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Vérité et Poésie/Quatrième partie

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (Œuvres VIII. Mémoires de Goethep. 570-663).


QUATRIÈME PARTIE.


Nemo contra deum nisi deus ipse.


AVANT-PROPOS.


Une vie aussi variée dans sa marche que celle dont nous avons entrepris le récit, nous oblige, pour rendre clairs et intelligibles certains événements, à séparer des choses confondues dans le temps, à en rassembler d’autres, que la suite pourra seule faire comprendre, et à réunir ainsi le tout en parties qu’on peut juger, en les considérant avec réflexion, et dont on peut tirer pour soi-même quelque profit.

Nous plaçons cette observation en tête du présent volume[1] pour qu’elle serve à justifier notre méthode, et nous y ajoutons cette prière, adressée à nos lecteurs, de vouloir bien prendre garde que cette suite ne se lie pas exactement à la fin du livre précédent, mais que son objet est de reprendre peu à peu tous les fils principaux et de présenter, dans un enchaînement solide et fidèle, aussi bien les personnes que les actes et les sentiments.




LIVRE XVI.


Comme on a coutume de dire qu’un malheur ne vient jamais seul, on peut observer qu’il en est de même du bonheur, et même des autres circonstances qui se réunissent d’une manière harmonique autour de nous, soit qu’un sort les répande sur nous, soit que l’homme ait la force d’attirer à lui ce qui tient ensemble. Du moins, je fis cette fois l’expérience que tout concourait à produire une paix extérieure et intérieure. Je jouissais de la première, parce que j’attendais tranquillement l’issue de ce qu’on méditait et projetait pour moi ; je trouvai la seconde en revenant à l’étude.

Il y avait longtemps que je ne m’étais occupé de Spinoza, et je fus ramené à lui par la contradiction. Je trouvai dans notre bibliothèque un petit livre dont l’auteur combattait avec passion ce penseur original, et, pour produire plus d’effet, avait placé en regard du titre le portrait de Spinoza, avec cette inscription : Signum reprobationis in vultu gerens, déclarant donc qu’il portait sur son visage le signe de la réprobation. Et certes on ne pouvait le nier, à la vue du portrait, car la gravure était misérable et une vraie caricature. Cela nous rappelait ces adversaires qui commencent par défigurer celui auquel ils veulent du mal, et qui le combattent ensuite comme un monstre.

Cependant ce petit livre ne fit aucune impression sur moi, par ce qu’en général je n’aimais pas les controverses, et que je préférais toujours apprendre de l’homme ce qu’il pensait plutôt que d’entendre dire à un autre ce que cet homme aurait dû penser. La curiosité m’engagea pourtant à lire l’article Spinoza dans le dictionnaire de Bayle, ouvrage aussi estimable et utile par l’érudition et la sagacité que ridicule et nuisible par le bavardage. L’article consacré à Spinoza excita chez moi le mécontentement et la défiance. On commence par déclarer l’homme athée et ses doctrines extrêmement condamnables, puis on avoue qu’il était paisible, méditatif, appliqué à ses études, bon citoyen, homme expansif, particulier tranquille, en sorte qu’on paraissait avoir entièrement oublié la parole de l’Évangile : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » En effet comment une vie agréable à Dieu et aux hommes résultera-t-elle de maximes funestes ? Je me rappelais encore très-bien le calme et la clarté qui s’étaient répandus en moi, lorsqu’un jour j’avais parcouru les ouvrages laissés par cet homme remarquable. L’effet était encore parfaitement distinct, mais les détails étaient effacés de ma mémoire. Je m’empressai donc de revenir à ses écrits, auxquels j’avais eu tant d’obligations, et je sentis l’impression du même souffle de paix. Je m’adonnai à cette lecture, et je crus, portant mes regards en moi-même, n’avoir jamais eu une vue aussi claire du monde.

Comme on a beaucoup disputé sur ce sujet, et particulièrement dans ces derniers temps, je désirerais n’être pas mal compris, et je tiens à placer ici quelques réflexions sur ce système si redouté et même si détesté. Notre vie physique et sociale, nos mœurs, nos habitudes, la politique, la philosophie, la religion et même les événements accidentels, tout nous appelle au renoncement. Il est beaucoup de choses qui nous appartiennent de la manière la plus intime, et que nous ne devons pas produire au dehors ; celles du dehors dont nous avons besoin pour le complément de notre existence nous sont refusées ; un grand nombre, au contraire, nous sont imposées, quoique étrangères et importunes. On nous dépouille de ce que nous avons acquis péniblement, de ce qu’on nous a dispensé avec bienveillance, et, avant que nous soyons bien éclairés là-dessus, nous nous trouvons contraints de renoncer, d’abord en détail, puis complètement, à notre personnalité. Ajoutez qu’il est passé en coutume qu’on n’estime pas celui qui en témoigne sa mauvaise humeur. Au contraire, plus le calice est amer, plus on doit montrer un visage serein, afin que le spectateur tranquille ne soit pas blessé par quelque grimace.

Pour accomplir cette tâche difticile, la nature a doté l’homme richement de force, d’activité et de persistance ; mais il est surtout secondé par la légèreté, son impérissable apanage. Par elle, il est capable, à chaque moment, de renoncer à une chose, pourvu qu’un moment après il en puisse saisir une nouvelle ; et c’est ainsi qu’à notre insu nous réparons sans cesse toute notre vie, nous mettons une passion à la place d’une autre ; occupations, inclinations, fantaisies, marottes, nous essayons lout, pour nous écrier à la fin que tout est vanité. Elle ne fait horreur à personne, cette maxime fausse et même blasphématoire ; bien plus, en la prononçant, on croit avoir dit quelque chose de sage et d’irréfutable. Il n’y a que peu d’hommes qui pressentent cette impression insupportable, et, qui, pour se dérober à toutes les résignations partielles, se résignent absolument une bonne fois. Ces hommes se persuadent de ce qui est éternel, nécessaire, légitime, et cherchent à se former des idées qui soient indestructibles, qui, loin d’être abolies par la considération des choses passagères, en soient au contraire confirmées. Mais, comme il y a dans cela quelque chose de surhumain, ces personnes sont d’ordinaire considérées comme inhumaines, impies, insociables ; on ne peut leur attribuer assez de cornes et de griffes.

Ma confiance en Spinoza reposait sur l’effet paisible qu’il produisait en moi, et elle ne fit que s’accroître quand on accusa de spinozisme mes respectables mystiques, quand j’appris que Leibnitz lui-même n’avait pu échapper à ce reproche, et que Boerhaave, soupçonné des mêmes opinions, avait dû passer de la théologie à la médecine. Mais qu’on ne pense pas que j’eusse voulu signer les écrits de Spinoza et les avouer littéralement : j’avais trop bien reconnu qu’aucune personne n’en comprend une autre, qu’une conversation, une lecture, éveille chez différentes personnes différents ordres d’idées, et l’on voudra bien accorder à l’auteur de Werther et de Faust que, profondément pénétré de ces malentendus, il n’a pas eu lui-même la présomption de croire entendre parfaitement un homme, qui, disciple de Descartes, s’est élevé par une culture mathématique et rabbinique à une hauteur de pensée où l’on voit, jusqu’à nos jours, le terme de tous les efforts de la spéculation.

On aurait une idée assez claire de ce que j’avais emprunté à Spinoza, si j’avais couché par écrit et conservé la visite que le juif errant faisait au philosophe, et que j’avais jugée un digne ingrédient de ce poëme. Mais je me complaisais si fort dans cette conception, et je m’en occupais en secret avec tant de plaisir, que je ne parvins pas à en écrire quelque chose, en sorte que l’idée, qui n’aurait pas été sans mérite comme plaisanterie de passage, s’étendit tellement qu’elle en perdit sa grâce, et que je la chassai de mon esprit comme importune. En quel sens les points principaux de mes rapports avec Spinoza sont demeurés chez moi ineffaçables, en exerçant une grande influence sur la suite de ma vie, c’est ce que je vais exposer aussi brièvement que possible.

La nature agit selon des lois éternelles, nécessaires et tellement divines, que la divinité elle-même n’y pourrait changer rien. Sur ce point tous les hommes sont parfaitement d’accord sans le savoir. Qu’on réfléchisse à l’étonnement et même à l’effroi que produit un phénomène naturel qui annonce de l’intelligence, de la raison ou seulement de la volonté ! S’il se manifeste chez des animaux quelque chose qui ressemble à la raison, nous ne pouvons revenir de notre surprise ; en effet, si près qu’ils soient de nous, ils nous semblent en être séparés par un abîme, et relégués dans le domaine de la nécessité. On ne peut donc blâmer les penseurs qui déclaraient purement machinale la technique infiniment ingénieuse, mais pourtant exactement limitée, de ces créatures. Si nous passons aux plantes, notre assertion est confirmée d’une manière encore plus éclatante. Rendons-nous compte de la sensation qui nous saisit, quand la sensitive, touchée, replie deux à deux ses feuilles pennées, et abaisse enfin le pétiolule comme au moyen d’une charnière. Elle est plus vive encore, la sensation inqualifiable qu’on éprouve en observant l’hedysarum gyrans, qui, sans cause extérieure visible, élève et abaisse ses folioles, et semble jouer avec lui-même comme avec nos pensées. Qu’on se figure un bananier qui aurait reçu cette propriété, de sorte que, par lui-même, il abaisserait et relèverait tour à tour ses vastes éventails : quiconque verrait la chose pour la première fois reculerait de frayeur. L’idée de nos propres avantages est tellement enracinée chez nous que nous ne voulons absolument en accorder au monde extérieur aucune part et que, si cela pouvait se faire, nous les refuserions même à nos semblables. La même frayeur nous saisit, quand nous voyons l’homme agir d’une manière déraisonnable, contre les lois morales généralement reconnues, d’une manière inintelligente, contre ses intérêts ou contre ceux d’autrui. Pour nous délivrer de l’horreur que ce spectacle nous cause, nous la transformons aussitôt en blâme, en abomination, et nous cherchons à repousser loin de nous la présence ou l’idée d’un tel homme.

Ce contraste que Spinoza fait ressortir avec tant d’énergie, je l’appliquai d’une façon très-singulière à mon individualité, et ce qui précède ne doit proprement servir qu’à rendre intelligible ce qui me reste à dire. J’étais parvenu à regarder comme un don entièrement naturel le talent poétique qui était en moi, d’autant plus que j’étais conduit à considérer la nature extérieure comme son objet. L’exercice de cette faculté poétique pouvait, il est vrai, être excité et déterminé par une occasion, mais c’était involontairement, et même contre ma volonté, qu’elle se produisait avec plus de joie et d’abondance. « Courir les bois et les campagnes, fredonner ma chansonnette, ainsi se passait tout le jour[2]. » La même chose arrivait quand je me réveillais la nuit, et j’eus souvent envie de porter un gilet de cuir, comme avait fait un de mes prédécesseurs, pour m’accoutumer à fixer dans les ténèbres, au moyen du toucher, les vers qui me venaient à l’improviste. Il m’arrivait si souvent de me réciter une chansonnette sans pouvoir la retrouver, que je courais quelquefois à mon pupitre, sans me donner le temps de redresser une feuille posée de travers, et, sans bouger de la place, j’écrivais la poésie d’un bout à l’autre en diagonale. Dans ce même esprit, je prenais de préférence le crayon, qui traçait plus facilement les caractères, car il était arrivé quelquefois que le murmure et le craquement de la plume me réveillaient de mon poétique somnambulisme, me distrayaient et étouffaient, à sa naissance, une petite production. J’avais pour ces sortes de poésies un respect particulier, parce que je me comportais avec elles comme la poule avec les poulets qu’elle a couvés, et qu’elle entend piauler autour d’elle. Mon ancien goût de ne communiquer ces choses que par la lecture se renouvela : il me semblait abominable de les échanger contre de l’argent.

Je rapporterai ici un fait qui n’arriva que plus tard. Comme on demandait toujours plus mes ouvrages, qu’une édition complète en était même réclamée, et que la disposition dont je parle me détournait de l’entreprendre moi-même, Himbourg profita de mes lenteurs, et je reçus à l’improviste quelques exemplaires de mes œuvres complètes. Cet éditeur inappelé se vantait à moi avec une grande impertinence du service qu’il rendait au public, et il offrait de m’envoyer, si je le désirais, en récompense, quelques porcelaines de Berlin. À cette occasion, je me rappelai que les juifs de Berlin, quand ils se mariaient, étaient obligés d’acheter une certaine quantité de porcelaines, afin que la fabrique royale eût un débit assuré. Le mépris que m’inspira cet impudent contrefacteur me rendit supportable le chagrin que ce vol devait me faire éprouver. Je ne lui répondis point, et, tandis qu’il usait de mon bien à sa fantaisie, je me vengeais en silence par ces vers : « Gracieux témoins de ma vie bercée dans les rêves les plus doux, fleurs fanées, boucles de cheveux emportées par le vent, voiles, rubans froissés et flétris, tristes gages d’un amour évanoui, déjà dévoués aux flammes de mon foyer, l’impudent Sosie vous ramasse, comme si l’œuvre poétique et la gloire lui étaient dévolues par héritage, et l’on veut que, moi vivant, assis auprès de la table à thé et à café, je souffre tranquillement sa conduite ? Arrière les porcelaines ! arrière les sucreries ! Pour Himbourg et ses pareils, je suis mort ! »

Cependant, comme la disposition naturelle qui me faisait produire spontanément de ces poésies plus ou moins étendues, était quelquefois sujette à de longues pauses, et que, durant des intervalles considérables, j’étais, même en le voulant, incapable de rien produire ; que j’en éprouvais assez souvent de l’ennui : dans ce pénible combat, l’idée me vint que je devrais peut-être employer à l’avantage des autres et au mien ce qu’il y avait en moi d’humanité, de raison et d’intelligence, et de vouer, comme je l’avais déjà fait, comme j’y serais toujours plus appelé, les temps intermédiaires aux affaires du monde, en sorte qu’aucune de mes facultés ne serait laissée sans emploi. Je trouvai ce projet, qui semblait découler de ces idées générales, si bien d’accord avec mon caractère, avec ma situation, que je résolus d’agir de la sorte et de fixer par là mes incertitudes et mes irrésolutions précédentes. Il m’était très-agréable de penser que je pourrais demander aux hommes, pour des services réels, une récompense effective, et continuer de dispenser gratuitement, comme une chose sainte, cet aimable don de la nature. Par cette réflexion, je me préservai de l’aigreur qui aurait pu naître chez moi, quand je dus observer que ce talent, si recherché et si admiré en Allemagne, était traité comme proscrit et hors la loi. Car ce n’était pas seulement à Berlin qu’on regardait la contrefaçon comme une chose licite et même plaisante ; mais le vénérable margrave de Bade, honoré pour ses vertus de souverain, l’empereur Joseph, qui justifiait tant d’espérances, favorisaient, l’un son Macklot, l’autre son noble de Trattner, et c’était un point décidé que les droits comme la propriété du génie étaient livrés en proie à l’artisan et au fabricant.

Un jour que nous en faisions nos plaintes à un Badois, qui nous rendait visite, il nous conta le fait suivant : Mme la margrave, qui était une femme active, avait établi une fabrique de papier. Mais la marchandise était devenue si mauvaise qu’on ne pouvait l’écouler nulle part. Là-dessus, le libraire Macklot avait proposé d’imprimer sur ce papier, pour en relever un peu la valeur, les poètes et les prosateurs allemands. On avait accepté des deux mains. Nous déclarâmes ce mauvais propos mensonger, cependant il nous divertit. Le nom de Macklot devint une injure et reçut plus d’une fois des applications fâcheuses. Et c’est ainsi qu’une jeunesse étourdie, souvent réduite à emprunter, tandis que des gens vils s’enrichissaient au moyen de ses talents, se trouvait assez dédommagée par quelques bons mots.

Les enfants et les jeunes gens heureux vivent sans souci dans une sorte d’ivresse, qui se fait surtout reconnaître à ce que ces cœurs innocents et bons remarquent à peine les rapports des personnes au milieu desquelles ils vivent, et savent moins encore les apprécier. Le monde est à leurs yeux comme une matière qu’ils doivent façonner, comme un bien dont ils doivent s’emparer. Tout leur appartient, tout semble soumis à leur volonté : aussi se perdent-ils souvent dans un désordre sauvage. Cependant, chez les meilleurs, cette tendance devient un enthousiasme moral, qui, selon l’occasion, se porte de son propre mouvement vers quelque bien réel ou apparent, mais qui souvent aussi se laisse mener, conduire et séduire. Le jeune homme dont nous nous occupons était dans ce cas, et, si les gens le trouvaient bizarre, un bon nombre se sentaient de l’attrait pour lui. Dès le premier abord, on trouvait une parfaite franchise, une joyeuse sincérité, dans son langage, et une façon d’agir sans calcul et sans gêne. Je vais en citer quelques exemples.

Un violent incendie avait éclaté dans la rue des Juifs, très-étroite et enchevêtrée : ma bienveillance générale, et, dès là, le plaisir que je trouvais à me montrer secourable, m’y firent courir sans changer d’habits. On y avait pénétré par la rue de Tous-les-Saints : c’est là que je me rendis. J’y trouvai une foule de gens occupés à porter de l’eau, accourant avec les seaux pleins, revenant avec les seaux vides. Je vis bientôt que, si l’on formait une chaîne, où l’on ferait passer les seaux dans l’un et l’autre sens, le secours serait doublé. Je pris deux seaux pleins et je restai en place ; j’appelai à moi d’autres personnes ; on enleva aux arrivants leur fardeau ; ceux qui revenaient se rangèrent en haie de l’autre côté. La chose fut approuvée ; mes exhortations et mon action personnelle trouvèrent de la faveur, et la chaîne fut bientôt complète et formée, de son origine jusqu’au foyer de l’incendie. Mais, à peine l’entrain avec lequel cela s’était fait eut-il éveillé une disposition joyeuse et, l’on peut dire, folâtre, dans cette machine vivante, qui fonctionnait avec intelligence, que l’espièglerie et la malice se donnèrent un libre champ. De malheureux fugitifs, portant sur le dos leur pauvre petit avoir, une fois arrivés dans la chaîne qui leur ouvrait un passage, ne pouvaient éviter de la parcourir et n’étaient pas épargnés. De malins espiègles les arrosaient, ajoutant le mépris et l’insulte à la misère. Mais des exhortations mesurées et des réprimandes éloquentes, peut-être aussi quelque considération pour mes beaux habits, que je négligeais, firent cesser sur-lechamp ces insolences. Quelques-uns de mes amis, attirés par la curiosité d’observer le sinistre, furent surpris de me voir, en culottes et en bas de soie (on ne s’habillait pas alors autrement), occupé à cette humide besogne. J’en attirai quelques-uns ; les autres riaient et secouaient la tête. Nous tînmes ferme longtemps : car, si plusieurs se retiraient, plusieurs aussi se joignaient à nous ; les curieux se succédaient en grand nombre ; par là, mon innocent exploit fut connu de tout le monde, et ce singulier coup de tête devint l’histoire du jour.

Cette insouciance, avec laquelle je m’abandonnais à un joyeux et bienveillant caprice, inspirée par une heureuse estime de soi-même, que les hommes taxent souvent de vanité, attira l’attention sur notre ami par d’autres excentricités. Un très-rude hiver avait converti le Mein en une plaine de glace. Elle était devenue le théâtre du mouvement le plus vif, des affaires et des plaisirs. D’immenses avenues, ouvertes aux patineurs, de vastes plaines glacées, fourmillaient d’une foule mobile. Je ne manquai pas de m’y rendre de bon matin, et, quand ma mère vint plus tard, en voiture, assister à ce spectacle, comme j’étais légèrement vêtu, je me sentais réellement transpercé par le froid. Elle était dans sa voiture, enveloppée de sa pelisse de velours rouge, qui, serrée sur sa poitrine avec ses larges cordons et ses houppes d’or, était d’un effet superbe. « Bonne mère, prêtez-moi votre pelisse, lui criai-je sur-le-champ sans réflexion. Je meurs de froid. » Elle n’y réfléchit pas plus que moi, et en un instant j’eus endossé la pelisse, qui, descendant jusqu’à mijambes, avec sa couleur pourpre, bordée de zibeline, ornée de dorures, n’allait point mal avec mon bonnet de fourrure brune. Je me promenai comme cela sans gêne ; d’ailleurs la foule était si grande qu’on ne remarquait pas trop cette apparition singulière. On la remarqua pourtant, car on me la reprocha plus tard, d’un ton sérieux ou badin, comme une de mes excentricités. Après ces souvenirs de mon heureuse insouciance je reprends le fil de mon récit.

Un Français a dit avec esprit : « Si un homme de talent a fixé sur lui l’attention du public par un ouvrage de mérite, on fait tout ce qu’on peut pour l’empêcher d’en jamais faire un second. » Et cela est vrai ! Un jeune homme produit, dans la retraite et le silence, quelque chose de bon et d’ingénieux ; il obtient l’approbation, mais il perd l’indépendance ; ce talent concentré, on le dissipe dans la distraction, parce qu’on espère attraper et s’approprier quelque chose de sa personnalité. C’est ainsi que je recevais nombre d’invitations, ou que, sans invitation formelle, un ami, une connaissance, me proposait, souvent même en y mettant plus que des instances, de m’introduire dans telle ou telle maison. Le quasi-étranger, annoncé comme un ours, à cause de ses refus répétés et désobligeants, puis comme le Huron de Voltaire, l’Américain de Cumberland, comme un enfant de la nature doué de grands talents, excitait la curiosité, et l’on engageait dans plusieurs maisons des négociations polies pour arriver à le voir.

Un soir, entre autres, un ami me proposa de l’accompagner à un petit concert qu’on donnait chez un notable négociant calviniste. Il était déjà tard ; mais, comme j’aimais tout ce qui était improvisé, je le suivis, me trouvant, comme d’ordinaire, en costume présentable. Nous entrâmes dans une pièce au rez-dechaussée. C’était un vaste salon. Nous y trouvâmes nombreuse compagnie. Un clavecin était au milieu. La fille unique de la maison s’y plaça aussitôt, et joua avec une habileté et une grâce remarquables. Je m’étais placé au petit bout du clavecin, afin de pouvoir observer d’assez près son air et sa tournure. Elle avait dans ses manières quelque chose d’enfantin ; les mouvements auxquels le jeu l’obligeait étaient aisés et faciles. La sonate finie, elle passa devant moi au bout du piano. Nous nous saluâmes sans mot dire, parce qu’un quatuor venait de commencer. Quand il fut achevé, je m’approchai d’elle ef lui adressai quelques mots de politesse, et lui dis combien je me félicitais d’apprendre à connaître à la fois sa personne et son talent. Elle me répondit avec beaucoup de grâce, resta à sa place et moi à la mienne. Je pus remarquer qu’elle m’observait avec attention, et que j’étais là tout à fait en spectacle, ce que je pouvais souffrir doucement, puisqu’on me donnait aussi quelque chose de fort agréable à contempler. Cependant nos regards se rencontrèrent, et je ne nierai pas que je crus sentir une force d’attraction de la plus douce nature. Le mouvement de la société et les devoirs qui occupèrent la jeune fille empêchèrent ce soir-là tout autre rapprochement ; mais j’éprouvai, je l’avoue, un sentiment agréable, quand la mère, au moment où je prenais congé, me donna à entendre qu’elles espéraient me revoir bientôt, et quand la fille parut se joindre, avec quelque obligeance, à cette invitation. Je ne manquai pas, après un délai convenable, de renouveler ma visite, et nous engageâmes une conversation gaie et raisonnable, qui ne présageait aucune liaison passionnée.

Cependant les habitudes d’hospitalité que notre maison avait contractées attiraient à mes bons parents et à moi-même quelques ennuis. Dans ma tendance, qui visait toujours à découvrir ce qu’il y a de plus élevé, a le reconnaître, à le favoriser, et, s’il était possible, à le figurer par l’imitation, je ne gagnais rien à cet état de choses. Si les hommes étaient bons, ils étaient pieux, et, s’ils étaient actifs, ils étaient imprudents et souvent malhabiles : les uns m’étaient inutiles, les autres m’égaraient. En voici, avec détail, un exemple remarquable. Au commencement de 1775, Joung, plus tard surnommé Stilling, nous écrivit du bas Rhin qu’il allait se rendre à Francfort, où il était appelé, comme oculiste, à entreprendre une cure importante. Mes parents et moi, nous fûmes charmés de sa venue, et nous lui offrîmes l’hospitalité. M. de Lersner, homme âgé et respectable, estimé de chacun, pour avoir élevé et dirigé de jeunes princes, et pour avoir observé une sage conduite à la cour et dans ses voyages, souffrait depuis longtemps d’une complète cécité ; mais le désir de la guérison ne pouvait tout à fait s’éteindre en lui. Depuis quelques années, Joung, avec un bon courage et une pieuse hardiesse, avait fait plusieurs fois, dans le bas Rhin, l’opération de la cataracte, et il s’était fait par là une réputation étendue. Son âme candide, son caractère loyal, sa piété pure, lui gagnèrent la confiance générale ; elle s’étendit en remontant le cours du fleuve, grande voie des relations commerciales. M. de Lersner et sa famille, conseillés par un habile médecin, résolurent de faire venir l’heureux oculiste, bien qu’un marchand de Francfort, à qui le traitement avait mal réussi, le leur déconseillât fortement. Mais que prouvait un seul cas malheureux contre un si grand nombre de favorables ! Joung arriva, attiré par un salaire considérable, qu’il n’avait guère obtenu jusqu’alors ; il venait, pour augmenter sa réputation, joyeux et confiant, et nous nous félicitâmes de posséder un si estimable et si paisible convive.

Après diverses précautions médicales, la cataracte fut levée aux deux yeux. Nous étions dans une vive attente. On disait qu’aussitôt après l’opération, le patient avait vu jusqu’à ce que le bandeau lui eût de nouveau dérobé la lumière du jour. Mais on pouvait observer que Joung n’était pas tranquille, et que quelque chose lui pesait sur le cœur. Et en effet, comme je le pressais davantage, il m’avoua qu’il était inquiet du résultat de la cure. D’ordinaire (et je l’avais vu maintes fois à Strasbourg), il semblait qu’il n’y eût rien de plus facile au monde. Et la chose avait réussi cent fois à Stilling. L’incision douloureuse une fois pratiquée, le cristallin opaque s’échappait de lui même à la plus légère pression, à travers la cornée insensible ; le patient voyait aussitôt les objets, et n’avait qu’à prendre patience, les yeux bandés, jusqu’à ce que le traitement achevé lui permît de se servir à son gré et à son aise du précieux organe. Bien des pauvres, à qui Joung avait procuré ce bonheur, avaient invoqué sur lui la bénédiction de Dieu et la récompense que cet homme riche devait maintenant lui payer.

Joung avouait que, cette fois, l’opération n’avait pas été aussi facile et aussi heureuse ; le cristallin n’avait pas sauté dehors ; il avait dû l’extraire, et même, parce qu’il était adhérent, le détacher. Cela n’avait pu s’accomplir sans quelque violence. Maintenant il se faisait des reproches d’avoir aussi opéré l’autre œil. Mais on avait résolu de faire les deux opérations en même temps ; on n’avait pas songé à un pareil accident, et quand il se fut présenté, on ne s’était pas remis et déterminé sur-le-champ. Bref, le second cristallin n’était pas venu de lui-même ; il avait fallu le détacher aussi, et l’extraire avec effort. Combien un homme si bon, si bien intentionné et si pieux doit souffrir dans une situation pareille, c’est ce qu’on ne peut ni développer ni décrire. Quelques réflexions générales sur un pareil caractère sont peut-être ici à leur place.

Travailler à sa culture morale est ce que l’homme peut entreprendre de plus simple et de plus faisable ; il y est porté par une impulsion naturelle ; il y est conduit et même contraint dans la vie civile par le bon sens et l’amour. Stilling vivait dans un sentiment de sympathie morale et religieuse ; il ne pouvait exister sans se communiquer et sans éprouver à son tour la bienveillance ; il demandait une affection mutuelle ; où l’on ne le connaissait pas, il était silencieux ; où l’on ne l’aimait pas, le connaissant, il était triste : c’est pourquoi il ne se trouvait jamais mieux qu’avec les personnes bien intentionnées, qui, dans une sphère bornée et tranquille, sont occupées paisiblement à se perfectionner.

Ces personnes sauront se défaire de la vanité, renoncer à la poursuite de l’honneur mondain, se former un langage réservé, observer une conduite égale et bienveillante avec leurs amis et leurs voisins. Ici se trouve souvent, à la base, une forme de l’intelligence difficile à définir, modifiée par l’individualité : ces personnes attachent une grande importance à leur carrière pratique ; on regarde tout comme détermination surnaturelle, avec la conviction que Dieu agit directement. D’ailleurs, il y a chez l’homme un certain penchant à persister dans son état, mais aussi à se laisser pousser et conduire, et une certaine hésitation à agir soi-même. Elle s’accroît par la ruine des plans les plus sages, tout comme par la réussite accidentelle d’un heureux concours de circonstances imprévues. Et comme un pareil genre de vie est un obstacle a une conduite mâle et attentive, la manière de tomber dans un semblable état mérite également d’être observée et considérée.

L’objet dont ces adeptes s’entretiennent de préférence, est ce qu’on nomme réveils, conversions, auxquels nous ne contestons pas leur valeur, psychologique. C’est proprement ce que nous appelons, en matière de science et de poésie, des aperçus, la reconnaissance d’une grande maxime, ce qui est toujours une opération spontanée de l’esprit ; on y arrive par la contemplation, et non par la méditation, l’enseignement ou la tradition. Ici, c’est la reconnaissance de la force morale, qui s’appuie sur l’ancre de la foi, et se sentira dans une orgueilleuse sûreté au milieu des flots. Un pareil aperçu donne à celui qui le découvre la plus grande joie, parce qu’il porte, d’une manière originelle, la pensée vers l’infini ; il n’est besoin d’aucun laps de temps pour opérer la conviction ; elle naît entière et parfaite en un moment ; de là le bon vieux proverbe français : « En peu d’heures Dieu labeure. » Des impulsions extérieures déterminent souvent l’explosion soudaine d’une pareille conversion ; on croit voir des signes et des miracles.

La confiance et l’amitié m’unissaient de la manière la plus cordiale avec Stilling ; au reste, j’avais eu aussi sur sa carrière une heureuse et bonne influence, et il était fait pour garder un délicat et reconnaissant souvenir de tout ce qu’on faisait pour lui : mais, dans la direction que j’avais prise alors, son commerce ne m’était ni agréable ni avantageux. À la vérité, je laissais volontiers chacun arranger et régler l’énigme de sa vie ; mais attribuer à une intervention divine, immédiate, tout ce qui nous arrive raisonnablement d’heureux me semblait une prétention excessive, et l’idée que toute précipitation, toute négligence, qui résultent de notre légèreté et de notre vanité, ont des suites fâcheuses et pénibles, je ne pouvais non plus la concevoir comme un enseignement divin. Je pouvais donc tout au plus prêter l’oreille à cet excellent ami, mais sans rien lui répondre qui dût le satisfaire. Toutefois je lui laissais le champ libre comme à tant d’autres, et, comme auparavant, je pris sa défense dans la suite, quand des personnes par trop mondaines ne craignaient pas de blesser sa nature délicate. Aussi ne laissai-je pas arriver jusqu’à son oreille la boutade d’un esprit goguenard, qui disait un jour d’un ton sérieux : « En vérité, si j’étais aussi bien avec Dieu que Joung, ce n’est pas de l’argent que je demanderais à l’Être suprême, mais de la sagesse et de la prudence, pour me faire éviter tant de sottises qui coûtent de l’argent et qui nous endettent misérablement pour de longues années. »

En effet, ces plaisanteries et ces traits malins n’étaient pas alors de saison. Bien des jours se passèrent entre la crainte et l’espérance ; la crainte augmenta, l’espérance s’évanouit et disparut tout à fait. Les yeux du bon M. de Lersner s’enflammèrent, et il ne fut plus douteux que la cure avait mal réussi. L’état dans lequel ce malheur plongea notre ami ne peut se décrire. Il était aux prises avec le plus profond et le plus cruel désespoir. En effet, que n’avait-il pas perdu dans cette occasion ! D’abord, la vive reconnaissance de l’homme rendu à la lumière, ce qui est pour le médecin la plus magnifique récompense ; la confiance de tant d’autres infirmes ; le crédit, car sa pratique détruite laissait une famille dans l’indigence. En un mot, nous jouâmes d’un bout à l’autre le lamentable drame de Job, où l’honnête Stilling se chargea lui-même du rôle des amis qui le censurent. Il voulait considérer cet accident comme une punition de ses fautes ; il lui semblait qu’il avait témérairement considéré comme une vocation divine les remèdes ophthalmiques, accidentellement parvenus dans ses mains ; il se reprochait de n’avoir pas étud’é à fond cet art, d’une si grande importance, mais d’avoir pratiqué d’une manière superficielle et aventureuse ; il se rappelait à tout moment les méchants propos de la malveillance, et il se demandait si ces propos n’étaient pas fondés. Ces réflexions l’affligeaient d’autant plus qu’il devait se reprocher, dans le cours de sa vie, la légèreté, si dangereuse pour les hommes pieux, et, par malheur, aussi la vanité et la présomption. Dans ces moments, il était comme anéanti, et nous avions beau chercher des explications, nous finissions par arriver au résultat où la raison est forcée d’aboutir, c’est que les décrets de Dieu sont impénétrables.

J’aurais plus souffert encore dans ma joyeuse tendance au progrès, si je n’avais pas soumis, selon mon habitude constante, ces dispositions de l’âme à un sérieux et bienveillant examen. Mais, ce qui m’affligeait, c’était de voir ma bonne mère si mal récompensée de ses fatigues et de ses soins hospitaliers : cependant, avec son âme égale, incessamment active, elle n’en fut pas affectée. C’était mon père que je plaignais le plus. Il avait décemment élargi en ma faveur un intérieur rigoureusement fermé, et, à table surtout, où la présence de personnes étrangères attirait aussi nos amis de l’endroit et d’autres voyageurs en passage, il prenait grand plaisir à une conversation gaie et même paradoxale, dans laquelle, par les mille ressources de ma dialectique, je provoquais sa gaieté et son bienveillant sourire, car j’avais la malicieuse habitude de tout contester, en n’insistant toutefois que jusqu’au point nécessaire pour rendre, en tout cas, ridicule celui qui avait raison. Mais c’est à quoi il ne fallut pas du tout penser durant les dernières semaines ; les plus heureux événements, la joie causée par le bon succès de cures secondaires de notre ami, si malheureux par la cure principale, ne purent faire impression, bien moins encore donner le change à sa tristesse.

Et pourtant nous fûmes égayés entre autres par un vieux juif d’Isenbourg, aveugle, mendiant, qui, amené à Francfort dans la plus profonde misère, ayant à peine un abri, à peine une chétive nourriture et les soins nécessaires, fut si bien soutenu par sa coriace nature orientale, qu’il se vit, avec des transports de joie, parfaitement guéri et sans la moindre incommodité. Quand on lui demanda s’il avait trouvé l’opération douloureuse, il répondit, avec sa manière hyperbolique : « Quand j’aurais un million d’yeux, je les laisserais tous opérer pour un demi-teston. » À son départ, il se comporta dans la Fahrgasse d’une manière tout aussi excentrique ; il remerciait Dieu avec la naïveté des hommes de l’Ancien Testament, louait le Seigneur et son merveilleux envoyé. Il parcourut ainsi lentement jusqu’au pont cette longue rue marchande. Vendeurs et acheteurs sortaient des boutiques, surpris d’un enthousiasme si rare, si pieux, et qui s’exprimait avec exaltation à la face de tout le monde. Chacun était ému et intéressé, en sorte que, sans rien quêter ni demander, il reçut d’abondantes aumônes pour ses frais de voyage. Mais nous osâmes à peine parler chez nous de cet incident : car, si nous pouvions nous représenler le pauvre homme bien heureux au delà du Mein, dans sa sablonneuse patrie, au sein de sa misère domestique, un homme riche et respectable était en deçà, privé de la jouissance inestimable qu’il avait d’abord espérée.

Aussi notre bon Stilling se trouva-t-il humilié de recevoir les mille florins, stipulés à tout événement, et qui furent noblement payés par l’homme généreux. Cet argent devait, après le retour de notre ami, acquitter une partie des dettes qui pesaient sur sa misère et sa détresse. Il nous quitta désolé ; il prévoyait, à son retour, la réception d’une femme soucieuse, l’accueil moins amical de son beau-père et de sa belle-mère, personnes excellentes, qui, ayant cautionné pour de nombreuses dettes cet homme trop confiant, pouvaient croire qu’ils s’étaient mépris dans le choix d’un mari pour leur fille. Il pouvait prévoir dans telle et telle maison, de telle et telle fenêtre, la moquerie et la raillerie de gens déjà malveillants à son égard dans la prospérité. Une pratique, interrompue par son absence, menacée dans sa base par cette disgrâce, devait lui donner de grandes inquiétudes. C’est dans ces dispositions que nous le vîmes partir. Cependant nous n’étions pas, de notre côté, tout à fait sans espérance ; car sa nature excellente, appuyée sur la foi en un secours surnaturel, devait inspirer à ses amis une modeste et tranquille confiance.




LIVRE XVII
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Au moment où je reprends le récit de ma liaison avec Lili, je dois me souvenir que j’ai passé avec elle les heures les plus agréables, soit en tête-à-tête, soit en présence de sa mère. On m’attribuait, d’après mes écrits, la connaissance du cœur humain, comme on disait alors, et, sous ce rapport, nos entretiens étaient, de toute manière, moralement intéressants. Mais comment s’entretenir de l’état du cœur sans s’ouvrir l’un à l’autre ? Avant qu’il fût longtemps, Lili, dans une heure tranquille, me conta l’histoire de ses premières années. Elle avait grandi dans la jouissance de tous les avantages de la société et des plaisirs du monde. Elle me dépeignit ses frères, ses proches, ainsi que sa vie intime. Sa mère seule demeura dans une respectable obscurité. Elle fit aussi mention de ses petites faiblesses, et, par exemple, elle ne put dissimuler qu’elle avait dû remarquer en elle un certain don d’attirer, joint à une certaine disposition à ne pas retenir. Par là, nous fûmes amenés, de parole en parole, à ce point délicat, qu’elle avait aussi exercé ce don sur moi, mais qu’elle en avait été punie, en ce que je l’avais attirée à mon tour. Ces aveux partaient d’une âme si naïve et si pure, qu’ils m’attachèrent à elle par les liens les plus étroits. Ce fut bientôt un besoin mutuel, une habitude, de se voir ; mais combien de jours, combien de soirées aurais-je dû passer sans elle, si je n’avais pu me résoudre à la voir dans ses assemblées ! Il en résulta pour moi plus d’un tourment.

Ma liaison avec elle était de personne à personne ; j’aimais une jeune fille belle, aimable et instruite. Cette liaison était comme les premières, et d’une nature encore plus relevée. Cependant je n’avais point songé aux circonstances extérieures, à l’union réciproque des deux familles. Un désir irrésistible était devenu le maître. Je ne pouvais vivre sans elle, ni elle sans moi ; mais, dans ses entours et grâce à tel ou tel membre de la société, que de jours troublés ! que d’heures perdues ! L’histoire des parties de plaisir d’où le plaisir finissait par s’envoler, un frère en retard, qui me demandait de l’attendre, qui terminait d’abord ses affaires tout à loisir, peut-être avec une malicieuse lenteur, et troublait ainsi tous les arrangements que nous avions pris ; ajoutez les rencontres et les manquements, l’impatience et la privation ; toutes ces peines qui, minutieusement décrites dans un roman, trouveraient sans doute des lecteurs sympathiques, je dois les omettre ici. Cependant, pour que cette exposition méditée ait un air de vie, un sentiment de jeunesse, je citerai quelques poésies, connues, il est vrai, mais qui peut-être seront ici plus expressives.

« Mon cœur, mon cœur, quel est ce mystère ? Quel mal si vivement te presse ? Quelle étrange et nouvelle vie ! Je ne te reconnais plus. Tout ce que tu aimais est bien loin, bien loin l’objet de ta tristesse, bien loin ton travail et ton repos… Ah ! comment donc en es-tu venu là ?

« Cette fleur de jeunesse, cette aimable figure, ce regard plein de candeur et de bonté, est-ce qu’ils t’enchaînent avec une puissance infinie ? Si je veux brusquement me séparer d’elle, m’évertuer, la fuir, hélas ! au même instant mon sentier me ramène auprès d’elle.

« Et avec ce lil enchanté, qui ne se laisse pas rompre, l’aimable et folle jeune fille m’arrête malgré moi. Il faut que désormais je vive à sa guise, dans son cercle magique. Quel changement, hélas ! Amour, Amour, brise ma chaîne ! »




« Hélas ! pourquoi m’entraîner absolument dans cette brillante assemblée ? Le bon jeune homme n’était-il pas heureux dans la nuit solitaire ?

« Secrètement reclus dans ma chambrette, j’étais couché au clair de la lune, tout enveloppé de sa mystérieuse lumière, et je commençais à sommeiller.

« Là je rêvais les heures dorées d’un bonheur sans mélange ; j’avais senti ta chère image tout entière au fond de mon cœur.

« Est-ce bien moi que tu enchaînes, devant mille bougies, à la table de jeu ? Est-ce bien moi que tu fais asseoir en face de visages souvent insupportables ?

« Viens ! la fleur du printemps n’est pas pour moi plus ravissante dans les campagnes. Où tu es, mon ange, est l’amour, la bonté ; où tu es, la nature[3]. »

Qu’on lise ces poésies avec attention, ou plutôt qu’on se les chante avec le cœur, et l’on sentira certainement passer un souffle de ces heures fortunées. Mais nous ne quitterons pas à la précipitée cette grande et brillante société, sans ajouter quelques observations, surtout pour expliquer la fin de la seconde pièce. Celle que j’étais accoutumée à voir en un simple négligé, qu’elle variait rarement, m’apparaissait ensuite brillante et parée à la mode, avec élégance, et pourtant c’était toujours elle : sa grâce, son affabilité, étaient les mêmes ; je dirais seulement qu’elle se montrait plus attirante ; peut-être parce qu’elle était là en présence d’une société nombreuse, qu’elle se trouvait engagée à se produire plus vivement, à se diversifier selon les personnes qui se présentaient à elle. Pour tout dire, je ne pouvais me dissimuler que ces étrangers m’importunaient, mais que je n’aurais pas voulu pour beaucoup être privé du plaisir d’apprendre à connaître ses mérites de société, et de voir qu’elle serait à sa place dans une position plus large et plus étendue.

C’était ce même sein, maintenant voilé par la toilette, qui m’avait révélé ses mystères, et dans lequel je voyais aussi clair que dans le mien ; c’étaient ces mêmes lèvres qui m’avaient fait sitôt le récit de sa vie pendant ses premières années. Chaque regard échangé, chaque sourire qui l’accompagnait, exprimaient une noble et secrète intelligence, et, dans le monde, je m’étonnais de l’innocent et mystérieux accord qui s’était formé entre nous, de la manière la plus simple et la plus naturelle.

Toutefois, à l’arrivée du printemps, une décente liberté champêtre devait resserrer encore cette liaison. Offenbach sur le Mein montrait dès lors les premières constructions d’une ville qui promettait de se former dans la suite. Des maisons, belles et magnifiques pour le temps, s’étaient déjà élevées. L’oncle Bernard (je lui donne tout de suite son titre de famille) habitait la plus grande ; de vastes fabriques y touchaient ; d’Orville, jeune homme vif, aimable et original, demeurait vis-à-vis. Des jardins attenants, des terrasses prolongées jusqu’au Mein, permettant de toutes parts une libre sortie sur de gracieux environs, offraient aux arrivants, aux hôtes, d’admirables jouissances. Un amant ne pouvait trouver, pour entretenir ses sentiments, un plus souhaitable séjour.

Je demeurais chez Jean André, et, puisque je dois nommer ci cet homme, qui s’est fait assez connaître dans la suite, je me permettrai une petite digression, pour donner quelque idée de l’opéra d’alors. Marchand était à cette époque le directeur du théâtre de Francfort, et il s’employait lui-même de son mieux. C’était un bel homme, grand et bien fait et à la fleur de l’âge. Chez lui dominaient la nonchalance et la mollesse, et sa personne était assez agréable sur la scène. Il avait assez de voix pour chanter la musique d’alors : aussi prenait-il soin d’arranger pour la scène allemande les grands et les petits opéras français. Il jouait particulièrement bien le père dans Zémire et Azor de Grétry ; il avait une pantomime très-expressive dans la vision disposée derrière le voile. Cependant cet opéra, bien réussi dans son genre, s’approchait du style noble, et il était fait pour éveiller les plus tendres sentiments. En revanche, un démon réaliste s’était emparé de l’opéra ; les opéras de professions et de métiers se produisaient. Les Chasseurs, le Tonnelier, et que sais-je encore, avaient pris les devants. André se choisit le Potier. Il avait composé lui-même les paroles, et il avait déployé sur ce texte tout son talent musical. J’étais logé chez lui. Je ne dirai ici que le nécessaire sur ce poète et compositeur toujours prêt. C’était un homme d’un talent vif et naturel, fixé à Offenbach comme industriel et fabricant. Il flottait entre le maître de chapelle et le dilettante. Dans l’espérance d’atteindre au mérite de maître, il faisait de sérieux efforts pour acquérir une solide science musicale ; comme dilettante, il était disposé à répéter sans fin ses compositions.

Parmi les personnes qui se montraient les plus actives pour occuper et animer la société, il faut nommer le pasteur Ewald, qui, spirituel et gai dans le monde, savait poursuivre en silence les études que lui imposait son état : aussi s’est-il fait connaître honorablement par la suite dans le domaine de la théologie. Il faut se le représenter dans notre cercle comme une personne indispensable, ayant l’intelligence et la riposte.

Le clavecin de Lili enchaînait complètement à notre compagnie le bon André ; comme professeur, comme maître et comme exécutant, il y avait peu d’heures du jour et de la nuit où il ne prît une part active à la vie de famille, aux plaisirs de chaque jour. Il avait mis en musique la Lénore de Burger, alors dans sa première nouveauté, et que l’Allemagne avait reçue avec enthousiasme ; il la répétait souvent et volontiers. Moi, qui récitais beaucoup de vers et d’une manière animée, j’étais toujours prêt à la déclamer. On ne s’ennuyait pas encore en ce temps-là d’entendre redire la même chose. Si la société avait le choix de dire lequel de nous deux elle voulait entendre, elle décidait souvent en ma faveur. Mais tout cela ne servait qu’à permettre aux amants d’être plus longtemps ensemble. Ils ne pouvaient finir, et, tantôt l’un tantôt l’autre, ils savaient aisément entretenir par leurs cajoleries le bon Jean-André dans un mouvement continuel, pour prolonger, à force de répétitions, sa musique jusqu’après minuit. Par là, les deux amants s’assuraient la précieuse et indispensable douceur d’être ensemble. On sortait de la maison de bon matin, et l’on se trouvait en plein air, mais non proprement à la campagne. De remarquables bâtiments, qui, dans ce temps-là, auraient fait honneur à une ville, des jardins dessinés en parterres, avec des platesbandes de fleurs et d’autres décorations, une libre vue sur la rivière jusqu’à l’autre bord, souvent, de très-bonne heure, une active navigation de radeaux, de coches et de barques agiles, un monde vivant, qui doucement glissait sur l’eau, étaient en harmonie avec des sentiments affectueux et tendres. La rivière elle-même, avec son doux mouvement, son cours solitaire et ses roseaux murmurants, était faite pour récréer, et ne manquait pas d’exercer sur les arrivants un charme puissant et doux. Un ciel serein, dans la plus belle saison de l’année, étendait sa voûte sur tout ce paysage. Quel plaisir une société intime n’avait-elle pas à su retrouver, le matin, entourée de scènes pareilles !

Si un lecteur sérieux jugeait cette vie par trop frivole et légère, je le prierais de considérer que tous ces plaisirs, dont j’ai dû faire un ensemble pour en tracer la peinture, étaient interrompus par des journées et des semaines de privations, par d’autres soins et des occupations, même par l’insupportable ennui. Les hommes et les dames étaient sérieusement occupés, chacun dans sa sphère. Je ne manquais pas non plus de remplir ma tâche, en considération du présent et de l’avenir, et je trouvais encore assez de temps pour obéir aux inspirations irrésistibles du talent poétique et de l’amour. Je donnais à la poésie les premières heures de la matinée ; la suite du jour appartenait aux affaires, qui étaient traitées d’une façon toute particulière. Mon père, jurisconsulte profond et même élégant, soignait lui-même les affaires que lui imposaient soit l’administration de son bien, soit ses liaisons avec de dignes amis ; et, bien que sa qualité de conseiller impérial ne lui permît pas de pratiquer, il était, comme jurisconsulte, à la disposition de plusieurs personnes dont il avait la confiance ; ses écritures étaient signées par un avocat ordinaire, à qui chaque signature valait une rétribution équitable.

Son activité avait encore augmenté depuis que j’étais entré dans les affaires, et je pouvais remarquer qu’il mettait à plus haut prix mon talent de poète que ma pratique, et qu’il faisait tout, afin de me laisser assez de temps pour mes études et mes travaux poétiques. Solide et laborieux, mais lent à concevoir et à exécuter, il étudiait les pièces comme référendaire particulier, puis, quand nous étions réunis, il m’exposait l’affaire, et je l’expédiais avec une si grande facilité, que son cœur paternel en était vivement réjoui : il me dit même un jour que, si je lui étais étranger, il me porterait envie.

Pour faciliter encore ces travaux, nous avions un clerc, dont les manières et le caractère, bien retracés, feraient bonne figure dans un roman. Après avoir bien employé son temps au collège, où il était devenu bon latiniste et avait acquis d’autres précieuses connaissances, il mena à l’université une vie par trop légère, qui interrompit sa carrière ; il se traîna quelque temps dans l’indigence, avec un corps infirme, et ne revint que plus tard à une situation meilleure, au moyen de sa belle écriture et de son talent de comptable. Soutenu par quelques avocats, il apprit peu à peu à connaître fort bien la procédure, et, par sa probité et sa ponctualité, il se fit des protecteurs de tous ceux qui l’employèrent. Il nous rendit aussi de bons services, et il était à notre disposition pour toutes les affaires de droit et de calcul. Il s’occupait donc, pour sa part, de nos affaires, toujours plus étendues, qui avaient pour objet soit la pratique du droit, soit des gérances, des commissions et des expéditions diverses. À l’hôtel de ville, il connaissait tous les tours et les détours ; tel qu’il était, on le souffrait dans les deux audiences du bourgmestre ; et, comme il connaissait bien, depuis leur entrée en fonctions, et dans leur marche encore mal assurée, plusieurs sénateurs, dont quelques-uns devinrent bientôt échevins, il avait gagné une certaine confiance, qu’on pourrait appeler une sorte d’autorité. Il savait employer tout cela à l’avantage de ses patrons, et, comme sa santé l’obligeait à une activité modérée, on le trouvait toujours prêt à remplir soigneusement toute commission. Sa personne n’était point désagréable ; sa taille était élancée, ses traits réguliers, ses manières point importunes ; avec l’air d’assurance d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il est à propos de faire, il était habile et de joyeuse humeur, quand il s’agissait d’écarter des obstacles. Il devait approcher de la cinquantaine. Encore une fois, je regrette de ne l’avoir pas introduit comme ressort dans quelque nouvelle.

Avec l’espérance d’avoir satisfait, en quelque mesure, mes lecteurs par ce qui précède, je reviens à ces jours brillants, où l’amour et l’amitié se montrèrent dans leur plus belle lumière. Que l’on célébrât soigneusement, gaiement et avec une certaine diversité, les jours de naissance, c’était chose naturelle dans une pareille société. C’est pour le jour natal du pasteur Ewald que fut composée la chanson : « Dans toutes les bonnes heures, exaltés par l’amour et le vin, unissons nos voix pour dire cette chanson ! Il nous lie, le dieu qui nous amène ici ; il ranime nos flammes que ses mains allumèrent[4]. » Comme cette chanson s’est conservée jusqu’à présent, et qu’il n’y a guère de société joyeuse, rassemblée pour un festin, qui ne la répète gaiement, nous la recommandons à nos successeurs, et nous leur souhaitons à tous de la dire et de la chanter avec autant de plaisir et de contentement que nous en ressentions alors dans notre petit cercle, qui était un monde pour nous et nous faisait oublier qu’il y en avait un plus grand.

On s’attend bien que le jour natal de Lili, qui revenait, le 23 juin, pour la dix-septième fois, devait être célébré avec une solennité particulière. Elle avait promis d’arriver à midi à Offenbach, et je dois dire que les amis s’étaient heureusement accordés pour écarter de cette fête tous les compliments traditionnels et s’étaient préparés à recevoir et à réjouir Lili avec des témoignages d’affection dignes d’elle. Occupé de ces agréables devoirs, je voyais se coucher le soleil, qui annonçait un beau lendemain et promettait à notre fête sa joyeuse et brillante présence, quand Georges, le frère de Lili, qui ne pouvait se contraindre, entra assez brusquement dans ma chambre et m’apprit sans ménagement que la fête du lendemain était troublée ; il ne savait lui-même ni pourquoi ni comment, mais sa sœur me faisait dire qu’il lui était tout à fait impossible de se trouver le lendemain pour midi à Offenbach et de prendre part à la fête préparée pour elle. Elle n’espérait pas de s’y trouver avant le soir. Elle savait, elle sentait parfaitement, combien la chose devait être désagréable pour moi et pour nos amis, mais elle me priait instamment d’imaginer quelque chose pour adoucir et même pour faire pardonner le fâcheux effet de cette nouvelle qu’elle nie chargeait d’annoncer. Elle m’en serait infiniment obligée. Je gardai un moment le silence, je me recueillis, et, comme par inspiration, j’avais trouvé ce qu’il fallait. Je m’écriai : « Va, Georges, va lui dire de se tranquilliser, de faire son possible pour arriver vers le soir : je promets que cette contrariété sera changée en fête. » Georges était curieux de savoir comment, mais je refusai obstinément de le satisfaire, quoiqu’il appelât à son secours tous les artifices et tout le pouvoir que se permet d’exercer sur nous le frère d’une amante.

À peine fut-il parti, que je me promenai de long en large dans ma chambre, singulièrement satisfait de moi-même, avec le joyeux et libre sentiment qu’une occasion m’était offerte de me montrer d’une manière brillante comme serviteur de Lili ; je cousis ensemble plusieurs feuilles de papier avec de belle soie, comme il convient pour les poèmes de circonstance, et je me hâtai d’écrire le titre :

elle ne vient pas !

Lamentable drame de famille, qui, Dieu la voulu ! sera représenté au naturel, à Offenbach sur le Mein, le 23 juin 1775. L’action dure du matin jusqu’au soir.

Il ne reste de ce badinage ni brouillon ni copie ; je m’en suis souvent informé, sans avoir pu jamais obtenir aucun éclaircissement ; il faudra donc que je le recompose, mais il est facile d’en donner une idée générale. La scène se passe à Offenbach, dans la maison et le jardin de d’Or ville. Au lever du rideau, les domestiques jouent chacun leur rôle exactement, et l’on voit, à n’en pas douter, qu’il se prépare une fête. Les enfants, esquissés d’après nature, se mêlent à l’action, puis monsieur et madame déploient leur activité et leur autorité particulières. Au milieu de ce mouvement confus et précipité, arrive l’infatigable voisin, le compositeur Jean-André ; il se met au clavecin, et appelle tout le monde, pour écouter et essayer le chant de fête qu’il vient de terminer. Il attire à lui toute la maison, mais chacun s’écarte de nouveau pour courir aux affaires pressantes ; l’un est appelé par l’autre ; l’un a besoin de l’autre ; survient le jardinier, qui atlire l’attention sur les décors du jardin et de l’eau ; couronnes, banderoles, inscriptions élégantes, rien n’est oublié.

Comme on se rassemble pour voir toutes ces belles choses, arrive un messager, qui, en sa qualité de joyeux commissionnaire, était aussi autorisé à jouer un rôle à caractère, et à qui de trop généreux pourboires pouvaient faire deviner à peu près de quoi il s’agissait. Il se fait jm peu valoir avec son paquet ; il espère un verre de vin et quelques friandises ; enfin, après quelques malicieux refus, il donne sa dépêche. Les bras en tombent au maître de la maison ; la lettre échappe de ses mains. Il s’écrie : « Qu’on m’approche de la table, de la commode ! Que je puisse passer la main sur quelque chose ! » Les personnes vives, qui ont l’habitude d’une spirituelle intimité, se distinguent bientôt par un langage et des gestes symboliques. Il se forme un argot particulier, qui fait le charme des initiés et que les étrangers ne remarquent pas, ou qu’ils trouvent insipide, s’ils le remarquent. Une des singularités les plus agréables de Lili est ici rendue par l’expression et par le geste de « passer la main ; » c’est ce qu’elle faisait, particulièrement à table, ou si elle se trouvait dans le voisinage d’une surface polie, lorsqu’on tenait quelques discours choquants. Cette habitude lui venait d’une gracieuse malice dont elle s’était rendue coupable, un jour qu’elle se trouvait placée à table à côté d’un étranger, qui tint quelques propos malséants. Sans laisser paraître la moindre émotion sur son charmant visage, elle promena gentiment sa main droite sur la nappe, et poussa doucement par terre tout ce qu’elle rencontra dans ce geste léger, couteau, fourchette, pain, salière, que sais-je ! et même plusieurs objets à l’usage de son voisin. Grand émoi : les domestiques accoururent ; nul ne savait ce que cela voulait dire, excepté les convives les plus proches, qui furent charmés de voir faire à une incongruité une si jolie et victorieuse réplique. Un symbole était donc trouvé pour le refus d’une chose contrariante, ce qui peut arriver quelquefois dans une société instruite, honnête, estimable, bien intentionnée, mais qui n’est pas cultivée au plus haut point. Nous nous permettions tous, pour exprimer le refus, ce mouvement de la main droite. Elle-même, elle ne se permit dans la suite que modérément et avec goût de passer réellement la main sur les objets.

Si donc le poëte attribue, comme mimique, au maître de la maison ce désir, devenu chez nous, par l’habitude, un mouvement naturel, on voit d’abord l’effet qu’il va produire : comme il menace de tout jeter à bas des meubles par le frottement, tout le monde l’arrête ; on cherche à le calmer ; enfin il se jette accablé dans un fauteuil. « Qu’est-il arrivé ? s’écrie-t-on. Est-elle malade ? Quelqu’un est-il mort ? — Lisez ! lisez, s’écrie d’Orville. La lettre est là par terre. » On ramasse la dépêche, on lit, on s’écrie : « Elle ne vient pas ! » Cette grande frayeur avait préparé à une plus grande. Mais elle était donc bien ! Il ne lui était rien arrivé ! Nul accident fâcheux dans la famille ! Il restait l’espérance du soir. André, qui, dans l’intervalle, n’avait pas cessé de musiquer, accourait enfin, consolait et cherchait à se consoler. Le pasteur Ewald et sa femme entraient en scène d’une manière également caractéristique, avec chagrin et avec esprit, avec des regrets sentis et des conseils modérés. Cependant la confusion était encore générale, lorsque enfin l’oncle Bernard arrive, avec une tranquillité exemplaire, dans l’attente d’un bon déjeuner, d’un honorable dîner de fête, et il est le seul qui envisage l’affaire du véritable point de vue, qui tienne des discours consolatifs, raisonnables, et qui arrange tout, absolument comme dans la tragédie grecque un Dieu fait cesser avec peu de mots les égarements des plus grands héros.

Tout cela fut écrit à plume courante pendant une partie de la nuit, et remis à un messager, qui avait pour instruction d’arriver, le lendemain, à dix heures précises à Offenbach. À mon réveil, je vis la plus belle matinée. Je m’arrangeai pour arriver aussi à Offenbach au coup de midi. Je fus acccueilli par le plus étrange des charivaris. On parlait à peine de la fête troublée. Ils me grondaient et me querellaient tous de les avoir si bien saisis. Les domestiques étaient charmés d’avoir figuré sur le même théâtre que leurs maîtres ; les enfants seuls, invariables, incorruptibles réalistes, soutenaient obstinément qu’ils n’avaient pas parlé ainsi, et que tout s’était passé autrement qu’on ne le voyait là écrit. Je les apaisai avec quelques avant-goûts du dessert, et nous restâmes bons amis. Un joyeux dîner, des préparatifs modestes, nous disposèrent à recevoir Lili sans faste, mais peut-être aussi avec plus de tendresse. Elle vint et trouva, pour lui souhaiter la bienvenue, des visages gais et riants : elle était presque surprise que son absence permît tant d’allégresse : on lui expliqua tout, on lui donna lecture de la pièce, et, avec sa douceur et sa grâce, elle me remercia comme elle seule pouvait faire.

Il n’était pas besoin d’une grande pénétration pour remarquer que son absence d’une fête qui lui était consacrée n’avait pas été accidentelle, mais qu’elle avait eu pour cause les propos qu’on tenait sur notre liaison. Cependant ils n’eurent pas la moindre influence ni sur nos sentiments ni sur notre conduite. On ne pouvait manquer dans cette saison de chercher, avec empressement, hors de la ville, les plaisirs de la société. Souvent je n’arrivais que tardivement dans la soirée, et je trouvais Lili avec tous les dehors de l’affection et de la sympathie. Comme je ne paraissais que pour bien peu de temps, j’aimais à lui rendre quelques services. Tantôt je m’étais chargé d’une affaire grande ou petite, tantôt je venais recevoir une commission. Ce servage est pour un amant la chose la plus agréable du monde, ainsi que les vieux romans de chevalerie savent nous le dire d’une manière obscure mais énergique. Qu’elle régnât sur moi, c’était chose manifeste, et elle pouvait bien se permettre d’en être fière. C’est ici le triomphe du vainqueur et du vaincu ; l’un et l’autre se complaisent dans le même orgueil.

Cette action répétée, mais souvent très-courte, que j’exerçais, n’en était que plus prononcée. Jean-André avait toujours une provision de musique ; j’apportais des nouveautés étrangères ou de ma façon ; c’était une pluie de fleurs poétiques et musicales ; c’était un beau temps ! Il régnait dans notre société une certaine exaltation. Pas un moment de vide. Il n’est pas douteux que cet effet ne fût produit sur nos amis par notre liaison : en effet, quand l’amour et la passion se montrent avec leur hardiesse naturelle, ils encouragent les âmes craintives, qui ne comprennent plus pourquoi elles feraient mystère de leurs droits tout pareils. Aussi voyait-on des liaisons plus ou moins cachées se former désormais sans crainte, et d’autres, qui ne se pouvaient guère avouer, se glissaient doucement de compagnie sous le voile du secret.

Si mes affaires, qui se multipliaient, ne me permettaient pas de passer à la campagne les jours auprès d’elle, les belles soirées offraient l’occasion de prolonger en plein air nos entrevues. C’était une situation dont il est écrit : « Je dors, mais mon cœur veille. » Les heures de clarté et de ténèbres étaient pareilles ; la lumière du jour ne pouvait éclipser la lumière de l’amour, et l’éclat de la passion faisait de la nuit un joursplendide. Voici une aventure que les âmes aimantes accueilleront avec plaisir. Nous avions prolongé assez tard, sous un beau ciel étoile, notre promenade dins la campagne : après l’avoir accompagnée, ainsi que nos autres amis, de porte en porte, et avoir pris enfin congé d’elle, je sentis si peu le sommeil, que je n’hésitai pas à recommencer une promenade. Je suivis la grande route de Francfort, pour m’abandonner à mes pensées et à mes espérances ; je m’assis sur un banc, pour être tout à elle et à moi-même, dans le profond silence de la nuit, sous un ciel étoile, d’une splendeur éblouissante. Un bruit remarquable et difficile à expliquer se fit tout près de moi ; ce n’était pas un frôlement, ce n’était pas un murmure : en prêtant l’oreille avec plus d’attention, je découvris que c’était le travail souterrain de petits animaux, peut-être des hérissons ou des belettes, ou de quelque autre animal, ainsi occupé à ces heures. J’avais poursuivi mon chemin vers la ville, et j’étais arrivé à Rœderberg, où je reconnus, à leur blancheur calcaire, les degrés qui mènent aux vignes. Je montai, je m’assis et je m’endormis. À mon réveil, le jour commençait à poindre ; je voyais en face de moi le haut rempart bâti autrefois comme défense contre les hauteurs qui s’élèvent en deçà. Sachsenbourg s’étendait devant moi ; de légers brouillards indiquaient le cours de la rivière. Je sentais une agréable fraîcheur. Je restai là jusqu’au moment où le soleil, se levant peu à peu derrière moi, illumina le paysage en face. C’était la contrée où je devais revoir ma bien-aimée, et je retournai lentement dans ce paradis, au milieu duquel elle sommeillait encore.

Cependant mes occupations croissantes, que je cherchais à étendre et à dominer pour l’amour d’elle, devaient rendre plus rares mes visites à Offenbach, et me causer une certaine anxiété ; on sentait bien qu’en faveur de l’avenir on sacrifiait et l’on perdait le présent. Et comme je voyais s’ouvrir peu à peu devant moi des perspectives plus avantageuses, je les jugeai plus considérables qu’elles ne l’étaient réellement, et je songeai d’autant plus à une décision prochaine, qu’une liaison si publique ne se pouvait continuer plus longtemps sans malaise. Comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, les deux amants ne se le disaient pas expressément l’un à l’autre, mais le sentiment d’un bonheur mutuel sans bornes, la pleine conviction qu’une séparation était impossible, la confiance égale que nous avions l’un en l’autre, tout cela produisit un effet si sérieux, que moi, qui avais pris la ferme résolution de fuir désormais toute longue chaîne, et qui me trouvais lié de celle-ci, sans assurance d’un heureux événement, j’étais saisi d’une véritable stupeur, et, pour m’en délivrer, je m’enfonçais toujours plus dans des affaires civiles indifférentes, dont j’attendais aussi succès et contentement auprès de ma bien-aimée.

Dans cette situation singulière, que d’autres peuvent bien aussi avoir douloureusement connue, nous fûmes secourus par une amie qui jugea très-bien les rapports des personnes et les circonstances. C’était Mlle Delf. Elle était, avec sa sœur aînée, à la tête d’une petite maison de commerce à Heidelberg ; elle avait eu, en différentes occasions, beaucoup d’obligations à la grande maison de banque de Francfort. Elle avait connu et aimé Lili dès son enfance. C’était une personne singulière ; son air avait quelque chose de grave et de masculin, sa démarche était vive, égale, délibérée ; elle avait eu sujet de se plier aux exigences du monde, et, par là, elle le connaissait, du moins dans un certain sens. On ne pouvait pas la nommer intrigante. Elle observait longtemps les liaisons et méditait secrètement ses desseins ; mais ensuite elle avait le don de discerner l’occasion, et, quand elle voyait les sentiments des personnes flotter entre le doute et la résolution, quand il ne s’agissait plus que de se décider, elle savait agir avec une telle fermeté, qu’elle ne manquait guère de réaliser son projet. Elle n’avait proprement aucun but égoïste ; avoir fait, avoir accompli quelque chose, surtout avoir fait un mariage, était déjà pour elle une récompense. Elle avait longtemps observé notre liaison ; dans ses fréquents séjours à Francfort, elle avait approfondi la chose, et s’était enfin convaincue que cette inclination devait être favorisée ; que ces projets, honnêtement mais faiblement entrepris et poursuivis, devaient être secondés, et ce petit roman amené promptement à sa conclusion. Depuis nombre d’années, elle avait la confiance de la mère de Lili ; introduite par moi dans ma famille, elle avait su se rendre agréable à mes parents ; car ces manières brusques ne déplaisent point dans une ville impériale, et, avec un fonds de sagesse, elles sont même bienvenues. Elle connaissait très-bien nos vœux, nos espérances ; avec son goût pour agir, elle y vit une commission. Bref, elle négocia avec les parents. Comment s’y prit-elle ? Comment vint-elle à bout d’écarter les difficultés qui se présentèrent peut-être ? Je ne sais, mais, un soir, elle vient à nous et nous apporte le consentement. « Donnez-vous la main ! » dit-elle, avec sa manière pathétique et impérieuse. J’étais devant Lili, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne, sans hésiter, mais lentement. Revenus de notre saisissement, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre. Une remarquable dispensation de l’Être tout-puissant a voulu, dans le cours de mon aventureuse carrière, me faire connaître les émotions du fiancé. Je puis dire que, pour un homme qui a des mœurs, c’est le plus agréable de tous les souvenirs. Il est doux de se rappeler les sentiments qu’il est difficile d’exprimer, et qui se peuvent expliquer à peine. La situation antérieure est entièrement changée ; les dures oppositions sont abolies ; la continuelle discordance est effacée ; la nature envahissante, la raison qui avertit sans cesse, les penchants tyranniques, la loi sage, qui nous assiégeaient de leur éternel conflit, viennent à nous maintenant dans une aimable concorde, et, grâce à une fête pieuse et généralement célébrée, ce qui était défendu est prescrit et ce qui était puni s’élève au rang de devoir indispensable. Mais on apprendra avec une satisfaction morale, que, dès ce moment, il s’opéra un certain changement dans ma manière de sentir. Si j’avais trouvé jusqu’à ce jour ma bien-aimée belle, agréable, attrayante, elle me parut dès lors noble et imposante… C’étaient deux personnes en une ; sa grâce et son amabilité m’appartenaient : je le sentais comme auparavant ; mais la dignité de son caractère, son assurance en elle-même, sa fidélité en toute chose, restaient toujours son bien propre. Je le contemplais, je le pénétrais, et j’y voyais avec bonheur un capital, dont les intérêts seraient ma jouissance pour la vie.

On l’a dit depuis longtemps, avec autant de sagesse que de gravité, nous ne demeurons guère au sommet d’une situation. Le consentement des deux familles, qui était tout particulièrement l’ouvrage de Mlle Delf, fut considéré désormais comme valable tacitement et sans autre formalité. Car, aussitôt que quelque chose d’idéal, comme on peut appeler de pareilles tiançailles, entre dans la réalité, il survient une crise au moment où l’on pense que tout est conclu. Le monde est impitoyable et il a raison ; car il faut que, de toute façon, il se maintienne ; la confiance de la passion est grande, mais nous la voyons bien souvent échouer contre la réalité. Deux jeunes époux qui s’unissent, surtout de nos jours, sans avoir une fortune suffisante, ne peuvent point se promettre de lune de miel ; le monde les menace aussitôt de ses impérieuses exigences, qui, si elles ne sont pas satisfaites, font accuser un jeune couple de folie.

L’insuffisance des moyens que j’avais courageusement mis en œuvre pour atteindre mon but n’avait pu se révéler à moi auparavant, parce que ces moyens auraient suffi jusqu’à un certain point : maintenant le but s’était rapproché, et rien ne cadrait plus. Le sophisme, que la passion trouve si aisément, ressortait peu à peu dans toute son inconvenance. Je dus considérer avec quelque sang-froid ma maison, ma situation domestique, dans ses derniers détails. Je sentais bien au fond que tout cela était préparé pour une bru ; mais sur quel genre de personne avait-on compté ? Nous avons fait connaissance, à la fin de la troisième partie, avec une jeune personne modeste, aimable, sage, belle, vertueuse, toujours égale à elle-même, aimante et sans passion ; c’était la clef de voûte convenable au cintre qui s’achevait : maintenant, à juger avec calme et sans prévention, on ne pouvait se dissimuler que pour la nouvelle clef il aurait fallu construire une voûte nouvelle. Cependant cela n’était pas encore évident pour moi, et pour elle tout aussi peu. Mais, quand je me voyais dans ma maison et que je songeais à l’y introduire, elle me semblait n’être pas à sa place, tout comme, pour paraître dans ses assemblées, pour ne pas trancher avec les gens à la mode, j’avais dû changer d’habits de temps en temps et en changer encore. Or cela n’allait pas avec un ménage où, dans une maison bourgeoise, neuve, de belle apparence, une magnificence surannée avait, en quelque sorte, reculé la date de l’établissement. Aussi n’avait-il pu s’engager ni s’établir, même après le consentement obtenu, aucunes relations entre les parents, aucun lien de famille. C’étaient d’autres usages religieux, d’autres mœurs. À supposer que mon aimable fiancée voulût continuer un peu son genre de vie, elle ne trouverait dans la décente et spacieuse maison ni l’occasion ni l’espace nécessaires.

Si j’avais jusqu’alors détourne les yeux de toutes ces choses, il s’était ouvert à moi du dehors, pour me tranquilliser et me fortifier, de belles perspectives de parvenir à quelque emploi avantageux. Un esprit alerte trouve partout à se placer ; les aptitudes, les talents éveillent la confiance ; chacun se dit qu’il s’agit seulement de prendre une autre direction. La jeunesse empressée rencontre la faveur ; on suppose le génie capable de tout, parce qu’il est capable d’une certaine chose.

Le domaine de l’esprit et de la littérature en Allemagne pouvait alors être considéré comme une terre nouvellement défrichée. Il se trouvait parmi les gens d’affaires des hommes habiles qui désiraient de laborieux colons et de bons économes pour le terrain à mettre en culture. La loge des francs-maçons, considérée et bien établie, dont je connaissais les principaux membres par mes relations avec Lili, me préparait doucement des rapports plus intimes ; mais, par un sentiment d’indépendance, qui plus tard me parut une folie, j’évitai toute liaison plus étroite, ne voyant pas que ces hommes, quoique réunis dans une plus haute pensée, auraient pu me seconder dans mes desseins, si voisins des leurs.

Je reviens à mon sujet. Dans les villes telles que Francfort, il y a des fonctions collectives, des résidences, des agences, qui, avec de l’activité, peuvent s’étendre sans limites. Il s’en offrait aussi à moi, qui paraissaient, au premier coup d’œil, non moins honorables que lucratives. On présuma que je pouvais les remplir, et les choses auraient marché, au moyen de la triade bureaucratique dont j’ai fait la peinture. On se dissimule ce qui est douteux ; on se communique ce qui est favorable ; on surmonte toutes les hésitations par une ardente activité ; ainsi se mêle dans la situation quelque chose de faux, sans que la passion en soit diminuée.


En temps de paix, il n’y a guère pour la foule de lecture plus agréable que les feuilles publiques, qui nous informent promptement des événements les plus nouveaux. Le bourgeois heureux et tranquille exerce là-dessus innocemment l’esprit de parti, que, dans notre sphère bornée, nous ne pouvons ni ne devons dépouiller. Tout homme de loisir se crée alors, comme dans une gageure, un intérêt arbitraire, un gain ou une perte chimérique, et prend, comme au théâtre, un intérêt très-vif, quoique imaginaire, au bonheur et au malheur d’autrui. Cet intérêt paraît souvent arbitraire, cependant il repose sur une base morale. Car, tantôt nous donnons une approbation méritée à des desseins louables, tantôt, entraînés par un brillant succès, nous nous tournons vers celui dont nous aurions blâmé les projets. Sous tous ces rapports, l’époque nous offrait une riche matière. Frédéric II, appuyé sur sa force, semblait toujours l’arbitre de l’Europe et du monde. Catherine, femme de génie, qui s’était jugée elle-même digne du trône, donnait à des hommes habiles, comblés de sa faveur, une grande latitude pour étendre de plus en plus la puissance de leur souveraine, et comme c’était aux dépens des Turcs, auxquels nous avons coutume de rendre largement le mépris qu’ils nous témoignent, il semblait qu’on n’eût pas sacrifié des hommes, quand ces infidèles tombaient par milliers. L’incendie de leur flotte dans le port de Tschesmé causa une allégresse universelle dans le monde civilisé, et chacun s’associa à l’ivresse du vainqueur, lorsque, voulant conserver une image véritable de ce grand événement, on fit sauter en l’air un vaisseau de guerre dans la rade de Livourne, pour offrir un objet d’étude à l’artiste. Peu de temps après un jeune monarque du Nord s’empare aussi, par un coup d’autorité, du gouvernement. L’aristocratie, qu’il opprime, n’avait pas la faveur publique, attendu que, par sa nature, elle agit en silence, et n’est jamais plus en sûreté que lorsqu’elle fait peu parler d’elle ; et, dans cette circonstance, on attendait merveille du jeune roi, parce que, pour faire contre-poids à la classe supérieure, il dut favoriser et s’attacher l’autre. Mais le monde s’émut plus vivement encore, quand tout un peuple fit mine de s’affranchir. Déjà auparavant on avait assisté avec plaisir à un pareil spectacle sur un petit théâtre ; longtemps la Corse avait fixé tous les regards. Lorsque Paoli, hors d’état de poursuivre sa patriotique entreprise, traversa l’Allemagne pour se rendre en Angleterre, il attira tous les cœurs. C’était un bel homme, blond, svelte, plein de grâce et d’affabilité. Je le vis dans la famille Bethmann, où il passa quelques jours, accueillant avec une gracieuse obligeance les curieux qui se pressaient autour de lui. Maintenant, des scènes pareilles allaient se répéter dans un monde lointain ; on faisait mille vœux pour les Américains, et les noms de Franklin et de Washington commençaient à resplendir sur l’horizon politique et guerrier. On avait beaucoup fait pour le soulagement de l’humanité, et lorsqu’un nouveau roi de France, qui voulait le bien, montra la meilleure intention de limiter lui-même son autorité, pour abolir les nombreux abus et arriver aux plus nobles résultats, introduire une administration régulière et satisfaisante, se dépouiller de tout pouvoir arbitraire, et ne régner que par l’ordre et la justice, la plus riante espérance se répandit dans le monde entier, et la confiante jeunesse crut pouvoir se promettre à elle-même, promettre à tous ses contemporains, un beau, un magnifique avenir. Cependant tous ces événements n’excitaient mes sympathies qu’autant qu’ils intéressaient l’humanité. Dans notre cercle étroit, on ne s’occupait ni de gazettes, ni de nouvelles ; notre affaire était d’apprendre à connaître l’homme : quant aux hommes en général, nous les liassions volontiers en faire à leur tête.

L’état tranquille de la patrie allemande, auquel ma ville natale se voyait aussi associée depuis plus décent ans, s’était maintenu parfaitement dans sa forme, malgré tant de guerres et de commotions. Un certain bien-être était favorisé par la hiérarchie, si diverse, qui, de la classe la plus élevée à la plus basse, de l’empereur jusqu’au juif, au lieu de séparer les personnes, paraissait les unir. Si les rois étaient subordonnés à l’empereur, leur droit d’électeurs et les privilèges qu’ils avaient acquis et maintenus en l’exerçant, leur assuraient un contre-poids décisif. La haute noblesse était entremêlée au premier ordre royal, en sorte qu’elle pouvait, en considérant ses importants privilèges, s’estimer l’égale des plus grands ; elle pouvait même, dans un certain sens, se juger supérieure, puisque les électeurs ecclésiastiques avaient le pas sur tous les autres, et, comme membres de la hiérarchie, occupaient une position respectable, incontestée. Que l’on songe maintenant aux avantages extraordinaires dont ces anciennes familles jouissaient ensemble, et, en outre, dans les fondations religieuses, les ordres de chevalerie, les ministères, les associations et les confréries, et l’on jugera aisément que cette masse de personnes considérables, qui se sentaient à la fois subordonnées et coordonnées, devaient passer leurs jours dans un suprême contentement et dans une activité régulière, et préparer et transmettre, sans beaucoup de peine, le même bien-être à leurs descendants. Cette classe ne manquait pas non plus de culture intellectuelle, car, depuis cent ans, la haute éducation militaire et politique s’était remarquablement avancée : elle s’était emparée du grand monde et du monde diplomatique, mais elle avait su en même temps gagner les esprits par la littérature et la philosophie, et les placer à un point de vue élevé, qui n’était pas trop favorable au présent.

En Allemagne, on ne s’était guère avisé encore de porter envie à cette puissante classe privilégiée ou de voir avec peine ses précieux avantages sociaux. La classe moyenne s’était vouée paisiblement au commerce et aux sciences, et, par là, comme par l’industrie, qui, y touche de près, elle était parvenue à peser d’un grand poids dans la balance ; des villes libres ou à peu près favorisaient cette activité, et leurs habitants jouissaient d’une sorte de bien-être paisible. Celui qui voyait sa richesse augmenter, son activité intellectuelle se développer, surtout dans la pratique du droit et les affaires d’État, avait la satisfaction d’exercer partout une grande influence. Dans les premiers tribunaux de l’Empire, et même ailleurs, on plaçait vis-à-vis du banc des nobles celui des savants ; le coup d’œil plus libre des uns s’accordait fort bien avec la pensée plus profonde des autres, et l’on n’apercevait dans la vie aucune trace de rivalité. Le noble jouissait tranquillement de ses privilèges inaccessibles, consacrés par le temps, et le bourgeois dédaignait deviser à l’apparence de ces avantages en ajoutant à son nom une particule. Le marchand et l’industriel avaient assez à faire de rivaliser, en quelque mesure, avec les nations qui avançaient d’un pas plus rapide. Si l’on veut ne pas s’arrêter aux fluctuations ordinaires du jour, on pourra dire que ce fut, en somme, un temps de nobles efforts, tel qu’on n’en avait pas vu auparavant, et qui ne pouvait longtemps se maintenir dans la suite, à cause des prétentions du dedans et du dehors.


J’étais alors à l’égard des classes supérieures dans une position très-favorable. Bien que, dans Werther, les désagréments qu’on essuie à la limite de deux catégories déterminées soient exprimés avec impatience, on le pardonnait en considération des autres emportements de l’ouvrage, car chacun sentait bien qu’on n’avait ici en vue aucune action immédiate. Mais Gœtz de Berlichingen me posait très-bien vis-à-vis des hautes classes. Si le goût littéraire qui avait régné jusqu’alors s’y trouvait blessé, on y voyait représentés, d’une manière savante et vigoureuse, l’état de la vieille Allemagne, l’inviolable empereur à sa tête, avec des personnages de conditions diverses, et un chevalier qui, au milieu de l’anarchie générale, se proposait d’agir, sinon légalement, du moins justement, et tombait ainsi dans une situation très-fâcheuse. Et cet ensemble n’était pas pris en l’air ; il était plein d’une agréable vie, et par conséquent aussi un peu moderne ça et là, mais pourtant toujours exposé dans l’esprit avec lequel le digne et vaillant homme s’était représenté lui-même, et sans doute avec quelque faveur, dans son propre récit. La famille florissait encore ; ses rapports avec la noblesse de Franconie s’étaient conservés dans leur intégrité, quoique ces rapports, comme bien d’autres choses de ce vieux temps, fussent devenus moins vivants et moins efficaces. Tout à coup la petite rivière de la Jaxt et le château de Jaxthausen avaient pris une valeur poétique ; on les visitait, ainsi que l’hôtel de ville de Heilbronn. On savait que j’avais porté ma pensée sur plusieurs autres points de l’histoire de ce temps-là, et plus d’une famille, qui remontait incontestablement à cette époque, avait la perspective de voir en quelque sorte ressusciter son ancêtre.

Il se produit chez un peuple un sentiment de satisfaction universelle, quand on lui rappelle d’une manière ingénieuse son histoire ; il prend plaisir aux vertus de ses ancêtres et sourit de leurs défauts, dont il se croit dès longtemps corrigé : la sympathie et l’approbation ne sauraient donc manquer à une œuvre pareille, et je pus, dans ce sens, me féliciter des effets divers que la mienne produisit. Il est toutefois remarquable que, parmi les nombreuses liaisons, et dans la foule des jeunes gens qui vinrent à moi, il ne se trouva pas un gentilhomme. En revanche, plusieurs hommes qui avaient passé la trentaine me recherchèrent, me visitèrent, et, dans leur volonté et leurs efforts, perçait une joyeuse espérance de se former sérieusement pour le bien de la patrie et de l’humanité.

Dans ce temps, la tendance générale portait donc l’activité des esprits vers l’époque intermédiaire entre le quinzième et le seizième siècle. Les ouvrages d’Ulric de Hutten me tombèrent dans les mains, et il me parut assez extraordinaire de voir se manifester de nouveau en notre temps ce qui s’était produit alors. La lettre suivante, adressée par Ulric de Hutten à Bilibad Pirkheimer, trouvera donc ici sa place convenable :


« Ce que nous a donné la fortune, elle nous le reprend d’ordinaire, et elle ne s’en tient pas là ; tous les autres avantages extérieurs de l’homme sont sujets au hasard. À présent, j’aspire à un honneur que je voudrais bien obtenir sans disgrâce, de quelque manière que ce fat. Car une violente soif me possède d’arriver à la gloire et de m’ennoblir autant qu’il se pourra. Je serais fort à plaindre, cher Bilibad, de me tenir déjà pour noble, avec le rang, la famille et les parents auxquels j’appartiens, si je n’étais pas ennobli par mes propres efforts. C’est là le grand ouvrage que j’ai dans l’esprit : ma pensée se porte plus haut ; je n’aspire point à me voir placé dans une condition plus distinguée et plus brillante, je voudrais chercher ailleurs une source où puiser une noblesse particulière, et non me voir compté parmi les faux gentilshommes, satisfait de ce que j’ai reçu de mes ancêtres ; je voudrais, au contraire, ajouter moi-même à ces biens quelque chose qui passât de moi à mes descendants.

« C’est donc de ce côté que je dirige et que je pousse mes études et mes efforts, opposé d’opinion à ceux qui regardent comme suffisant tout ce qui est. Rien de pareil n’est suffisant pour moi, et c’est dans ce sens que je t’ai fait connaître mon ambition particulière. Je ne porte point envie, je l’avoue, à ceux qui, sortis des rangs les plus bas, se sont élevés au-dessus de ma condition, et je ne pense point là-dessus comme les gens de ma classe, qui ont coutume d’injurier les personnes d’une basse origine, lorsqu’elles se sont distinguées par leur mérite. Car ils nous sont à bon droit préférés, ceux qui saisissent et s’approprient la matière de la gloire, que nous méprisons nous-mêmes ; qu’ils soient fils de foulons ou de corroyeurs, ils ont su obtenir la gloire avec plus de difficultés que nous n’en aurions rencontré. Il ne faut pas seulement qualifier d’insensé l’ignorant, envieux de celui qui s’est distingué par tes connaissances, il faut le mettre au nombre des misérables, même des plus misérables, et c’est le défaut auquel notre noblesse est tout particulièrement sujette, de regarder d’un œil jaloux ces avantages. Et quelle folie, bon Dieu, d’envier celui qui possède ce que nous avons négligé ! Pourquoi n’avons-nous pas étudié le droit ? Pourquoi n’avons-nous pas appris les belles-lettres, les beaux-arts ? Des foulons, des cordonniers et des charrons ont pris l’avance sur nous. Pourquoi a\ons-nous quitté la place et (quelle honte !) abandonné les études libérales aux gens de service et à leur crasse ? Tout homme habile et studieux a pu très-justement s’approprier et mettre à profit par son activité l’héritage de la noblesse que cous avons dédaigné. Misérables que nous sommes, de négliger ce qui suffit pour élever au-dessus de nous l’homme le plus infime ! Cessons d’envier et tâchons aussi d’acquérir ce que d’autres usurpent à notre honte.

« Tout désir de gloire est honorable ; tout combat pour le mérite est digne de louange : que chaque condition conserve donc son honneur propre ; qu’un ornement particulier lui soit assuré. Je ne veux pas dédaigner les images des ancêtres, non plus que les arbres généalogiques bien établis : mais, quelle qu’en soit la valeur, elle ne nous est pas propre, si nous ne savons pas d’abord nous l’approprier par des mérites ; et cela ne peut se faire, si la noblesse n’adopte pas des mœurs qui lui conviennent. C’est en vain qu’un de ces gros et gras seigneurs te montrera les statues de ses ancêtres, tandis que lui-même, inactif, serait plus semblable à une souche que comparable à ceux dont le mérite brillait devant lui pour éclairer ses pas. Voilà ce que je voulais te confier, avec autant de prolixité que de franchise, sur mon ambition et mes sentiments. »


Sans parler avec cette abondance et cet enchaînement, les plus distingués d’entre mes amis et mes connaissances me faisaient entendre d’aussi fortes et sérieuses pensées, dont l’effet se montrait dans une louable activité. C’était pour nous un article de foi, qu’il fallait se conquérir une noblesse personnelle et, s’il se manifestait dans ce beau temps quelque rivalité, c’était de haut en bas. Nous autres, en revanche, nous avions ce que nous pouvions désirer : l’usage libre et consenti des talents que nous avait donnés la nature, autant que cet usage pouvait s’accorder avec nos relations civiles. Car ma ville natale était dans une condition toute particulière et trop peu observée. Tandis que les villes libres du nord de l’Allemagne s’appuyaient sur un commerce étendu, et celles du midi sur les arts et l’industrie, au défaut du commerce, qui les désertait, on pouvait observer à Francfort-sur-le-Mein, une sorte d’état complexe, où se trouvaient entremêlés le commerce, la richesse mobilière, la possession foncière, le goût des sciences et des collections. La confession luthérienne avait le gouvernement ; l’ancien héritage de Gau, qui empruntait à la maison de Limbourg le nom de maison de Frauenstein, et qui, dans le principe, n’était qu’un club, fidèle aux idées sages au milieu des ébranlements amenés par les classes inférieures ; le juriste, l’homme aisé et bien pensant, personne n’était exclu des magistratures ; les artisans mêmes qui s’étaient montrés attachés à l’ordre dans les temps difficiles étaient éligibles au conseil, quoique stationnaires à leur place. Les autres contre-poids constitutionnels, les institutions formelles et tout ce qui se rattache à une pareille constitution, ouvraient à beaucoup de gens un champ pour leur activité, tandis que le commerce et l’industrie, vu l’heureuse situation de la ville, n’étaient en aucune façon empêchés de s’étendre. La haute noblesse vivait pour elle, sans être enviée ni presque remarquée ; une seconde classe, qui s’en rapprochait, devait déjà déployer plus d’activité, et, s’appuyant sur d’anciennes et puissantes bases de famille, cherchait à se rendre considérable par la connaissance du droit et de la politique. Les soi-disant réformés composaient, comme en d’autres villes les réfugiés, une classe distinguée, et même, quand ils se rendaient le dimanche à Bockenheim, dans de beaux équipages, pour assister à leur service divin, c’était toujours une sorte de triomphe sur la portion de la bourgeoisie qui avait le privilège de se rendre à pied à l’église, que le temps fût bon ou mauvais. Les catholiques étaient à peine remarqués, mais ils avaient eux-mêmes observé les avantages que les deux autres confessions s’étaient appropriés.



LIVRE XVIII.


Je reviens à la littérature et je dois signaler une circonstance qui eut sur la poésie allemande de cette époque une grande influence, et qui est particulièrement remarquable, parce que l’action dont je parle s’est fait sentir jusqu’à nos jours dans tout le cycle de notre poésie et qu’elle ne peut cesser dans l’avenir. Dès les plus anciens temps, les Allemands étaient accoutumés a la rime. Elle offrait cet avantage, qu’on pouvait procéder d’une manière très-naïve, et se borner presque à compter les syllabes. Quand lu culture fut plus avancée, observait-on aussi, d’une manière plus ou moins instinctive, la force et la signification des syllabes, on méritait la louange, que plusieurs poëtes surent conquérir. La rime indiquait la conclusion de la phrase poétique ; dans les vers courts, les plus petites coupures étaient elles-mêmes sensibles, et une oreille naturellement délicate veillait à la variété et à la grâce. Tout à coup on laissa la rime de côté, sans réfléchir que la valeur des syllabes n’était pas encore décidée, que la décider était chose difficile. Klopstock ouvrit la marche. On connaît ses efforts et ses travaux. Chacun sentait l’incertitude de la chose ; on n’aimait pas à s’aventurer, et, sollicité par l’ancienne tendance naturelle, on se jeta dans une prose poétique. Les délicieuses idylles de Gessner ouvrirent une carrière infinie. Klopstock écrivit en prose le dialogue de la Bataille d’Hermann ainsi que la Mort d’Adam. Avec la tragédie bourgeoise et les drames, un haut style sentimental s’empara du théâtre, et, réciproquement, l’ïambe de cinq pieds, qui se répandit chez nous sous l’influence des Anglais, ravala la poésie à la prose. Mais on ne pouvait sacrifier généralement les exigences du rhythme et de la rime. Ramier, qui suivait, il est vrai, des principes incertains, sévère pour ses propres ouvrages, ne pouvait manquer de déployer aussi cette sévérité envers les ouvrages d’autrui ; il transformait la prose en poésie, il changeait et corrigeait le travail des autres, ce qui lui valut peu de reconnaissance et augmenta la confusion. Les plus heureux furent ceux qui observèrent la rime traditionnelle, avec un certain égard à la valeur des syllabes, et, conduits par un goût naturel, observèrent des lois inexprimées et indécises, comme, par exemple, Wieland, qui, tout inimitable qu’il était, servit longtemps de modèle aux talents médiocres. En tout cas, la pratique demeura incertaine ; tous les poëtes, même les meilleurs, eurent un moment de trouble et d’embarras. Il s’ensuivit malheureusement que la véritable époque du génie poétique en Allemagne produisit peu d’ouvrages qu’on puisse appeler corrects en leur genre ; car, ici encore, l’époque était entraînante, exigeante et active, mais non méditative et satisfaite d’elle-même.

Cependant, pour trouver un terrain sur lequel la poésie pût prendre pied, pour découvrir un élément dans lequel on put librement respirer, on avait reculé de quelques siècles, jusqu’à l’époque où, du sein d’un chaos, brillèrent de sérieux talents. Par là, on se familiarisa aussi avec la poésie de ces temps. Les minnesinger étaient trop loin de nous. Il aurait fallu étudier la langue, et ce n’était pas notre affaire ; nous voulions vivre et non pas étudier, Hans Sachs, le véritable maître-chanteur, était plus près de nous ; talent réel, non pas, il est vrai, comme les chevaliers, et les hommes de cour, mais simple bourgeois, comme nous faisions gloire de l’être nous-mêmes. Nous aimions ce réalisme didactique, et nous mettions en œuvre dans mainte occasion ce rhythme facile, cette rime qui s’offrait d’elle-même. Cette forme semblait s’accommoder à la poésie du jour, et nous en avions besoin à toute heure. Et, si des ouvrages importants, qui exigeaient des années et même toute une vie d’attention et de travail, étaient commencés étourdiment et plus ou moins construits sur ce fondement hasardeux, on peut juger avec quelle témérité se dessinèrent quelquefois d’autres productions passagères, par exemple, des épîtres, des paraboles et des invectives de toute forme, avec lesquelles nous ne cessions de nous livrer à une guerre intestine et de provoquer au dehors l’ennemi.

Outre ce qui est imprimé, il reste peu de chose de tout cela. Il vaut la peine de le conserver. De courtes notices en rendront un peu plus clairs aux lecteurs réfléchis l’origine et le but. Ceux qui viendront plus tard à lire ces choses aimeront à reconnaître, en pénétrant plus avant, que toutes ces excentricités avaient pour fondement une vertueuse tendance. La volonté sincère lutte avec la prétention, la nature avec la routine, le talent avec la forme, le génie avec lui-même, la force avec la mollesse, le mérite encore en germe avec la médiocrité épanouie ; en sorte qu’on peut considérer tout ce mouvement comme un combat d’avant-poste, qui suit une déclaration de guerre et annonce de violentes hostilités ; car, à vrai dire, la lutte des cinquante dernières années n’est pas encore à son terme ; elle se poursuit toujours, mais dans de plus hautes régions.

J’avais imaginé, d’après une ancienne pièce de marionnettes, une folle bouffonnerie intitulée les Noces de Jean-Potage. En voici l’idée. Jean-Potage est un jeune et riche paysan qui n’a plus ni père ni mère. À peine est-il majeur, qu’il veut épouser une riche jeune fille, nommée Ursule Blandine. Le tuteur de Jean-Potage, Kilian Broustfleck, et la mère d’Ursule, en sont charmés. Leur plan, médité durant de longues années, leurs vœux les plus ardents, seront enfin accomplis. Il ne se présente pas le moindre obstacle, et tout l’intérêt repose sur ce que le désir des jeunes gens de se posséder est retardé par les apprêts de la noce et les cérémonies indispensables. Le prologue est débité par le semonneur, qui récite sa tirade traditionnelle et la termine par ces mots :

Au cabaret de la Puce dorée
Sera la noce célébrée.

Pour échapper au reproche d’avoir violé l’unité de lieu, on exposait aux yeux, dans le fond du théâtre, l’auberge avec ses brillants insignes, mais de telle sorte que, tournant sur un pivot, elle put être présentée par ses quatre faces, ce qui exigeait toutefois à l’avant-scène les changements convenables. Au premier acte, on voyait la face tournée vers la route, avec ses insignes dorés, exécutés tels que les avaient présentés le microscope solaire ; au deuxième acte, c’était le côté qui regardait le jardin ; au troisième, celui qui donnait sur un bosquet ; au quatrième, celui devant lequel s’étalait le lac voisin. Par où était prophétisé que, dans les temps futurs, le décorateur pourrait, sans beaucoup de peine, amener une vague sur toute la scène et jusque dans le trou du souffleur. Tout cela ne fait pas ressortir encore le véritable intérêt de la pièce ; le badinage fou qui en faisait le fond, c’est que tout le personnel des acteurs portait des sobriquets en pur allemand, qui exprimaient le caractère des personnages et leurs relations mutuelles. Comme nous osons espérer que ces Mémoires seront lus dans les bonnes compagnies et même dans le cercle décent de la famille, nous ne croyons pas devoir nommer ici nos personnages à la file, comme c’est l’usage sur les affiches de théâtre, ni citer les endroits où ils se montraient de la manière la plus brillante, quoique les applications gaies, malignes, naïves, et les spirituelles plaisanteries dussent se produire de la manière la plus simple. Voici un échantillon. Nos éditeurs jugeront s’il est admissible.

Le cousin Schouft (faquin) avait le droit, par ses rapports avec la famille, d’être invité à la fête ; personne n’avait d’objection à faire, car, si sa conduite était inepte, cependant il se trouvait là, et, puisqu’il se trouvait là, on ne pouvait décemment le renier ; d’ailleurs on ne se souvenait pas d’avoir jamais été mécontent de lui à pareille fête. Le cousin Schourke (maraud) embarrassait davantage. Il avait rendu service à la famille, quand cela le servait aussi lui-même ; il lui avait nui aussi quelquefois, peut-être pour son avantage personnel, peut-être aussi parce que cela lui plaisait. Les gens plus ou moins avisés volèrent pour son admission ; quelques-uns, qui l’excluaient, eurent contre eux la majorité. Encore un troisième personnage, sur lequel il était difficile de se prononcer : c’était, dans la société, une personne convenable, aussi facile et obligeante qu’une autre, capable de rendre plus d’un service. Son seul défaut était de ne pouvoir entendre son nom. Aussitôt que notre homme l’entendait, il entrait soudain dans une fureur héroïque, dans une frénésie guerrière, il menaçait de tout massacrer à droite et à gauche, et, dans son emportement, il blessait ou il était blessé. C’est ainsi qu’on voyait, grâce à lui, le second acte s’achever dans une grande confusion.

On ne pouvait manquer dans cette occasion de châtier le brigand Macklot. Il vient en effet, colportant sa « mackloture, » et comme il aperçoit les préparatifs de la noce, il ne peut résister à son penchant de l’aire encore ici le parasite, et d’apaiser, aux dépens d’autrui, ses entrailles affamées. Il se présente, Kilian Broustfleck examine ses droits, mais il est obligé de l’écarter ; car, dit-il, tous les convives sont des caractères ouverts et connus, et c’est à quoi le requérant ne saurait prétendre. Macklot fait son possible pour démontrer qu’il est aussi renommé que les autres. Mais, comme Kilian Broustfleck, en sa qualité de rigoureux maître des cérémonies, ne veut pas se laisser ébranler, l’autre personnage sans nom, qui s’est remis de sa frénésie guerrière, prend si vivement la défense du contrefacteur, avec lequel il a tant d’affinité, que Macklot est finalement admis au nombre des convives.


Vers ce temps-là, les comtes de Stolberg, qui allaient faire un voyage en Suisse, nous annoncèrent leur visite. La publication de mes premières poésies dans l’Almanach des Muses de Gœttingue m’avait lié avec eux étroitement, comme avec toute cette jeunesse, dont l’influence et le caractère sont assez connus. À cette époque, on se faisait des idées assez singulières de l’amour et de l’amitié. C’étaient proprement de jeunes hommes alertes, qui se débraillaient ensemble et qui montraient un talent réel, mais inculte. Ces rapports mutuels, qui avaient l’air de la confiance, on les prenait pour de l’affection, pour un véritable attachement. Je m’y trompais aussi bien que les autres, et j’en ai longtemps souffert de plus d’une manière. Il existe encore de ce temps-là une lettre de Burger, où l’on voit qu’il n’était nullement question entre ces camarades d’esthétique morale : chacun se sentait en verve, et, là-dessus, croyait pouvoir parfaitement agir et composer.

Les deux frères Stolberg arrivèrent, et le comte de Haugwitz avec eux. Je les reçus à cœur ouvert, avec une affectueuse politesse. Ils logèrent à l’auberge, mais ils prirent le plus souvent leurs repas chez nous. La première entrevue fut charmante, mais bientôt les excentricités se produisirent. Les rapports avec ma mère eurent un caractère particulier. Elle savait, avec sa manière franche et habile, se reporter dans le moyen âge pour être placée, comme Aia, chez quelque princesse lombarde ou byzantine. On ne l’appelait pas autrement que Mme Aia ; elle se plaisait à ce badinage, et se prêtait d’autant plus volontiers aux imaginations de la jeunesse, qu’elle croyait déjà voir son image dans la femme de Gœtz de Berlichingen. Mais les choses n’en devaient pas rester là. À peine eûmes-nous tablé quelquefois ensemble, qu’après avoir vidé une ou deux bouteilles, on donna l’essor à la poétique haine des tyrans, et l’on se montra altéré du sang de ces barbares. Mon père secoua la tête en souriant ; ma mère n’avait peut-être de sa vie entendu parler de tyrans, cependant elle se souvint d’avoir vu de ces monstres gravés sur cuivre dans la chronique de Godefroi : le roi Cambyse, qui, en présence du père, triomphe d’avoir atteint de sa flèche le cœur du jeune fils, et d’autres encore, qui étaient restés dans sa mémoire. Pour donner un tour plus gai à ces déclamations, toujours plus violentes, elle se rendit à la cave, où elle gardait, entretenus soigneusement, de glands tonneaux des vins les plus vieux. Il ne s’en trouvait pas de moindre qualité que des années 1706, 1719, 1726, 1748, gardés et soignas par elle-même. On n’y touchait que rarement et dans les occasions solennelles. En posant sur la table, dans le cristal poli, le vin haut en couleur, elle s’écria : « Voici le vrai sang de tyran ! Faites-en vos délices, mais hors de chez moi toutes ces pensées de meurtre ! — Oui, le vrai sang de tyran, m’écriai-je. Il n’y a pas au monde de tyran pareil à celui dont on vous présente le sang le plus vif. Que l’on s’en rafraîchisse, mais modérément, car vous devez craindre qu’il ne vous subjugue par son bon goût et son esprit. Le pampre est le tyran universel, qu’il faudrait extirper, et nous devrions prendre et honorer comme patron saint Lycurgue de Thrace : il entreprit avec vigueur ce pieux ouvrage : mais, ébloui et perdu par l’enivrant dèrnon Bacchus, il mérite d’être placé au premier rang des martyrs. Le pampre est le père de tous les tyrans, il est à la fois hypocrite, flatteur et violent. Les premières gorgées de son sang vous charment, mais une goutte attire l’autre irrésistiblement ; elles se suivent comme un tour de perles que l’on craint de rompre. »

Si je pouvais être soupçonné d’intercaler ici, comme ont fait les meilleurs historiens, un discours fictif au lieu de notre conversation, j’ose exprimer le vœu qu’un sténographe eût recueilli et nous eût transmis cette oraison : on en trouverait les idées exactement les mêmes, et le flot du discours plus agréable peut-être et plus engageant. En général, il manque à mon récit l’abondante faconde et l’effusion d’une jeunesse qui se sent et qui ne sait pas ce qu’elle fera de sa force et de sa richesse.

L’habitant d’une ville telle que Francfort se trouve dans une situation singulière : des étrangers, qui se croisent sans cesse, attirent l’attention sur toutes les contrées du globe et réveillent le goût des voyages. Plus d’une occasion m’avait déjà ébranlé, et, maintenant qu’il s’agissait d’essayer si je pourrais me passer de Lili ; qu’une pénible inquiétude me rendait incapable de tout travail fixe, la proposition des Stolberg, de les accompagner en Suisse, arriva très à propos. Encouragé par mon père, qui voyait très-volontiers un voyage dans cette direction, et me recommandait, quelles que fussent les circonstances, de passer en Italie, j’eus bientôt pris ma résolution, et mes préparatifs ne furent pas longs. Je me séparai de Lili, en faisant quelque allusion à mon dessein, et non pas des adieux ; elle était si vivante dans mon cœur, que je ne croyais nullement m’éloigner d’elle.

En quelques heures, je fus transporté à Darmstadt avec mes joyeux compagnons. À la cour, on dut encore se comporter convenablement ; là, ce fut proprement le comte de Haugwitz qui se chargea de nous conduire. Il était le plus jeune, bien fait de sa personne, avec un air noble et délicat, des traits doux et gracieux, toujours égal à lui-même, sympathique, mais avec une telle mesure, qu’auprès des autres il tranchait comme impassible. Aussi lui fallait-il essuyer des Stolberg des railleries et des qualifications de tout genre. C’était admissible, tant que ces messieurs croyaient pouvoir se produire comme enfants de la nature ; mais quand il s’agissait d’être convenable, et qu’on était obligé, sans trop de regret, de se remontrer comme comte, il savait tout conduire et tout arranger, en sorte qu’après notre départ, nous laissâmes de nous une assez bonne idée.

Pour moi, je passai mon temps avec Merck, qui jeta sur mon voyage entrepris un regard oblique, un regard de Méphistophélès, et sut peindre avec une impitoyable sagacité mes compagnons, qui lui avaient aussi rendu visite. Il me connaissait à fond à sa manière ; l’incorrigible et naïve débonnaireté de ma nature lui était douloureuse ; mon éternelle tolérance, mon goût de vivre et laisser vivre, irritaient sa bile. « Quelle sottise de t’en aller avec ces drôles ! » s’écria-t-il. Et il en faisait un portrait frappant, mais non entièrement fidèle ; la bienveillance y manquait tout à fait : c’est pourquoi je pouvais croire que je voyais de plus haut que lui, et pourtant je ne voyais pas de plus haut : seulement, je savais estimer les côtés qui se trouvaient hors de son horizon. « Tu ne resteras pas longtemps avec eux ! » me dit-il pour conclure. Je me rappelle en outre une parole remarquable qu’il me répéta plus tard, que je me répétai à moi-même, et qui me frappa souvent dans la suite. « Ta tendance, me dit-il, ta direction inévitable, est de donner à la réalité une forme poétique ; les autres cherchent à réaliser ce qu’on nomme poétique, imaginaire, et cela ne produit rien de bon. Si l’on saisit l’énorme différence de ces deux procédés, si on la retient constamment, et qu’on la mette en pratique, on est éclairci sur mille autres choses. »

Malheureusement, avant que notre société s’éloignât de Darmstadt, une nouvelle circonstance confirma l’opinion de Merck d’une manière victorieuse. Parmi les aberrations de l’époque, qui naissaient de l’idée qu’on devait chercher à se transporter dans l’état de nature, il faut compter le bain en pleine eau et à ciel ouvert ; et nos amis, après s’être efforcés de se montrer convenables, ne purent s’abstenir de cette inconvenance. Darmstadt, sans eau courante, situé dans une plaine sablonneuse, doit avoir dans son voisinage un étang, dont je n’ai entendu parler qu’à cette occasion. Nos amis, de bouillante nature, et qui s’échauffaient toujours davantage, cherchèrent du rafraîchissement dans ce vivier. Voir, à la clarté du soleil, des jeunes gens nus pouvait bien, dans cette contrée, sembler quelque chose de singulier. Quoi qu’il en soit, il y eut du scandale. Merck aggrava ses conclusions, et j’avoue que je pressai notre départ.

Sur le chemin de Mannheim, on vit déjà paraître, malgré l’harmonie de nobles et bons sentiments, une certaine différence dans les vues et la conduite. Léopold Stolberg déclara avec chaleur qu’il avait été contraint de rompre un commerce d’amour avec une belle Anglaise, et que c’était la cause qui lui faisait entreprendre un si grand voyage. Cependant, si on lui découvrait à son tour avec sympathie qu’on n’était pas non plus étranger à de pareils sentiments, il s’écriait, avec une impétueuse ardeur de jeunesse, que rien au monde ne se pouvait comparer à sa passion, à sa douleur, comme à la beauté et aux charmes de sa bien-aimée. Voulait-on, comme il convient entre bons camarades, réduire à une juste mesure, par des discours modérés, une assertion pareille, la chose ne faisait que s’empirer, et le comte de Haugwitz et moi nous devions nous résoudre à laisser tomber ce thème. Arrivés à Mannheim, nous nous logeâmes fort bien, dans une décente auberge, et, au dessert du premier dîner, où le vin n’avait pas été épargné, Léopold nous invita à boire à la santé de sa belle, ce que nous fîmes avec assez de vacarme. Quand les verres furent vides, il s’écria : « À présent, il n’est plus permis de boire dans ces verres consacrés ! Une seconde santé serait une profanation ! Qu’on les brise ! » Et, en disant ces mots, il jeta derrière lui son verre à pied contre la muraille. Nous en fîmes autant, et il me sembla que je sentais Merck me tirer par le collet. Mais la jeunesse conserve ce trait de l’enfance, qu’elle ne garde rancune de rien à de bons camarades, et que sa bienveillance naïve, qui peut être sans doute affectée désagréablement, ne saurait être offensée.

Après que les verres, désormais déclarés anglais, eurent augmenté notre écot, nous courûmes gaiement à Carlsruhe, pour nous transporter familièrement et sans souci dans une nouvelle société. Nous y trouvâmes Klopstock, qui exerçait avec beaucoup de dignité sa vieille autorité morale sur ses disciples, pénétrés pour lui d’un profond respect. Je me plus à lui montrer la même déférence, et, invité à la cour avec les autres, je m’y comportai, je crois, assez bien pour un débutant. Au reste, on était en quelque sorte convié à se montrer naturel et pourtant sérieux. Le margrave régnant, vénéré parmi les princes allemands à cause de son âge, mais avant tout pour ses vues excellentes en matière de gouvernement, aimait à discourir sur l’économie politique ; Mme la margrave, active et versée dans les arts et dans plusieurs bonnes connaissances, se plaisait aussi à témoigner par des discours agréables une certaine sympathie. Nous nous en montrâmes reconnaissants ; mais, retirés chez nous, nous ne manquâmes pas de fronder sa mauvaise fabrique de papier et la faveur qu’elle accordait à Macklot. Cependant la circonstance la plus marquante pour moi, c’est que le jeune duc de Saxe-Weimar et sa noble fiancée, la princesse Louise de Hesse-Darmstadt, se rencontrèrent à Carlsruhe pour conclure leur mariage. Déjà le président de Moser y était arrivé à cet effet, pour régler une affaire si importante, et la terminer avec le comte de Gœrtz, grand maître de la cour. Mes entretiens avec ces deux augustes personnes furent pleins de charme, et la conclusion, dans l’audience de congé, fut l’assurance répétée qu’il leur serait agréable à tous deux de me voir bientôt à Weimar.

Quelques conversations particulières avec Klopstock, dans lesquelles il me témoigna de la bienveillance, éveillèrent ma confiance et ma franchise : je lui communiquai les dernières des scènes de Faust que j’avais écrites. Il parut les accueillir favorablement, et j’ai su plus tard qu’il voulut bien en parler à d’autres personnes avec une approbation marquée (ce qui ne lui était pas ordinaire), et qu’il exprima le vœu que l’ouvrage fût achevé.

À Carlsruhe, noble séjour et presque sacré, mes compagnons de voyage avaient un peu modéré leur conduite fougueuse, à laquelle on trouvait alors le cachet du génie. Je me séparai d’eux, parce que j’avais à faire un détour pour me rendre à Emmendingen, où mon beau-frère était grand bailli. Je regardais cette visite à ma sœur comme une véritable épreuve. Je savais qu’elle n’était pas heureuse, sans qu’on pût en accuser ni elle-même ni son mari ni la situation. Cornélie était une nature à part, dont il est difficile de parler. J’essayerai de rassembler ici ce qui peut se communiquer.

Ma sœur était une belle femme, mais les traits de son visage, qui exprimaient assez clairement la bonté, l’esprit, la sympathie, manquaient cependant de grâce et de régularité. Ajoutez que son front élevé, fortement bombé, produisait, grâce à la fâcheuse mode d’écarter les cheveux du visage, je ne sais quelle impression désagréable, tout en annonçant les plus belles facultés morales et intellectuelles. Je puis me dire que, si elle avait pu, suivant la mode actuelle, ombrager de boucles le haut de son visage, habiller de même ses tempes et ses joues, elle se serait trouvée plus à son gré dans son miroir, et sans crainte de déplaire aux autres comme à elle-même. Ajoutez à cela l’inconvénient que sa peau était rarement pure ; fâcheuse disposition, qui, dès son enfance, par une cruelle fatalité, survenait d’ordinaire dans les jours de fête, de bal, de concert et d’autres invitations. Elle avait peu à peu surmonté ces désavantages, tandis que ses autres admirables qualités se développaient de plus en plus : un caractère ferme et difficile à plier, une âme sympathique, ayant besoin de sympathie ; une excellente culture intellectuelle, de belles connaissances, de beaux talents, l’usage familier de quelques langues, une plume habile ; en sorte qu’avec un extérieur avantageux, elle eût été une des femmes les plus recherchées de son temps.

Il faut dire encore, chose singulière, qu’il n’y avait pas en elle une trace de sensualité. Elle avait grandi à mes côtés et souhaité de continuer et de passer sa vie dans cette harmonie fraternelle. Après mon retour de l’université, nous étions restés inséparables ; avec la plus intime confiance, nous mettions en commun nos pensées, nos sentiments, nos fantaisies, toutes nos impressions accidentelles. Quand je me rendis à Wetzlar, la solitude lui parut insupportable ; mon ami Schlosser, qui n’était ni inconnu ni désagréable à la bonne Cornélie, me remplaça. Malheureusement, la tendresse fraternelle se changea chez lui en une passion décidée, la première peut-être que cet homme sévère et consciencieux eût éprouvée. C’était, comme on dit, un parti très-convenable, et elle, qui avait constamment refusé diverses propositions significatives d’hommes insignifiants, gens qu’elle avait en horreur, elle se laissa enfin persuader, je puis le dire, d’accepter cette fois. J’avouerai sincèrement que, s’il m’arrivait quelquefois de rêver à son sort, je n’aimais pas à me la représenter mère de famille, mais abbesse, mais présidente d’une noble communauté. Elle possédait tout ce qu’exige cette haute position ; il lui manquait ce que le monde exige absolument. Elle exerçait sur l’esprit des femmes un irrésistible empire ; elle attirait avec grâce les jeunes cœurs, et les dominait par l’influence de ses qualités morales. Et comme elle était, ainsi que moi, disposée à tolérer généralement ce qui est bon, humain, avec toutes ses singularités, pourvu qu’elles n’allassent pas jusqu’à la perversité, rien de ce qui pouvait caractériser et signaler un naturel intéressant n’avait besoin de se dissimuler ou de se gêner devant elle : c’est pourquoi nos réunions eurent toujours, ainsi que nous l’avons vu plus haut, un mouvement varié, libre, gracieux, et pourtant quelquefois un peu hardi. C’est d’elle seule que j’appris à vivre avec les jeunes personnes d’une manière affectueuse et bienséante, sans qu’il s’ensuivît d’abord une préférence et un attachement déclaré. Maintenant le lecteur intelligent, qui saura lire entre ces lignes ce qui n’est pas écrit mais indiqué, devinera les sérieuses préoccupations avec lesquelles je me rendis à Emmendingen.

À mon départ, après un séjour de peu de durée, je me sentis le cœur encore plus oppressé, de ce que ma sœur m’avait instamment recommandé et même commandé de me séparer de Lili. Elle avait elle-même beaucoup souffert de ses longues fiançailles. L’honnête Schlosser ne voulut pas les célébrer avant d’être assuré d’une place dans le grand-duché de Bade, et même, on pourrait dire, avant d’être déjà placé. Or la décision définitive se fit attendre d’une manière inimaginable. S’il faut que je dévoile ma conjecture, l’excellent Schlosser, quelle que fût son habileté dans les affaires, ne pouvait, à cause de sa rude probité, convenir au prince comme serviteur immédiat, et il convenait moins encore aux ministres comme proche collaborateur. Il ne put, selon ses espérances et malgré ses instantes sollicitations, être placé à Carlsruhe. Ce délai s’expliqua pour moi, quand la charge de grand bailli devint vacante à Emmendingen et qu’il en fut pourvu sur-le-champ. On lui conférait donc un bel et fructueux emploi qu’il se montra parfaitement capable de remplir. C’était une chose toute conforme à son humeur et à sa conduite d’être seul, d’agir selon sa conviction, et de rendre compte de tout, quitte à recueillir la louange ou le blâme. Toutes les objections furent inutiles ; ma sœur dut le suivre, non pas dans une résidence, comme elle l’avait espéré, mais dans une bourgade, qui dut lui paraître une solitude, un désert ; dans une maison spacieuse, magistrale, imposante, mais qui manquait de toute société. Quelques jeunes demoiselles, avec qui elle s’était liée d’amitié, la suivirent, et, comme la famille Gerock avait abondance de filles, elles alternaient, et Cornélie, parmi tant de privations, jouissait du moins d’une société dès longtemps familière.

C’était cette position, ces expériences, qui l’autorisaient, croyait-elle, à m’ordonner, de la manière la plus pressante, de renoncer à Lili. Il lui semblait dur d’arracher cette demoiselle, dont elle s’était fait la plus haute idée, à une existence, sinon brillante, du moins vive et animée, pour l’enfermer dans notre maison, honorable sans doute, mais qui n’était point montée pour s’ouvrir au grand monde ; entre un père bienveillant, taciturne, et pourtant volontiers pédagogue, et une mère trèsactive, à sa manière, dans son ménage, mais qui, ses occupations une fois terminées, voulait se livrer paisiblement à un ouvrage d’aiguille, dans un doux entretien avec des jeunes personnes choisies qu’elle attirait près d’elle. En revanche, elle me retraça vivement les relations de Lili, que je lui avais moi-même exposées jusqu’aux moindres détails, soit dans mes lettres, soit dans les confidences où j’avais épanché mon cœur. Par malheur, cette peinture n’était que le développement détaillé et bienveillant de ce qu’un de nos familiers, méchant rapporteur, duquel on finit par se défier tout à fait, s’était efforcé de me souffler a l’oreille en quelques traits caractéristiques. Je ne pus rien promettre à Cornélie, toutefois je dus avouer qu’elle m’avait persuadé. Je partis, en gardant au fond du cœur le mystérieux sentiment dont la passion continue de se nourrir ; car cet enfant, que l’on appelle Amour, se cramponne encore avec obstination au vêtement de l’Espérance, quand elle prend déjà sa course pour s’éloigner à grands pas.

De là jusqu’à Zurich, le seul objet dont je garde encore un souvenir distinct est la chute du Rhin près de Schaffhouse. Une puissante cataracte signale le premier degré qui annonce un pays de montagnes, dans lequel nous nous proposons d’entrer et où nous devons en effet, de degrés en degrés et dans une progression croissante, atteindre péniblement les hauteurs. La vue du lac de Zurich, dès le seuil de l’Épée, m’est également présente : je dis du seuil de l’auberge, car je n’y entrai point et je courus chez Lavater. La réception fut gaie et cordiale et, je dois le dire, infiniment agréable. Je trouvai Lavater familier, indulgent, bénissant, édifiant ; on ne pouvait se faire une autre idée de sa personne. Sa femme, avec des traits un peu singuliers, mais paisibles, qui exprimaient une douce piété, s’harmonisait parfaitement, comme tout ce qui entourait Lavater, avec sa manière de vivre et de sentir.

La conversation roula d’abord et continua presque sans interruption sur sa Physiognomonie. La première partie de ce singulier ouvrage était déjà, si je ne me trompe, complètement imprimée, ou du moins près de l’être. On peut dire que cet ouvrage est empirique avec génie, collectif avec méthode. J’eus avec le livre les plus singuliers rapports. Lavater voulait avoir tout le monde pour collaborateur et participant. Dans son voyage du Rhin, il avait déjà fait faire le portrait d’une foule d’hommes marquants, pour les intéresser personnellement à un livre dans lequel ils devaient figurer eux-mêmes. Il procéda de même avec les artistes ; il les pressait tous de lui envoyer des dessins pour son objet. Les dessins arrivèrent, et ils ne répondaient pas précisément à leur destination. Il demanda pareillement de divers côtés des gravures sur cuivre, et le résultat fut aussi rarement caractéristique. De son côté, il avait exécuté un grand travail ; à force d’argent et de peines de tout genre, un ouvrage considérable était préparé ; la Physiognomonie avait obtenu tous les honneurs, et, au moment où ces travaux allaient former un volume, où leur objet, appuyé sur une doctrine, confirmé par des exemples, devait s’élever à la dignité d’une science, aucun tableau ne disait ce qu’il avait à dire, toutes les planches étaient critiquées, expliquées, non pas louées mais seulement acceptées, plusieurs même étaient abolies par les commentaires. C’était pour moi, qui n’avançais jamais le pied sans chercher d’abord à l’assurer, une des missions les plus pénibles qu’il fût possible d’imposer à mon activité. Qu’on veuille en juger ! Le manuscrit m’arriva à Francfort, avec les gravures intercalées dans le texte. J’avais le droit d’effacer ce qui me déplairait, de changer et d’insérer ce que je croirais convenable. Je fis de cette permission un usage très-modéré. Une seule fois, je retranchai une controverse très-vive, jetée en passant contre, une injuste critique, et j’y substituai une poésie gaie et naturelle. Lavater m’en fit des reproches, mais, plus tard, lorsqu’il fut apaisé, il approuva ce que j’avais fait.

Toute personne qui feuillettera les quatre volumes de la Physiognomonie et qui voudra les parcourir (ce qui ne lui laissera pas de regret) pourra juger quel intérêt eut notre entrevue. La plupart des sujets qui figurent dans l’ouvrage étaient déjà dessinés et une partie gravés ; ils furent examinés et jugés, et l’on délibéra sur les moyens ingénieux par lesquels l’insuffisant pourrait être ici rendu instructif et par conséquent suffisant. Si quelquefois encore je parcours l’ouvrage de Lavater, il produit sur moi une impression riante et comique : il me semble voir passer les ombres d’hommes que j’ai bien connus autrefois, qui m’ont fâché en d’autres temps, et qui ne devraient pas m’égayer aujourd’hui.

Ce qui permit de donner une certaine harmonie à tant de figures mal exécutées, ce fut le beau et sérieux talent du dessinateur et graveur Lips ; la nature lui avait donné en effet la libre et prosaïque expression de la réalité, qui était ici l’essentiel. Il travaillait sous le physiognomoniste, qui avait de singulières exigences, et il lui fallait une attention bien vive pour approcher de ce que désirait son maître. Cet ingénieux villageois sentait tout ce qu’il devait à un digne ecclésiastique, bourgeois de la ville privilégiée, et il travaillait avec le plus grand soin.

Comme je ne logeais pas sous le même toit que mes compagnons de voyage, je leur devins chaque jour plus étranger, sans que nous fussions moins bien ensemble. Nos parties de campagne ne correspondaient plus, mais nous avions encore dans la ville quelques rapports. Ils s’étaient aussi présentés chez Lavater, avec tout l’orgueil de jeunes gentilshommes, et ils produisirent sur l’habile observateur une autre impression que sur le reste du monde. Il s’en expliqua avec moi, et je me rappelle parfaitement, que, parlant de Léopold Stolberg, il s’écria : « Je ne vous conçois pas, vous autres. C’est un noble jeune homme, excellent et bien doué ; mais on me l’a dépeint comme un héros, comme un Hercule, et je n’ai vu de ma vie un jeune homme plus doux, plus délicat, et, lorsqu’il le faudra, plus facile à déterminer. Je suis encore bien éloigné d’une pénétration physiognomonique certaine, mais c’est pourtant trop affligeant de voir où vous en êtes, vous et la multitude. »

Depuis le voyage que Lavater avait entrepris dans le Bas-Rhin, sa personne et ses études inspiraient un bien plus vif intérêt. De nombreux visiteurs venaient à leur tour se pressera sa porte, si bien qu’il éprouvait quelque embarras d’être envisagé comme le premier des hommes d’Église et des hommes d’esprit, et considéré comme le seul qui attirât chez lui les étrangers. Pour échapper à l’envie et la disgrâce, il savait engager et encourager ceux qui le visitaient à témoigner aussi leur empressement et leur respect aux autres hommes marquants. Le vieux Bodmer était surtout signalé à l’attention, et nous dûmes l’aller voir et lui présenter nos jeunes hommages. Il demeurait sur un coteau, derrière la grande ou vieille ville, située sur la rive droite, à l’endroit où le lac se resserre et devient la Limmat ; nous traversâmes la vieille ville, et nous montâmes, par des sentiers toujours plus roides, la hauteur derrière les remparts, où s’était formé, d’une manière demi-champêtre, entre les fortifications et les anciens murs de la ville, un faubourg très-agréable, composé, soit de maisons juxtaposées, soit d’habitations éparses. Là se trouvait la maison de Bodmer, où il avait passé toute sa vie au milieu du paysage le plus libre et le plus gai, que nous avions déjà contemplé avec un extrême plaisir avant d’entrer, favorisés par la beauté et la sérénité du jour.

On nous fit monter un étage, et l’on nous introduisit dans une chambre toute lambrissée, où nous vîmes un joyeux vieillard de moyenne taille venir au-devant de nous. Il nous accueillit avec une salutation qu’il avait coutume d’adresser aux disciples qui le visitaient. Nous devions lui savoir gré, nous dit-il, d’avoir différé son départ de ce monde passager assez longtemps pour nous accueillir avec amitié, pour faire notre connaissance, se réjouir de nos talents et nous exprimer ses vœux pour la suite de notre carrière. Nous le félicitâmes à notre tour, lui poète, qui appartenait au monde des patriarches, d’avoir possédé toute sa vie dans le voisinage d’une ville si cultivée, une demeure véritablement idyllique, et, dans cette atmosphère haute et libre, d’avoir joui durant de longues années d’une telle perspective, à la satisfaction perpétuelle de ses yeux. Il ne parut point mécontent, quand nous lui demandâmes la permission d’admirer un moment la vue de sa fenêtre, et, véritablement, par un brillant-soleil, dans la plus belle saison de l’année, cette vue paraissait incomparable. On voyait une bonne partie de la grande ville s’abaissant dans la profondeur, la petite ville sur l’autre bord de la Limmat, les fertiles campagnes de la Sihl vers le couchant ; en arrière, à gauche, une partie du lac de Zurich avec sa plaine brillante et mobile et l’infinie variété de ses rives, où les montagnes alternent avec les vallées ; ses collines et mille détails que l’œil ne peut saisir. Après quoi, ébloui de toutes ces choses, on contemplait dans le lointain, avec le plus ardent désir, la chaîne bleue des hautes montagnes, dont on se hasardait à nommer les cimes. Le ravissement de jeunes hommes, en présence du spectacle extraordinaire qui était devenu pour lui, depuis tant d’années, une chose coutumière, parut faire plaisir à Bodmer ; il s’y montrait, pour ainsi dire, sympathique avec ironie, et nous nous séparâmes très-bons amis, bien que l’impatience de courir à ces montagnes bleues se fût déjà rendue maîtresse de nos cœurs.

Au moment où je vais prendre congé de notre digne patriarche, je m’aperçois que je n’ai rien dit encore de sa stature, de sa physionomie, de ses gestes et de sa manière d’être ; mais, en général ; je ne trouve pas fort convenable que les voyageurs décrivent l’homme remarquable qu’ils visitent, comme s’ils voulaient donner son signalement. Nul ne songe qu’il n’a qu’un moment pour se présenter, observer avec curiosité et, encore, à sa manière seulement : de la sorte, la personne visitée peut sembler, avec ou sans fondement, humble ou fière, taciturne ou expansive, triste ou gaie. Dans le cas particulier, je puis dire, pour m’excuser, qu’aucunes paroles ne pourraient donner une idée assez favorable du vénérable vieillard. Heureusement son portrait par J. F. Bause le représente exactement tel qu’il nous est apparu, avec son regard contemplatif et rêveur.

Ce fut pour moi un plaisir particulier, non pas inattendu, mais vivement souhaité, de trouver à Zurich mon jeune ami Passavant. Il appartenait à une notable famille calviniste de ma ville natale, et vivait en Suisse, à la source de cette doctrine qu’il devait prêcher un jour. D’une taille peu élevée mais bien prise, il avait dans sa physionomie et dans toute sa personne quelque chose d’agréable, de vif et de résolu ; la barbe et les cheveux noirs, les yeux vifs et, dans toute sa manière d’être, une activité modérée et sympathique. Nous nous étions à peine embrassés et salués l’un l’autre, qu’il me proposa de visiter les petits cantons, qu’il avait déjà parcourus avec ravissement, et qu’il voulait me faire admirer à mon tour. Tandis que j’avais discouru avec Lavater sur les objets les plus pressants et les plus importants, et que nous avions à peu près épuisé les sujets qui nous intéressaient tous deux, mes joyeux compagnons de voyage avaient déjà fait diverses courses et s’étaient promenés, à leur manière, dans la contrée. Passavant, en m’accueillant avec une cordiale amitié, croyait s’être acquis par là un droit exclusif à ma société, et, en l’absence des Stolberg, il réussit d’autant mieux à m’attirer dans les montagnes, que j’étais moi-même décidé à faire dans le plus grand repos et à ma façon ce pèlerinage longtemps désiré. Nous nous embarquâmes, et, par une brillante matinée, nous remontâmes ce lac magnifique. Puisse la poésie que je vais citer donner quelque idée de ces heureux moments !

« Et je puise une vive nourriture, un sang nouveau, dans la libre étendue. Qu’elle est gracieuse et bonne, la nature qui me presse dans ses bras ! Le flot berce notre nacelle aux coups mesurés de la rame, et les montagnes nuageuses, sublimes, viennent au-devant de notre course.

« Ô mes yeux, pourquoi vous baisser ? Rêves dorés, revenez-vous ? Rêves, fuyez, tout brillants que vous êtesl Dans ces lieux aussi sont l’amour et la vie.

« Sur les vagues scintillent mille étoiles flottantes ; de légères vapeurs abreuvent à la ronde les cimes lointaines : le vent matinal voltige autour de la rive ombreuse, et dans le lac se reflète la moisson jaunissante[5].

Nous abordâmes à Richtenschwyl, où nous étions recommandés par Lavater au docteur Hotze, qui, en sa qualité de médecin et d’homme bienveillant et sage, jouissait d’une respectueuse estime dans son endroit et dans toute la contrée. Nous ne croyons pouvoir mieux honorer sa mémoire qu’en renvoyant le lecteur à un passage de la Physiognomonie où Lavater le désigne. Il nous fit le meilleur accueil, nous entretint de la manière la plus agréable et la plus utile sur les premières stations de notre pèlerinage ; après quoi, nous gravîmes les montagnes prochaines. Avant de descendre dans la vallée de Schindeleggi, nous nous retournâmes encore une fois, pour graver dans notre mémoire la vue ravissante du lac de Zurich. Ce que j’éprouvais, on le devine par les lignes suivantes, que j’écrivis alors et que je retrouve dans un petit album :

« Chère Lili, si je ne t’aimais pas, quelle volupté je goûterais à ce spectacle ! Et pourtant, Lili, si je ne t’aimais pas, que serait, que serait mon bonheur[6] ? »

Je trouve ici cette petite exclamation plus expressive que sous la forme qu’elle a reçue dans le recueil imprimé.

Les chemins raboteux qui nous menèrent de là à Einsiedlen ne purent nous décourager. De nombreux pèlerins, que nous avions déjà remarqués au bord du lac, et qui avançaient d’un pas régulier, avec des chants et des prières, finirent par nous atteindre. Nous les saluâmes et nous les laissâmes passer. En éveillant chez nous la sympathie pour leur pieux dessein, ils vivifièrent d’une manière agréable et caractéristique ces hauteurs solitaires. Nous vîmes s’animer le sentier sinueux que nous devions aussi parcourir ; nous le suivîmes, à ce qu’il nous semblait, plus gaiement. Car les usages de l’Église romaine sont imposants et significatifs pour le protestant, en ce qu’il reconnaît uniquement le principe intérieur qui leur a donné naissance, le caractère humain qui les propage de génération en génération, et qu’il pénètre ainsi jusqu’au noyau, sans s’arrêter pour le moment à la coque, à l’enveloppe, à l’arbre même, à ses rameaux, à ses feuilles, à son écorce et à ses racines.

Enfin nous vîmes se dresser, dans une vallée déserte et sans arbres, l’église magnifique, le cloître, d’une vaste étendue, au milieu d’un établissement proprement tenu, et capable de recevoir assez convenablement un grand nombre d’hôtes divers. Dans la grande église, la petite, ancien ermitage du saint, incrustée en marbre et transformée, autant que possible, en une décente chapelle, était pour moi quelque chose de nouveau, que je n’avais encore jamais vu ; ce petit vase était entouré et surmonté de piliers et de voûtes. C’était un sujet de sérieuses réflexions, qu’une étincelle unique de moralité et de piété eût allumé dans ce lieu une petite flamme, toujours lumineuse et brûlante, vers laquelle des troupes de croyants venaient en pèlerinage, avec de grandes difficultés, pour allumer aussi leur petit cierge à cette sainte flamme. Quoi qu’il en soit, cela annonce dans l’humanité un besoin immense de la même lumière, de la même chaleur, que le premier adorateur a sentie et entretenue dans le fond de son cœur avec une foi parfaite.

On nous conduisit dans le trésor ; assez riche et imposant, qui offrait surtout aux yeux étonnés les bustes de grandeur naturelle, et même colossale, de saints et de fondateurs. Mais une armoire qu’on ouvrit ensuite excita tout autrement notre attention. Elle contenait d’antiques raretés, vouées et honorées dans ce lieu. Différentes couronnes, remarquables ouvrages d’orfèvrerie, fixèrent mes regards, et l’une d’entre elles les captiva enfin entièrement. C’était une couronne à pointes, dans le goût du vieux temps, comme on en voyait sur la tête des reines, mais dessinée avec un goût infini, exécutée avec un travail prodigieux. Les pierres colorées étaient distribuées avec un discernement et une habileté admirables ; bref, c’était un de ces ouvrages qu’on déclare parfaits dès le premier coup d’œil, sans pouvoir analyser cette impression selon les règles de l’art. Dans ces occasions, où l’art n’est pas reconnu mais senti, l’esprit et le cœur songent à l’application ; on voudrait posséder le joyau, pour en faire plaisir à quelqu’un. Je demandai la permission de sortir de l’armoire la petite couronne, et, lorsque je l’eus délicatement placée sur ma main et élevée en l’air, je n’eus pas d’autre pensée que celle de pouvoir la poser sur la brillante chevelure de Lili, que je conduirais devant une glace, pour observer son propre contentement et le bonheur qu’elle répandrait autour d’elle. J’ai souvent songé depuis que cette scène, représentée par un peintre habile, parlerait vivement à la pensée et au sentiment. Il serait doux d’être le jeune roi qui s’assurerait de la sorte une épouse et un nouvel empire.

Pour nous montrer au complet les richesses du couvent, on nous conduisit dans un cabinet d’objets d’art, de curiosités et de productions naturelles. Je connaissais peu à cette époque la valeur de ces choses ; la géognosie, science infiniment estimable, mais qui morcelle à la vue de l’esprit l’impression de la belle surface terrestre, ne m’avait pas encore séduit ; une géologie fantastique m’avait bien moins encore embarrassé dans ses labyrinthes : cependant l’ecclésiastique qui nous conduisait m’obligea de donner quelque attention à une petite tête fossile de sanglier, très-estimée, disait-il, des connaisseurs, et bien conservée dans une argile schisteuse bleue ; cette tête, noire comme elle était, est restée gravée dans mon imagination. On l’avait trouvée dans la contrée de Rapperschwyl, contrée de tout temps marécageuse, faite pour recevoir et conserver de pareilles momies, à l’usage de la postérité.

Je fus tout autrement attiré par une gravure de Martin Schœn, encadrée et sous verre, représentant la mort de Marie. Un exemplaire irréprochable peut seul nous donner l’idée du talent d’un pareil maître ; mais alors nous en sommes tellement saisis, comme de toute chose parfaite en son genre, que nous ne saurions échapper au désir de posséder un exemplaire pareil afin de pouvoir renouveler l’impression, quel que soit le temps écoulé depuis. Pourquoi ne pas anticiper et avouer que, plus tard, je n’eus pas de repos avant de m’être procuré une belle épreuve de cette gravure ?

Le 16 juillet 1775 (c’est la première date que je trouve consignée dans mes notes), nous entreprîmes une course pénible ; il s’agissait de franchir des montagnes rocheuses, et cela dans une complète solitude. Le soir, à sept heures et trois quarts, nous étions vis-à-vis du Hacken. Ce sont deux sommets, qui se dressent fièrement l’un à côté de l’autre. Pour la première fois dans notre voyage, nous trouvâmes de la neige encore persistante sur ces crêtes dentelées. Une antique forêt de pins, sévère et sombre, remplissait les vastes ravins dans lesquels nous devions descendre. Après avoir fait une courte halte, nous dégringolâmes gaiement et vivement, de rocher en rocher, de saillie en saillie, le sentier qui se précipite dans la profondeur, et nous arrivâmes à dix heures à Schwitz. Nous étions à la fois las et joyeux, brisés et gaillards. Nous apaisâmes au plus tôt notre soif ardente, et nous n’en fûmes que plus animés. Qu’on se figure le jeune homme qui avait écrit Werther, environ deux années auparavant, et un ami de son âge, qui s’était déjà échauffé l’imagination sur le manuscrit de ce singulier ouvrage, transportés tous deux, sans le savoir et le vouloir, dans une sorte d’état de nature, se rappelant vivement leurs amours passées, occupés des amours présentes, forgeant des plans sans suite, parcourant avec ivresse, dans le joyeux sentiment de leur force, le royaume de la fantaisie, et l’on se fera quelque idée de cet état, que je ne saurais peindre, si je ne trouvais ces mots dans mon journal : « Le rire et l’allégresse ont duré jusqu’à minuit. » Le 17, au matin, nous vîmes le Hacken devant nos fenêtres. Les nuages montaient à la file vers ces énormes pyramides irrégulières. À une heure après midi, nous quittâmes Schwitz pour aller au Rigi. À deux heures, sur le lac de Lowertz, soleil magnifique. Plongé dans l’extase, on ne voyait rien. Deux robustes jeunes filles menaient la barque. C’était agréable, et nous en prîmes fort bien notre parti. Nous abordâmes dans l’île, où les gens disent que l’ancien tyran avait habité. Quoi qu’il en soit, la cabane de l’ermite s’est nichée entre les ruines. Nous montâmes le Rigi. À sept heures et demie, nous étions à Notre-Dame des Neiges, puis à la chapelle, et, après avoir passé devant le cloître, nous arrivâmes à l’auberge du Bœuf.

Le dimanche, 18, dessiné, le matin, la chapelle, prise de l’auberge. À midi, arrivé à Kaltbad ou fontaine des Trois-Sœurs. À deux et un quart, nous avions gravi la hauteur. Nous nous trouvâmes dans les nuages, doublement désagréables cette fois, parce qu’ils masquaient la vue et retombaient sur nous en brouillards humides. Mais, lorsqu’ils se déchirèrent ça et là et qu’ils nous laissèrent voir, entouré de cadres flottants, un monde brillant, magnifique, illuminé par le soleil, comme des images qui se produisaient et changeaient sans cesse, nous ne regrettâmes plus ces accidents ; car c’était un spectacle que nous n’avions jamais vu, que nous ne devions plus revoir, et nous restâmes longtemps dans cette position, assez incommode, pour apercevoir, à travers les déchirures et les intervalles des masses de nuages sans cesse en mouvement, un petit lambeau de terre, une lisière de rivage, un petit bout de lac, éclairés par le soleil. À huit heures du soir, nous étions de retour à l’auberge, où nous trouvâmes du poisson, des œufs et du vin en suffisance. Au crépuscule, et à mesure que la nuit tombait, des sons formant une mystérieuse harmonie occupèrent notre oreille, le tintement de la cloche de la chapelle, le gazouillement de la fontaine, le murmure des brises changeantes, les sons lointains du cor… C’étaient des moments salutaires, qui apaisent et qui endorment dans les chants. Le 19, à six heures et demie du matin, nous commençâmes par monter, puis nous descendîmes au lac des Quatre cantons, à Fitznau ; de là, par le lac, à Gersau. À midi, à l’auberge, au bord du lac. Vers deux heures, nous sommes vis-à-vis du Grutli, où les trois Tells firent leur serment ; puis à la plate-forme où le héros s’élança de la barque, et où la peinture a immortalisé, en son honneur, la légende de sa vie et de ses actions. Vers trois heures, à Fluelen, où Tell fut embarqué ; vers quatre heures, à Altorf, où il abattit la pomme. On s’attache tout naturellement à ce fil poétique à travers le labyrinthe de ces rochers, qui descendent à pic jusque dans l’eau et n’ont rien à nous dire. Pour eux, inébranlables, ils sont là, immobiles comme les coulisses d’un théâtre ; bonheur ou malheur, joie ou tristesse, n’appartiennent qu’aux personnages qui sont aujourd’hui sur l’affiche. Au reste, de pareilles réflexions étaient tout à fait hors de la sphère de nos jeunes gens ; ils avaient oublié leur court passé, et l’avenir était devant eux aussi merveilleusement impénétrable que les montagnes dans lesquelles ils allaient s’avancer.

Le 20, nous gagnâmes Amstaeg, où l’on nous servit d’excellents poissons. Enfin, dans cette montagne, déjà assez sauvage, où la Reuss s’élançait de gorges rocheuses plus escarpées, et où l’eau de neige se jouait sur les couches de pur gravier, je saisis avec empressement l’occasion souhaitée de me rafraîchir dans les flots murmurants. À trois heures, nous poursuivîmes notre marche ; une file de bêtes de somme nous précédait ; nous traversâmes avec elles une large masse de neige, et nous n’apprîmes qu’après qu’elle était creuse par-dessous. La neige de l’hiver s’était amoncelée dans un ravin, autour duquel il aurait fallu tourner ; elle servait maintenant à redresser et abréger le chemin. Les eaux torrentueuses l’avaient peu à peu creusée par-dessous ; la chaleur de l’été avait de plus en plus fondu la voûte, en sorte qu’elle unissait naturellement les deux bords, comme un large pont cintré. Nous pûmes nous convaincre de ce merveilleux phénomène, lorsque, étant arrivés un peu plus haut, nous nous hasardâmes à descendre dans le ravin plus large.

À mesure que nous nous élevions, nous laissions sous nos pieds, dans l’abîme, les bois de sapins, à travers lesquels la Reuss écumante se laissait voir de temps en temps, tombant de rochers en rochers. À huit heures et demie, nous arrivâmes à Wasen, où, pour nous rafraîchir avec le vin rouge lombard, acide et pesant, il nous fallut d’abord le tremper et ajouter en abondance, le sucre que la nature lui avait refusé. L’hôte nous montra de beaux cristaux, mais j’étais alors si éloigné de ces études, que je ne voulus pas, même pour un prix modique, me charger de ces productions de montagne. Le 21, à six heures et demie, nous poursuivons notre ascension. Les rochers sont toujours plus énormes et plus affreux ; la route, jusqu’à la pierre du Diable, jusqu’à la vue du pont du Diable, est toujours plus pénible. Là il plut à mon compagnon de se reposer ; il me pressa de dessiner ce point de vue remarquable. Je réussis à tracer les contours, mais rien ne ressortait, rien n’était refoulé. Je n’avais point de langage pour de pareils objets. Nous continuâmes de monter péniblement ; les sauvages horreurs semblaient croître sans cesse ; les plateaux devenaient des montagnes, et les enfoncements des abîmes. C’est ainsi que mon guide me conduisit jusqu’au Trou-d’Ouri, où je pénétrai avec quelque répugnance. Ce qu’on avait vu jusqu’alors était du moins imposant : ces ténèbres faisaient tout disparaître. Mais sans doute mon fripon de guide s’était figuré d’avance le joyeux étonnement que j’éprouverais à la sortie. La rivière, pas trop écumante, serpentait doucement à travers une vallée hospitalière, tout unie, entourée de montagnes, et cependant assez large. Au-dessus du joli village d’Urseren et de son église, qui s’offrirent à nos regards dans la plaine, s’élevait un petit bois de sapins, religieusement respecté, parce qu’il protège contre les avalanches les habitants établis au pied de la montagne. De petits saules se remontraient et paraient, le long de la rivière, les verdoyantes prairies. La végétation, longtemps regrettée, faisait plaisir à la vue. Le repos était grand. On sentait ses forces renaître dans les sentiers unis, et mon compagnon se savait fort bon gré de la surprise qu’il m’avait si habilement ménagée.

À Andermatt, nous trouvâmes le célèbre fromage d’Urseren, et les jeunes enthousiastes se régalèrent d’un vin passable, pour exalter encore leur joie et donner à leurs projets un essor plus fantastique. Le 22, à trois heures et demie, nous quittâmes notre auberge, pour passer de la douce vallée d’Urseren dans la vallée pierreuse de Livine. Toute fertilité avait disparu soudain ; c’étaient des rochers arides ou moussus, couverts de neige, un vent orageux, soufflant par rafales, des nuages qui viennent et qui passent, le murmure des cascades, les clochettes des mulets dans la plus profonde solitude, où l’on ne voyait personne arriver ou partir… Il en coûte peu à l’imagination pour se figurer dans les cavernes des nids de dragons. Mais nous nous sentîmes exaltés et réjouis par une cascade des plus belles et des plus pittoresques, unissant la variété à la grandeur dans toutes ses chutes, et qui, abondamment nourrie par la neige fondue, tantôt enveloppée de nuages, tantôt découverte, nous enchaîna longtemps à cette place. Enfin nous arrivâmes à de petits lacs vaporeux, qu’on distinguait à peine des nues traînantes. Bientôt un édifice sortit du brouillard : c’était l’hospice, et nous éprouvâmes une grande jouissance à pouvoir tout d’abord nous abriter sous son toit hospitalier.



LIVRE XIX.


Annoncés par les faibles aboiements d’un petit chien qui vint à notre rencontre, nous fûmes reçus à la porte amicalement par une femme vieillotte, mais robuste. Elle excusa le père, qui était allé à Milan, mais qu’on attendait ce soir. Puis, sans beaucoup de paroles, elle s’occupa de notre bien-être et de nos besoins. Une vaste chambre chaude nous recueillit ; on nous servit du pain, du fromage et un vin potable ; on nous promit un souper suffisant. Alors nous revînmes sur les merveilles du jour, et mon ami se félicitait que tout eût si bien réussi, et que nous eussions passé une journée dont les impressions ne pouvaient être rendues ni par la prose ni par la poésie. Le crépuscule était fort avancé lorsque enfin le respectable père arriva. Il salua ses hôtes avec une dignité amicale et familière, puis, adressant quelques mots à la cuisinière, il lui recommanda de faire pour le mieux. Nous lui laissâmes voir notre étonnement qu’il se fût décidé à passer sa vie dans ces hauts lieux, dans une solitude si complète, loin de toute société. Il nous répondit qu’il ne manquait jamais de société ; c’est ainsi que nous étions venus à notre tour le réjouir par notre visite. Le transport des marchandises était considérable de part et d’autre, entre l’Italie et l’Allemagne. Ces expéditions, qui ne cessaient pas, le mettaient en rapport avec les premières maisons de commerce. Il descendait souvent a Milan ; il se rendait plus rarement à Lucerne ; mais les maisons qui étaient chargées sur cette route du service de la poste lui envoyaient fréquemment des jeunes gens, qui devaient se familiariser, dans ce point élevé et intermédiaire, avec toutes les circonstances et les événements qui pouvaient survenir dans ces affaires.

Au milieu de ces entretiens divers, la soirée s’écoula, et nous passâmes une nuit tranquille dans des lits un peu courts, fixés à la paroi, et qui rappelaient plutôt des tablettes que de véritables lits. Je me levai de bonne heure et me trouvai bientôt sous le ciel ouvert, mais dans un espace étroit, environné de hautes cimes. J’avais descendu le sentier qui mène en Italie, et je dessinais, à la manière des amateurs, ce qu’on ne saurait dessiner et ce qui pourrait moins encore faire un tableau, les cimes prochaines, avec leurs flancs, où la neige fondante laissait voir de blancs sillons et de noires arêtes. Cependant ces efforts infructueux ont gravé ce spectacle d’une manière ineffaçable dans ma mémoire. Mon compagnon arriva gaiement et me dit : « Que penses-tu du récit que notre hôte nous a fait hier au soir ? N’as-tu pas pris envie, comme moi, de quitter ce repaire de dragons pour nous rendre dans ces ravissantes contrées ? La descente à travers ces gorges doit être admirable et facile, et quand le pays s’ouvrira auprès de Bellinzone, quel sera notre enchantement ! Les discours du père m’ont rappelé vivement les îles du Lac Majeur. On a vu et entendu sur ce sujet tant de choses depuis les voyages de Keyssler, que je ne puis résister à la tentation. N’est-ce pas aussi ton sentiment ? poursuivit-il. Te voilà justement assis à la bonne place. Je m’y suis déjà trouvé une fois et je n’ai pas eu le courage de descendre. Prends les devants sans autre façon. Tu m’attendras à Airolo ; je te suivrai avec le messager, après avoir pris congé du bon père et réglé tout. — Si soudainement, une telle entreprise ! Cela ne me plaît guère, lui répondis-je. — À quoi bon tant réfléchir ? Nous avons assez d’argent pour aller jusqu’à Milan. Nous trouverons du crédit. Nous y connaissons, par nos foires, plus d’un négociant. » Il me pressait toujours davantage. « Va, lui dis-je, arrange tout pour le départ. Nous déciderons ensuite. »

Il me semble qu’en de pareils moments l’homme ne sent en lui aucune résolution, mais qu’il est conduit et déterminé par des impressions antérieures. La Lombardie et l’Italie étaient devant moi comme une chose tout à fait étrangère ; l’Allemagne, comme une chose connue, aimable, pleine de perspectives gracieuses et familières. Et il faut que je l’avoue, ce qui m’avait si longtemps possédé tout entier, ce qui avait nourri ma vie, était encore l’élément indispensable hors des limites duquel je n’osais pas m’aventurer. Un petit cœur d’or, que j’avais reçu d’elle dans les plus belles heures, était encore suspendu au même ruban auquel elle l’avait attaché, doucement réchauffé sur ma poitrine. Je le pris et le baisai. Voici le petit poème qu’il m’inspira :

« Souvenir de joies évanouies, ô toi que je porte toujours à mon col, nous enchaînes-tu tous deux plus longtemps que le lien des âmes ? Prolonges-tu les jours fugitifs de l’amour ?

« Lili, j’ai pu te fuir ! Et il me faut encore, avec ton lien, courir les pays étrangers, les forêts, les vallées lointaines ! Ah ! le cœur de Lili ne pouvait sitôt se détacher de mon cœur.

« Comme un oiseau, qui rompt le lacet et retourne au bois, traîne après lui un bout de fil, signal de l’esclavage ; il n’est plus l’oiseau d’autrefois, l’oiseau né libre ; il a connu un maître[7]. »

Je me levai aussitôt pour m’éloigner de la place escarpée, de peur que mon ami, accourant avec le portefaix, ne m’entraînât dans l’abîme. Je saluai à mon tour le bon père, et, sans dire un mot inutile, je me tournai vers le sentier par lequel nous étions venus. Mon ami me suivit avec quelque hésitation, et, malgré son amitié et son attachement pour moi, il demeura quelque temps en arrière ; enfin, la magnifique cascade nous rapprocha, nous réunit, et la résolution, une fois prise, dut être acceptée comme bonne et salutaire. Je ne dirai rien de plus de la descente, sinon que nous trouvâmes entièrement éboulé ce pont de neige que nous avions naguère traversé tranquillement, en société pesamment chargée, et, comme il nous fallut faire un détour pour franchir l’échancrure ouverte, nous pûmes contempler avec étonnement les ruines colossales d’une architecture naturelle. Mon ami ne pouvait s’empêcher de regretter la course manquée en Italie. Peut-être l’avait-il préméditée, et, avec une ruse amicale, avait-il espéré de me surprendre dans le lieu même. Aussi le retour fut-il moins gai ; je n’en fus que plus assidûment occupé, pendant notre marche silencieuse, à fixer, du moins dans leurs traits saisissables et caractéristiques, ces images colossales qui d’ordinaire se réduisent peu à peu dans notre esprit.

Ce ne fut pas sans impressions et sans pensées nouvelles ou renouvelées que nous nous rendîmes à Kussnacht, en côtoyant les imposantes montagnes du lac des Quatre-Cantons ; nous abordâmes, et, poursuivant notre marche, nous saluâmes la chapelle de Tell, située au bord de la route, et nous nous rappelâmes ce meurtre, célébré dans tout le monde comme un acte d’héroïsme patriotique. Nous traversâmes de même le lac de Zoug, que nous avions déjà vu du Righi. Zoug ne me rappelle que les vitraux peints, de grandeur médiocre, mais excellents dans leur genre, enchâssés dans les fenêtres de la salle d’auberge. De là, traversant l’Albis, nous gagnâmes le Sihlthal, où nous visitâmes un jeune monsieur de Lindau, du Hanovre, qui se plaisait dans la solitude. Je voulais m’excuser auprès de lui d’avoir refusé sa compagnie, ce que j’avais fait pourtant de la manière la plus polie et la plus affectueuse. La jalouse amitié du bon Passavant était la véritable cause qui m’avait empêché d’accepter une société, aimable sans doute, mais incommode.

Avant de redescendre de ces hauteurs magnifiques vers le lac et la ville gracieusement située, je dois faire encore une observation sur mes tentatives pour exprimer par mes dessins et mes esquisses quelques traits de ce pays. L’habitude que j’avais dès l’enfance de considérer le paysage comme un tableau m’induisit à entreprendre, quand je voyais de la sorte une contrée nouvelle, de fixer en moi un souvenir exact de pareils moments. Mais, ne m’étant exercé auparavant que sur des objets bornés, je sentis bientôt mon insuffisance dans un monde pareil. La hâte et l’impatience me réduisirent à un singulier expédient : aussitôt que j’avais saisi un objet intéressant et que je l’avais indiqué, en quelques traits d’une manière tout à fait générale, je donnais à côté, en paroles, les détails que je n’avais pu exprimer ni exécuter avec le crayon : par là, je me rendis ces aspects si présents, qu’à l’instant même où je voulais mettre en usage une localité dans un poëme ou dans un récit, elle paraissait devant moi et se trouvait à ma disposition.

Revenu à Zurich, je n’y trouvai plus les Stolberg. Leur séjour dans cette ville s’était abrégé par une singulière aventure. Avouons, en général, que des voyageurs qui s’éloignent du cercle borné de leur vie domestique s’imaginent, en quelque façon, qu’ils entrent dans une nature étrangère et même entièrement libre. On pouvait d’autant plus se le figurer dans ce temps-là, que la police ne demandait point les passe-ports, qu’on n’avait point de péages à payer, et qu’aucun autre obstacle pareil ne rappelait à chaque instant qu’on est encore plus mal et plus gêné dehors que chez soi. Qu’on se représente ensuite la tendance absolue de nos amis vers une liberté naturelle réalisée, et l’on excusera de jeunes esprits qui regardaient la Suisse comme le véritable théâtre où ils pourraient mettre en idylle la vive nature de leur âge. Les tendres poèmes de Gessner et ses délicieuses gravures les y autorisaient pleinement. En réalité, le bain dans une eau libre semble une expression infiniment agréable de ces manifestations poétiques. Dans le cours du voyage, ces exercices naturels avaient déjà paru s’accorder mal avec les mœurs modernes, et l’on s’en était abstenu jusqu’à un certain point. Mais, en Suisse, à l’aspect de ces fraîches eaux ruisselantes, courantes, bondissantes, qui se rassemblaient dans la plaine et peu à peu s’étendaient en lacs, la tentation devint irrésistible. J’avouerai que moi-même je me joignis à mes compagnons pour me baigner dans le lac limpide, assez loin, semblait-il, de tous les regards humains. Mais les corps brillent à une grande distance, et quiconque les avait aperçus en prenait de la mauvaise humeur.

Ces bons et candides jeunes gens, qui ne trouvaient rien de choquant à se voir demi-nus comme de poétiques bergers, ou tout nus comme des divinités païennes, furent avertis par des amis de renoncer à ces amusements. On leur fit comprendre qu’ils ne vivaient pas au sein de la nature primitive, mais dans un pays qui avait jugé utile et bonde s’attacher aux institutions et aux mœurs anciennes, dérivées du moyen âge. Ils n’étaient pas éloignés de se laisser convaincre, surtout puisqu’on leur parlait du moyen âge, qui leur semblait vénérable comme une seconde nature. Ils quittèrent donc les rives du lac, trop fréquentées, et ils trouvèrent dans leurs promenades à travers les montagnes des eaux si claires, si fraîches, si murmurantes, qu’au milieu de juillet, il leur parut impossible de se refuser un pareil soulagement. Leurs courses vagabondes les avaient conduits dans la sombre vallée où la Sihl précipite son cours derrière l’Albis, pour se verser dans la Limmat au-dessous de Zurich : cloignés de toute habitation et même de tout sentier battu, ils crurent pouvoir innocemment quitter leurs habits et se présenter hardiment aux vagues écumantes. Ce ne fut pas sans pousser des cris, des exclamations de sauvage allégresse, excitées soit par la fraîcheur, soit par le plaisir ; ils voulaient consacrer ainsi ces rochers couverts de bois sombres, et en faire la scène d’une idylle ; mais, soit que des malveillants se fussent glissés sur leurs pas, soit que, par leur tumulte poétique, ils eussent eux-mêmes provoqué des ennemis dans la solitude, ils se virent assaillis d’en haut à coups de pierres, qui partaient des buissons muets, sans savoir si c’était le fait de peu de gens ou d’un grand nombre, si c’était accidentel ou prémédité ; et ils jugèrent que le plus sage était de quitter l’élément restaurateur et de retourner à leurs habits. Aucun ne fut blessé ; la surprise et le chagrin furent le châtiment moral qu’ils eurent à souffrir, et que ces joyeux camarades eurent bien vite oublié. Les suites les plus désagréables furent pour Lavater ; on lui reprochait d’avoir accueilli avec bienveillance des jeunes gens si téméraires, d’avoir fait avec eux des promenades, enfin de s’être montré favorable à des hommes dont le naturel sauvage, indomptable, antichrétien et même païen, causait un pareil scandale dans un pays civilisé et bien policé. Mais notre pieux ami, qui savait si bien calmer de pareils orages, y réussit cette fois encore, et, après le départ de ces voyageurs, passés comme un météore, nous trouvâmes tout apaisé.

Dans le fragment des voyages de Werther[8], j’ai cherché à peindre ce contraste de l’ordre estimable et de la gêne légale qui règnent en Suisse avec cette vie naturelle que réclame une enthousiaste jeunesse. Mais, parce qu’on a coutume de prendre comme une opinion arrêtée, comme un blâme didactique, les discours les plus naïfs du poète, les Suisses en ont été fort mécontents, et j’ai renoncé à donner la suite, qui devait exposer en quelque manière la marche de Werther jusqu’à l’époque où sont retracées ses douleurs : tableau que les personnes qui connaissent le cœur humain auraient certainement accueilli avec faveur.

Arrivé à Zurich, j’appartins à Lavater ; je jouis encore de son hospitalité et presque toujours sans partage. La Physiognomonie, avec toutes ses figures, bien ou mal exécutées, pesait toujours plus lourdement sur les épaules de l’excellent homme. Nous traitâmes toute l’affaire assez à fond, selon les circonstances, et je promis de m’y intéresser après mon retour, comme je l’avais fait jusqu’alors. J’y fus entraîné par la confiance absolue que me donnait la jeunesse dans ma conception prompte, et plus encore par le sentiment de ma docilité complaisante ; car, à proprement parler, la manière dont Lavater analysait les physionomies n’était pas dans ma nature ; l’impression qu’une personne faisait sur moi à la première vue déterminait en quelque sorte mes relations avec elle, quoique, à proprement parler, la bienveillance générale qui agissait en moi, unie à la légèreté de la jeunesse, dominât constamment, et me montrât les objets dans un jour un peu crépusculaire.

L’esprit de Lavater était tout à fait imposant ; auprès de lui on ne pouvait échapper à une influence décisive. Il fallait donc me résoudre à considérer isolément le front et le nez, les yeux et la bouche, et peser aussi leurs rapports. Ce « voyant » était forcé de le faire, pour se rendre un compte exact de ce qui lui apparaissait si clairement. Pour moi, je m’accusais toujours de ruse et d’espionnage, quand je voulais ramener à ses éléments une personne présente et, par là, démêler ses qualités morales. J’aimais mieux m’en tenir à sa conversation, dans laquelle elle se dévoilait elle-même à son gré. Au reste, je ne veux pas dissimuler qu’on éprouvait auprès de Lavater une certaine angoisse : car, en s’emparant de nos qualités par la physiognomonie, il était, dans la conversation, le maître de nos pensées, qu’avec quelque pénétration il pouvait aisément deviner dans le cours de l’entretien.

L’homme qui sent en lui une synthèse vraiment prégnante a le droit d’analyser, parce qu’il éprouve et légitime sur les individualités étrangères tout ce qui le constitue lui-même. Voici un exemple de la manière dont Lavater s’y prenait. Le dimanche, après le sermon, il devait, comme ecclésiastique, présenter à chaque fidèle sortant de l’église la bourse de velours, au court manche, et recevoir avec bénédiction la pieuse offrande. Il se proposa, par exemple, ce dimanche-là de ne regarder personne, et de se borner à observer les mains pour s’en expliquer la figure ; et non-seulement la forme des doigts, mais encore leur geste en laissant tomber l’offrande, n’échappa point à son attention, et il eut à ce sujet beaucoup de révélations à me faire. Combien ces entretiens ne devaient-ils pas être instructifs et stimulants pour moi, qui étais aussi en voie de me signaler comme peintre de la nature humaine ! Je fus conduit à diverses époques de ma vie à méditer sur cet homme, un des plus excellents avec lesquels je sois arrivé à une pareille intimité, et j’écrivis en divers temps les réflexions suivantes, qu’il m’inspira. Nos tendances opposées durent nous rendre peu à peu étrangers l’un à l’autre ; cependant je ne voulus pas laisser déchoir dans mon esprit l’idée de son excellente nature. Je me la représentai à diverses reprises, et c’est ainsi que ces pages furent écrites sans liaison entre elles. On y trouvera des répétitions peut-être, mais non, je l’espère, des contradictions.


À proprement parler, Lavater était tout réaliste, et ne connaissait l’idéal que sous la forme morale. C’est là ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour s’expliquer cet homme rare et singulier. Ses Perspectives sur l’éternité ne sont proprement que des continuations de l’existence actuelle, dans des conditions plus faciles que celles auxquelles nous sommes soumis ici-bas. Sa Physiognomonie repose sur la croyance que l’extérieur de l’homme correspond parfaitement à l’intérieur, en rend témoignage et même le représente. Il ne pouvait se faire à l’idéal de l’art, parce que, avec son regard pénétrant, il voyait trop bien chez de tels êtres l’impossibilité de l’organisation vivante, et les rejetait par conséquent dans le domaine des fables et même des monstres. Sa tendance irrésistible à réaliser l’idéal lui fit la réputation d’un enthousiaste, tout persuadé qu’il était que personne plus que lui ne poursuivait la réalité. C’est pourquoi il ne put jamais découvrir la méprise dans sa manière de penser et d’agir.

Peu de gens ont pris à tâche plus vivement de se manifester aux autres, et c’est par là essentiellement qu’il fut instituteur. Cependant, quoique ses efforts eussent aussi pour objet le perfectionnement intellectuel et moral des autres, ce n’était pas le dernier terme auquel il tendait.

Son occupation principale était la réalisation de la personne du Christ : de là cet empressement presque fou de faire dessiner, copier, imiter, l’une après l’autre, une image du Christ, dont aucune à la fin ne pouvait naturellement le satisfaire.

Ses écrits sont déjà difficiles à comprendre ; car il n’est pas aisé de pénétrer son véritable dessein. Personne n’a autant écrit de l’époque et sur l’époque ; ses écrits sont de véritables journaux, que l’histoire du temps peut seule expliquer ; ils sont rédigés dans un langage de coterie, qu’il faut connaître pour être juste envers lui : autrement le lecteur intelligent y trouvera bien des choses dépourvues de raison et de goût, ce qu’on lui a suffisamment reproché de son vivant et après sa mort. Nous lui avions, par exemple, échauffé tellement la tête avec nos idées dramatiques, en ne présentant jamais que sous cette forme tout ce qui survenait, et n’en admettant aucune autre, qu’il sentit l’aiguillon, et s’efforça de montrer dans son Ponce Pilate que la Bible est le plus dramatique des livres, et, particulièrement, que la Passion est le drame des drames.

Dans ce chapitre de son opuscule, et, en général, dans tout le livre, Lavater paraît très-semblable au P. Abraham de Sainte-Claire, car tout homme d’esprit, qui veut agir sur le moment, doit tomber dans cette manière : il doit s’informer des tendances, des passions, de la langue et de la terminologie actuelles, pour les faire ensuite servir à son but et se rapprocher de la masse, qu’il veut attirer à lui.

Comme il recevait Jésus-Christ à la lettre, tel que l’Écriture, tel que plusieurs interprètes le donnent, cette idée lui servait à tel point de supplément pour sa propre existence, qu’il incarna idéalement l’Homme-Dieu à sa propre humanité, jusqu’à ce qu’il les eût réellement confondus en un seul être, qu’il se fût unifié avec lui, ou qu’il s’imaginât qu’il était lui-même le Christ.

Cette ferme croyance à la lettre de la Bible dut le conduire aussi à la pleine conviction qu’on peut faire des miracles aujourd’hui tout aussi bien qu’autrefois ; et, comme il avait réussi parfaitement, dans des occasions importantes et pressantes, à obtenir instantanément, par de ferventes et même de véhémentes prières, l’issue favorable d’accidents très-menaçants, les objections de la froide raison ne l’ébranlaient pas le moins du monde. Pénétré, en outre, de la grande valeur de l’humanité, régénérée par Jésus-Christ et destinée à une heureuse éternité, mais connaissant aussi les besoins divers de l’esprit et du cœur, l’immense désir de savoir, sentant lui-même s’étendre à l’infini ce désir auquel nous convie en quelque sorte sensiblement le ciel étoilé, il esquissa ses Perspectives sur l’éternité, qui durent toutefois sembler fort étranges à la plupart de ses contemporains.

Mais tous ces efforts, ces désirs, ces entreprises, pesèrent moins dans la balance que le génie physiognomonique dont l’avait doué la nature. En effet, comme la pierre de touche est particulièrement appropriée par sa noirceur et par la nature à la fois rude et polie de sa surface à indiquer la différence des métaux frottés : grâce à l’idée pure de l’humanité, qu’il portait en lui, à la vivacité et à la délicatesse du talent d’observation, qu’il exerça d’abord par instinct d’une manière superficielle et accidentelle, puis, avec réflexion, d’une façon méditée et réglée, Lavater était au plus haut degré en mesure d’apercevoir, de connaître, de distinguer et même d’exprimer les traits caractéristiques des individus. Tous les talents qui reposent sur une disposition naturelle décidée nous semblent avoir quelque chose de magique, parce que nous ne pouvons subordonner à une idée ni ce talent ni ses effets. Et véritablement la pénétration de Lavater à l’égard des individus passait toute idée ; on s’étonnait, à l’entendre parler confidentiellement de tel ou tel ; c’était même une chose redoutable de vivre auprès d’un homme qui voyait clairement les limiter dans lesquelles il avait plu à la nature de nous enfermer.

Tout homme croit pouvoir communiquer ce qu’il possède, et Lavater ne voulait pas se borner à faire usage pour lui-même de cette grande faculté ; il voulait la découvrir, l’éveiller chez les autres et même la transmettre à la foule. Toutes les interprétations fausses, méchantes et ténébreuses, les sottes plaisanteries et les basses railleries que cette doctrine étrange a provoquées, plus d’une personne s’en souvient encore, et l’excellent Lavater y fut pour quelque chose. En effet, quoique l’unité intérieure eût chez lui pour base une haute moralité, cependant, avec ses efforts multipliés, il ne put arriver à l’unité extérieure, parce qu’il était incapable de méditer en philosophe et de créer on artiste. Il n’était ni penseur ni poëte ; il n’était pas même orateur dans le sens propre du mot. Incapable de rien saisir méthodiquement, il s’emparait des détails avec fermeté et les plaçait hardiment les uns à côté des autres. Son grand ouvrage en est un exemple et un témoignage frappant. L’idée de l’homme moral et physique pouvait bien former un tout dans sa pensée ; mais, cette idée, il ne savait pas la produire au dehors, si ce n’est encore d’une manière pratique, dans le détail, comme il avait saisi le détail dans la vie.

Ce même ouvrage nous montre d’une manière affligeante comment un esprit pénétrant tâtonne dans l’expérience la plus commune, fait appel à tous les artistes vivants, bons ou mauvais, paye fort cher des dessins ou des gravures sans caractère, pour dire ensuite dans le livre que telles et telles estampes sont plus ou moins manquées, insignifiantes et inutiles. Sans doute il a aiguisé par là son jugement et le nôtre, mais il prouve aussi que son inclination l’a poussé à accumuler les expériences plus qu’à y chercher l’air et la lumière. C’est pourquoi il ne put jamais arriver aux résultats, que je lui demandais souvent avec instance. Ce qu’il présenta dans la suite comme tel à ses amis, d’une manière confidentielle, n’en était pas pour moi ; car cela se composait d’un ensemble de certaines lignes et de certains traits, même de verrues et de taches, auxquelles il avait vu associées certaines qualités morales et souvent immorales. Il se trouvait dans le nombre des observations effrayantes. Mais cela ne formait aucune suite, tout se trouvait confondu au hasard ; point de fil directeur, point de rapprochements. Il ne règne pas plus de méthode littéraire et de sentiment artiste dans ses autres écrits, qui ne présentent jamais qu’une exposition vive et passionnée de sa pensée et de sa volonté, et remplacent toujours ce qu’ils n’offrent pas dans l’ensemble par les détails les plus touchants et les plus spirituels.

Les réflexions suivantes, qui se rapportent au même sujet, ne seront pas ici déplacées. Personne n’accorde volontiers aux autres un avantage, aussi longtemps qu’il peut, en quelque mesure, le leur contester. Les avantages naturels de tout genre sont les moins contestables, et cependant l’usage ordinaire de l’époque n’accordait le génie qu’au poëte. Mais un autre monde parut surgir tout à coup : on demanda le génie au médecin, au général, à l’homme d’État, et bien tôt à quiconque songeait à se distinguer dans la théorie ou la pratique. Zimmermann avait surtout donné cours à ces prétentions. Lavater, dans sa Physiognomonie, dut nécessairement indiquer une division plus générale des dons intellectuels ; le terme de génie devint un mot d’ordre général, et, parce qu’on l’entendait souvent prononcer, on supposa aussi que la chose qu’il devait signifier était commune. Mais, comme chacun était autorisé à demander aux autres le génie, on finit par croire qu’on le possédait aussi soi-même. On était loin encore du temps où il pourrait être énoncé que le génie est cette force de l’homme qui, par l’action, impose la règle et la loi. À cette époque, il ne se manifestait qu’en transgressant les lois existantes, en renversant les règles établies et en se déclarant sans limites. Il était donc facile d’avoir du génie, et tout naturel aussi que l’abus du mot et de la chose sollicitât tous les hommes réglés de s’opposer à un désordre pareil.

Si un homme courait à pied par le monde, sans trop savoir où ni pourquoi, cela s’appelait un voyage de génie ; et si quelqu’un faisait une folle entreprise sans but et sans utilité, c’était un trait de génie. Des jeunes hommes ardents, souvent d’un vrai mérite, se perdaient dans l’espace ; de vieux sages, peut-être sans talent et sans esprit, se faisaient alors un malin plaisir d’exposer risiblement aux yeux du public ces échecs de tout genre. C’est ainsi que je fus peut-être plus empêché de me développer et de me produire par la coopération et l’influence malentendues de ceux qui partageaient mes idées que par la résistance de ceux qui pensaient autrement que moi. Des noms, des épithètes, des phrases, qui rabaissaient les dons les plus élevés de l’esprit, se répandirent de telle sorte parmi la foule, qui les répétait platement, qu’aujourd’hui encore, dans la vie ordinaire, on les entend ça et là articulés par les ignorants ; ils pénétrèrent même dans les dictionnaires, et le mot génie prit un sens tellement défavorable qu’on en vint à conclure qu’il fallait le bannir complètement de la langue allemande. Ainsi les Allemands, chez qui la vulgarité trouve en général plus d’occasions de prévaloir que chez tout autre peuple, se seraient dépouillés de la plus belle fleur du langage, d’un mot, en apparence étranger, mais qui appartient également à tous les peuples, si le sentiment du sublime et de l’excellent, trouvant dans une philosophie plus profonde une base nouvelle, n’eût été heureusement rétabli[9].


Je retrouvai Merck à Darmstadt, et le laissai triompher à son aise d’avoir prédit que je me séparerais bientôt de la joyeuse société. Arrivé à Francfort, je lus bien reçu de chacun, même de mon père, qui me fit toutefois entrevoir son mécontentement de ce que je n’étais pas descendu à Airolo, et ne lui avais pas annoncé mon arrivée à Milan ; il ne pouvait d’ailleurs me témoigner aucune sympathie pour les rochers sauvages, les lacs vaporeux et les nids de dragons. Sans contester là-dessus, il me faisait sentir, dans l’occasion, le peu de valeur de tout cela : qui n’avait pas vu Naples n’avait pas vécu.

Je n’évitai pas et je ne pouvais éviter de voir Lili : nous observâmes l’un avec l’autre une réserve délicate. Je fus informé qu’on l’avait persuadée en mon absence qu’elle devait se séparer de moi, et que cela était plus nécessaire et aussi plus facile, puisque, par mon voyage et mon absence tout à fait arbitraires, je m’étais moi-même assez expliqué. Cependant les mêmes lieux, à la ville et à la campagne, les mêmes personnes, initiées à tout ce qui s’était passé, ne laissaient guère sans contact les deux amants, toujours épris, quoique séparés l’un de l’autre d’une manière étrange. C’était un état maudit, comparable, dans un certain sens, à l’enfer, à la société de ces heureux et malheureux morts. Il y avait des moments où les jours passés semblaient renaître, mais pour disparaître aussitôt comme des fantômes orageux. Des personnes bienveillantes me confièrent que Lili avait déclaré, quand on lui eut représenté tout ce qui s’opposait à notre union, que, par amour pour moi, elle pourrait renoncer à sa position et à sa société pour me suivre en Amérique. L’Amérique était alors, plus encore peut-être qu’aujourd’hui, l’Eldorado de ceux qui se trouvaient à la gêne dans leur situation présente. Mais ce qui aurait dû ranimer mes espérances leur porta le coup fatal. Ma belle maison paternelle, qui était à quelques cents pas de la sienne, était pourtant une situation plus acceptable qu’un établissement incertain, éloigné, au delà des mers. Cependant, je ne le nierai pas, en présence de Lili, toutes mes espérances, tous mes vœux renaissaient, et j’étais agité de nouvelles incertitudes. L’opposition de ma sœur était toujours aussi prononcée. Avec toute la sensibilité intelligente dont elle était capable, elle m’avait exposé clairement la situation, et ses lettres pressantes, véritablement douloureuses, développaient toujours le même texte avec une nouvelle énergie. « Si vous ne pouviez l’éviter, disait-elle, il faudrait le souffrir. On endure de pareilles choses on ne les choisit pas. » Quelques mois s’écoulèrent dans un état si malheureux : tous les entours s’étaient prononcés contre ce mariage ; en elle seule, je le croyais, je le savais, était un force qui aurait triomphé de tout. Les deux amants, connaissant leur position, évitaient de se trouver seuls, mais ils ne pouvaient faire autrement que de se rencontrer en société comme à l’ordinaire. Alors m’était imposée une cruelle épreuve, comme le reconnaîtra tout noble cœur, si je m’explique avec quelque détail.

Il faut avouer qu’en général un amant qui forme une nouvelle connaissance, qui s’engage dans de nouveaux liens, tire volontiers le voile sur le passé. L’amour ne s’inquiète pas des antécédents ; comme il se produit par une inspiration soudaine, il ne veut rien savoir ni du passé ni de l’avenir. Il est vrai que mon intimité avec Lili avait précisément commencé par les récits qu’elle m’avait faits de ses premières années, des inclinations et des attachements qu’elle avait inspirés dès son enfance, particulièrement aux étrangers qui visitaient leur maison si fréquentée ; du plaisir qu’elle y avait pris, mais sans que cela eût amené aucune suite, aucune liaison. Les vrais amants ne voient dans tout ce qu’ils ont éprouvé antérieurement qu’une préparation à leur félicité présente, une base sur laquelle doit s’élever l’édifice de leur vie. Les amours passés apparaissent comme des fantômes nocturnes, qui s’évanouissent à la naissance du jour. Mais qu’arriva-t-il ? La foire vînt, et l’essaim de ces fantômes parut dans sa réalité. Tous les amis qui avaient des affaires avec cette maison considérable arrivèrent peu à peu, et il fut bientôt manifeste qu’aucun ne voulait ni ne pouvait renoncer tout à fait à un certain goût pour l’aimable fille de la maison. Les plus jeunes, sans être indiscrets, se présentèrent pourtant comme bien connus ; les hommes de moyen âge, avec une politesse affectueuse, comme gens qui pourraient se rendre agréables, et, le cas échéant, élever plus haut leurs prétentions. Il y avait dans le nombre de beaux hommes, avec la joyeuse humeur que donne une solide opulence. Pour les vieux messieurs, ils étaient tout à fait insupportables avec leurs manières d’oncles ; ils ne tenaient pas leurs mains en bride, et, avec leurs odieuses familiarités, ils demandaient même un baiser, auquel la joue n’était pas refusée. Lili savait se prêter à tout cela avec une bienséance naturelle. Mais les conversations elles-mêmes éveillaient plus d’un souvenir inquiétant. On parlait des parties de plaisir qu’on avait faites sur terre et sur eau, de divers accidents qui avaient eu une joyeuse issue, des bals et des promenades du soir, des prétendants ridicules mystifiés, et de tout ce qui pouvait éveiller un chagrin jaloux dans le cœur de l’amant inconsolable, qui s’était en quelque sorte approprié quelque temps le produit de tant d’années. Toutefois, parmi cette presse et ce mouvement, elle ne négligeait pas son ami, et, quand elle se tournait de son côté, elle savait lui dire en peu de mots les choses les plus tendres, qui semblaient parfaitement appropriées à leur situation mutuelle.

Détournons les yeux de ces angoisses, qui me sont encore presque insupportables dans-le souvenir, et revenons à la poésie, qui répandit sur la situation quelque charme ingénieux et tendre. Le Parc de Lili[10] est à peu près de ce temps-là. Je ne citerai pas ici ce poëme, parce qu’il n’exprime pas ces sentiments délicats, mais qu’il essaye de faire ressortir, avec une vivacité originale, les contrariétés, et de transformer, par la peinture d’un chagrin comique, la résignation en désespoir. La pièce suivante exprime mieux le caractère gracieux de cette infortune, et c’est pourquoi je l’insère dans mon récit :

« Vous passez, douces roses, mon amie ne vous a point portées ; vous fleurissiez, hélas ! pour l’amant sans espoir à qui le chagrin brise le cœur.

« Je me souviens avec tristesse de ces jours, ô mon ange, où tu me tenais dans la chaîne ; où je guettais le premier bouton, et, de bonne heure, je courais à mon jardin.

« Toutes les fleurs, tous les fruits encore, je les portais à tes pieds, et devant tes yeux mon cœur battait d’espérance.

« Vous passez, douces rosés, mon amie ne vous a point portées ; vous fleurissiez, hélas ! pour l’amant sans espoir à qui le chagrin brise le cœur[11]. »

L’opéra D’Ervin et Elmire était né de la délicieuse romance insérée par Goldsmith dans son Vicaire de Wakefield, et qui nous avait charmés dans l’heureux temps où nous ne prévoyions pas qu’un sort assez semblable nous attendait. J’ai déjà cité quelques productions poétiques de cette époque, et je voudrais qu’elles se fussent toutes conservées. Une agitation continuelle, dans un heureux temps d’amour, augmentée par le souci qui survint, donna naissance à des chansons qui n’exprimaient absolument rien d’exagéré, mais toujours l’impression du moment. Depuis les chansons pour les fêtes de société jusqu’au plus humble cadeau, tout était vivant, senti par une société cultivée, joyeux d’abord, puis douloureux ; enfin, pas un sommet du bonheur, pas un abîme de la souffrance, auquel un chant n’eût été consacré.

Tous ces événements intérieurs et extérieurs, en tant qu’ils auraient pu affecter péniblement mon père (qui espérait toujours moins de voir introduite dans sa maison cette première bru, si agréable à ses yeux), ma mère savait les lui dérober avec une sage vigilance. Mais cette « grande dame, » comme il l’appelait dans ses entretiens secrets avec ma mère, n’était nullement de son goût. Cependant il laissait la chose suivre son cours, et vaquait assidûment aux affaires de son petit bureau. Le jeune jurisconsulte, comme l’habile secrétaire, voyaient sous son nom leurs affaires s’étendre toujours davantage. Et, comme nous savons qu’on se passe fort bien des absents, ils me laissaient suivre mon sentier, et cherchaient à s’établir toujours mieux sur un terrain où je ne devais pas réussir.

Heureusement mes tendances s’accordaient avec les sentiments et les vœux de mon père. Il avait une si haute idée de mes talents poétiques ; le succès de mes premières productions lui avait causé tant de joie, qu’il m’entretenait souvent de nouveaux ouvrages à entreprendre, mais je n’osais rien lui communiquer de ces badinages de société et de ces poésies amoureuses. Après avoir représenté, à ma manière, dans Gœtz de Berlichingen, le type d’une époque remarquable de l’histoire universelle, je cherchai soigneusement une époque du même genre de l’histoire politique. La révolte des Pays-Bas fixa mon attention. Dans Gœtz, un brave guerrier succombe pour s’être imaginé que, dans les temps d’anarchie, l’homme énergique et bienveillant peut exercer quelque influence ; dans Egmont, des positions solidement établies ne peuvent tenir contre un despotisme rigide et bien calculé. J’avais exposé à mon père avec tant de vivacité ce qu’on pouvait faire, ce que je voulais faire de cela, qu’il éprouvait un désir invincible de voir sur le papier, de voir imprimée et admirée, cette pièce, achevée dans ma tête. »

Dans le temps où j’espérais encore posséder Lili, j’avais tourné toute mon activité vers l’étude et la pratique des affaires civiles : maintenant une heureuse coïncidence voulut que j’eusse à remplir par un travail où se répandaient mon esprit et mon âme l’affreux abîme qui me séparait d’elle. Je commençai donc en effet à écrire Egmont, mais non pas de suite comme Gœtz de Berlichingen : après avoir achevé l’introduction, j’attaquai la scène principale, sans m’inquiéter des liaisons qui seraient nécessaires. Avec cela, j’avançai à grands pas, car, dans ma manière nonchalante de travailler, je fus, sans exagérer, éperonné jour et nuit par mon père, qui s’attendait à voir aisément achevé un travail conçu si aisément.




LIVRE XX.


Je continuai donc de travailler à Egmont, et, si l’état violent où je me trouvais en reçut quelque apaisement, la présence d’un artiste de mérite m’aida aussi à passer bien des heures pénibles ; et, cette fois encore, comme cela m’était arrivé souvent, je dus à la poursuite incertaine d’un perfectionnement pratique une secrète paix de l’âme que je n’aurais pu espérer autrement. George-Melchior Kraus, né à Francfort, formé à Paris, revenait justement d’un petit voyage dans le nord de l’Allemagne ; il me rechercha, et je sentis aussitôt le désir et le besoin de me lier avec lui. C’était un joyeux compagnon, dont le talent agréable et facile avait trouvé à Paris l’école qui lui convenait. Paris offrait dans ce temps-là aux Allemands d’agréables ressources. Philippe Hackert y vivait en bon renom et dans l’aisance. La naïve manière allemande avec laquelle il exécutait heureusement, à la gouache ou à l’huile, le paysage d’après nature, était très-bien accueillie, comme contraste avec une manière pratique, à laquelle les Français s’étaient adonnés. Wille, très estimé comme graveur, assura au mérite allemand une base solide. Grimm, déjà influent, secondait ses compatriotes. On faisait d’agréables voyages à pied pour dessiner d’après nature. Ainsi furent exécutées et préparées de bonnes choses. Boucher et Watteau, qui étaient nés artistes, et dont les ouvrages, qui papillonnaient dans l’esprit et le goût de l’époque, sont néanmoins jugés encore très-dignes d’estime, étaient favorables à cette nouvelle peinture, et ils s’y adonnèrent eux-mêmes, mais seulement par forme d’essai et de badinage. Greuze, qui menait une vie paisible et retirée dans le sein de sa famille, et qui aimait à représenter des scènes bourgeoises, enchanté de ses propres ouvrages, avait un talent honorable et facile.

Tout cela, notre Kraus sut très-bien en faire profiter son talent ; il se forma pour la société avec la société ; il savait très gracieusement présenter sous forme de portraits un petit cercle d’amis ; il ne réussissait pas moins dans le paysage, qui se recommandait par un dessin pur, un lavis traité largement, un agréable coloris ; le sentiment était satisfait par une certaine vérité naïve, et l’amateur, par son adresse à préparer et disposer en tableau tout ce qu’il dessinait lui-même d’après nature. Il était du commerce le plus agréable ; une gaieté tranquille l’accompagnait sans cesse ; officieux sans humilité, réservé sans orgueil, il se trouvait partout à son aise, partout aimé ; c’était à la fois le plus actif et le plus nonchalant des hommes. Avec ce talent et ce caractère, il fut bientôt recherché dans le grand monde, et particulièrement bien reçu au château seigneurial de Stein, dans le duché de Nassau, au bord de la Lahn ; là il dirigeait dans ses exercices de peinture Mlle de Stein, jeune personne pleine de talent et infiniment aimable, et il animait de diverses manières la société. Après que cette jeune dame eut épousé le comte de Werther, les nouveaux mariés emmenèrent l’artiste dans leurs beaux domaines en Thuringe, et il finit par arrivera Weimar. Il y fut connu, apprécié, et cette noble société désira le retenir. Et comme sa complaisance ne se démentait nulle part, revenu à Francfort, il forma à l’exécution pratique mon goût, qui jusque-là s’était borné à faire des collections. La société de l’artiste est indispensable à l’amateur, qui voit en lui le complément de sa propre existence ; les vœux de l’amateur s’accomplissent dans l’artiste. Grâce à mes dispositions naturelles et à la pratique, je réussissais à faire une esquisse ; ce que je voyais devant moi dans la nature se formait aussi aisément en tableau ; mais je manquais de la véritable force plastique, de l’application nécessaire pour donner à l’esquisse un corps par une convenable dégradation des lumières et des ombres. Mes imitations étaient plutôt les indications lointaines d’une forme, et mes figures ressemblaient à ces créatures aériennes du Purgatoire de Dante, qui, ne projetant aucune ombre, s’effrayent à la vue de l’ombre des véritables corps.

Grâce à ses persécutions physiognomoniques (car on peut donner ce nom à l’ardeur impatiente avec laquelle Lavater voulait obliger tout le monde, non-seulement à la contemplation des physionomies, mais aussi à l’imitation pratique des traits du visage, artistement ou grossièrement exécutée), j’avais acquis une certaine facilité à dessiner sur papier gris, aux crayons noir et blanc, les portraits de mes amis. La ressemblance était frappante, mais la main de mon artiste était nécessaire pour les faire ressortir de leur fond obscur.

Quand je feuilletais et parcourais les riches portefeuilles que le bon Kraus avait rapportés de ses voyages, il se plaisait surtout, lorsqu’il décrivait les paysages et les personnes, à discourir sur la société de Weimar. Je m’y arrêtais aussi volontiers ; le jeune homme était charmé de considérer toutes ces images comme un texte à la déclaration détaillée et répétée qu’on désirait m’y voir. Kraus savait animer avec beaucoup de grâce ses rencontres, ses invitations, en représentant les personnes. Dans un tableau à l’huile, bien réussi, on voyait au clavecin Wolf, le maître de chapelle, et, derrière lui, sa femme, se disposant à chanter. L’artiste savait me dire en même temps, d’une manière fort pressante, que ce couple aimable me ferait le plus gracieux accueil. Parmi ses dessins, il s’en trouvait plusieurs des montagnes et des forêts voisines de Burgel. Pour le plaisir de ses charmantes filles, plus peut-être que pour le sien, un forestier diligent avait rendu hospitaliers et praticables des rochers, des buissons et des bois sauvages, au moyen de ponts, de balustrades et de doux sentiers ; on voyait les demoiselles en robes blanches dans de gracieux chemins ; elles n’étaient pas seules : dans un jeune homme, on reconnaissait Bertouch, dont les vues sérieuses sur l’aînée n’étaient pas un mystère, et Kraus ne trouvait pas mauvais que l’on se permît, à la vue d’un autre jeune homme, de faire allusion à lui et à sa passion naissante pour la sœur.

Hertouch, comme élève de Wieland, s’était tellement distingué par ses connaissances et son activité, qu’il était devenu le secrétaire du grand duc, et faisait concevoir les plus belles espérances. L’honnêteté, la sérénité, la bonhomie de Wieland furent l’objet de longs entretiens ; ses beaux projets poétiques et littéraires furent dès lors signalés en détail, et l’effet du Mercure en Allemagne apprécié ; bien des noms furent cités, comme intéressant la littérature, la politique, la société, ainsi, par exemple, Musaeus, Kirms, Berendis et Loudecous. Parmi les femmes, Mme Wolf, une veuve, Mme Kotzeboue, avec son aimable fille et un gentil petit garçon ; bien d’autres encore furent dépeints d’une manière avantageuse et caractéristique. Tout annonçait une vie animée, active, vouée aux arts et à la littérature. Ainsi se dessinait peu à peu le monde sur lequel le jeune duc devait agir après son retour ; la situation avait été préparée par madame la grande tutrice ; mais selon le devoir des administrations provisoires, l’exécution des affaires importantes avait été réservée à la volonté et à l’énergie du futur souverain. On considérait déjà comme l’occasion de déployer une activité nouvelle les affreuses ruines de l’incendie du château ; les mines d’Ilmenau, dont l’exploitation était interrompue, mais dont on avait su rendre possible la reprise par le coûteux entretien de la profonde galerie ; l’académie d’Iéna, qui était restée quelque peu en arrière de l’esprit du temps, et menacée de perdre de très-habiles professeurs, éveillaient un noble patriotisme. On cherchait de tous côtés, dans l’industrieuse Allemagne, des personnes qui pussent être appelées à seconder tous ces progrès. Ainsi se déployait une perspective animée, telle que pouvait la désirer une forte et vive jeunesse. Et, s’il paraissait triste de convier une jeune princesse dans une très-modeste demeure, bâtie pour une tout autre destination, et qui n’avait point la dignité convenable, les villas d’Ettersbourg, du Belvédère, ainsi que d’autres belles maisons de plaisance, bien situées et bien’établies, offraient des jouissances présentes, avec l’espérnnce d’un revenu et d’une agréable activité dans cette vie champêtre, devenue alors une nécessité.

On a vu avec détail dans le cours de cet exposé biographique comment l’enfant, l’adolescent, le jeune homme, chercha par des voies diverses à s’approcher du transcendental ; porta d’abord avec affection ses regards vers une religion naturelle ; s’attacha ensuite avec amour à une religion positive, puis, se recueillant en lui-même, essaya ses propres forces, et finit par s’abandonner avec joie à une croyance universelle. Tandis qu’il allait et venait dans les intervalles de ces régions, qu’il cherchait, regardait autour de lui, il rencontra bien des choses qui ne pouvaient appartenir à aucune d’elles, et il crut reconnaître de plus en plus que le mieux était de détourner sa pensée de l’infini, de l’inaccessible. Il crut découvrir dans la nature vivante et sans vie, animée et inanimée, quelque chose qui ne se manifeste que par des contradictions, et, par conséquent, ne pourrait être compris sous aucune idée, bien moins encore sous un mot. Ce quelque chose n’était pas divin, puisqu’il semblait irraisonnable ; il n’était pas humain, puisqu’il n’avait pas d’intelligence ; ni diabolique, puisqu’il était bienfaisant ; ni angélique, puisqu’il laissait souvent paraître une maligne joie. Il ressemblait au hasard, car il ne montrait aucune suite ; il avait un peu l’air de la Providence, car il offrait un enchaînement. Tout ce qui nous limite semblait pénétrable pour lui ; il semblait agir en maître sur les éléments nécessaires de notre existence ; il resserrait le temps et il étendait l’espace. Il semblait ne se plaire que dans l’impossible et repousser le possible avec mépris. Cet être, qui paraissait pénétrer parmi tous les autres, les séparer, les unir, je l’appelai « démonique, » à l’exemple des anciens et de ceux qui avaient observé quelque chose de pareil. J’essayai de me dérober à cet être redoutable, en me réfugiant, suivant ma coutume, derrière une figure.

Au nombre des parties détachées de l’histoire que j’avais étudiées avec plus de soin, se trouvaient les événements qui ont rendu si célèbres les Pays-Bas, devenus plus tard les Provinces-Unies. J’avais étudié soigneusement les sources, et cherché, autant que possible, à m’instruire directement et à me faire de tout une image vivante. Les situations m’avaient paru extrêmement dramatiques, et, comme figure principale, autour de laquelle les autres pouvaient se grouper de la manière la plus heureuse, le comte d’Egmont m’avait frappé ; j’étais charmé de sa grandeur humaine et chevaleresque. Mais, pour mon dessein, je dus le transformer, en lui attribuant des qualités mieux séantes à un jeune homme qu’à un homme d’âge mûr, à un homme non marié qu’à un père de famille, à un personnage indépendant qu’à celui qui, avec tout son amour de liberté, se trouve limité par des relations diverses. Après l’avoir ainsi rajeuni dans ma pensée et affranchi de toute gêne, je lui donnai un amour immense de la vie, une confiance illimitée en lui-même, le don d’attirer à lui tous les hommes (attrattiva), de gagner ainsi la faveur du peuple, l’amour secret d’une princesse, l’amour avoué d’une fille de la nature, la sympathie d’un politique, et de captiver même le fils de son plus grand ennemi.

Le courage personnel, qui distingue notre héros, est la base sur laquelle repose toute son existence, le fonds et le terrain d’où elle surgit. Il ne connaît aucun péril, il s’aveugle sur le plus grand, qui s’approche de lui. Un combattant s’ouvre, au besoin, un passage à travers les ennemis qui l’enveloppent : les filets de la politique sont plus difficiles à rompre. L’élément « démonique, » qui est en jeu des deux parts, ce conflit, dans lequel ce qui est aimable succombe et ce qui est haïssable triomphe, puis la perspective qu’il sortira de là un troisième événement qui répondra au vœu de tous les hommes, voilà ce qui a valu à la pièce, non pas dès son apparition, mais plus tard et au bon moment, la faveur dont elle jouit encore. Et je veux, par égard pour quelques lecteurs aimés, anticiper sur moi-même, et, comme je ne sais pas si je reprendrai bientôt la plume, je vais exprimer ici une conviction qui ne s’est formée chez moi que beaucoup plus tard.

Quoique cet élément « démonique» se puisse manifester dans toutes les substances corporelles et incorporelles, que même il s’exprime chez les animaux de la manière la plus remarquable, c’est avec l’homme principalement qu’il se trouve dans la liaison la plus étrange, et qu’il forme une puissance, sinon opposée à l’ordre moral du monde, du moins entrelacée avec lui de telle sorte qu’on pourrait prendre l’un pour la chaîne et l’autre pour la trame. Pour les phénomènes qui en résultent, il y a des noms en foule : car, dans toutes les philosophies et toutes les religions, la prose et la poésie ont tâché de résoudre cette énigme, et d’en finir avec cette difficulté, ce qu’elles sont toujours libres d’entreprendre. Mais cet élément « démonique » paraît surtout redoutable, quand il se montre prépondérant chez tel ou tel homme. Pendant le cours de ma vie, j’en ai pu observer plusieurs soit de près soit de loin. Ce ne sont pas toujours les hommes les plus considérables par l’esprit et les talents ; rarement ils se recommandent par la bonté du cœur ; mais ils déploient une force prodigieuse, et ils exercent un enipire incroyable sur toutes les créatures, même sur les éléments, et qui peut dire jusqu’où s’étendra une pareille influence ? Toutes les forces morales réunies ne peuvent rien contre elle. C’est en vain que les esprits éclairés veulent rendre ces hommes suspects, comme trompés ou trompeurs : la masse est attirée par eux. Il est inouï, ou du moins il est rare, qu’il se rencontre en même temps plusieurs hommes pareils, et rien ne peut les surmonter que l’univers lui-même, avec lequel ils ont engagé la lutte, et ce sont peut-être des observations pareilles qui ont donné naissance à cette maxime singulière, mais d’une portée immense : Nemo contra Deum nisi Deus ipse.

De ces hautes méditations je reviens à ma petite existence, à laquelle étaient aussi réservés des événements étranges, qui eurent du moins l’apparence « démonique. » Du sommet du Saint-Gothard, tournant le dos à l’Italie, j’étais revenu à la maison, parce que je ne pouvais vivre séparé de Lili. Un amour qui est fondé sur l’espérance d’une possession mutuelle, d’une union durable, ne meurt pas tout d’un coup ; il se nourrit par les vœux légitimes et les honnêtes espérances qu’on entretient. Il est dans la nature des choses qu’en pareil cas, la jeune fille se résigne plus tôt que le jeune homme. Comme filles de Pandore, ces belles ont reçu le don précieux de charmer, d’attirer, et, plus par nature, avec une demi-préméditation, que par inclination, même avec étourderie, de rassembler les hommes autour d’elles, ce qui les expose souvent au même danger que l’apprenti Sorcier[12], d’être effrayées du flot des adorateurs. Et cependant il faut finir par faire un choix ; il faut donner à l’un la préférence ; un des rivaux doit emmener chez lui la fiancée. Et combien est fortuit ce qui donne ici au choix une direction, ce qui détermine celle qui choisit ! J’avais renoncé à Lili avec conviction, mais l’amour me rendait cette conviction suspecte. Lili s’était séparée de moi dans le même sentiment, et j’avais entrepris ce beau voyage qui devait me distraire ; mais il produisit justement l’effet opposé. Tant que dura mon absence, je crus à l’éloignement, je ne crus pas à la séparation. Tous les souvenirs, les vœux et les espérances avaient libre carrière. Je revins, et, comme le revoir est le ciel pour ceux qui s’aiment avec joie et liberté, il est pour deux personnes, séparées seulement par des motifs de convenance, un insupportable purgatoire, un vestibule de l’enfer. Quand je me retrouvai dans la société de Lili, je sentis doublement les discordances qui avaient troublé notre liaison ; quand je reparus devant elle, je sentis avec amertume qu’elle était perdue pour moi.

Je résolus donc une seconde fois de prendre la fuite, et rien ne pouvait se rencontrer plus à souhait que le prochain passage du duc et de la duchesse de Weimar, qui allaient arriver de Carlsruhe, et que je devrais suivre à Weimar, en conséquence des invitations anciennes et récentes que j’avais reçues. Leurs Altesses m’avaient toujours témoigné la même faveur et la même confiance, auxquelles j’avais répondu, de mon côté, par la reconnaissance la plus vive. L’attachement que le duc m’avait inspiré dès la première vue, mon respect pour la princesse, que je connaissais dès longtemps, mais de vue seulement, le désir de témoigner en personne quelque amitié à Wieland, qui s’était conduit envers moi d’une manière si généreuse, et de réparer dans le lieu même mes offenses moitié badines, moitié accidentelles, étaient des motifs suffisants, qui auraient séduit et même entraîné un jeune homme sans passion. Mais il s’y joignait encore la nécessité de fuir Lili, que ce fût vers le Midi, où les récits journaliers de mon père faisaient briller à ma vue, pour les arts et la nature, le ciel le plus magnifique ; que ce fût vers le Nord, où m’invitait une si remarquable et si excellente société.

Le jeune couple, revenant de Carlsruhe, arriva donc à Francfort. La cour ducale de Meiningen s’y trouvait en même temps et elle me fit également le plus aimable accueil, ainsi que le conseiller intime de Durkheim, qui accompagnait les jeunes princes. Et, pour qu’il ne manquât pas à la circonstance une de ces bizarres aventures de jeunesse, un malentendu me jeta dans un embarras singulier, mais assez gai. Les deux cours logeaient dans le même hôtel. Je fus invité à dîner. J’avais tellement dans l’idée la cour de Weimar, que je ne songeai pas à prendre des informations exactes, n’ayant pas d’ailleurs assez de vanité pour croire que la cour de Meiningen voulût aussi m’honorer de quelque attention. Je me présente en grande tenue à l’hôtel de l’Empereur romain ; je ne trouve personne chez le duc et la duchesse de Weimar, et, comme j’entends dire qu’ils sont chez le duc de Meiningen, je m’y présente et je suis amicalement reçu. Je suppose que c’est une visite avant dîner, ou qu’on dîne peut-être ensemble, et j’attends que l’on sorte. Tout à coup les princes de Weimar et leur suite se mettent en mouvement ; je les suis, mais, au lieu de se rendre dans leurs appartements, ils descendent l’escalier pour monter en voiture, et je me trouve seul dans la rue. Au lieu de demander des informations avec adresse et de chercher une explication, je prends, avec ma résolution habituelle, le chemin de la maison, où je trouvai mes parents au dessert. Mon père secoua la tête, tandis que ma mère cherchait à me dédommager de son mieux. Elle me confia, le soir, que mon père avait dit, après ma sortie, qu’il s’étonnait qu’un homme comme moi, qui n’avait pas reçu un coup de marteau, ne voulût pas voir qu’on ne songeait de ce côté-là qu’à se moquer de moi et à m’humilier. Cela ne m’ébranla point, car j’avais déjà rencontré M. de Durkheim qui, avec sa douceur ordinaire, avec des reproches agréables et badins, m’avait demandé des explications. Alors je m’éveillai de mon rêve. J’eus l’occasion de remercier le duc et la duchesse pour l’honneur qu’ils avaient voulu me faire contre mon attente, et je leur fis agréer mes excuses.

Ainsi donc, après que j’eus accepté, pour de bonnes raisons, des propositions si obligeantes, voici ce qui fut convenu. Un cavalier resté à Carlsruhe, et qui attendait un landau fabriqué à Strasbourg, passerait à Francfort à un jour fixé ; je devais me tenir prêt et partir avec lui pour Weimar. L’adieu riant et gracieux que m’adressèrent les jeunes époux, la politesse de leur suite, me firent vivement désirer ce voyage, pour lequel le chemin semblait si agréablement s’aplanir ; mais des incidents compliquèrent encore une affaire si simple ; la passion l’embrouilla et faillit la faire manquer. Car, après avoir fait partout mes adieux, après avoir annoncé le jour de mon départ, fait mes paquets à la hâte, sans oublier mes œuvres inédites, j’attendais l’heure qui devait amener mon compagnon de voyage dans la voiture de nouvelle fabrique, pour m’emmener dans un pays nouveau et dans une vie nouvelle. L’heure passa, le jour aussi, et, comme, pour ne pas faire deux fois mes adieux, pour n’êlre pas accablé de monde et de visites, j’avais fait dire, dès le jour fixé, que j’étais absent, je dus garder la maison et même la chambre, et je me trouvai par conséquent dans une singulière situation.

Mais la solitude et la retraite m’avaient toujours été favorables, parce que j’étais forcé de mettre ces heures à profit ; je continuai de travailler à Egmont et je l’achevai à peu près. Je le lus à mon père, qui se prit pour cette pièce d’une affection toute particulière ; il ne désirait rien tant que de la voir achevée et imprimée, parce qu’il espérait que la réputation de son fils en serait augmentée. Cette satisfaction et ce nouveau plaisir lui étaient d’ailleurs nécessaires, car il faisait sur les retards de la voiture les plus sérieux commentaires. Il ne voyait derechef dans tout cela qu’une invention ; il ne croyait plus au landau neuf ; il tenait pour un fantôme ce cavalier laissé en arrière. Il ne me le donnait à entendre que d’une manière indirecte, mais il n’en était que plus expansif dans les discours par lesquels il se tourmentait lui-même et ma mère avec lui ; car il considérait toute l’affaire comme une plaisanterie de cour, par laquelle on s’était proposé de répondre à mes impertinences, pour me blesser et m’humilier en me laissant chez moi, au lieu de me faire l’honneur que j’avais espéré. Pour moi, je gardai d’abord toute ma confiance ; je jouissais de ces heures de retraite qui n’étaient troublées ni par des amis, ni par des étrangers, ni par aucune autre distraction de société ; et je continuai avec ardeur de travailler à Egmvnt, mais ce ne fut pas sans agitation intérieure. Et peut-être cette disposition morale fut-alle’avantageuse à la pièce, où tant de passions s’agitent, et que n’aurait guère pu écrire un homme sans passion.

Ainsi passèrent huit jours, et je ne sais combien d’autres encore, et cette incarcération absolue commença à me devenir pénible. Depuis plusieurs années, accoutumé à vivre en plein air, dans la société d’amis avec lesquels j’avais les relations les plus franches et les plus actives, dans le voisinage d’une amante, à laquelle j’avais résolu de renoncer, et qui m’attirait avec puissance, aussi longtemps qu’il m’était possible de me rapprocher d’elle : tout cela commençait à m’inquiéter si fort, que ma tragédie semblait m’attirer moins vivement et ma verve poétique s’éteindre par l’impalience. Depuis quelques soirs, je ne pouvais plus rester à la maison. Enveloppé d’un grand manteau, je parcourais la ville ; je passais devant les maisons de mes amis et de mes connaissances, et je ne manquai pas de m’approcher aussi des fenêtres de Lili. Elle demeurait au rez-de-chaussée d’une maison à l’angle de la rue ; les stores verts étaient baissés, mais je pouvais très-bien remarquer que les lumières étaient à la place accoutumée. Bientôt je l’entendis chanter au clavecin. C’était la chanson : « Hélas ! pourquoi m’entraîner absolument[13] ? » que j’avais composée pour elle il y avait moins d’une année. Il me sembla qu’elle la chantait avec plus d’expression que jamais ; je pus l’entendre distinctement sans perdre un mot ; j’avais appuyé mon oreille aussi près que le permettait la courbure de la grille. Après qu’elle eut fini, je vis, à l’ombre qui tomba sur les stores, qu’elle s’était levée ; elle allait et venait, mais je cherchai vainement à saisir le contour de sa gracieuse personne à travers l’épais tissu. Ma ferme résolution de m’éloigner, de ne pas l’importuner par ma présence, de renoncer à elle véritablement, et l’idée de l’étrange sensation que produirait ma réapparition, purent seules me décider à quitter un si cher voisinage.

Quelques jours s’écoulèrent encore, et l’hypothèse de mon père acquérait toujours plus de vraisemblance, d’autant qu’il ne venait pas même une lettre de Carlsruhe, pour annoncer les causes du retard de la voiture. Ma veine poétique cessa de couler, et l’inquiétude dont j’étais tourmenté en secret donna beau jeu à mon père. Il me représenta que je ne pouvais plus rester, que mes malles étaient faites ; il me donnerait de l’argent et des lettres de crédit pour l’Italie, mais il fallait me résoudre à partir sur-le-champ. Indécis et flottant, dans une affaire si importante, je promis enfin que si, à un jour fixé, il n’était arrivé ni voitures ni nouvelles, je partirais d’abord pour Heidelberg, et que de là je franchirais cette fois les Alpes par les Grisons ou le Tyrol, et non par la Suisse.

Il doit arriver de singulières choses, quand une jeunesse sans plan, qui s’égare si aisément elle-même, est poussée dans une fausse voie par une erreur passionnée de l’âge mûr. Mais telle est en général la jeunesse et la vie : nous n’apprenons d’ordinaire à connaître la stratégie qu’après la fin de la campagne. Dans le cours ordinaire des choses, il eût été facile de s’éclaircir sur un pareil accident : par malheur, nous conspirons trop volontiers avec l’erreur contre la simple vérité, de même que nous mêlons les cartes avant de les distribuer, afin de laisser au hasard sa part dans l’action ; et c’est justement ainsi que se développe l’élément dans lequel et sur lequel le pouvoir « démonique » aime à s’exercer, et se joue de nous d’autant plus méchamment que nous avons davantage le pressentiment de son approche.

Le dernier jour était écoulé, je devais partir le lendemain, et je sentis alors un désir extrême de voir encore une fois mon cher Passavant, qui venait d’arriver de Suisse, car j’aurais mérité des reproches, si j’avais offensé un ami si particulier, en lui faisant un mystère absolu de mon projet. Je chargeai un inconnu de lui donner rendez-vous pour la nuit à une place déterminée, où j’arrivai avant lui, enveloppé de mon manteau. Il ne tarda pas à paraître aussi, et, si l’invitation l’avait surpris, il fut encore bien plus étonné, à la vue de celui qu’il trouvait à la place désignée. Sa joie fut égale à son étonnement. Il ne put être question de persuader et de délibérer ; il me souhaita un bon voyage en Italie ; nous nous séparâmes, et, le lendemain, je me vis de bonne heure sur la Bergstrasse.

J’avais plusieurs motifs pour me rendre à Heidelberg ; j’en avais un raisonnable : j’avais appris que l’ami de Weimar passerait par Heidelberg en venant de Carlsruhe ; et, aussitôt que je fus arrivé à la poste, je donnai un billet, qu’on devait remettre en main propre à un cavalier qui voyageait de telle et telle manière, que je désignai. Mon autre motif était de sentiment, et se rapportait à mes relations antérieures avec Lili Mlle Delf, qui avait été la confidente de notre amour, et même, auprès de nos parents, l’intermédiaire d’un engagement sérieux, demeurait dans cette ville, et je regardais comme un grand bonheur de pouvoir, avant de quitter l’Allemagne, causer encore de ces temps heureux avec une bonne et indulgente amie.

Je fus bien reçu et introduit dans plusieurs familles ; je me plus surtout dans la maison du grand maître des eaux et forêts, M. de W. Les parents étaient pleins de politesse et d’agrément ; une de leurs filles ressemblait à Frédérique. C’était le moment de la vendange ; le temps était beau, et tous les sentiments alsaciens se réveillèrent en moi dans la belle vallée du Rhin et du Necker. J’avais fait alors sur d’autres et sur moi d’étranges expériences, mais tout était encore à naître ; il ne s’était encore produit en moi aucun résultat de la vie, et l’infini, que j’avais entrevu, ne faisait que me troubler. Dans le monde, j’étais encore comme auparavant, peut-être même plus empressé et plus agréable. Sous ce beau ciel, dans une société joyeuse, je recherchai les anciens jeux, qui restent toujours nouveaux et charmants pour la jeunesse. Toujours occupé d’un amour, qui n’était pas encore éteint, j’éveillai la sympathie sans le vouloir, lors même que je taisais l’état de mon âme, et je me trouvai bientôt familier et même nécessaire dans cette société : j’oubliais que mon plan avait été de passer deux ou trois soirées à babiller et de continuer mon voyage.

Mlle Delf était une de ces personnes qui, sans être précisément intrigantes, ont toujours une affaire, veulent occuper les autres et poursuivre quelque dessein. Elle avait pris une véritable amitié pour moi, et il lui fut d’autant plus facile de m’induire à demeurer plus longtemps, que je logeais chez elle, où elle pouvait offrir à mon séjour toute sorte de plaisirs et opposer à mon départ toute sorte d’empêchements. Quand je voulus porter la conversation sur Lili, je ne la trouvai pas aussi sympathique et aussi complaisante que je l’avais espéré. Elle approuvait au contraire notre résolution mutuelle de nous séparer, vu les circonstances, et elle soutenait qu’il faut se résigner à l’inévitable, bannir l’impossible de sa pensée et se chercher dans la vie un nouvel intérêt. Projeteuse comme elle l’était, elle n’avait pas voulu abandonner l’affaire au hasard ; elle avait déjà formé un plan pour mon établissement futur, d’où je vis bien que sa dernière invitation à Heidelberg avait été plus calculée qu’il ne semblait.

L’électeur Charles-Théodore, qui a tant fait pour les arts et les sciences, résidait encore à Mannheim, et, précisément parce que la cour était catholique et le pays protestant, ce dernier parti avait grand intérêt à se fortifier par des hommes énergiques, sur lesquels on pût fonder des espérances. J’irais donc en Italie ; à la garde de Dieu, et j’y perfectionnerais mes connaissances dans les arts ; dans l’intervalle, on travaillerait pour moi, on saurait, à mon retour, si l’inclination naissante de Mlle de W. se serait développée ou évanouie, et s’il serait à propos d’établir, par une alliance avec une famille considérable, ma personne et ma fortune dans une nouvelle patrie. Je ne repoussai pas ces idées ; mais moi, qui ne savais rien calculer, je ne pouvais m’accorder tout à fait avec les calculs de mon amie ; je jouissais de la faveur du moment ; l’image de Lili me poursuivait dans mes veilles et dans mes rêves, et se mêlait à tout ce qui aurait pu me charmer ou me distraire. Alors je me représentai l’importance de mon grand voyage, et je résolus de me dégager d’une manière douce et polie, puis de poursuivre ma route au bout de quelques jours.

Mlle Delf avait prolongé la veille, m’exposant en détail ses plans et ce qu’on était disposé à faire pour moi. Je ne pouvais que témoigner ma reconnaissance de pareils sentiments, bien que le dessein d’une certaine coterie de se fortifier par mon appui et par la faveur que j’obtiendrais peut-être à la cour se laissât un peu entrevoir. Nous nous séparâmes vers une heure. J’avais dormi peu de temps, mais d’un profond sommeil, quand je fus réveillé par le cor d’un postillon, qui arrêta son cheval devant la porte. Bientôt parut Mlle Delf, qui s’approcha de mon lit avec une lettre et une lumière. « Nous y voilà ! s’écria-t-elle : lisez et dites-moi ce que c’est. Sans doute cela vient de Weimar ! C’est une invitation. Ne vous y rendez pas, et rappelez-vous nos entretiens. » Je lui demandai de la lumière et un quart d’heure de solitude. Elle me quitta à regret. Sans ouvrir la lettre, je restai un moment rêveur. L’estafette venait de Francfort ; je reconnus le sceau et la main. L’ami y était donc arrivé. Il m’invitait ; la défiance et l’incertitude nous avaient fait agir à la précipitée. Pourquoi n’avoir pas attendu dans nos paisibles foyers un homme positivement annoncé, dont le voyage avait pu être retardé par tant d’accidents ? Les écailles me tombèrent des yeux. Toute la bonté, la faveur et la confiance passées se représentèrent vivement à mon esprit ; j’étais presque honteux de mon écart. J’ouvris la lettre, et je vis que tout s’était passé fort naturellement. Mon guide avait attendu de Strasbourg, jour par jour, heure par heure, la voiture neuve, comme nous l’avions attendu lui-même. Une affaire l’avait ensuite obligé de passer par Mannheim pour se rendre à Francfort, et, là, il avait été consterné de ne pas me trouver. Il m’avait envoyé aussitôt, par une estafette, une lettre pressée, dans laquelle il exprimait son assurance que, l’erreur une fois reconnue, je reviendrais sur-le-champ, et ne lui causerais pas la mortification d’arriver sans moi à Weimar.

Si vivement que ma raison et mon cœur inclinassent d’abord de ce côté, la nouvelle direction que j’avais prise y faisait un sérieux contre-poids. Mon père m’avait tracé un très-joli plan de voyage, et m’avait remis une petite bibliothèque, avec laquelle je pouvais me préparer et me guider sur les lieux. Dans mes heures de loisir, je n’avais pas eu jusqu’alors d’autre amusement, et même, dans mon dernier petit voyage en voiture je n’avais pas songé à autre chose. Ces objets magnifiques, que j’avais appris à connaître dès mon enfance par des récits et des imitations de tout genre, se rassemblaient devant moi, et rien ne me paraissait plus désirable que de m’en rapprocher, puisque je m’éloignais définitivement de Lili. Cependant je m’étais habillé et je me promenais dans la chambre : mon hôtesse entra gravement. « Que dois-je espérer ? s’écria-t-elle. — Mon amie, lui dis-je, ne me faites aucune objection. Je suis décidé à retourner. J’ai pesé les motifs en moi-même ; les répéter serait inutile. Il faut finir par prendre une résolution, et qui doit la prendre, si ce n’est celui qu’elle concerne ? » J’étais ému, elle aussi, et il y eut une scène orageuse, à laquelle je mis fin en ordonnant à mon domestique de commander les chevaux. Vainement je priai mon hôtesse de se calmer, et de transformer en véritables adieux ceux que j’avais adressés la veille à la société dans une forme badine ; de réfléchir qu’il ne s’agissait que d’une visite, d’un séjour momentané à la cour ; mon voyage d’Italie n’était point abandonné, ni mon retour à Heidelberg impossible. Elle ne voulut rien entendre ; ému comme je l’étais, elle me troubla toujours davantage. La voiture était devant la porte ; mes effets étaient chargés, le postillon faisait entendre le signal ordinaire d’impatience. Je m’arrachai des bras de mon amie. Elle ne voulait pas me laisser partir, et employait, avec assez d’adresse, tous les arguments de circonstance, en sorte que je finis par m’écrier avec chaleur, avec transport, comme le comte d’Egmont : « Enfant ! enfant ! assez ! Comme aiguillonnés par des esprits invisibles, les chevaux du soleil emportent le char léger de notre destinée, et il ne nous reste qu’à tenir bravement les rênes d’une main ferme, et à détourner les roues, tantôt à droite, tantôt à gauche, ici d’une pierre, là d’un précipice. Où nous allons… qui le sait ? À peine se souvient-on d’où l’on est venu[14]. »


FIN DES MÉMOIRES.


NOTE DU TRADUCTEUR
.


Les Mémoires de Goethe ont été traduits plusieurs fois en français ; mais ils ne l’avaient pas encore été dans toute leur étendue et sans lacunes. Nous les avons donnés dans leur intégrité. Nous nous sommes abstenu de faire aucune coupure, d’abord pour être fidèle à notre système, ensuite parce que nous avons cru impossible de faire un choix qui convînt à tous les lecteurs, les uns attachant plus d’importance et trouvant plus d’intérêt aux travaux biographiques les plus familiers, les autres aux notions et aux réflexions générales sur les arts, la littérature et la philosophie. Nous avons jugé préférable que chacun pût faire lui-même son choix, et qu’on n’eût pas à nous reprocher d’avoir éliminé précisément ce qu’on aurait voulu trouver dans ce remarquable ouvrage.

Il en est peu qui présentent aux lecteurs, aux jeunes lecteurs surtout, des directions et des enseignements plus utiles pour leur développement esthétique et moral, et pour la conduite de la vie ; il est peu de livres plus didactiques par le fond sans l’être beaucoup par la forme.

Après avoir étudié cette peinture idéale, et pourtant fidèle, que Goethe nous a donnée de son enfance et de sa jeunesse, on lira avec bien plus de fruit les biographies consacrées à notre poète par des plumes étrangères. Leurs travaux nous ont servi à combler les lacunes laissées par les lettres et les souvenirs de Goethe, et qui forment la matière des tomes IX et X.

Le désir de renfermer dans un seul volume toute l’œuvre intitulée Vérité et Poésie nous a conduit à faire imprimer en petits caractères ce qui n’appartient pas à sa biographie proprement dite. Nous n’avons point voulu faire entendre par là que ces portions de l’ouvrage nous parussent d’un moindre intérêt.

Si l’espace nous l’avait permis, nous aurions ajouté au texte des notes assez nombreuses. Nous avons cru pouvoir réserver ces éclaircissements pour une table générale des matières, qui terminera le dernier volume, et dans laquelle nous nous attacherons à donner sur les personnes et les choses les explications les plus nécessaires.


  1. Les derniers livres de Vérité et Poésie furent publiés séparément et plus tard que les autres.
  2. Tome I, page 2, avec une variante.
  3. Voyez Poésies diverses, tome I, page 28.
  4. Tome I, page 44.
  5. Tome 1, page 31
  6. Tome I, page 31 ; avec une variante.
  7. Tome I, page 37.
  8. Voyez tome IX.
  9. Goethe donne ici une citation étendue de la Physiognomonie de Lavater (2° partie, 30e fragment) que nous croyons devoir omettre.
  10. Tome I, page 200.
  11. Tome I, page 25.
  12. Tome I, page 89.
  13. Voyez page 588.
  14. Egmont, acte II. Voyez tome I, page 309.