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Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 38

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 82-86).
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XXXVIII.

Sept heures sonnèrent. La soirée était froide et triste. Le vent mugissait sur le chaume de la maisonnette, et le ruisseau, gonflé par les pluies des jours précédents, remplissait le ravin de son murmure plaintif et monotone. Bénédict se préparait à quitter son jeune ami, et il commençait, comme la veille, à lui bâtir une fable sur la nécessité de sortir à une pareille heure, lorsque Valentin l’interrompit.

— Pourquoi me tromper ? lui dit-il tout à coup en jetant sur la table d’un air résolu le livre qu’il tenait. Vous allez à la ferme.

Immobile de surprise, Bénédict ne trouva point de réponse.

— Eh bien, mon ami, dit le jeune homme avec une amertume concentrée, allez donc, et soyez heureux, vous le méritez mieux que moi ; et si quelque chose peut adoucir ce que je souffre, c’est de vous avoir pour rival.

Bénédict tombait des nues ; les hommes ont peu de perspicacité pour ces sortes de découvertes, et d’ailleurs ses propres chagrins l’avaient trop absorbé depuis longtemps pour qu’il pût s’être aperçu que l’amour avait fait irruption aussi chez cet enfant dont il avait la tutelle. Étourdi de ce qu’il entendait, il s’imagina que Valentin était amoureux de sa tante, et son sang se glaça de surprise et de chagrin.

— Mon ami, dit Valentin en se jetant sur une chaise d’un air accablé, je vous offense, je vous irrite, je vous afflige peut-être ! Vous que j’aime tant ! me voilà forcé de lutter contre la haine que vous m’inspirez quelquefois ! Tenez, Bénédict, prenez garde à moi, il y a des jours où je suis tenté de vous assassiner.

— Malheureux enfant ! s’écria Bénédict en lui saisissant fortement le bras ; vous osez nourrir un pareil sentiment pour celle que vous devriez respecter comme votre mère !

— Comme ma mère, reprit-il avec un sourire triste ; elle serait bien jeune, ma mère !

— Grand Dieul dit Bénédict consterné, que dira Valentine ?

— Valentine ! Et que lui importe ? D’ailleurs, pourquoi n’a-t-elle pas prévu ce qui arriverait ? Pourquoi a-t-elle permis que chaque soir nous réunît sous ses yeux ? Et vous-même pourquoi m’avez-vous pris pour le confident et le témoin de vos amours ? Car vous l’aimez, maintenant je ne puis m’y tromper. Hier, je vous ai suivi, vous alliez à la ferme, et je ne suppose point que vous y alliez si secrètement pour voir ma mère ou ma tante. Pourquoi vous en cacheriez-vous ?

— Ah çà, que voulez-vous donc dire ? s’écria Bénédict dégagé d’un poids énorme ; vous me croyez amoureux de ma cousine ?

— Qui ne le serait ? répondit le jeune homme avec un naïf enthousiasme.

— Viens, mon enfant, dit Bénédict en le pressant contre sa poitrine. Crois-tu à la parole d’un ami ? Eh bien ! je te jure sur l’honneur que je n’eus jamais d’amour pour Athénaïs, et que je n’en aurai jamais. Es-tu content maintenant ?

— Serait-il vrai ? s’écria Valentin en l’embrassant avec transport ; mais, en ce cas, que vas-tu donc faire à la ferme ?

— M’occuper, répondit Bénédict embarrassé, d’une affaire importante pour l’existence de madame de Lansac. Forcé de me cacher pour ne pas rencontrer Blutty, avec lequel je suis brouillé, et qui pourrait à juste titre s’offenser de ma présence chez lui, je prends quelques précautions pour parvenir auprès de ta tante. Ses intérêts exigent tous mes soins… C’est une affaire d’argent que tu comprendrais peu… Que t’importe, d’ailleurs ? Je te l’expliquerai plus tard, il faut que je parte.

— Il suffit, dit Valentin ; je n’ai pas d’explication à vous demander. Vos motifs ne peuvent être que nobles et généreux. Mais permets-moi de t’accompagner, Bénédict.

— Je le veux bien, pendant une partie du chemin, répondit-il.

Ils sortirent ensemble.

— Pourquoi ce fusil ? dit Bénédict en voyant Valentin passer à ses côtés l’arme sur l’épaule.

— Je ne sais. Je veux aller avec toi jusqu’à la ferme. Ce Pierre Blutty te hait, je le sais. S’il te rencontrait, il te ferait un mauvais parti. Il est lâche et brutal ; laisse-moi t’escorter. Tiens, hier soir je n’ai pu dormir tant que tu n’as pas été rentré. Je faisais des rêves affreux ; et à présent que j’ai le cœur déchargé d’une horrible jalousie, à présent que je devrais être heureux, je me sens dans l’humeur la plus noire que jaie eue de ma vie.

— Je t’ai dit souvent, Valentin, que tu as les nerfs d’une femme. Pauvre enfant ! Ton amitié m’est douce pourtant. Je crois qu’elle réussirait à me faire supporter la vie quand tout le reste me manquerait.

Ils marchèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent une conversation interrompue et brisée à chaque instant. Bénédict sentait son cœur se gonfler de joie à l’approche du moment qui devait le réunir à Valentine. Son jeune compagnon, d’une nature plus frêle et plus impressionnable, se débattait sous le poids de je ne sais quel pressentiment. Bénédict voulut lui montrer la folie de son amour pour Athénaïs, et l’engager à lutter contre ce penchant dangereux. Il lui fit des maux de la passion une peinture sinistre, et pourtant d’ardentes palpitations de joie démentaient intérieurement ses paroles.

— Tu as raison peut-être ! lui dit Valentin. Je crois que je suis destiné à être malheureux. Du moins je le crois ce soir, tant je me sens oppressé et abattu. Reviens de bonne heure, entends-tu ? ou laisse-moi t’accompagner jusqu’au verger.

— Non, mon enfant, non, dit Bénédict en s’arrêtant sous un vieux saule qui formait l’angle du chemin. Rentre ; je serai bientôt près de toi, et je reprendrai ma mercuriale. Eh bien ! qu’as-tu ?

— Tu devrais prendre mon fusil.

— Quelle folie !

— Tiens, écoute ! dit Valentin.

Un cri rauque et funèbre partit au-dessus de leurs têtes.

— C’est un engoulevent, répondit Bénédict. Il est caché dans le tronc pourri de cet arbre. Veux-tu l’abattre ? Je vais le faire partir.

Il donna un coup de pied contre l’arbre. L’oiseau partit d’un vol oblique et silencieux. Valentin l’ajusta, mais il faisait trop sombre pour qu’il put l’atteindre. L’engoulevent s’éloigna en répétant son cri sinistre.

— Oiseau de malheur ! dit le jeune homme, je t’ai manqué ! n’est-ce pas celui-là que les paysans appellent l’oiseau de la mort ?

— Oui, dit Bénédict avec indifférence ; ils prétendent qu’il chante sur la tête d’un homme une heure avant sa fin. Gare à nous ! nous étions sous cet arbre quand il a chanté.

Valentin haussa les épaules, comme s’il eût été honteux de ses puérilités. Cependant il pressa la main de son ami avec plus de vivacité que de coutume.

— Reviens bientôt, lui dit-il.

Et ils se séparèrent.

Bénédict entra sans bruit et trouva Valentine à la porte de la maison.

— J’ai de grandes nouvelles à vous apprendre, lui dit-elle ; mais ne restons pas dans cette salle, la première personne venue pourrait nous y surprendre. Athénaïs me cède sa chambre pour une heure. Suivez-moi.

Depuis le mariage de la jeune fermière, on avait arrangé et décoré, pour les nouveaux époux, une assez jolie chambre au rez-de-chaussée. Athénaïs l’avait offerte à son amie, et avait été attendre la fin de sa conférence dans la chambre que celle-ci occupait à l’étage supérieur.

Valentine y conduisit Bénédict.

Pierre Blutty et Georges Simonneau quittèrent, à peu près à la même heure, la métairie où ils avaient passé l’après-dîné. Tous deux suivaient en silence un chemin creux sur le bord de l’Indre.

— Sacrebleu ! Pierre, tu n’es pas un homme, dit Georges en s’arrêtant. On dirait que tu vas faire un crime. Tu ne dis rien, tu as été pâle et défait comme un linceul tout le jour, à peine si tu marches droit. Comment ! c’est pour une femme que tu te laisses ainsi démoraliser ?

— Ce n’est plus tant l’amour que j’ai pour la femme, répondit Pierre d’une voix creuse et en s’arrêtant, que la haine que j’ai pour l’homme. Celle-là me fige le sang autour du cœur ; et quand tu dis que je vas faire un crime, je crois que tu ne te trompes pas.

— Ah çà, plaisantes-tu ? dit Georges en s’arrêtant à son tour. Je me suis associé avec toi pour donner une roulée.

— Une roulée jusqu’à ce que mort s’ensuive, reprit l’autre d’un ton grave. Il y a assez longtemps que sa figure me fait souffrir. Il faut que l’un de nous deux cède la place à l’autre cette nuit.

— Diable ! c’est plus sérieux que je ne pensais. Qu’est-ce donc que tu tiens là en guise de bâton ? Il fait si noir ! Est-ce que tu t’es obstiné à emporter cette diable de fourche ?

— Peut-être !

— Mais, dis donc, n’allons pas nous jeter dans une affaire qui nous mènerait aux assises, da ! Cela ne m’amuserait pas, moi qui ai femme et enfants !

— Si tu as peur, ne viens pas !

— J’irai, mais pour t’empêcher de faire un mauvais coup.

Ils se remirent en marche.

— Écoutez, dit Valentine en tirant de son sein une lettre cachetée de noir ; je suis bouleversée, et ce que je sens en moi me fait horreur de moi-même. Lisez ; mais si votre cœur est aussi coupable que le mien, taisez-vous. car j’ai peur que la terre ne s’ouvre pour nous engloutir.

Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre ; elle était de Franck, le valet de chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d’être tué en duel.

Le sentiment d’une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober à Valentine une émotion qu’elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait se défendre. Ses efforts furent vains. Il s’élança vers elle, et, tombant à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d’ivresse sauvage.

— À quoi bon feindre un recueillement hypocrite ? s’écria-t-il. Est-ce toi, est-ce Dieu que je pourrais tromper ? N’est-ce pas Dieu qui règle nos destinées ? N’est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de ce mariage ? N’est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et stupide ?…

— Taisez-vous ! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche. Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel ? N’avons-nous pas assez offensé la vie de cet homme ? faut-il l’insulter jusqu’après sa mort ! Oh ! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n’a peut-être permis cet événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.

— Craintive et folle Valentine ! que peut-il donc nous arriver maintenant ? N’es-tu pas libre ? L’avenir n’est-il pas à nous ? Eh bien ! n’insultons pas les morts, j’y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme qui s’est chargé d’aplanir entre nous les distances de rang et de fortune. Béni soit-il pour t’avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà ! car sans lui je n’aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération, eussent été des obstacles que ma fierté n’eût pas voulu franchir… À présent tu m’appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’échapper, Valentine ; je suis ton époux, j’ai des droits sur toi. Ta conscience, ta religion, t’ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh ! maintenant, qu’on vienne t’insulter dans mes bras, si on l’ose ! Moi, je comprendrai mes devoirs ; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m’est confié ; moi, je ne te quitterai pas ; je veillerai sur toi avec amour ! Que nous serons heureux ! Vois donc comme Dieu est bon ! comme, après les rudes épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides ! Te souviens-tu qu’un jour tu regrettais ici de n’être pas fermière, de ne pouvoir te soustraire à l’esclavage d’une vie opulente pour vivre en simple villageoise sous un toit de chaume ? Eh bien, voilà ton vœu exaucé. Tu seras suzeraine dans la chaumière du ravin ; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même, tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein d’un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses ! Que tu seras adorée et obéie dans ta nouvelle demeure ! Tu n’auras qu’un serviteur et qu’un esclave, ce sera moi ; mais j’aurai plus de zèle à moi seul que toute une livrée. Tous les ouvrages pénibles me concerneront ; toi, tu n’auras d’autre soin que d’embellir ma vie et de dormir parmi les fleurs à mon côté.

Et d’ailleurs nous serons riches. J’ai doublé déjà la valeur de mes terres ; j’ai mille francs de rente ! et toi, quand tu auras vendu ce qui te reste, tu en auras à peu près autant. Nous arrondirons notre propriété. Oh ! ce sera une terre magnifique ! Nous aurons ta bonne Catherine pour factotum. Nous aurons une vache et son veau, que sais-je ?… Allons, réjouis-toi donc, fais donc des projets avec moi !…

— Hélas ! je suis accablée de tristesse, dit Valentine, et je n’ai pas la force de repousser vos rêves. Ah ! parle-moi ! parle-moi encore de ce bonheur ; dis-moi qu’il ne peut nous fuir : je voudrais y croire.

— Et pourquoi donc t’y refuser ?

— Je ne sais, dit-elle en mettant sa main sur sa poitrine, je sens là un poids qui métouffe. Le remords ! Oh ! oui, c’est le remords ! je n’ai pas mérité d’être heureuse, moi, je ne dois pas l’être. J’ai été coupable ; j’ai trahi mes serments ; j’ai oublié Dieu ; Dieu me doit des châtiments, et non des récompenses.

— Chasse ces noires idées. Pauvre Valentine ! te laisseras-tu donc ainsi ronger et flétrir par le chagrin ? En quoi donc as-tu été si criminelle ? N’as-tu pas résisté assez longtemps ? N’est-ce pas moi qui suis le coupable ? N’as-tu pas expié ta faute par la douleur ?

— Oh ! oui, mes larmes auraient dû m’en laver ! Mais, hélas ! chaque jour m’enfonçait plus avant dans l’abîme ; et qui sait si je n’y aurais pas croupi toute ma vie ? Quel mérite aurai-je à présent ? Comment réparerai-je le passé ? Toi-même, pourras-tu m’aimer toujours ? Auras-tu confiance en celle qui a trahi ses premiers serments ?

— Mais, Valentine, pense donc à tout ce qui devrait te servir d’excuse. Songe donc à ta position malheureuse et fausse. Rappelle-toi ce mari qui t’a poussée à ta perte avec préméditation, à cette mère qui a refusé de t’ouvrir ses bras dans le danger, à cette vieille femme qui n’a trouvé rien de mieux à te dire à son lit de mort que ces religieuses paroles : Ma fille, prends un amant de ton rang.

— Ah ! il est vrai, dit Valentine faisant un amer retour sur le passé, ils traitaient tous la vertu avec une incroyable légèreté. Moi seule, qu’ils accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire du mariage une obligation réciproque et sacrée. Mais ils riaient de ma simplicité ; l’un me parlait d’argent, l’autre de dignité, un troisième de convenances. L’ambition ou le plaisir, c’était là toute la morale de leurs actions, tout le sens de leurs préceptes ; ils m’invitaient à faillir et m’exhortaient à savoir seulement professer les dehors de la vertu. Si, au lieu d’être le fils d’un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre Bénédict, ils m’auraient portée en triomphe !

— Sois-en sûre, et ne prends donc plus les menaces de leur sottise et leur méchanceté pour les reproches de ta conscience.

Lorsque onze heures sonnèrent au coucou de la ferme, Bénédict s’apprêta à quitter Valentine. Il avait réussi à la calmer, à l’enivrer d’espoir, à la faire sourire ; mais au moment où il la pressa contre son cœur pour lui dire adieu, elle fut saisie d’une étrange terreur.

— Et si j’allais te perdre ! lui dit-elle en pâlissant. Nous avons prévu tout, hormis cela ! Avant que tout ce bonheur se réalise, tu peux mourir, Bénédict !

— Mourir ! lui dit-il en la couvrant de baisers, est-ce qu’on meurt quand on s’aime ainsi ?

Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l’embrassa encore sur le seuil.

— Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m’as donné ici ton premier baiser sur le front ?…

— À demain ! lui répondit-elle.

Elle avait à peine regagné sa chambre qu’un cri profond et terrible retentit dans le verger ; ce fut le seul bruit ; mais il fut horrible, et toute la maison l’entendit. En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la chambre de sa femme, qu’il ne savait pas être occupée par Valentine. Il avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d’un homme et celle d’une femme ; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait voulu le calmer ; désespérant d’y parvenir et craignant d’être inculpé dans une affaire criminelle, il avait pris le parti de s’éloigner. Blutty avait vu la porte s’entr’ouvrir, un rayon de lumière qui s’en échappait lui avait fait reconnaître Bénédict ; une femme venait derrière lui, il ne put voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l’embrassant ; mais ce ne pouvait être qu’Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta sur le mur en pierres sèches à l’endroit qui portait encore les traces de son passage de la veille ; il s’élança pour sauter et se jeta sur l’arme aiguë ; les deux pointes s’enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il tomba baigné dans son sang.

À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans ses bras la première fois qu’elle était venue furtivement à la ferme pour voir sa sœur.

Une rumeur affreuse s’éleva dans la maison à la vue de ce crime ; Blutty s’enfuit et s’alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui raconta franchement l’affaire : l’homme était son rival, il avait été assassiné dans le jardin du meurtrier ; celui-ci pouvait se défendre en assurant qu’il l’avait pris pour un voleur. Aux yeux de la loi il devait être acquitté ; aux yeux du magistrat auquel il confiait avec franchise la passion qui l’avait fait agir et le remords qui le déchirait, il trouva grâce. Il fût résulté des débats un horrible scandale pour la famille Lhéry, la plus nombreuse et la plus estimée du département. Il n’y eut point de poursuites contre Pierre Blutty.



Alors il vit distinctement Valentine à genoux. (Page 77.)

On apporta le cadavre dans la salle.

Valentine recueillit encore un sourire, une parole d’amour et un regard vers le ciel. Il mourut sur son sein. Alors elle fut entraînée dans sa chambre par Lhéry, tandis que madame Lhéry emmenait de son côté Athénaïs évanouie.

Louise, pâle, froide, et conservant toute sa raison, toutes ses facultés pour souffrir, resta seule auprès du cadavre.

Au bout d’une heure Lhéry vint la rejoindre.

— Votre sœur est bien mal, lui dit le vieillard consterné. Vous devriez aller la secourir. Je remplirai, moi, le triste devoir de rester ici.

Louise ne répondit rien, et entra dans la chambre de Valentine.

Lhéry l’avait déposée sur son lit. Elle avait la face verdâre, ses yeux rouges et ardents ne versaient pas de larmes. Ses mains étaient raidies autour de son cou ; une sorte de râle convulsif s’exhalait de sa poitrine. Louise, pâle aussi, mais calme en apparence, prit un flambeau et se pencha vers sa sœur.

Quand ces deux femmes se regardèrent, il y eut entre elles comme un magnétisme horrible. Le visage de Louise exprimait un mépris féroce, une haine glaciale ; celui de Valentine, contracté par la terreur, cherchait vainement à fuir ce terrible examen, cette vengeresse apparition.

— Ainsi, dit Louise en passant sa main furieuse dans les cheveux épars de Valentine, comme si elle eût voulu les arracher, c’est vous qui l’avez tué !

— Oui, c’est moi ! moi ! moi ! bégaya Valentine hébétée.

— Cela devait arriver, dit Louise. Il l’a voulu ; il s’est attaché à votre destinée, et vous l’avez perdu ! Eh bien ! achevez votre tâche, prenez aussi ma vie ; car ma vie, c’était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas ! Savez-vous quel double coup vous avez frappé ? Non, vous ne vous flattiez pas d’avoir fait tant de mal ! Eh bien ! triomphez ! Vous m’avez supplantée, vous m’avez rongé le cœur tous les jours de votre vie, et vous venez d’y enfoncer le couteau. C’est bien ! Valentine, vous avez complété l’œuvre de votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père, qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang ! C’est vous qui m’avez attirée dans ces lieux, que je ne devais jamais revoir, vous qui, comme un basilic, m’y avez fascinée et attachée afin d’y dévorer mes entrailles à votre aise. Ah ! vous ne savez pas comme vous m’avez fait souffrir ! Le succès a dû passer votre attente. Vous ne savez pas comme je l’aimais, cet homme qui est mort ! mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait plus clair autour de lui. Oh ! je l’aurais rendu heureux, moi ! Je ne l’aurais pas torturé comme vous avez fait ! Je lui aurais sacrifié une vaine gloire et d’orgueilleux principes. Je n’aurais pas fait de sa vie un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes ! Je ne l’aurais pas condamné à dépérir rongé de chagrins et de privations. Ensuite je ne l’aurais pas attiré dans un piège pour le livrer à un assassin. Non ! il serait aujourd’hui plein d’avenir et de vie, s’il eût voulu m’aimer ! Soyez maudite, vous qui l’en avez empêché !

En proférant ces imprécations, la malheureuse Louise s’affaiblit, et finit par tomber mourante aux pieds de sa sœur.

Quand elle revint à la vie, elle ne se souvint plus de ce qu’elle avait dit. Elle soigna Valentine avec amour ; elle l’accabla de caresses et de larmes. Mais elle ne put effacer l’affreuse impression que cette confession involontaire lui avait faite. Dans ses accès de fièvre, Valentine se jetait dans ses bras en lui demandant pardon avec toutes les terreurs de la démence.

Elle mourut huit jours après. La religion versa quelque baume sur ses derniers instants, et la tendresse de Louise adoucit ce rude passage de la terre au ciel.

Louise avait tant souffert, que ses facultés, rompues au joug de la douleur, trempées au feu des passions dévorantes, avaient acquis une force surnaturelle. Elle résista à ce coup affreux, et vécut pour son fils.

Pierre Blutty ne put jamais se consoler de sa méprise. Malgré la rudesse de son organisation, le remords et le chagrin le rongeaient secrètement. Il devint sombre, hargneux, irritable. Tout ce qui ressemblait à un reproche l’exaspérait, parce que le reproche s’élevait encore plus haut en lui-même. Il eut peu de relations avec sa famille durant l’année qui suivit son crime. Athénaïs faisait de vains efforts pour dissimuler l’effroi et l’éloignement qu’il lui inspirait. Madame Lhéry se cachait pour ne pas le voir, et Louise quittait la ferme les jours où il devait y venir. Il chercha dans le vin une consolation à ses ennuis, et parvint à s’étourdir en s’enivrant tous les jours. Un soir il s’alla jeter dans la rivière, que la clarté blanche de la lune lui fit prendre pour un chemin sablé. Les paysans remarquèrent, comme une juste punition du ciel, que sa mort arriva, jour pour jour, heure pour heure, un an après celle de Bénédict.

Plusieurs années après, on vit bien du changement dans le pays. Athénaïs, héritière de deux cent mille francs légués par son parrain le maître de forges, acheta le château de Raimbault et les terres qui l’environnaient. M. Lhéry, poussé par sa femme à cet acte de vanité, vendit ses propriétés, ou plutôt les troqua (les malins du pays disent avec perte) contre les autres terres de Raimbault. Les bons fermiers s’insTallèrent donc dans l’opulente demeure de leurs anciens seigneurs, et la jeune veuve put satisfaire enfin ces goûts de luxe qu’on lui avait inspirés dès l’enfance.