Vercingétorix et la Gaule au temps de la conquête romaine/01

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Vercingétorix et la Gaule au temps de la conquête romaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 838-869).
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VERCINGETORIX
ET
LA GAULE AU TEMPS DE LA CONQUÊTE ROMAINE

Vercingétorix et l’indépendance gauloise, par M. Francis Mounier, 2° élit., Paris. 1875.

I
LA FORMATION DE LA NATIONALITÉ GAULOISE.


I.

Les études celtiques, trop longtemps négligées, ont repris faveur parmi nous. Il faut en chercher, sinon la cause, du moins l’occasion, dans les événemens qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années. L’empire humilia notre libéralisme national en substituant avec une affligeante facilité les principes à peine déguisés du despotisme à ceux de la liberté. La guerre où il sombra, emportant avec lui la fortune de la France, infligea les coups les plus douloureux à notre fierté patriotique et nous contraignit brutalement à des aveux que nous eussions peut-être refusés obstinément aux enseignemens théoriques. Il n’y avait d’autre alternative que de nous soumettre passivement aux faits accomplis, que d’accepter notre déchéance, — ou bien de nous mettre sérieusement à l’œuvre pour réparer nos pertes. Grâces en soient rendues à notre bon tempérament national, c’est le second parti que nous avons pris. Mais l’une des conditions de notre relèvement, c’est de nous bien connaître, de nous rendre un compte exact de nos aptitudes, de nos défauts et de nos qualités, afin de travailler en connaissance de cause au redressement des uns et au développement des autres. La régénération des peuples, comme celle des individus, a pour condition le retour sur soi-même et la connaissance de soi-même.

Une fois engagés sur cette voie, par le temps d’ethnologie qui court, nous devions nécessairement nous poser cette question : Qui sommes-nous au fond? Des Romains, ou à peu près, devenus tels par cinq siècles de domination romaine? Des Germains plus ou moins mélangés, comme les invasions successives de notre territoire par les peuples d’outre-Rhin pourraient en suggérer l’idée? Ou bien le vieux fond celtique de notre nationalité aurait-il conservé, malgré les adjonctions réitérées d’élémens hétérogènes, une prépondérance telle que nous devions chercher nos origines comme peuple, au point de vue moral comme à celui du sang, dans la vieille Gaule, ses oppides et ses forêts druidiques?

De plus en plus tout nous pousse du côté de cette dernière solution; elle a d’abord pour elle la probabilité physique. Il n’est pas admissible qu’une nation aussi nombreuse, aussi caractérisée que l’était la nation gauloise au temps de la conquête romaine, ait été absorbée par les colons et les soldats du peuple conquérant au point de se fondre avec lui en une masse homogène. A l’époque de Sulpice Sévère (fin du IVe siècle), le Gallo-Romain, encore très Gaulois lui-même, affectait de se distinguer de la multitude purement gauloise qui peuplait la presque totalité du territoire. On était pourtant à la veille de la dislocation du grand empire. Quant aux invasions germaines, elles ont disparu promptement dans les profondeurs de la nation envahie. Ce fut l’affaire d’une couple de siècles. En Normandie, l’élément danois ne résista pas cent ans. Nous savons aujourd’hui que la féodalité fut un régime européen général, engendré un peu partout par les mêmes causes, et non pas, comme on l’a cru longtemps, un système social importé de toutes pièces par la conquête. Rome et la Germanie, la première surtout, influèrent sans doute sur notre développement historique, mais elles ne firent de nous évidemment ni des Italiens, ni des Allemands. Ce qui nous distingue depuis si longtemps de nos voisins du sud et de l’est provient donc d’élémens qui existaient déjà, tout au moins en principe ou en germe, antérieurement à la conquête romaine et aux invasions germaines.

Réunissons d’autre part les traits du caractère national de nos aïeux gaulois tels qu’on peut les glaner çà et là dans les livres de l’antiquité. Plus ils sont rares, plus il est instructif de constater les analogies qu’ils présentent avec notre caractère actuel. Notons, pour en saisir la valeur vraie, que les jugemens qui concernent les vieux Gaulois sont le plus souvent des critiques sorties de bouches ou de plumes hostiles, car on pourrait en commencer la série en notant le fait que le Gaulois fut, comme le Français d’aujourd’hui, l’objet de haines enracinées, de rancunes indélébiles, que lui-même ne paraît pas avoir ressenties aussi longtemps ni au même degré. Nous avons toujours eu l’oubli facile.

Tout le monde connaît les deux goûts passionnés que le vieux Caton attribuait à nos ancêtres, rem militarem et argute loqui, « les choses de la guerre et la parole acérée, » c’est-à-dire subtile et pénétrante. La gravité romaine ne supportait pas plus facilement que certaines lourdeurs contemporaines notre humeur narquoise et notre irrésistible besoin de faire des mots. La rapidité avec laquelle nous pouvons toujours nous décider ou nous laisser entraîner à de graves résolutions était déjà l’objet des remarques intéressées de César, ut sunt Gallorum subita et repentina concilia (Bell. Gall. III, 8). Il est un défaut qu’il reproche aussi très fréquemment aux Gaulois, soit qu’il les prenne en masse, soit qu’il désigne des individus, celui qui consiste à aimer le changement politique, à s’engouer des nouveautés, à les provoquer, novis rébus studere, reproche assez étrange sous la plume d’un homme qui devait lui-même bouleverser les institutions de son pays, — qui s’explique par l’état où se trouvait alors la Gaule, mais qui devait avoir, alors comme aujourd’hui, sa raison d’être dans la mobilité des opinions et la fréquence des révolutions. C’est le même observateur, judicieux dans sa partialité même, qui déclare que les populations gauloises peuvent être excitées à la guerre mobiliter celeriterque, que leur esprit est prompt et vif pour l’entreprendre, qu’il est difficile de résister à leur premier choc, mais qu’elles faiblissent aisément sous le coup des revers. Nos ancêtres avaient donc comme nous cette vivacité d’imagination qui est tout à la fois une force et une faiblesse, qui peut engendrer aussi bien les enthousiasmes sublimes et les beaux désespoirs que les défaillances et les paniques, et qui, jointe à une autre aptitude de la race, la sociabilité, supposant elle-même une grande facilité de sympathie dans le mal comme dans le bien, explique dans notre histoire tant de grandeurs épiques et de lamentables désastres. L’imagination ardente a besoin d’alimens, et rien qui s’accorde mieux avec ce trait du caractère gaulois que la coutume également constatée par l’auteur des Commentaires, à laquelle les voyageurs et les marchands devaient se soumettre. On arrêtait les premiers sur les routes pour leur demander ce qu’il y avait de nouveau. Dans les oppides, grandes enceintes retranchées qui servaient de lieu de réunion, de marché et de défense aux divers peuples de la Gaule, les marchands devaient dire à la foule curieuse qui se pressait autour d’eux le pays d’où ils venaient, les nouvelles de ce qui s’y passait, ce qu’ils avaient pu observer en voyage. Cela suppose qu’on aimait à en causer. On tenait à être promptement renseigné, et, chose remarquable quand on pense à l’absence de centralisation, les Gaulois avaient su organiser une espèce de téléphonie ou télégraphie vocale, qui, des vallons aux collines, à travers les bois, les marais et les fleuves, transmettait la nouvelle des événemens avec une célérité merveilleuse jusqu’aux extrémités de la Gaule[1]. Il fallait que tout le monde s’y prêtât. Cette vivacité d’imagination produisait aussi, non pas de grands artistes, la Gaule étant encore trop barbare à cette époque, mais de très habiles ouvriers qui s’assimilaient avec une étonnante rapidité les procédés de l’industrie civilisée.

Si nous ajoutons à ces traits divers un singulier mélange de scepticisme religieux, relevé par Cicéron, et de superstition routinière, affirmée par César, de mœurs chevaleresques et de facile cruauté, l’extrême confiance en soi, le dédain de l’étranger, qu’on ne cherche guère à connaître, à moins qu’il ne vienne se présenter lui-même, plus de foi dans l’inspiration du moment décisif que dans les règles de la stratégie savante, — nous obtenons une physionomie morale qui n’a rien de flatté, il faut le reconnaître, mais dont nous serions mal venus à nier la ressemblance avec celle qu’on nous prête aujourd’hui.

Il convient toutefois d’observer que les écrivains de l’antiquité ont plus d’une fois rangé parmi les traits du caractère gaulois ce qui s’est retrouvé régulièrement chez tous les peuples encore barbares ou sortant à peine de la barbarie. On a reproché par exemple aux Gaulois leur jactance, leur gloutonnerie, le penchant à l’ivrognerie, la soif du pillage, toutes choses qu’on devait reprocher par la suite aux Germains et aux autres peuples tard venus à mesure qu’on apprenait à les connaître. Ce sont là des traits transitoires comme l’état social qu’ils supposent. Toujours on pourrait répondre aux auteurs qui les relèvent à la charge de nos ancêtres que leurs pères à eux-mêmes ont passé par là ; quelquefois on pense à la parabole du brin de paille et de la poutre.

Comparé à l’homme civilisé, le barbare est toujours un grand enfant. Insouciant du péril, narguant son ennemi, il se complaît dans des fanfaronnades, des gestes insultans[2], des gambades, souvent aussi des imprudences gratuites, inspirées par le désir de se distinguer aux yeux de ses camarades. Les Romains des premières guerres galliques s’ébahissaient de voir des guerriers gaulois se mettre en état de complète nudité avant de marcher au combat. Quand les Gaulois apprirent à connaître le vin, ils firent ce que font aujourd’hui les sauvages à qui nous apportons l’eau-de-vie, c’est-à-dire qu’ils en burent immodérément et s’acquirent ainsi la réputation d’ivrognes incorrigibles. Pourtant lorsque César décrit les mœurs des Gaulois, il se tait de la façon la plus absolue sur ce prétendu vice national. Une chose plus étrange, quoique peu remarquée jusqu’à présent, c’est que les écrivains grecs, Aristote et Diodore entre autres, imputent aux anciens Gaulois un penchant prononcé pour le vice contre nature. Eusèbe de Césarée reproduit, en l’accentuant, la même accusation. Il est bien surprenant que ce soient des Grecs qui relèvent ce hideux trait de mœurs, tandis que les écrivains latins n’en font aucune mention. Probablement les premiers auront, avec leur insouciance de la vérité toutes les fois qu’il s’agit d’étrangers, tiré une conclusion beaucoup trop générale de quelques faits isolés. Peut-être, sur les bords du Danube et en Asie-Mineure, les mœurs plus rudes qu’efféminées des Gaulois se dépravèrent-elles au contact de la corruption ambiante. Ce qui est plus certain, c’est qu’à plusieurs reprises la Gaule souffrit d’un excès de population. Si l’on tient compte de l’état du territoire encore couvert en bien des endroits d’immenses forêts, la Gaule était relativement très peuplée (onze ou douze millions, d’après des calculs approximatifs) lors de la conquête romaine. La religion gauloise, cruelle, mais austère, ne connaissait pas les rites licencieux des cultes orientaux. Tout cela est bien contraire aux assertions des écrivains grecs. Ce qui n’est pas moins curieux, c’est de voir un savant allemand de nos jours, M. Kontzen[3], s’appuyer sur un passage de Julien où il est question de l’épreuve que les pères, très probablement germains, des bords du Rhin faisaient subir à leurs enfans nouveau-nés, afin de s’assurer de leur légitimité, pour déclarer que les femmes gauloises étaient légères, volages, coquettes, n’ayant aucune idée élevée de la famille, adultères sans cœur, libertines, etc. Comment donc se fait-il que Strabon les signale tout particulièrement comme épouses fécondes et excellentes nourrices? Comment de telles femmes, ainsi que cela est attesté en tant d’endroits, auraient-elles partagé avec leurs maris les durs travaux des champs et les dangers de la guerre ? Que « l’éternel féminin, » formulé par la riche expérience d’un poète qui n’était assurément pas de sang celtique, se soit manifesté dans l’ancienne Gaule, comme de nos jours, tantôt dans sa pureté et sa touchante beauté, tantôt avec ses faiblesses et ses ruses, là n’est pas la question; mais en vérité il faut pousser loin la gallophobie pour englober dans un jugement aussi. passionné toute une race qui a produit les Éponine et les Boadicée.

Parmi les traits plus authentiques qui paraissent avoir caractérisé nos ancêtres gaulois, il faut compter un goût très vif pour l’éloquence. Si l’on en juge par les discours résumés très librement, mais avec une grande exactitude de fond, par l’auteur des Commentaires, les orateurs n’étaient pas rares chez eux, et le pouvoir de la parole était grand. Les guerriers entre-choquaient leurs armes en signe d’applaudissement. On sait que l’Hercule gaulois, probablement très mal nommé, entraînait les hommes avec des liens qui sortaient de sa bouche. Strabon a remarqué aussi la vivacité avec laquelle les Gaulois prenaient fait et cause pour leurs voisins opprimés, lors même qu’ils n’avaient rien à redouter pour eux-mêmes. C’est encore un noble trait resté dans notre caractère français. S’il nous a fait commettre plus d’une bévue, il nous fait trop d’honneur pour que nous songions à le rabaisser.

Un grand malheur, c’est que nous n’ayons à notre disposition sur l’histoire de la Gaule antérieurement à la conquête romaine que les plus rares et les plus vagues données. Le livre de Timagène, qui parcourut la Gaule au commencement de notre ère et qui en écrivit l’histoire, ce livre, encore lu par Ammien Marcellin, est perdu, et nous sommes réduits sur la plupart des points à des conjectures. C’est presque uniquement par la voie réflexe, en raisonnant sur les faits attestés par César, Tite-Live, Strabon, Diodore, par le premier surtout, que nous pouvons nous représenter jusqu’à un certain point ce qui a pu se passer avant eux. Quelle malencontreuse idée ont eue les druides, cette corporation probablement très surfaite, de s’opposer avec la ténacité d’un sacerdoce ignorant à l’emploi de l’écriture pour la conservation des traditions et des chants populaires ! Ce n’est pas une compensation, c’est un dédommagement que de pouvoir, comme on y est parvenu grâce aux méthodes modernes, reconstituer d’une manière à peu près complète un type extrêmement remarquable de héros gaulois au moment où la Gaule va perdre son indépendance. Vercingétorix se présente désormais à nous sous des traits réels et vivans, et s’il est vrai qu’une nation se peint dans ses grands hommes, rien n’empêche de prendre le jeune et courageux Arverne pour le type le plus pur de sa race, son histoire comme le cadre le mieux disposé pour y faire rentrer tout ce que nous savons de positif sur nos origines nationales.


II.

La biographie de Vercingétorix par M. Francis Mounier, malheureusement mort depuis peu, est une œuvre remarquable de science mise à la portée de tous. Les défauts que nous nous croyons en droit de lui reprocher modifient, sans la détruire, la bonne impression que sa lecture nous laisse. Le principal de ces défauts, selon nous, et il en souffre en très bonne compagnie, c’est qu’il accepte trop aisément les idées exagérées que l’on s’est faites de l’ordre et de la religion des druides. Que n’a-t-on pas attribué de mérites et de sapience à ces prêtres de la forêt! Depuis les anciens, qui en firent les inspirateurs de Pythagore, jusqu’aux modernes qui les ont gratifiés d’une doctrine transcendante sur la foi de tercets trahissant l’influence prolongée de l’Alexandrin Origène, on n’a pas cessé de les transfigurer en profonds penseurs qui auraient devancé les spéculations les plus ardues de la métaphysique. L’histoire comparée des religions n’est pas favorable aux opinions nourries si longtemps sur le compte des vieux sacerdoces. Creuzer a lourdement compromis, en donnant en plein dans cette illusion, la réputation qu’il méritait à tant d’autres égards d’avoir renouvelé dans notre siècle l’étude de la mythologie. Lui et ses premiers disciples n’ont pas compris la part énorme qu’il faut faire à la naïveté dans les conceptions religieuses de l’antiquité reculée. En fait, plus la science avance, plus elle découvre que le bagage philosophique des vieux sacerdoces est tout ce qu’on peut concevoir de plus léger. Défions-nous toujours des sociétés et des corporations qui s’entourent de mystère. On est toujours tenté de leur attribuer des secrets merveilleux, et il se trouve régulièrement que, depuis les prêtres d’Egypte jusqu’aux francs-maçons de nos jours, leur grand secret consiste à n’en pas avoir. Si des individus, membres de ces anciens sacerdoces, du brahmanisme, par exemple, ont pu atteindre aux sommets les plus éthérés de la pensée, ce n’est pas dans leurs traditions sacerdotales qu’ils ont puisé leurs doctrines abstruses; bien au contraire, ils les y ont introduites, ils ont tâché de les mouler dans les formes de la foi populaire, ils n’ont pas, en les développant, commenté le dépôt traditionnel, c’est une philosophie qu’ils ont plaquée par-dessus. Encore faut-il ajouter que ces philosophes-prêtres ont été précédés, préparés, soutenus, par toute une civilisation qui a toujours manqué au druidisme.

En se fondant sur quelques indices permettant de supposer qu’environ 600 ou 700 ans avant notre ère la Gaule fut envahie par une puissante immigration qui venait d’Asie à travers l’Europe centrale, on a voulu que les druides, arrivés avec elle, fussent les cousins germains des prêtres hindous. Conjecture gratuite et invraisemblable ! Si l’on ose affirmer quelque chose en raisonnant par analogie, il est infiniment plus probable que le druidisme est un fruit autochthone, c’est-à-dire qu’il est antérieur aux invasions qui ont laissé dans l’histoire quelques traces de leur arrivée. C’est à vraiment dire un fils du genius loci. Qu’on nous permette ici une courte digression. Quand on veut expliquer La formation des nationalités primitives, il serait bon de substituer aussi en ethnologie la théorie des actions lentes à celle des révolutions subites. Une nationalité n’est pas un fait premier surgissant à un jour donné du fond ténébreux de l’histoire comme la Pallas antique sortant toute armée du cerveau de Jupiter; c’est la résultante d’une grande quantité de combinaisons, de fusions, d’éliminations et d’associations de toute espèce. Une fois formée, elle constitue sans doute un cadre pour ainsi dire indestructible, qui s’impose désormais aux élémens nouveaux qui viennent s’y adjoindre; mais l’unité, en ceci comme en bien d’autres choses, est un terme, non un principe originel. Tout porte à croire que, pendant une longue suite de siècles, il y eut une infiltration à peu près continue des populations venues du Danube et du Rhin dans celles qui, sorties probablement d’Afrique et d’Espagne, avaient refoulé ou absorbé les descendans des contemporains du renne et de l’ours des cavernes. La situation, au temps de César, de la Gaule belge, sans cesse entamée par de nouveaux arrivans, qui fuyaient les marais, les bois et les tribus pillardes de la Germanie, doit nous donner l’idée de ce qui s’est passé dans les siècles antérieurs sur le territoire de la Gaule entière.

Ammien Marcellin, transcrivant les précieuses et trop rares données du Grec Timagène, rapporte comme une tradition des druides qu’une partie de la population gauloise était indigène. Cela veut dire qu’elle ne se souvenait plus d’être venue d’ailleurs. C’est à cette partie que nous assignerions une origine méridionale et qu’il faudrait attribuer, selon toute apparence, la chaîne des monumens mégalithiques qui va de l’Afrique du nord, le long des rivages d’Espagne et de Gaule, jusqu’en Irlande, et même encore plus au nord. Les autres, continue Ammien, d’après la même source, sont venus des îles reculées et des régions transrhénanes, chassés de leurs demeures par la fréquence des guerres et les débordemens d’une mer furieuse. Voilà, sans contredit, l’indication la mieux fondée historiquement; c’est aussi la plus vraisemblable qui nous ait été léguée par l’antiquité sur nos origines ethniques, et il est étrange que si longtemps les historiens de la Gaule se soient représenté nos ancêtres comme arrivés tous par migrations successives des pays situés au-delà du Rhin et des Alpes. Du reste, il y aurait lieu de penser que la fusion des deux courans s’opéra assez pacifiquement. Du moins on ne voit plus aux temps historiques la moindre trace d’un antagonisme de races analogue à celui qui résulte ordinairement de la prise de possession du sol par une invasion conquérante.

A la fin, un type national se dégagea, les idiomes s’apparentèrent, la population issue du mélange devint assez dense, assez résistante, pour décourager les nouveaux envahisseurs, les repousser par la force ou les absorber quand, de gré ou de force, ils avaient réussi à s’établir sur le territoire. C’est seulement à partir de là qu’il peut être question d’une nationalité gauloise. Auparavant, il n’y a qu’une collectivité de tribus éparses du Rhin à l’Océan. Il est infiniment probable qu’à chaque époque les indigènes de la Gaule, depuis longtemps sédentaires, furent supérieurs socialement aux nouveau-venus qui s’abattaient sur leurs terres. Bien entendu que cette supériorité était tout à fait relative, quelque chose comme celle de la Gaule en général au temps de César quand on la compare à l’état encore sauvage de la Germanie. Il se faisait alors un accord entre les anciens possesseurs du sol et les nouveau-venus analogue à celui qui permit aux Goths et aux Burgundes de s’entendre très vite avec les Gallo-Romains. Ainsi s’expliqueraient ces expéditions étranges de guerriers gaulois, qui, à plusieurs reprises, rebroussant le grand chemin de l’histoire, tombent à l’improviste sur l’Italie, la Grèce, l’Orient, et les étonnent par leur grande taille, leur rudesse et leur indifférence pour la civilisation. Ce devaient être les fils des derniers envahisseurs de la Gaule, à l’étroit dans leur patrie récente et dominés par le souvenir encore très vif des runs triomphans de leurs pères. La Gaule, aux temps historiques, paraît avoir nourri deux types physiques bien distincts, l’un blond, très grand, lymphatique, à tête allongée; l’autre, de taille moyenne ou même petite, sec, nerveux, à tête ronde, de provenance méridionale. Ce dernier doit avoir été le plus ancien sur le sol, attaché à la terre, à moins qu’il ne soit marin, et encore, bien que hardi côtier, il ne pratique pas le long cours. Le premier était plus remuant, batailleur, d’humeur aventureuse, ami des expéditions lointaines, de sorte que longtemps les Grecs et les Romains se figurèrent que tous les Gaulois étaient des géans et ne songeaient qu’à envahir les autres contrées. Au temps de César, cette passion des aventures semble calmée. Les Gaulois aiment leur sol et ne songent plus à s’expatrier.

Pour en revenir au druidisme, il y a bien des raisons de croire qu’il s’est formé au sein des populations gauloises les plus anciennement fixées. Ces « hommes du chêne, » ces fils de la forêt inculte, qui possèdent des traditions médicales, magiques, astrologiques, rebouteurs et pronostiqueurs, et qui savent chanter, cette corporation de sorciers dont le prestige avait fini par s’étendre à la Gaule entière et dont peut-être les bergers illettrés d’aujourd’hui sont les derniers héritiers, ces fidèles du gui et de la verveine, me semblent avoir été adoptés bien plutôt qu’apportés par les hordes immigrantes qui arrivèrent successivement du nord et de l’est à peu près nues de corps et d’esprit. Au temps de César, pour des raisons qu’on peut conjecturer, leur autorité paraît très diminuée. C’est dans l’île de Bretagne, moins avancée à tous égards que la Gaule continentale, qu’il faut aller pour s’initier à leur enseignement authentique. Plus tard, c’est notre Armorique, le pays de Galles, l’Irlande, les régions du celtisme le plus dur à entamer, qui leur serviront de retraites suprêmes. Ils enseignent qu’ils sont les enfans de Dis, du dieu souterrain, ce qui est une manière de dire qu’ils se considèrent comme sortis du sol lui-même.

Quelques indices concourent à désigner le pays chartrain (Carnutes) et les grandes forêts qui descendaient vers la Loire comme le lieu d’origine de cet étrange sacerdoce. C’est là, nous dit César, que les druides tenaient leurs assises annuelles. Ils prétendaient que cette région était le centre même de la Gaule. D’où a pu venir cette idée contraire aux faits, si ce n’est de ce que ce pays chartrain fut celui d’où ils partirent pour se répandre dans toutes les directions? Si quelque compagnie de sorciers-devins, comme il s’en trouve chez tous les peuples enfans, joignant à une grande renommée divinatoire l’emploi traditionnel des simples et quelques pratiques chirurgicales, s’est constituée un jour à l’ombre des grandes chênaies, elle a pu rayonner de là sur toutes les peuplades environnantes et se voir recherchée par les anciens cultivateurs du sol ainsi que par les nouveaux arrivans. La préoccupation de la vie, de ce qui la conserve ou la détruit, engendre une médecine élémentaire, et tel est précisément le point de vue fondamental de la religion druidique. Les avantages que la société retirait d’un pareil prestige la poussèrent à se constituer en corporation, à s’organiser hiérarchiquement, à se mêler, sans se confondre avec elle, à la masse des cultivateurs et des guerriers. Le besoin qu’on avait d’elle, le genre de crainte superstitieuse qu’elle inspirait, lui valut des privilèges tels que l’exemption de l’impôt et du service militaire. Comme la médecine et la chirurgie dans leurs premiers essais ne se distinguent pas de la magie, leur exercice suppose aussi une certaine doctrine religieuse. Les druides portèrent donc à travers la Gaule les croyances du canton d’origine, sans pour cela com- battre les religions locales, qui s’amalgamèrent avec la leur à peu près comme les cultes locaux de l’ancienne Grèce s’harmonisèrent tant bien que mal avec la mythologie partie du mont Olympe. On pourrait, sans dépasser les limites de l’hypothèse raisonnable, attribuer à cette corporation une influence positive sur les idiomes, qu’elle tendait à fondre dans une espèce de celtisme classique, et sur l’essor du sentiment de l’unité nationale. Rien n’empêche non plus d’admettre que, passant pour des savans profonds, les druides ont été habituellement consultés sur la manière de pourvoir aux besoins d’une civilisation naissante, par exemple pour fixer le calendrier, le droit d’héritage, les bornes des propriétés, la manière de résoudre les différends publics ou privés. De là une certaine puissance politique consacrée par la constitution de quelques états où ils siègent au sénat et prennent part à l’élection du vergobret[4] ou magistrat suprême. L’ambition de l’ordre grandit naturellement avec son extension, mais tout nous montre qu’elle ne fut jamais satisfaite.

Du reste leur religion, sombre, cruelle, pourtant poétique et rêveuse, a quelque chose de prodigieusement antique, et si leur organisation, leur nombre, leurs prétentions restent un phénomène surprenant qui n’a guère d’analogues dans les états parallèles de civilisation chez les autres peuples, ce serait pécher contre toutes les vraisemblances que de leur attribuer, sur la foi d’anciens auteurs qui ne les connaissaient que par ouï-dire, une théologie philosophique et raffinée. Le peu qu’on croit avoir retrouvé de leur médecine dans les formules de Marcellus de Bordeaux ne dénote que la plus grossière superstition.

Le premier coupable de cette erreur historique est certainement Jules César. Il est facile de voir en lisant ses Commentaires qu’il s’est donné très peu de peine pour démêler le sens réel de la religion druidique. Il s’est contenté d’assimiler avec une justesse douteuse les divinités gauloises à quelques dieux ou déesses du panthéon gréco-romain, il a relevé quelques rites saillans, quelques coutumes qui lui paraissaient originales ou barbares ; puis il nous a tracé de l’ordre et de l’organisation des druides un tableau qu’on serait tenté, le reste de son livre à la main, de prendre pour une œuvre de pure fantaisie. Rien qui ressemble moins à ce qui aurait dû être, si sa description eût été fidèle, que ce qui fut d’après son propre récit. Quand on sait, par exemple, avec quelle énergie Vercingétorix souleva la Gaule presque entière de la Manche aux Pyrénées, pour en coaliser toutes les forces dans l’intérêt de l’indépendance commune; quand on le voit calculer son plan de campagne avec une connaissance minutieuse du fort et du faible de ses compatriotes, utiliser les ambitions des uns, les souvenirs des autres, obtenir des régions où la guerre va sévir les sacrifices les plus coûteux, s’appuyer surtout sur les sentimens de la solidarité, de l’unité gauloise, — comment s’imaginer un instant que, s’il avait eu à sa disposition un clergé national organisé, puissant, partout craint, partout révéré, suprême dispensateur de la justice et ramifié hiérarchiquement d’un bout à l’autre du pays, il eût négligé une pareille force et n’eût pas donné une place de premier rang à cet élément incomparable de résistance ? Eh bien, il n’y a pas la moindre trace d’un rôle quelconque rempli par le clergé druidique pendant toute la durée de la guerre de l’indépendance. Il y a de temps à autre un druide qui entre en scène, par exemple l’Eduen Divitiac, et son rôle personnel est tout l’opposé de celui qu’on eût attendu d’un prêtre patriote. César nous représente les druides comme tenant chaque année des assises solennelles au pays des Carnutes, connaissant souverainement des procès qui leur sont déférés de toutes parts, condamnant à mort, excommuniant, c’est-à-dire mettant au ban de la société religieuse et civile ceux qu’ils déclarent coupables, — ce qui ne l’empêche pas de nous raconter une foule d’événemens qui ne s’accordent nullement avec un état de choses qui eût fait de la Gaule entière une véritable théocratie. Par exemple, on voit des Gaulois condamnés à mort, exécutés par leurs compatriotes, sans qu’il soit question d’un seul jugement druidique. Il y aurait vraiment lieu de soupçonner ce Divitiac, ambitieux, retors, beaucoup plus Éduen que Gaulois, dont César se servit beaucoup et qui certainement crut se servir lui-même beaucoup de César, d’avoir fourni au général romain ces renseignemens exagérés sur l’état, l’organisation et les droits sacrés de son ordre. Comme les Éduens espérèrent longtemps que, pour prix de leur docilité vis-à-vis des Romains, ils obtiendraient la direction de la Gaule entière, un druide éduen peut bien avoir rêvé d’en devenir le directeur suprême de par la volonté du vainqueur. César, qui avait de tout autres idées, aurait accepté ses dires sans bénéfice d’inventaire, se souciant au fond très peu de ce qu’il en était au juste, et les aurait reproduits tels quels sans s’arrêter à résoudre les contradictions que les faits racontés par lui-même devaient opposer au système de théocratie qu’il avait retracé. C’est du reste et dans tous les temps un penchant assez fréquent chez les membres d’un clergé que de présenter l’état de choses qui résulterait de leurs prétentions réalisées comme existant en fait, et certaines aspirations au gouvernement de la Gaule entière ont très bien pu se révéler chez les druides les plus haut placés.

Le petit nombre de cas où l’on peut surprendre la présence et l’action de quelques-uns d’entre eux les montre faisant cause commune avec l’aristocratie très occupée à se défendre, quand César envahit la Gaule, contre les revendications de la plèbe. Celle-ci, en effet, était alors travaillée par un esprit de révolution démocratique. C’est probablement dans un intérêt de conservation que nous voyons des druides admis comme tels à siéger dans le sénat ou le conseil qui nomme et contrôle les chefs de certains cantons ou cités[5]. On serait donc fort tenté de se représenter le druidisme au temps de César comme un sacerdoce qui avait su se donner une organisation assez étendue, encore puissant dans l’esprit des basses classes de certaines régions, mais ayant perdu son prestige religieux aux yeux de l’aristocratie, qui s’en sert simplement, là où il peut encore servir, comme d’un moyen de conserver son autorité; mais ce n’est ni partout ni toujours, et la hiérarchie rigoureuse, l’organisation compliquée, le pouvoir terrible, qu’on a si longtemps attribués à cette corporation doivent, selon toute apparence, rejoindre sa métaphysique raffinée dans le vaste tombeau des illusions historiques.

N’allons pas toutefois au-delà des faits avérés. Il y avait une idée puissante et très élevée dans la religion druidique, d’autant plus qu’elle doit remonter jusqu’à ses premières origines, puisqu’elle en fait l’âme et le principe fondamental. Ce n’était pas le dogme monothéiste. Partout le monothéisme arrive à la fin d’un développement; nulle part, pas même chez les Israélites, il n’est originel. La grande idée druidique, c’était celle de l’immortalité personnelle. Sur ce point, le druidisme ne le cède à aucune religion de l’antiquité, on peut même dire qu’à l’exception de la religion égyptienne il les dépasse toutes. Sans doute il ne fut en cela que l’organe des intuitions populaires dont il était sorti lui-même. Il en est de même au fond de toutes les croyances proclamées par les divers sacerdoces. Rien de plus positif, de plus ferme que la foi des populations druidiques dans la vie future. Elle est attestée par tout ce que nous savons des coutumes religieuses gauloises, en particulier par le soin qu’on prenait d’enterrer avec les morts les armes et les objets dont on pensait qu’ils auraient besoin dans le monde supérieur. Dans les anciens temps, on y joignait leurs chevaux, leurs esclaves, leurs femmes. Cette coutume était déjà tombée en désuétude lorsque César vint dans les Gaules, mais on se la rappelait encore très nettement. Cette croyance n’est pas moins confirmée par la naïve confiance avec laquelle on contractait des dettes avec la clause de les rembourser dans la vie future. On adressait même aux morts des messages écrits qu’on jetait dans leur bûcher. Puisque dans toute religion, même la plus grossière, il y a toujours une idée transcendante, on peut dire que c’est cette idée-là qui fait la valeur, la vraie noblesse du druidisme. C’est elle qui explique la superstition du gui, cet arbuste d’une vitalité si robuste qu’il défie la mort périodique de la végétation, et que seul, dans les forêts de chênes et de pommiers sauvages, il conserve en hiver sa verdure triomphante. Quand aujourd’hui, dans les ports de la Manche, on voit embarquer quelques jours avant Noël de véritables cargaisons de gui à destination de l’Angleterre, — où tant de jeunes misses devront se résigner au baiser surpris sous les branches du parasite sacré, — sait-on qu’on voit passer le dernier débris de la religion celtique? Il n’est pas étonnant que cet étrange arbuste, dont on ne comprenait pas la poussée sur les rameaux moussus et qui ressemblait à une greffe céleste, ait fait l’effet d’un arbre de vie divine, et que son suc ait passé pour une panacée préservant de toutes les causes de mort et portant, bonheur dans toutes les entreprises.

Les druides étaient donc essentiellement médecins-sorciers. C’est à la connaissance et à l’emploi plus ou moins judicieux des simples poussant naturellement sur notre sol qu’ils ont dû leur crédit auprès des populations, ce qui confirme la supposition de leur indigénat. Ce ne sont pas les nouveau-venus qui savent les vertus bienfaisantes des plantes du terroir envahi. Il faut pour cela des siècles de familiarité avec la flore du pays. C’est ce qui explique aussi pourquoi les immigrans des époques plus rapprochées de la conquête romaine acceptèrent volontiers l’autorité religieuse de ces mires qui savaient cueillir les herbes salutaires avec les formalités requises, dans le quartier favorable de la lune et en prononçant les paroles magiques qui leur communiquaient la force divine. Les envahisseurs durent s’incliner devant les druides à peu près comme les Franks et les Northmen devant le savoir mystérieux du clergé chrétien. Du reste d’autres indices plaident encore en faveur de leur haute antiquité. Ainsi le sacrifice humain constituait l’un de leurs rites les plus essentiels. La chose en elle-même n’a rien d’extraordinaire, puisqu’on retrouve ce rite cruel à l’origine de la plupart des cultes; mais ce qui commande l’attention, c’est la raison qu’ils donnaient au temps de César pour motiver les hécatombes humaines qu’ils brûlaient dans de grands mannequins d’osier. Aucune offrande, disaient-ils, ne peut apaiser le courroux des dieux aussi sûrement que celle de la vie humaine, — ce qui signifie qu’a l’origine la chair humaine passait pour le premier des régals, qu’on s’en priva par devoir avant de s’en abstenir par répulsion et que l’on continua d’en faire le festin des dieux. Ce fut un progrès signalé que de réserver pour cet affreux banquet les voleurs et les assassins. Toutefois, dit César, quand on n’avait pas de criminels en nombre suffisant, on descendait jusqu’aux innocens pour compléter le chiffre voulu des victimes. Lorsque l’autorité romaine voulut mettre fin à ces odieux auto-da-fé, on s’avisa d’un diminutif qui rendait hommage au principe sans trop révolter le sens moral. Au lieu d’égorger les victimes, on se contenta d’en tirer quelques gouttes de sang devant l’autel.

Les druides, avant tout mires, sorciers, incantateurs, « race de devins et de médecins, » dit Pline, ont dû évidemment se servir de certaines figures magiques, entre autres des cercles concentriques sur lesquels plus tard on greffa toute une métaphysique. C’est à leur préoccupation de la vie comme du phénomène divin par excellence qu’il faut sans doute rattacher la tradition qui a tant intrigué les historiens latins de l’œuf miraculeux, produit par la bave des serpens entrelacés et qu’il fallait attraper au vol au moment où leur souffle le lançait en l’air. Encore fallait-il s’enfuir au plus vite et mettre une rivière entre soi et les serpens acharnés à la poursuite du ravisseur; autrement on était dévoré. Cette singulière histoire a tout l’air d’un vieux mythe solaire transformé à l’époque de la décadence dans un intérêt de charlatanisme. Le soleil sort de la mer écumante, fille des fleuves, et doit se dégager des nuages de l’aurore pour verser sur le monde la lumière, la chaleur et la fécondité. A son tour l’œuf, enveloppe de la vie qui va s’en dégager, devait comme le gui passer pour un phénomène divin et porter bonheur. Le soleil était comme un grand œuf, et l’œuf comme un petit soleil. On crut donc à un œuf imaginaire, insaisissable, introuvable, qu’on sut pourtant trouver et saisir pour le vendre fort cher. Pline vit un de ces œufs miraculeux, et la description qu’il en donne fait penser à quelque poulpe marin pétrifié. On en découvrit un dans les poches d’un pauvre chevalier du pays des Voconces (Dauphiné) engagé dans un procès. L’empereur Claude fit mettre à mort sur-le-champ le crédule possesseur de ce talisman, ce qui ne dut pas accréditer la foi dans ses vertus surnaturelles.

Un autre grand moyen d’influence de l’ordre druidique, c’est que dans son sein se trouvaient les bardes ou chantres des traditions héroïques. Ils formaient en quelque sorte le clergé inférieur. C’est à la mémoire seule qu’ils osaient confier le dépôt des chants nationaux, l’écriture leur semblait profane. Ce trait dénote aussi une très haute antiquité. Il dut y avoir un moment où l’écriture, moyen nouveau de fixer la pensée, fit l’effet d’une innovation profane. César nous dit que pourtant les druides se servaient de l’alphabet grec dans leurs relations ordinaires. Ils en avaient sans doute puisé la connaissance auprès des Phocéens de Marseille et sur les côtes du Nord, où les vaisseaux des pays méditerranéens allaient chercher l’étain, l’ambre, les viandes salées et les pelleteries. Cela prouve chez eux le désir de conserver la supériorité intellectuelle et confirme notre supposition d’une certaine tendance à la domination théocratique des Gaules, surtout à l’époque voisine de la conquête où le sentiment de l’unité nationale, le désir de lui donner une forme organique semble avoir été très vif au sein des populations gauloises. Mais nous ne croyons pas à une ancienne théocratie renversée un siècle ou deux avant notre ère par l’a prépondérance de l’aristocratie guerrière. Cette supposition n’a d’autre fondement que le besoin de concilier les assertions de César à propos des druides avec son récit des événemens. La politique de l’ordre fut déterminée bien plutôt par le progrès de l’idée nationale qui lui inspira le désir d’en profiter. L’organisation régulière du druidisme avec ses trois classes de druides supérieurs, d’eubages ou devins et de bardes ou chantres, serait peut-être le seul résultat positif de cette ambition sacerdotale, qui resta parmi les pia vota. Il put très bien venir à l’esprit des plus habiles que l’unification désirée de la Gaule, impossible tant qu’on ne saurait pas à quel canton était due la prééminence, pourrait se faire au moyen de la corporation répandue partout.

Du reste, rien de plus obscur que la manière dont se maintint la centralisation du sacerdoce dispersé. Peut-être fut-elle loin d’être aussi complète que les historiens latins l’ont cru. Il y a dans le druidisme et dans la religion des Gaulois en général des particularités, des bizarreries locales, qui s’accordent mal avec l’idée d’un clergé unique, en possession de cadres réguliers, enseignant partout une doctrine identique. M. de Belloguet, dans le savant et indigeste ouvrage qu’il a consacré aux antiquités de la Gaule, traite avec dédain l’assertion, pourtant positive, de quelques écrivains parlant de la chaussure pentagonale qui aurait distingué les druides. Admettons que, si cette marque distinctive eût été générale, elle aurait frappé tous ceux qui nous auraient parlé des prêtres gaulois; mais il est d’une parfaite vraisemblance que les « fils du dieu souterrain,» de Dis et de Ceridwen, qui flotte comme un cygne sur la baignoire immense de l’Océan, aient aimé çà et là à se donner des pieds palmés pour symboliser leur descendance. L’idée du pied d’oie ou de cygne, caractéristique des elfes et des nains dans les vieilles légendes, pourrait bien venir de là ou du moins se rattacher à une conception analogue.

Quoi qu’il en soit, il est certain que César ne rencontra pas dans le druidisme un obstacle sérieux à ses vues de conquête. C’est un autre élément moral de l’agglomération gauloise qui, après avoir facilité ses premières tentatives, faillit à plusieurs reprises faire échouer ses vastes projets. Il eut affaire au patriotisme gaulois commençant à prendre conscience de lui-même, au sentiment déjà formé de l’unité nationale et de la solidarité des intérêts communs à toute la Gaule. Si celle-ci eût pu rester unie, la fortune de César eût sombré dans un désastre irréparable. César, dans son intérêt, fit bien de se hâter. Une vigoureuse nation allait naître de la Gaule si longtemps divisée en peuplades rivales, jalouses l’une de l’autre. César arriva juste à temps pour étouffer l’enfant au berceau. Ce côté purement politique de l’histoire finale de la Gaule mérite qu’on s’arrête quelque temps à l’étudier.

III.

César savait, en pénétrant dans la Gaule transalpine, que l’ensemble des cantons gaulois, abstraction faite de la Province, déjà soumise depuis un siècle à la puissance romaine, se composait de trois grands groupes qu’il désigne sous le nom d’Aquitains (des Pyrénées à la Garonne), de Belges (à partir de la Seine et de la Marne) et de Gaulois proprement dits, qui s’étendaient entre les deux premiers groupes, des Alpes à l’Océan. Pour lui, les deux dénominations de Celtes et de Gaulois sont absolument synonymes, le nom de Celtes étant celui que se donnaient les indigènes, celui de Gaulois (Galli) leur étant donné par les Romains. L’étymologie paraît confirmer cette assertion en ramenant les deux noms à une racine commune, qui emporte le sens d’élévation ou de domination. César ajoute que les trois groupes différaient par la langue, les institutions, les lois, ce qui n’a rien d’étonnant quand on pense qu’aujourd’hui encore il ne serait pas impossible de discerner les traces de cette triple division. Il est très probable que dans l’Aquitaine la langue usuelle était mêlée de nombreux élémens euskariens ou basques, et qu’en Belgique, à mesure qu’on se rapprochait du Rhin, les idiomes populaires se mélangeaient de germanismes. On doit même admettre que dans l’intérieur de ces groupes il y avait une grande variété de dialectes. César aurait pu pousser plus loin sa description de la situation politique du pays gaulois. Parmi les peuples ou cantons de la Gaule, il y en avait qui, soit à la suite d’anciennes guerres, soit en vertu d’accords mutuels, formaient des subdivisions reconnaissant l’hégémonie d’un canton plus puissant dont ils formaient la clientèle. Par exemple les Édnens (pays d’Autun) avaient pour cliens les Mandubiens (Côte-d’Or), les Bituriges (Berry), les Aulerques Brannevikes (pays de Brienne), les Ségusianes (Lyonnais), etc. Les Parisii et les Sénones (pays de Sens) étaient alliés depuis plusieurs générations. Ces confédérations partielles étaient un premier pas vers l’unité. Les cités armoricaines semblent avoir déjà formé une confédération défensive. Parmi les cités belges, les Rèmes (pays de Reims), les Suessions (Soissonnais), les Bellovakes (Beauvoisis), se distinguaient bien moins des cités gauloises proprement dites que des tribus encore très primitives des Morins (Pas-de-Calais), des Nerviens (Hainaut et littoral de la mer du Nord), des Atrebates (pays d’Arras), des Ménapiens (entre la Meuse et l’Escaut), des Éburons (entre la Meuse et le Rhin), qui se rappelaient encore leur origine ultra-rhénane. Les Calétes (pays de Caux) sont classés tantôt parmi les Belges, tantôt parmi les Armoricains, et venaient probablement du centre.

Ces nombreux intermédiaires, formant transition, démontrent qu’on a trop pressé les termes de César quand on en a conclu qu’il y avait en Gaule trois nations séparées n’ayant pour ainsi dire rien de commun. La vérité est que de son temps, et d’un bout à l’autre de la Gaule on se sentait Celte ou Gaulois. L’armée de secours qui tâcha de dégager Vercingétorix bloqué dans alise se composait de contingens recrutés en Aquitaine, en Belgique, aussi bien qu’en Armorique et dans la Gaule centrale. On ne voit nulle part que la différence des idiomes ait été un obstacle aux négociations et aux luttes communes. César convoque à plusieurs reprises des conseils généraux de toute la Gaule, les complots contre sa domination se trament entre chefs gaulois venus de toutes les parties du territoire, et, quand le Belge Ambiorix veut expliquer aux envoyés de Titurius pourquoi il a dû, malgré ses sympathies antérieures pour les Romains, se joindre aux Gaulois conjurés contre l’invasion romaine, ad recuperandam communem libertatem, il leur dit que des Gaulois ne pouvaient aisément refuser à d’autres Gaulois la coopération qu’ils demandaient, non facile Gallos Gallis negare potuisse (Bell. Gall. V, 27).

Il y avait donc tout au moins dans l’ensemble de la Gaule le commencement de ce que nous appelons aujourd’hui la conscience nationale. Ce qui achève de le démontrer, c’est que, depuis un certain temps, la grande question qui s’agitait parmi les cantons les plus puissans était de savoir auquel d’entre eux reviendrait le principat de la Gaule entière. Comme dans l’Italie et l’Allemagne modernes, les membres existaient avant le corps, et plusieurs prétendaient être la tête. Il doit même y avoir eu dans les temps antérieurs à la conquête des essais plus ou moins heureux, plus ou moins prolongés, d’hégémonie gauloise tentés par quelques cantons. Par exemple, le père de Vercingétorix éleva un temps sa cité arverne à la suprématie. Ce fut ensuite le tour des Éduens, dont l’égoïste ambition fut si fatale à la Gaule. La secrète espérance des Helvètes, quand ils résolurent d’émigrer en masse pour se porter dans quelque fertile région entre Loire et Garonne, fut qu’une fois établis dans un pays abondant et central, il ne leur serait pas difficile de mettre à profit la supériorité militaire qu’ils s’attribuaient pour s’imposer en maîtres à toute la Gaule. Nous avons eu déjà lieu de soupçonner chez les druides les plus distingués une ambition du même genre, bien que reposant sur des calculs d’une tout autre nature. Tout cela serait complètement inexplicable, si l’idée de l’unité gauloise, si le désir de l’organiser, n’avaient pas été répandus depuis un temps assez long. Sans l’intervention romaine, il n’est pas douteux que des guerres auraient éclaté sur cette question de l’hégémonie. Le mieux armé, resté le dernier sur l’arène, fût devenu le premier du nouvel empire. Une nationalité ne se forme pas sans un sentiment national préexistant. À son tour, nous l’avons vu de nos jours en Italie et en Allemagne, ce sentiment peut rester bien longtemps à l’état d’aspiration ou de rêve, jusqu’à ce que les circonstances viennent en hâter la réalisation. La nationalité gauloise allait en effet se constituer sous la menace de deux dangers qui faisaient aux Gaulois une nécessité de l’union, le danger qui venait des pillards d’outre-Rhin, appelés par les Séquanes (Franche-Comté) contre les Éduens et très disposés à se faire suivre par d’autres hordes, et celui dont la menaçait l’échancrure faite au midi et au sud-est par la Province romaine. La Gaule, unissant ses forces, eût rejeté facilement dans le Rhin Arioviste et ses bandes ; elle pouvait même espérer d’opposer à la même condition un obstacle infranchissable aux légions romaines. Le Germain et le Romain se trouvaient donc les deux facteurs de la nationalité gauloise, à peu près comme aujourd’hui l’Autriche et la France ont fait l’unité de l’Allemagne.

La Gaule, encore très primitive et grossière de mœurs quand on la comparait à l’Italie et à la Grèce, sortait pourtant déjà de la barbarie. Elle était riche en céréales et en bestiaux, cela ressort de nombreux passages des Commentaires. Tandis que César hésite à s’enfoncer dans la Germanie parce qu’il ne sait comment il nourrira ses troupes sur ce pauvre sol, nous le voyons en Gaule toujours certain de rassembler assez de blé et de viande pour se ravitailler. Bien avant lui, Annibal avait trouvé chez les Volques et les Allobroges les moyens de refaire ses approvisionnemens. Les Gaulois avaient découvert l’art de féconder les terres en les marnant. Déjà friands de bon pain, nos ancêtres avaient distingué et cultivé de préférence le bracé ou froment blanc et connaissaient le blé de mars, si précieux dans les régions septentrionales. Ils avaient ajouté deux petites roues en avant de la charrue primitive, progrès immense, permettant les labours profonds et réguliers, et inventé le tonneau de bois cerclé d’osier pour conserver les liquides. Ils faisaient aussi beaucoup de lin, et de bonne heure les toiles des Calétes, des Bituriges et des Morins acquirent une grande réputation de solidité. Ils avaient de belles races de chevaux, de moutons, de bœufs, dont Varron et Pline ont fait l’éloge. Leurs troupeaux de porcs étaient innombrables, grâce sans doute à la facilité qu’on trouvait à les nourrir avec les inépuisables glandées servies par les forêts. Plusieurs historiens romains vantent la charcuterie gauloise, et déjà la Gaule faisait un grand commerce de salaisons.

Cette abondance agricole et animale suppose une certaine stabilité, de grands défrichemens, des habitudes de travail régulier, un commencement de société bien réglée ; le bien-être et la richesse devaient venir à leur suite. On commençait à se servir de meubles, de tapis, de beaux vases; on savait étamer le cuivre, façonner des bijoux élégans, frapper des monnaies et des médailles; on avait inventé le savon ; les tisserands gaulois fabriquaient des étoffes à carreaux, et les tuniques des hauts personnages étaient souvent pailletées d’or. Il y avait déjà des grandes villes, et les connaissances en architecture allaient jusqu’à pouvoir jeter des ponts sur des fleuves tels que la Seine à Lutèce, la Somme à Samarobrive (Amiens) et la Loire à Genabum (Orléans). Le vieil oppide, enclos de fortes levées en terre, était en bien des lieux protégé par des murs épais où la pierre et le bois s’entremêlaient avec beaucoup d’art. Ces oppides, qui sont encore aujourd’hui semés sur tout le territoire de l’ancienne Gaule, témoignent d’une race avisée, laborieuse, devant se protéger, elle et ses richesses, contre les incursions des bandes pillardes. Ordinairement ils sont construits très judicieusement sur des hauteurs formant cap au-dessus de vallées profondes, de manière que leurs défenseurs pouvaient se masser sur une seule face pour tenir tête aux assaillans et ne laisser qu’un petit nombre de gardes sur les remparts défendus par les pentes abruptes. Quand le bruit d’une invasion se répandait dans le pays, les habitans de la région environnante accouraient avec leurs bestiaux et leurs chariots pour s’abriter derrière ces hauts talus. C’est ce qui permit à la Gaule de laisser passer et à la longue de fatiguer l’épouvantable irruption des Cimbres et des Teutons. Les riverains de la Manche avaient soin de se ménager une issue du côté de la mer pour s’enfuir en bateau dans le cas où ils auraient été trop pressés. Malgré les changemens que depuis cette époque la mer, rongeant continuellement les falaises, a fait subir à la configuration extérieure des côtes, cette mesure de précaution est encore très visible au grand oppide situé au-dessus du petit village de Puys, près de Dieppe, que le peuple appelle Camp de César, bien que César n’y ait jamais campé, et les vieilles chroniques cité de Limes, bien que, selon toute apparence, il ait toujours été très peu habité. Ce sont ces oppides qui compliquèrent beaucoup la conquête de l’Armorique par César. Il ne put en venir à bout qu’en annihilant la flotte indigène dans une bataille navale à laquelle les Armoricains commirent la faute de se laisser entraîner.

D’autre part, comme il arrive souvent chez les nations qui s’ouvrent à une vie supérieure, toutes les conditions de la civilisation ne se développaient pas également. Ainsi les armes de métal étaient habilement ciselées, mais la trempe du fer était faible, les épées s’émoussaient vite, les piques se recourbaient, et cette circonstance favorisa beaucoup les victoires des légionnaires. Chose étrange chez un peuple qui devait inventer les raffinemens de la literie, on couchait encore sur des peaux grossières, sur la paille, souvent même sur le sol nu. Les maisons particulières, celles même des riches et des chefs, étaient encore très rustiques[6]. Le tugurium rond ou oval, plus ou moins enfoui, bâti en charpente grossière et en argile, couvert de chaume ou de roseau, avec un trou au milieu du toit pour laisser passer la fumée, telle était la demeure ordinaire de nos ancêtres. Les habitations des chefs étaient plus spacieuses, mais construites de même, ce qui explique pourquoi il n’en est pas resté un seul spécimen avéré[7].

un mouvement commercial d’une importance croissante s’était établi de la Méditerranée à l’Océan, profitant surtout du cours des fleuves, remontant le Rhône et la Saône, descendant la Loire et la Seine, rejoignant les caboteurs de l’Océan et de la Manche, et venant mourir sur les confins de la Belgique actuelle, où l’on n’avait encore ni le goût des denrées étrangères ni les moyens de les troquer contre de l’argent ou des produits indigènes. Chalon et Mâcon étaient des entrepôts considérables. Un des objets de trafic les plus recherchés, c’était le vin, que les Gaulois aimaient à la folie et qu’on leur faisait payer très cher. Il ne leur était pas encore venu à l’idée que les trois quarts de leur propre territoire offraient un sol merveilleusement propre à la culture de la vigne. Cette culture ne s’introduisit que lentement, même après la conquête. Strabon affirme que la vigne ne croît plus qu’avec peine au nord des Cévennes. Mais les propriétaires gaulois étaient déjà assez riches pour se procurer la boisson-reine et laissaient le petit peuple s’abreuver d’hydromel, d’une espèce de bière et probablement aussi de cidre fait avec le jus des fruits sauvages. Il y avait même des nobles opulens et faisant parade de leur richesse, témoin ce Luern, chef arverne, qui se plaisait à jeter des pièces de monnaie du haut de son char en parcourant les campagnes. On exploitait d’ailleurs en Gaule des mines d’or, d’argent, d’étain, de fer et de cuivre. Les vieux Gaulois avaient même percé des routes dans l’intérêt du commerce. Le trajet de la Haute-Seine à la Saône se faisait sur des chars à quatre roues, les bennes, dont on peut voir la représentation sur un bas-relief de Dijon et dont le nom est resté dans notre langue[8].

Une autre circonstance très remarquable, c’est que, malgré les diversités que César signale dans les institutions et les lois des peuples de la Gaule, on voit tous ou presque tous les cantons soumis à un régime foncièrement analogue. Ils ont des assemblées publiques, une espèce de sénat, un chef élu, mais ni dynasties proprement dites, ni véritable noblesse féodale. Toutefois on remarque partout une aristocratie fondant sur la fortune et une vieille illustration la prétention d’occuper exclusivement les emplois publics. Sur ce point encore, les Commentaires de César sont peu clairs et même contradictoires. Il nous dit par exemple (VI, 13) qu’en Gaule la plèbe est presque réduite à l’état d’esclave, n’osant rien par elle-même et n’étant jamais consultée sur les affaires publiques. Le plus grand nombre, ajoute-t-il, est accablé de dettes ou d’impôts, ou bien exposé aux violences des grands ; c’est pourquoi beaucoup de petites gens entrent à leur service, et ceux-ci exercent dès lors sur leurs serviteurs tous les droits des maîtres sur leurs esclaves. Il faut bien, devant un témoignage aussi formel, admettre que des exemples fréquens de ce genre donnaient jusqu’à un certain point raison à cette assertion du conquérant. Cependant il n’y aurait pas lieu d’être surpris s’il avait étendu assez légèrement à toute la Gaule ce qui n’était qu’un trait particulier à certaines régions et spécialement aux Eduens, chez qui la noblesse locale paraît avoir été très ambitieuse et accapareuse de pouvoir. D’où viendrait, s’il en était autrement, la loi également attestée par César, loi qui dans un grand nombre de cantons visait les résolutions irréfléchies de la multitude ? Celle-ci pouvait donc abuser de droits reconnus. Les ambitieux qui aspiraient à la dictature et cherchaient à se l’attribuer contre la volonté populaire étaient menacés du supplice du feu. L’usurpation de la première magistrature était punie par la confiscation des biens. Toute guerre était précédée d’une assemblée générale du canton, concilium armatum, où tout homme capable de porter les armes était convoqué. Ambiorix explique son rôle lors de la révolte des Eburons en disant que la multitude avait autant de droits sur lui que lui sur elle (V, 27). Strabon affirme que le commandant en chef des troupes de chaque canton était désigné tous les ans par le peuple tout entier. Chez les Helvètes, nous voyons Orgétorix et les nobles qu’il avait associés à son complot demander l’assentiment de leur peuple ; celui-ci, d’abord entraîné, découvre les desseins tyranniques du grand agitateur, s’arme contre lui et le somme de comparaître devant l’assemblée du canton, qui le condamne à la peine capitale. Enfin nous verrons Vercingétorix recevoir du suffrage de tous le commandement suprême de la Gaule.

En réalité, la cause même que César assigne à la prépondérance des familles nobles, — on devrait plutôt dire des familles anciennes et riches, — suppose la base généralement démocratique des constitutions gauloises. Il n’est nullement question de droits acquis par une conquête antérieure ni même de droits héréditaires, au sens réel de ce mot. C’est la richesse qui procure le pouvoir par ses conséquences naturelles. Les obérés et les faibles échangent librement une part de leur indépendance pour vivre avec plus de sécurité. César lui-même distingue les cliens ou compagnons (comites] qui restaient dans leurs demeures et devaient seulement partir à l’appel du patron quand celui-ci avait besoin de leur aide, des familiers ou ambacti qui passaient entièrement au service de leur protecteur et lui devaient l’obéissance absolue. Il entrait dans les mœurs que le dévoûment du client et de l’ambactus au patron, du patron à ses cliens et à ses serviteurs, fût illimité[9]. De tout cela résulte que dans une grande partie de la Gaule il y avait, comme nous l’avons dit, un certain nombre de familles dominantes, devant à leurs richesses le monopole plus ou moins consenti des fonctions publiques et qui avaient trouvé le secret de le perpétuer dans leur quasi-caste. Nous aurions là un phénomène très semblable à celui qui constitua les familles gouvernantes des républiques suisses, allemandes et néerlandaises. En Hollande par exemple, sans qu’il y ait eu usurpation préméditée, le pouvoir politique et administratif roula longtemps entre les membres d’une oligarchie bourgeoise qui n’avait dû ce privilège dans l’origine qu’à sa richesse et à ses services, mais qui peu à peu devint une sorte de caste, se prémunit par les mariages et par toute une série d’habiles précautions contre l’intrusion des familles plébéiennes et combattit systématiquement les prétentions de la maison d’Orange, forte des sympathies populaires. C’était un genre de noblesse municipale et provinciale, sans aucun rapport avec la féodalité, mais tout aussi exclusive. À la longue, les classes tenues à l’écart se lassèrent et revendiquèrent le droit d’exercer le pouvoir à leur tour.

Telle paraît avoir été, d’après tous les indices, la situation générale des populations gauloises au temps de César. On peut voir dans plusieurs passages des Commentaires qu’un peu partout il y a conflit entre le vulgus, le peuple remuant, avide de nouveautés, voulant se donner des chefs de son choix, et les sénateurs, c’est-à-dire les patriciens, grands par la naissance et la fortune. Il y avait donc sur toute la surface de la Gaule une compétition entre un parti oligarchique, particulariste, par conséquent très conservateur et cherchant à entretenir l’état de division favorable au maintien de ses privilèges, et une tendance démocratique, novatrice, sympathique à une certaine centralisation nationale. On voit en effet que c’est cette tendance qui poussa presque tous les cantons à la fédération contre les Romains, tandis que l’oligarchie, le plus souvent amadouée et favorisée par César, était beaucoup plus disposée à s’entendre avec lui.

Ajoutons, comme dernier indice du sentiment national commun qui tendait à réunir les membres épars de la famille gauloise, que le souvenir des exploits accomplis dans les pays lointains, lors des expéditions des anciens chefs de bande, était devenu une sorte de patrimoine commun. Les chants des bardes avaient sans doute contribué à le propager partout. Un grand triomphe surtout flattait l’orgueil gaulois, d’autant plus que la puissance aux dépens de laquelle il avait été remporté était devenue plus illustre et plus redoutable. Sur toute la terre gauloise, on savait qu’un jour Rome elle-même avait dû laisser entrer les Celtes victorieux, racheter à prix d’or son Capitole et la liberté de ses derniers défenseurs. C’est le même souvenir qui pesait si douloureusement sur la fierté romaine et qui faisait de l’abaissement, de la conquête des Gaules, l’entreprise la plus propre à exciter l’enthousiasme du peuple romain. César savait bien ce qu’il faisait quand il se lança dans cette grande aventure, et ses ennemis du sénat le savaient-bien peu quand, dans l’espoir de s’en débarrasser, ils adjoignirent la Gaule transalpine à la cisalpine, dont le gouvernement militaire lui avait été assigné par le vote populaire. C’est surtout à ses victoires gauloises que César dut la popularité qui lui permit de substituer sa dictature à la république. La dangereuse confiance que les Gaulois puisaient dans les victoires de leurs ancêtres, — ils ne savaient rien, et pour cause, d’une intervention subite de Camille au moment où la rançon du Capitole allait être payée, — l’illusion qui leur faisait croire que le jour où ils le voudraient sérieusement ils viendraient à bout comme leurs pères des légions romaines, fut une des grandes causes des succès de César. Il fallut d’amères expériences pour convaincre les cantons gaulois que ce n’était pas trop de toutes leurs forces réunies pour tenir tête à un pareil adversaire, et, quand cette conviction fut devenue générale, il était déjà trop tard.

D’autant plus qu’au sein de l’oligarchie gouvernante et même en dehors d’elle, il y avait déjà dans la Gaule un véritable parti romain. Non pas qu’on désirât l’assujettissement proprement dit ; mais tous ne se révoltaient pas contre l’idée d’une alliance que Rome avait l’art de présenter sous la forme d’une fédération sur le pied de l’égalité. Le commerce avait propagé le goût de la civilisation. Dans l’union fraternelle avec Rome on entrevoyait une puissante garantie contre l’envahisseur germain, à la fois redouté et méprisé. Certains cantons, les Éduens surtout, s’imaginaient qu’ils devraient un jour à cette alliance la suprématie sur toute la Gaule. Comme en définitive le sénat romain, le plus habile des corps politiques, laissait aux peuples annexés les apparences de l’autonomie, sauf en quelques points qui semblaient sans importance aux naïfs, et qui en réalité faisaient l’office de morceaux emportant la pièce, il n’est pas étonnant que, là surtout où l’ancien particularisme n’avait encore été que peu modifié par le sentiment national, il y eût des romanisans plus enclins à accepter les avances du conquérant romain qu’à les repousser d’emblée.

Le fait est que César conquit la Gaule en grande partie avec le concours des Gaulois eux-mêmes. Déjà, chez les Séquanes, les Arvernes, les Éduens, les Cadurques, il y avait des chefs très flattés du titre purement honorifique d’ami du peuple romain, que le sénat avait daigné leur octroyer. Les légions de César se composaient en grand nombre de Gaulois cisalpins et même de transalpins. Il trouva chez les Senons et les Rèmes des auxiliaires dévoués dans sa campagne de Belgique, et les Éduens allèrent ravager le Beauvoisis pour détourner les Bellovakes de se joindre à la coalition des cantons belges. La flotte à laquelle César dut de pouvoir soumettre les cantons armoricains avait été construite, gréée, équipée chez les Santons (Saintonge) et les Pictons (Poitou). Il se servit beaucoup de la cavalerie gauloise, dont il estimait la fougueuse ardeur, quand même il nous la montre à chaque instant battue en punition de ses imprudences. Après la conquête, il enrégimenta à la romaine toute une légion de Gaulois, dont le nom, l’Alauda ou l’Alouette, fut emprunté au symbolisme indigène. César, dans ses Commentaires, visiblement destinés à frapper l’imagination et à flatter l’amour-propre du peuple romain, réduit le plus qu’il peut cette part prise à ses triomphes par une notable fraction de la nation vaincue, mais il n’est pas difficile de démêler la réalité en étudiant de près son habile et admirable narration.

IV.

Ce serait une grande erreur que de se représenter César débouchant en Gaule en déclarant son intention de la conquérir. Qu’il méditât cette conquête, cela n’est pas douteux, mais il commença par affecter le rôle d’un protecteur et d’un défenseur. Il réussit assez longtemps à faire illusion.

Il débute par l’écrasement des Helvètes, qui avaient quitté en masse leurs lacs et leurs montagnes, saisis par la fièvre de l’émigration, pour aller s’établir dans une région fertile à l’ouest, du côté des Santons (Saintonge) et à proximité de la Province. Cette invasion formidable ne laissait pas d’inquiéter les cantons intermédiaires. Déjà les frontières des Eduens, amis du peuple romain, avaient à souffrir du passage des émigrans. César, qui leur avait barré la route du Rhône, les poursuit en Gaule même, et leur inflige deux défaites sanglantes ; puis il se retourne contre Ariovists et ses Germains, que les Séquanes (Franche-Comté) et les Arvernes (Auvergne) avaient appelés pour se venger des Éduens devenus prépondérans et tyranniques. Ces dangereux auxiliaires avaient dépassé les attentes de leurs alliés et pesaient d’un poids presque aussi lourd sur eux que sur leurs adversaires. Arioviste et ses bandes sont battus, jetés dans le Rhin, et César peut se poser dès lors bien moins en ennemi qu’en champion de la Gaule. Il reçut même les félicitations et les offres de service d’un grand nombre de chefs gaulois, qui toutefois, ceci est à noter, le conjurèrent de ne pas divulguer les avances qu’ils lui avaient faites. Cela prouve que l’inquiétude, relativement aux projets de la politique romaine, commençait à devenir très vive dans les cités gauloises.

On peut voir en effet que, parmi les chefs gaulois, plusieurs étaient d’avis qu’après avoir mis César et son armée à profit pour se débarrasser des Germains, il serait bon de réunir les forces de la Gaule entière pour expulser les Romains. L’impatience des cantons belges fit avorter ce premier plan d’union. Ils se crurent de taille à faire seuls la besogne ; mais César trouva chez les Rèmes une cité aussi bien disposée que les Éduens pour la cause romaine, soumit successivement les principaux cantons belges, battit, non sans courir de graves dangers, la belliqueuse nation des Nerviens, et, pendant ce temps, envoya son lieutenant Crassus faire en Armorique une promenade militaire, qui ne paraît pas avoir rencontré de résistance chez les cantons armoricains, pris absolument au dépourvu. Le général romain assimile ou peu s’en faut, cette marche rapide des légions à une conquête définitive : la suite prouva qu’il n’en était rien. La même méthode fut suivie l’année d’après, avec le même genre de succès plus apparent que réel, en Aquitaine ; mais César dut faire appel à toutes les ressources de son génie pour venir à bout des cantons armoricains. Revenus de leur première surprise, ils s’étaient ligués pour chasser les intrus. Cette campagne achevée, il fond sur les Morins et les Ménapiens de la Belgique et les réduit à la plus complète impuissance. La conséquence de toutes ces guerres préliminaires était que la Gaule, attaquée à l’improviste, sans entente, sans union, était frappée sur tous les points de sa circonférence. César se flattait déjà de venir facilement à bout des résistances du centre, qui n’avait pas encore bougé.

Bougerait-il? on pouvait en douter, et c’est ce qui explique la résolution que prit César de frapper un grand coup sur les imaginations à Rome à la fois et en Gaule. Il voulut porter la terreur du nom romain jusque dans les profondeurs de la Germanie, jusque dans l’île sacrée de Bretagne, qui semblait défier le monde à l’abri de sa ceinture océanienne. Il partit pour le Rhin avec l’assentiment des chefs gaulois, qu’il avait convoqués de nouveau et dont il cherchait à capter les sympathies en se montrant encore une fois leur protecteur contre la Germanie. Il jeta sur ce fleuve redoutable le premier pont qui eût encore de ses piliers coupé ces ondes vierges, il campa sur la terre germaine et défia dix-huit jours durant les Suèves retirés dans les profondeurs des forêts. Mais il n’alla pas plus loin, craignant de ne pouvoir nourrir son armée dans ce pays sauvage, et redescendit vers le nord pour traverser le canal britannique et soumettre les Celtes d’outre-mer. En réalité ses deux premières expéditions de Germanie et de Bretagne furent stériles. S’il se vanta d’avoir terrifié les Suèves, qui n’avaient pas osé l’attaquer, ceux-ci purent se glorifier de l’avoir attendu de pied ferme, et s’il infligea quelques revers aux Bretons insulaires, ces Bretons purent penser qu’ils n’avaient pas en vain compté sur leur alliée la mer pour le forcer à regagner bientôt le continent. A Rome, on fut émerveillé. En Gaule, où l’on voyait les choses de plus près, son prestige subit une atteinte. C’est au point que les Morins et les Ménapiens, riverains de l’Océan, crurent qu’ils pourraient impunément harceler l’armée de retour. Ils en furent châtiés par une dévastation implacable. César jugea qu’il ne pouvait se dispenser de descendre une seconde fois en Bretagne, et il emmena avec lui les chefs gaulois dont il se défiait. Dumnorix l’Éduen, qui fit mine de vouloir rester sur la terre ferme, fut même assassiné par ses ordres. Cette seconde expédition fut plus glorieuse que la première, en ce sens que les Bretons furent plus d’une fois battus et durent demander la paix. Il était temps. César recevait des nouvelles inquiétantes de la fermentation qui agitait la Gaule entière. L’hiver qui suivit prouva que ces craintes étaient fondées. Les Carnutes se révoltèrent contre Tasget, le chef que César leur avait imposé. Le patriote belge Ambiorix surprit une légion et cinq cohortes campées chez les Éburons (entre Meuse et Rhin) et les massacra. La légion que Cicero commandait chez les Nerviens (Hainaut et Namur) faillit partager le même sort. César dut accourir à marches forcées pour la dégager. Mais il n’était pas au bout de ses peines. L’Armorique se soulevait, les Trévires s’agitaient, les Serons s’insurgeaient contre leur chef, protégé de César. Celui-ci, contrairement à toutes ses habitudes, se vit contraint de passer tout cet hiver en pleine Gaule, toujours par voies et par chemins, déployant une activité prodigieuse, multipliant les promesses à ses partisans, infligeant de terribles châtimens à ses adversaires isolés et le leur laissant pas le temps de concentrer leurs forces. Un moment, il fut réduit à ne plus pouvoir compter que sur les Rèmes et les Eduens.

À force d’énergie et d’activité, il réussit pourtant à rassembler encore une fois les rênes éparses de l’attelage. Les Senons et les Carnutes durent se résigner aux conditions qu’il lui plut de leur imposer. Ambiorix et ses Belges durent fuir devant les légions. Les Trévres furent écrasés par son habile lieutenant Labienus. La pauvre Belgique fut encore ravagée, et, avec une audace qui pouvait sembler téméraire, César laissa derrière lui la Gaule frémissante, mais terrifiée, pour aller de nouveau menacer les Suèves au-delà du Rhin. Il en fut cette fois comme la première ; les Suèves se cachèrent dans les bois, et César revint sans avoir pu les joindre. Cela prouvait en toit cas de quelle force était l’appui que la Gaule trouverait dans une entente cordiale avec Rome contre les envahisseurs que la Germanie recelait dans ses profondeurs. César crut observer dans les assemblées générales des chefs gaulois qu’il avait convoquées successivement chez les Ambiani à Samarobriva (pont de la Somme, Amiens), puis chez les Parisii à Lutèce, puis à Durocortorum (Reins) chez les Rèmes, des signes d’hésitation, de peur ou de résignation, qui l’autorisaient à aller passer l’hiver en Italie. Il eût été bien contrarié de ne pouvoir s’y rendre : la tournure que les choses prenaient à Rome devenait à son tour très inquiétante pour son ambition personnelle. Il partit donc après avoir indiqué à ses dix légions[10] leurs quartiers d’hiver. Deux légions étaient campées chez les Trévires (pays de Trêves), deux chez les Lingons (pays de Langres), six chez les Senons, à Agendicum (Sens). Il croyait la Gaule pacifiée, le parti romain maître partout de la situation, les cantons plus occupés à se jalouser qu’à s’unir contre lui.

Jamais pourtant l’œuvre capitale de sa carrière conquérante n’avait été plus gravement menacée. Il faut se défier d’un peuple naturellement remuant, quand il est si calme. Si le proconsul eût été bien informé, il eût appris que, depuis une année, au fond des forêts, il y avait des rassemblemens nocturnes où l’on complotait la délivrance de la patrie gauloise, où l’on concertait les mesures à prendre, où l’on semblait d’accord que mieux valait mourir que de perdre la gloire et la liberté léguées par les vieux pères.

On peut toutefois se demander pourquoi la coalition gauloise ne s’était pas formée plus tôt. D’où venait donc l’incurie ou l’imprévoyance avec laquelle la Gaule s’était laissé démanteler au nord à l’ouest, au sud, avant d’organiser une action commune de résistance? La seule explication que l’on puisse donner de cette inaction prolongée nous est fournie par les indices que César laisse échapper au cours de son récit. Il est question mainte fois de chefs de cité déposés par leurs concitoyens, rétablis par lui. Les conseils-généraux qu’il convoque et où les chefs de la Gaule se rendent en nombre, comme s’ils eussent déjà reconnu sa suzeraineté, eussent été impossibles, s’il n’avait pas rattaché à sa cause au moins une grande partie du patriciat, Il n’est donc pas douteux, surtout quand nous le voyons se plaindre des changemens que des factions plébéiennes voulaient introduire dans le gouvernement des cités, qu’il adopta en Gaule une ligne de conduite diamétralement opposée à celle qu’il suivait à Rome même. Là il était à la tête du parti populaire, hostile au patriciat sénatorial; en Gaule, il chercha ses amis au sein des vieilles familles gouvernantes, et les soutint tant qu’il put contre le flot montant de la démocratie. Il est donc naturel de penser que longtemps de puissantes influences locales paralysèrent dans beaucoup de cantons les efforts du parti unitaire antiromain. De plus, il y avait toujours cette terrible question de l’hégémonie future qui divisait encore les patriotes les plus résolus. Il était évident que le canton qui grouperait autour de lui toutes les forces défensives de la Gaule, celui dont le chef commanderait l’armée nationale et la mènerait à la victoire, deviendrait par le fait même le canton souverain. Cette préoccupation fatale devait aussi retarder l’explosion sur un point donné du territoire. N’était-il pas à craindre, — et les Carnutes, d’après César (VII, 2), expriment clairement cette appréhension, — que celui des cantons qui prendrait l’initiative de l’insurrection générale, en butte aux défiances des autres, ne fût abandonné à lui-même et ne dût porter seul le poids d’une guerre inégale? Ajoutons enfin que les événemens avaient forcé les Gaulois à rabattre de leur extrême confiance en eux-mêmes. César était décidément un adversaire redoutable. Son armée, si bien équipée, munie d’armes supérieures, merveilleusement disciplinée, commandée par des capitaines rompus à toutes les ruses de la guerre, habituée à élever avec une prodigieuse rapidité des retranchemens qui décuplaient sa force de résistance, avait déjà dans vingt batailles affronté, sans se rompre, le choc terrible de la furie gauloise. Régulièrement la journée bien commencée par les défenseurs de l’indépendance se terminait par un désastre. C’était donc seulement à la faveur d’un plan de campagne bien concerté, bien mûri, à la condition de rassembler des vivres et de l’argent, qu’on pouvait espérer de délivrer la Gaule de l’oppression étrangère. Où donc était l’homme de génie qui saurait imposer silence aux rivalités de canton, organiser la guerre de l’indépendance et faire enfin connaître à César les amertumes de la défaite?

Nous sommes maintenant orientés pour saisir dans sa grandeur et sa beauté tragique la carrière un moment si brillante et si tristement arrêtée de celui que nous pouvons nommer le premier de nos héros nationaux, et dont nous comptons nous occuper tout spécialement dans «ne prochaine étude. Vercingétorix est pour nous plus qu’un brave guerrier, ayant su tenir tête à César. Il a déjà la physionomie toute française, et même à un bien plus haut degré que toutes les célébrités de l’époque franque et purement féodale. Car il se battit et mourut, non pour un canton, non pour un suzerain, non pour une dynastie, mais pro patria, pour la patrie gauloise, qui est toujours la nôtre.


V.

Nous sommes fondés en effet à l’affirmer, et ce sera la conclusion de cette première étude, nous sommes foncièrement Gaulois, par nos qualités comme par nos défauts. Le pays qui va de la Manche à la Méditerranée, du Rhin et des Alpes à l’Océan, était prédestiné à fusionner des élémens divers en une masse nationale fondée sur la sympathie des cœurs et favorisée dans sa formation par un don remarquable de sociabilité. Le caractère gaulois n’est pas lui-même un fait premier, il est un produit, une résultante; mais, une fois formé, il n’a plus guère varié. Nos grandes époques sont celles où nos énergies locales ont su converger vers un but commun. La domination romaine, la conquête franque, la féodalité, le catholicisme romain, se sont superposés successivement sur une épaisse couche gauloise et l’ont reléguée longtemps dans l’ombre. Elle n’a recommencé à prendre possession d’elle-même que dans le grand mouvement vers l’unité nationale qui fit la monarchie au moins autant que celle-ci la dirigea, La centralisation est dans notre sang, et, s’il est sage de se prémunir contre ses excès, — comme ailleurs il faut se garder des fâcheuses conséquences qu’entraîne la faiblesse du lien national, — il ne faut pas rêver pour nous un régime de division antipathique à nos instincts de race. Quand on se rend compte de l’état social de la Gaule au moment de la conquête romaine, l’étonnant n’est pas qu’elle ne fût pas encore centralisée, c’est au contraire la puissance prématurément acquise par le mouvement vers l’unité et son organisation. Trois ou quatre siècles après, la Germanie arrivait à son tour à un état de demi-civilisation très semblable à celui de la Gaule au temps de César, mais il devait s’écouler bien d’autres siècles avant que la multitude des petites Allemagnes eussent la moindre idée de se fondre dans la grande.

En même temps, et par une conséquence du même principe, on peut ajouter que nous sommes de race démocratique. La Gaule, à l’époque de César, tendait déjà à la démocratie. La noblesse privilégiée suppose toujours le particularisme, la division en provinces, en états, en régions, dont les droits, les franchises sont locales, et non pas nationales. Quand la nation est formée, — la noblesse militaire allemande s’en apercevra à son tour, — l’aristocratie privilégiée devient une caste favorisée par de vieilles traditions, mais désormais sans racines, sans justification sociale, en un mot ce qu’elle devint sous notre ancien régime. Dès lors l’iniquité du privilège, ne s’appuyant plus sur des services correspondans, frappe tous les yeux, et en amène la complète abolition.

Longtemps, bien longtemps, le génie gaulois a dû se courber sous plus fort que lui; mais il avait la vie dure et, cherchant un dédommagement à sa contrainte, il développa pendant cette longue servitude ce tour d’esprit frondeur, narquois, cachant l’épigramme sous une naïveté voulue, mais admirablement jouée, et depuis ses premiers bégaiemens notre littérature nationale n’a cessé d’en fournir d’incomparables modèles. Rien d’irrespectueux sous son air de soumission comme cet esprit que la prudence force à être fin, et qui a l’art de tout savoir dire sans se compromettre. C’est en vain que la noblesse, l’église, la royauté, cherchent à lui imposer en s’entourant de beaux décors. L’esprit gaulois s’émerveille, salue, applaudit, mais regarde dans les coulisses et n’est jamais longtemps la dupe des apparences. Autre chose est de savoir si, fait à la soumission invétérée, il aura l’énergie et surtout la patience de lutter obstinément pour secouer les tyrannies dont il se moque. Mais quelle magnifique légion de railleurs il peut mettre en ligne! Nos trouvères, nos poètes de la renaissance, nos écrivains les plus fortement empreints du sceau national, Rabelais, Montaigne, Pascal, La Fontaine, Molière, La Bruyère, plus tard Voltaire, Montesquieu lui-même, Beaumarchais, Courier, etc., ont fait de la raillerie la plus terrible des armes. Tous leurs coups de dent enlèvent, comme on dit, le morceau. Vrais fils de leur race, ils ont par excellence le don de l’observation moqueuse, qu’ils joignent à cet autre trait que nous avons eu l’occasion de signaler dans la vieille Gaule : la vivacité d’une imagination très éveillée, se peignant à elle-même, sous des couleurs très vivantes, les objets de son observation, ce qui leur permet ensuite de les représenter fidèlement et plastiquement. Les Allemands, qui ont très peu de bons acteurs, trouvent que nous avons toujours l’air de jouer un rôle, et de fait nous aimons la mise en scène, nous savons la soigner avec goût, souvent aussi nous lui sacrifions trop. Quand la mise en scène est celle de l’individu lui-même qui veut que nul n’ignore ce qu’il est et ce qu’il vaut, elle devient souverainement désagréable. Qui s’expose, nécessairement pose. En revanche, on a pu dire que nulle part le ridicule n’était plus puissant qu’en France, parce que nulle part il n’est plus senti. C’est probablement à cette disposition qu’il faut attribuer le bon goût que les étrangers s’accordent ordinairement à nous reconnaître. Ce bon goût n’est autre chose qu’une certaine sobriété inspirée par l’effroi de l’exagération qui prête à rire dès qu’elle manque son effet.

N’oublions pas non plus que les défauts gaulois sont aussi toujours les nôtres, je ne parle pas de la jactance, parce que, tout compte fait, c’est un défaut commun à tous les peuples du monde. Les formes différent, mais le fond est partout le même. Seulement on ne songe à relever ce défaut-là que chez les peuples qu’on redoute. J’entends plutôt la légèreté, l’imprévoyance, le contentement trop facile de nous-mêmes, les entraînemens irréfléchis, qui caractérisaient déjà nos aïeux dans la vieille Gaule. Il nous faut donc des institutions qui aident notre démocratie, si pleinement victorieuse aujourd’hui, à se gouverner et non plus à s’emporter. Hélas! à cette heure d’humiliantes expériences nous ont appris combien les vertus civiques sont indispensables à notre existence nationale. Une partie des nôtres paie encore la rançon de notre délivrance. Galli Gallos plorant. Mais il ne faut désespérer de rien. Soyons nationaux avant tout, fidèles à nous-mêmes, ni Romains ni Germains, mais Gaulois. Un génie aussi vivace, qui a survécu à tant de dominations, de révolutions et de bouleversemens, qui a su se relever de tant de chutes, regimber avec une îndomptable vitalité contre tant de causes de destruction, ressortir de tant de sépulcres dont la pierre semblait à jamais scellée, n’a pas dit son dernier mot à l’histoire. Il ne nous est plus permis d’être autre chose que très sages, mais la prudence est facile quand elle peut s’associer à la confiance.


ALBERT REVILLE.

  1. La nouvelle de la prise de Genabum (Orléans) par les Carnutes était connue des Arvernes avant la fin de la journée, transmise à grand cri, dit César, clamore per agros regionesque. La distance à vol d’oiseau dépasse cinquante lieues.
  2. Le geste de dédain, si connu de nos gamins, et qui consiste à relever les doigts en faisant décrire un demi-cercle à la main appuyée sur la pointe du pouce, remonte à la vieille Gaule. Je ne l’ai jamais remarque hors des frontières de la langue française.
  3. Die Wanderungen der Kelten, 74 et 90.
  4. Le nom de vergobret a donné lieu à bien des interprétations. Pourquoi ne pas le traduire simplement par le juge rouge, d’après les deux mots dont il se compose? Cette appellation pourrait provenir soit de la couleur de ses vêtemens de cérémonie, soit de son droit de vie et de mort, peut-être des deux circonstances à la fois.
  5. La civitas ou cité gauloise représente, non pas une ville, mais l’ensemble d’un peuple gaulois particulier. Il y a la cité des Arvernes (Auvergne), des Eduens (Autun), des Rèmes (Reims), etc., et par conséquent elle répond assez bien au canton suisse.
  6. Ne dirait-on pas qu’il y a dans ce contraste entre la pauvreté des demeures et l’abondance alimentaire que nous avons signalée un rapport étroit avec cette loi de l’économie domestique française, que l’on peut vérifier encore de nos jours et que voici : Comparé à beaucoup d’autres peuples, le Français des classes pauvres et moyennes fait proportionnellement plus de sacrifices pour se procurer une alimentation savoureuse et variée, de bons lits, une boisson stimulante, que pour habiter une belle maison. Nos grands-pères évaluaient à un dixième, tout au plus un huitième, la fraction du revenu annuel qu’un homme bien avisé devait consacrer au loyer de sa maison; à la même époque, en Hollande, en Angleterre, cette fraction atteignait le cinquième ou même le quart. Dans nos grandes villes françaises modernes, la proportion classique est depuis longtemps dérangée, mais elle existe encore dans les petites villes et les campagnes reculées. Nos vieux Gaulois paraissent avoir vécu assez largement dans de véritables bouges.
  7. Toutefois il est encore des districts montagneux en France où l’on ne connaît guère d’autre habitation, et même ce genre de tanières persista longtemps dans nos campagnes aujourd’hui les plus aisées. J’ai connu, dans mon enfance, des vieillards qui se rappelaient très bien avoir va dans la leur, au centre du pays de Caux, des cabanes rondes, couvertes de chaume, sans cheminée ni fenêtres, et la description qu’ils en faisaient ressemble beaucoup à celle que nous donnons ici de la chaumière gauloise d’après les auteurs les plus compétens.
  8. Le benot, ou voiture de charge vulgaire, en est le diminutif. Tout cela confirme ce que nous disons de l’état de transition où se trouvait la Gaule dans le siècle qui précéda la conquête. Les historiens latins prétendent même que les nouvelles habitudes, le confort, le besoin senti de la tranquillité et de la paix, avaient refroidi chez les Gaulois l’ardeur belliqueuse qui les avait auparavant rendus si formidables.
  9. Il faut aussi mentionner les associations de solidures, contractées sur le pied de la plus parfaite égalité, et où l’on se promettait appui et protection réciproques à la vie et à la mort.
  10. Ce chiffre, qu’il donne lui-même, permet d’évaluer son armée à 50,000 ou 60,00 hommes de pied, plus environ 6,000 cavaliers, non compris les auxiliaires gaulois et même germains.