que l'expérience apprend à ceux qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des alcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espèce d'animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et l'enfantement ? car les poètes disent bien qu'une seule île de Délos, étant auparavant errante, fut affermie pour le service de l'enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la mer fût arrêtée, affermie et aplanie, sans vagues, sans vents et sans pluie, cependant que l’alcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l'an : et par son privilège nous avons sept jours et sept nuits, au fin cœur de l'hiver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnaissent d'autre mâle que le leur propre : l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner : s'il vient à être débile et cassé, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout, et le servent jusqu'à la mort. Mais aucune suffisance n'a encore pu atteindre à la connaissance de cette merveilleuse fabrique, de quoi l’alcyon compose le nid pour ses petits, ni en deviner la matière. Plutarque, qui en a vu et manié plusieurs, pense que ce soit des arêtes de quelque poisson qu'elle conjoint et lie ensemble, les entrelaçant les unes de long, les autres de travers, et ajoutant des courbes et des arrondissements, tellement qu’enfin elle en forme un vaisseau rond prêt à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au battement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, lui enseigne à radouber ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle voit que sa structure se démeut, et se lâche pour les coups de mer : et au contraire ce qui est bien joint, le battement de la mer le vous étreint, et vous le serre de sorte, qu'il ne se peut ni rompre ni dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ni de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de manière qu'elle ne peut recevoir ni admettre autre chose, que l'oiseau qui l'a bâtie : car à toute autre chose, elle est impénétrable, close, et fermée, tellement qu'il n'y peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voilà une description bien claire de ce bâtiment et empruntée de bon lieu : toutefois il me semble qu'elle ne nous éclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir, de loger au dessous de nous, et d'interpréter dédaigneusement les effets que nous ne pouvons imiter ni comprendre ?

Pour suivre encore un peu plus loin cette égalité et correspondance de nous aux bêtes, le privilège de quoi notre âme se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu'elle conçoit, de dépouiller de qualités mortelles et corporelles, tout ce qui vient à elle, de ranger les choses qu'elle estime dignes de son accointance, à dévêtir et dépouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vêtements superflus et vils, l'épaisseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, l'âpreté, la polissure, la dureté, la mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle : de manière que Rome et Paris que j'ai en l'âme, Paris que j'imagine, je l'imagine et le comprends, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plâtre, et sans bois : ce même privilège, dis-je, semble être bien évidemment aux bêtes : Car un cheval accoutumé aux trompettes, aux arquebusades, et aux combats, que nous voyons trémousser et frémir en dormant, étendu sur sa litière, comme s'il était en la mêlée, il est certain qu'il conçoit en son âme un son de tambourin sans bruit, une armée sans armes et sans corps.

Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt [Oui, tu verras les chevaux vigoureux, lorsqu'ils reposent leurs membres]
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe, [en dormant se mettre à suer pourtant, à haleter plus d'une fois]
Et quasi de palma summas contendere vires. [et comme pour remporter la palme à fournir les plus violents efforts]
Ce lièvre qu'un lévrier imagine en songe, après lequel nous le voyons haleter en dormant, allonger la queue, secouer les jarrets, et représenter parfaitement les mouvements de sa course : c'est un lièvre sans poil et sans os.

    Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
    Jactant crura tamen subito, vocesque repente
    Mittunt, et crebas reducunt naribus auras,
    Ut vestigia si teneant inventa ferarum :
    Experge factique, sequuntur inania sæpe
    Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
    Donec discussis redeant erroribus ad se.
     [Souvent les chiens de chasse, dans le repos du sommeil, jettent tout à coup leurs pattes en avant, poussent de brusques jappements et respirent avec précipitation, comme s'ils avaient découvert une piste et suivaient déjà la trace de la proie. Souvent même ils s'éveillent et continuent de poursuivre les vains simulacres des cerfs qu'ils voient en fuite, jusqu'à ce que leur illusion se dissipe et les rende à eux-mêmes.]

Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à fait, et s'éveiller en sursaut, comme s'ils apercevaient quelque étranger arriver ; cet étranger que leur âme voit, c'est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans être :

    Consueta domi catulorum blanda propago
    Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
    Discutere, et corpus de terra corripere instant,
    Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.
    [Et l'espèce caressante des petits chiens de maison en fait autant ; ils secouent en un instant leur sommeil léger, se dressent hâtivement sur leurs pattes, comme à l'apparition de visages inconnus.]

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudrait savoir si nous sommes d'accord de sa description : Il est vraisemblable que nous ne savons guère, que c'est que beauté en nature et en général, puisque à l'humaine et nôtre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s'il y avait quelque prescription naturelle, nous la reconnaîtrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à notre appétit.

    Turpis Romano Belgicus ore color.
    [Le teint belgique dépare un visage romain]

Les Indes la peignent noire et basanée, aux lèvres grosses et enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'entre les naseaux, pour le faire pendre jusques à la bouche, comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu'elle leur tombe sur le menton, et est leur grâce de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Pérou les plus grandes oreilles sont les plus belles, et les étendent autant qu'ils peuvent par artifice. Et un homme d'aujourd'hui, dit avoir vu en une nation orientale, ce soin de les agrandir, en tel crédit, et de les charger de pesants joyaux, qu'à tous coups il passait son bras vêtu au travers d'un trou d'oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soin, et ont à mépris de les voir blanches : ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la tête rase : mais assez ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicaines comptent entre les beautés, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art : et ont en si grande recommandation la grandeur des tétins, qu'elles affectent de pouvoir donner la mamelle à leurs enfants par dessus l'épaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive : les Espagnols vidée et étrillée : et entre nous, l'un la fait blanche, l'autre brune : l'un molle et délicate, l'autre forte et vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la préférence en beauté, que Platon attribue à la figure sphérique, les Épicuriens la donnent à la pyramidale plutôt, ou carrée : et ne peuvent avaler un Dieu en forme de boule.

Mais quoi qu'il en soit, nature ne nous a non plus privilégiés en cela qu'au demeurant, sur ses lois communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s'il est quelques animaux moins favorisés en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur [nombre d’entre [les animaux] te surpasseront en beauté]: voire des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cédons assez : et non moins, en toutes qualités, aux aérées. Et cette prérogative que les poètes font valoir de notre stature droite, regardant vers le ciel son origine,

Pronáque cum spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, coelúmque videre
Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus. [
tandis que les autres animaux courbent la tête et regardent la terre, l'homme éleva un front noble et porta ses regards vers les cieux.
]


elle est vraiment poétique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la vue renversée tout à fait vers le ciel : et l'encolure des chameaux, et des autruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nôtre.

Quels animaux n'ont la face au haut, et ne l'ont devant, et ne regardent vis à vis, comme nous : et ne découvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre que l'homme ?

Et quelles qualités de notre corporelle constitution en Platon et en Cicéron ne peuvent servir à mille sortes de bêtes ?

Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus abjectes de toute la bande : car pour l'apparence extérieure et forme du visage, ce sont les magots :

Simia quam similis, turpissima bestia, nobis ! [
Le Singe, qu'il ressemble, cette bête repoussante, à nous-mêmes !
]


pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau. Certes quand j'imagine l'homme tout nu (y compris en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa sujétion naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons été excusables d'emprunter ceux que la nature avait favorisés en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher sous leur dépouille, de laine, plume, poil, soie.

Remarquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le défaut offense nos propres compagnons, et les seuls qui avons à nous dérober en nos actions naturelles, de notre espèce. Vraiment c'est aussi un effet digne de considération, que les maîtres du métier ordonnent pour remède aux passions amoureuses, l'entière vue et libre du corps qu'on recherche : que pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement ce qu'on aime.

Ille quod obscoenas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor. [
L'un, pour avoir vu toutes nues certaines parties obscènes, sentit son amour s'arrêter tout à coup au milieu de sa course
]


Et encore que cette recette puisse à l'aventure partir d'une humeur un peu délicate et refroidie : si est-ce un merveilleux signe de notre défaillance, que l'usage et la connaissance nous dégoûte les uns des autres. Ce n'est pas tant pudeur, qu'art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l'entrée de leurs cabinets, avant qu'elles soient peintes et parées pour la montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quo magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore. [
Et cela n'a pas échappé à nos maîtresses de cacher avec un soin d'autant plus extrême ces choses de la vie derrière le théâtre qu'elles désirent nous retenir enserrés dans leur amour.
]


La où en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimions, et qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excréments mêmes et de leur décharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornements et parfums.

Ce discours ne touche que notre commun ordre, et il n'est pas si sacrilège d'y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautés, qu'on voit parfois luire parmi nous, comme des astres sous un voile corporel et terrestre.

Au demeurant la part même que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par notre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle même répondre : ou des biens que nous nous attribuons faussement, par la licence de notre opinion, comme la raison, la science et l'honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la sécurité, l'innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche présent, que nature nous sache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu'Héraclite et Phérécyde, s'ils eussent pu échanger leur sagesse avec la santé, et se délivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pédiculaire [sorte d'eczéma] qui le pressait, ils eussent bien fait. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepesant à la santé, qu'ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eût présenté à Ulysse deux breuvages, l'un pour faire devenir un homme de fol sage, l'autre de sage fol, qu'Ulysse eût dû plutôt accepter celui de la folie, que de consentir que Circé eût changé sa figure humaine en celle d'une bête : Et disent que la sagesse même eût parlé à lui en cette manière : Quitte-moi, laisse-moi là, plutôt que de me loger sous la figure et corps d'un âne. Comment ? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pour ce ce voile corporel et terrestre ? Ce n'est donc plus par la raison par le discours, et par l'âme, que nous excellons sur les bêtes : c'est par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence, et tout le reste à l'abandon.

Or j'accepte cette naïve et franche confession : Certes ils ont connu que ces parties là, de quoi nous faisons tant de fête, ce n'est que vaine fantaisie. Quand les bêtes auraient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seraient toujours des bêtes : ni ne seraient comparables à un homme misérable, méchant et insensé. Car en fin tout ce qui n'est comme nous sommes, n'est rien qui vaille : Et Dieu pour se faire valoir, il faut qu'il y retire, comme nous dirons tantôt. Par où il appert que ce n'est par vrai discours, mais par une fierté folle et opiniâtreté, que nous nous préférons aux autres animaux, et nous séquestrons de leur condition et société.

Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour notre part, l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude, le deuil, la superstition, la sollicitude des choses à venir, voire après notre vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, la détraction, et la curiosité. Certes nous avons étrangement surpayé ce beau discours, de quoi nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connaître, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini des passions, auxquelles nous sommes incessamment en prise. S'il ne nous plaît de faire encore valoir, comme fait bien Socrate, cette notable prérogative sur les bêtes, que où nature leur a prescrit certaines saisons et limites à la volupté Vénérienne, elle nous en a lâché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari. [
Le vin procure rarement du soulagement au malade, souvent il lui est nuisible ; c’est pourquoi il est préférable de ne pas lui en donner du tout plutôt que de l’exposer à un risque sérieux, pour s’être bercé d’une douteuse espérance de guérison ; cette vivacité d’esprit, cette perspicacité, cette intelligence, en un mot, cette raison qui cause la ruine de la majorité des gens et n’est bénéfique qu’à une minorité, je me demande s’il n’eût pas mieux valu que le genre humain en fût dénué totalement plutôt que pourvu avec tant de générosité et de largesse.
]

De quel fruit pouvons-nous estimer avoir été à Varron et Aristote, cette intelligence de tant de choses ? Les a-t-elle exemptés des incommodités humaines ? ont-ils été déchargés des accidents qui pressent un crocheteur ? ont-ils tiré de la Logique quelque consolation à la goutte ? pour avoir su comme cette humeur se loge aux jointures, l'en ont-ils moins sentie ? sont-ils entrés en composition de la mort, pour savoir que certaines nations s'en réjouissent : et du cocuage, pour savoir les femmes être communes en quelque région ? Au rebours, ayant tenu le premier rang en savoir, l'un entre les Romains, l'autre, entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissait le plus, nous n'avons pas pourtant appris qu'ils aient eu aucune particulière excellence en leur vie : voire le Grec a assez affaire à se décharger d'aucunes taches notables en la sienne.

A-t-on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celui qui sait la science des astres, et la grammaire :

Illiterati num minus nervi rigent ?
[Les nerfs sont-ils moins durs pour n'avoir pas de lettres
Et le sexe en est-il moins raide ?]

et la honte et pauvreté moins importunes ?

Scilicet et morbis Et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.
[Sans doute, les maladies, les infirmités t'épargneront ; tu éviteras les chagrins et les soucis, tu jouiras d'une vie plus longue et plus heureuse,]

J'ai vu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université : et lesquels j'aimerais mieux ressembler. La doctrine, ce m'est avis, tient rang entre les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles autres qualités qui y servent mêmement, mais de loin, et plus par fantaisie que par nature.

Il ne nous faut guère non plus d'offices, de règles, et de lois de vivre, en notre communauté, qu'il en faut aux grues et fourmis en la leur. Et néanmoins nous voyons qu'elles s'y conduisent très ordonnément, sans érudition. Si l'homme était sage, il prendrait le vrai prix de chaque chose, selon qu'elle serait la plus utile et propre à sa vie.

Qui nous comptera par nos actions et déportements, il s'en trouvera plus grand nombre d'excellents entre les ignorants, qu'entre les savants : je dis en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette Rome savante, qui se ruina soi-même. Quand le demeurant serait tout pareil, au moins la prud'hommie et l'innocence demeureraient du côté de l'ancienne : car elle loge singulièrement bien avec la simplicité.

Mais je laisse ce discours, qui me tirerait plus loin, que je ne voudrais suivre. J'en dirai seulement encore cela, que c'est la seule humilité et soumission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir : il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon la faiblesse et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions e"Text"n fin des devoirs, qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure. La première loi, que Dieu donna jamais à l'homme, ce fut une loi de pure obéissance : ce fut un commandement, nu et simple où l'homme n'eut rien à connaître et à causer, d'autant que l'obéir est le propre office d'une âme raisonnable, reconnaissant un céleste, supérieur et bienfaiteur. De l'obéir et céder naît toute autre vertu, comme de se croire trop, tout péché. Et au rebours : la première tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa première poison, s'insinua en nous, par les promesses qu'il nous fit de science et de connaissance, Eritis sicut dii scientes bonum Et malum. [Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal] Et les Sirènes, pour tromper Ulysse dans Homère, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux lacs, lui offrent en don la science. La peste de l'homme c'est l'opinion de savoir. Voilà pourquoi l'ignorance nous est tant recommandée par notre religion, comme pièce propre à la croyance et à l'obéissance. Cavete, nequis vos decipiat per philosophiam Et inanes seductiones, secundum elementa mundi. [Prenez garde de ne pas vous laisser tromper par la philosophie et les séductions vides, selon ce qui constitue le monde]

En ceci il y al une générale convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l'âme et du corps : Mais où la trouvons-nous ?

Ad summum sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipue sanus, nisi cùm pituita molesta est.
[Conclusion: Le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui : il est riche, libre, beau, comblé d'honneurs, le roi des rois enfin, et jouissant surtout d'une santé parfaite... quand, la pituite ne le tourmente pas.]


Il semble à la vérité, que nature, pour la consolation de notre état misérable et chétif, ne nous ait donné en partage que la présomption. C'est ce que dit Epictète, que l'homme n'a rien proprement sien, que l'usage de ses opinions : Nous n'avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, et la maladie en intelligence : l'homme au rebours, possède ses biens par fantaisie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de notre imagination : car tous nos biens ne sont qu'en songe. Écoutez se vanter ce pauvre et calamiteux animal. Il n'est rien, dit Cicéron, si doux que l'occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l'infinité des choses, l'immense grandeur de nature, les cieux en ce monde même, et les terres, et les mers nous sont découvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la modération, la grandeur de courage : et qui ont arraché notre âme des ténèbres, pour lui faire voir toutes choses hautes, basses, premières, dernières, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent de quoi bien et heureusement vivre, et nous guident à passer notre âge sans déplaisir et sans offense. Celui-ci ne semble-t-il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant ?

Et quant à l'effet, mille femmelettes ont vécu au village une vie plus égale, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.

Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.
[Un Dieu il fut, un Dieu, illustre Memmius,
L'homme qui le premier trouva une manière rationnelle de vivre
Ce qu'aujourd'hui on appelle la sagesse, lui qui par son art
Fit émerger notre vie de tant de flots et de ténèbres
Et la plaça dans la paix, la clarté et la lumière.]

Voilà des paroles très magnifiques et belles : mais un bien léger accident, mit l'entendement de celui-ci en pire état, que celui du moindre berger : nonobstant ce Dieu précepteur et cette divine sagesse. De même impudence est cette promesse du livre de Démocrite : Je m'en vais parler de toutes choses. Et ce sot titre qu'Aristote nous prête, de Dieux mortels : et ce jugement de Chrysippe, que Dion était aussi vertueux que Dieu. Et mon Sénèque reconnaît, dit-il, que Dieu lui a donné le fait de vivre : mais qu'il a de soi-même le fait de bien vivre. Conformément à cet autre, In virtute vere gloriamur : quod non contingeret, si id donum a Deo non a nobis haberemus. [De notre vertu nous nous glorifions à juste titre : ce qui n'aurait pas de sens, si elle était le don d'un Dieu et non de nous-mêmes.] Ceci est aussi de Sénèque : Que le sage a la force pareille à Dieu : mais en l'humaine faiblesse, par où il le surmonte. Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traits de pareille témérité : Il n'y a aucun de nous qui s'offense tant de se voir apparier à Dieu, comme il fait de se voir rétrograder au rang des autres animaux : tant nous sommes plus jaloux de notre intérêt, que de celui de notre créateur.

Mais il faut mettre aux pieds cette sotte vanité, et secouer vivement et hardiment les fondements ridicules, sur quoi ces fausses opinions se bâtissent. Tant qu'il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soi, jamais l'homme ne reconnaîtra ce qu'il doit à son maître : il fera toujours de ses œufs poules, comme on dit : il le faut mettre nu en chemise.

Voyons quelque notable exemple de l'effet de sa philosophie.

Possidonius étant pressé d'une si douloureuse maladie, qu'elle lui faisait tordre les bras, et grincer les dents, pensait bien faire la figue à la douleur pour s'écrier contre elle : Tu as beau faire, si ne dirai-je pas que tu sois mal. Il sent mêmes passions que mon laquais, mais il se brave sur ce qu'il contient au moins sa langue sous les lois de sa secte.

Re succumbere non oportebat verbis gloriantem. [Il ne fallait pas succomber à la chose réelle alors qu'on se vantait en paroles.]

Archésilas étant malade de la goutte, Carnéades qui le vint visiter, s'en retournait tout fâché : il le rappela, et lui montrant ses pieds et sa poitrine : Il n'est rien venu de là ici, lui dit-il. Celui-ci a un peu meilleure grâce : car il sent avoir du mal, et en voudrait être dépêtré. Mais de ce mal pourtant son cœur n'en est pas abattu et affaibli. L'autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu'essentielle. Et Denys Heracléotes affligé d'une cuisson véhémente des yeux, fut rangé à quitter ces résolutions stoïques.

Mais quand la science ferait par effet ce qu'ils disent, démousser et rabattre l'aigreur des infortunes qui nous suivent, que fait-elle, que ce que fait beaucoup plus purement l'ignorance et plus évidemment ? Le philosophe Pyrrhon courant en mer le hasard d'une grande tourmente, ne présentait à ceux qui étaient avec lui à imiter que la sécurité d'un pourceau, qui voyageait avec eux, regardant cette tempête sans effroi. La philosophie au bout de ses préceptes nous renvoie aux exemples d'un athlète et d'un muletier : auxquels on voit ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d'autres inconvénients, et plus de fermeté, que la science n'en fournit jamais à aucun, qui n'y fût né et préparè de soi-même par habitude naturelle. Qui fait qu'on

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