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Veuvage blanc/Texte entier

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Éditions de la Mode Nationale (p. 5-126).

VEUVAGE BLANC


CHAPITRE PREMIER


En ce logis dévasté par la douleur, l’orpheline est seule. Son corps souple et frêle, qu’affine encore la mince étoffe noire, s’affaisse sous le poids d’une peine trop lourde. Elle demeure inerte, la pensée éteinte. Meurtris par les deux nuits de veillée funèbre, brûlés par tant de pleurs répandus, ses grands yeux de pervenche errent sans regard à travers la pièce sombre déjà, où flotte cet on ne sait quoi de lugubre qui est comme l’odeur de la mort.

Dans ce salon luxueux, de froide élégance Louis XVI, l’ombre va s’épaississant. Du dehors ne pénètrent plus que faiblement les blêmes lueurs d’un déclin de journée grise et mouillée. La jeune fille en deuil ne songe point à donner la lumière. Ce n’est pas les domestiques qui y penseront. Au fond de leur office ils tiennent grand conciliabule. Dans l’évidente débâcle leurs gages en retard seront-ils payés ?

L’orpheline a l’intuition de ce qui se passe dans ces basses cervelles et n’ose plus donner d’ordres. À cinq heures cependant, par le jeu automatique du service, on lui a apporté le thé, la femme de chambre a même insisté pour qu’elle goûtât.

— Il faut bien que mademoiselle se soutienne. Voilà deux jours qu’elle ne prend rien. Elle finira par tomber malade.

C’est d’un timide merci que la jeune maîtresse a accueilli l’attention. Le plateau est encore là, sur la table de laque ; le samovar s’est éteint, la théière s’est refroidie. Et l’orpheline est seule. Quelques amies, à la vérité, l’ont entourée depuis le tragique événement, ce matin l’ont soutenue sur ce chemin de croix de l’église, du cimetière, l’ont ramenée chez elle quand tout fut consommé. Elles l’ont assurée de leur sympathie, lui ont fait des offres de service. Puis elles sont retournées à leurs affaires, à leurs plaisirs. Elle est seule, anéantie, abîmée dans son chagrin, plus cruel cent fois que celui habituellement causé par la mort d’un père.

Une sonnerie électrique la fait tressaillir. Le cousin Sigebert sans doute qui rentre. N’ouvre-t-on donc point, et faut-il qu’elle y aille ? Mais si : voilà qu’on parle dans l’antichambre. C’est bien la grosse voix enrouée du notaire qui répond à celle, respectueusement étouffée, de Joseph. Retombée sur le siège où, depuis plusieurs heures, elle demeure comme paralysée dans son accablement, elle n’entend pas le colloque et les brusques répliques de son cousin aux insinuations obséquieuses et sournoises du valet de chambre.

— Mais oui, mais oui, ne vous inquiétez point… Vous êtes créanciers privilégiés… Si mademoiselle restera ici ?… Non pas, dites à la femme de chambre de préparer ses malles… Je l’emmène chez moi. Dans quelques jours je reviendrai. Pour le moment vous êtes gardien des scellés. Tenez-vous tranquille et prenez soin de tout.

Aussitôt que Me Sigebert est entré dans le salon, suivi du domestique qui tourno les commutateurs, la jeune fille se dresse, angoissée. Lorsque, repris de zèle pour le service depuis qu’il se sait investi d’un privilège, Joseph a baissé les stores de soie claire, remis en ordre quelques meubles, qu’il est sorti enfin, empor­tant le plateau, Me Sigebert s’éclaircit la voix.

— Eh bien ! ma pauvre petite Louise, vous sentez-vous un peu mieux ? Vous avez pris votre thé, je vois… C’est bien. Il faut réagir, ne pas laisser vos forces s’abattre…

Par une habitude machinale d’hospitalité :

— Vous en voulez peut-être ? balbutie-t-elle, sachant à peine ce qu’elle dit… Je vais sonner…

— Non, non, merci, je n’ai besoin de rien. Ne vous occupez pas de moi.

Elle n’y pense déjà plus. Prenant la main du notaire, qui s’est assis auprès d’elle, sur le canapé, d’une voix étranglée par les larmes qu’héroïquement elle refoule :

— Oh ! mon cousin, dites-moi bien toute la vérité, je veux savoir…

— La vérité !… Hélas ! ma pauvre enfant, c’est une pénible mission que la mienne. Ce que j’ai appris au cours de mes hâtives démarches ne confirme que trop les apparences premières. Il est malaisé de mesurer dès aujourd’hui avec exactitude la profondeur du désastre. Un fait brutal toutefois, un fait douloureux d’ores et déjà est établi…

L’émotion du notaire se trouvant en conflit avec l’usuelle solennité de son langage, un embarras d’élocution en résulte qui l’oblige à reprendre haleine avec grand renfort de coups de mouchoir sur les tempes. Du geste familier à l’homme habituellement congestionné, il passe l’index entre son ample faux col et le gros cou replet ; puis, rafraîchi, il continue :

— Votre père avait pris de fortes positions dans la campagne de hausse de ce grand spéculateur dont la retentissante déconfiture vient de provoquer le krach du marché des sucres. Tellement que ses capitaux, jusqu’au dernier sou, seront loin de suffire à ses enga­gements, en sorte que…

Arrachée maintenant à sa torpeur, vivement Louise l’interrompit :

— Oh ! mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Depuis… depuis l’affreux malheur, j’ai bien compris que c’est la ruine et je ne m’en suis pas beaucoup affligée. Ce qui me déchire, voyez-vous, plus encore même que la douleur de l’avoir perdu, c’est qu’il m’ait quittée ainsi, volontairement… c’est qu’il n’ait pas pensé à moi, au chagrin qu’il me cau­serait… c’est qu’il m’ait abandonnée, qu’il m’ait laissée seule au monde. Il m’aimait bien pourtant et il savait bien que je l’aimais. Et ce serait par crainte de vivre pauvre qu’il s’est… qu’il a fait cette horrible chose ? Mais, mon cousin, j’aurais travaillé auprès de lui… et puis je l’aurais consolé. L’argent, mon Dieu, ce n’est pas tout dans la vie… Et parce qu’il n’en avait plus, il m’a abandonnée… il m’a quittée volontairement…

Ses dernières paroles se brisèrent dans un sanglot, secouant le corps menu depuis la nuque jusqu’aux talons. La large face colorée de Me Sigebert tourna au pourpre. Du mouchoir dont énergiquement tout à l’heure il s’épongeait, avec bruit il se moucha.

— Volontairement, répéta-t-il… à savoir. Il est tristement vrai que votre pauvre père s’est donné la mort. Mais était-ce bien un acte prémédité ? Violemment il toussa. Et elle, un rayon passant dans ses prunelles voilées de pleurs :

— Vous pensez, mon cousin ?… Vous pensez que ce serait dans une minute d’égarement ?… Oh ! c’est mal à dire, mais j’y trouverais une consolation. Derechef, le notaire chassa son enrouement.

— Mais c’est évident, c’est certain. Voyons, ma chère enfant, pouvez-vous admettre que votre père, qui Vous chérissait, eût froidement envisagé la perspective de vous laisser seule au monde en effet, avec cette aggravation que vous vous trouveriez dénuée de ressources ? Non, non, ma chère petite cousine, un homme de cœur, quand il a charge d’âme, ne se tue pas parce qu’il est ruiné.

Son accablement secoué à présent, avec l’ardeur désespérée du naufragé se cramponnant à une épave :

— Et puis, s’écria-t-elle, lorsque à l’heure habituelle il est parti pour son bureau, s’il avait eu dans l’esprit… cette chose…

Les pauvres lèvres tremblantes se refusaient à articuler le mot rempli d’horreur.

— S’il l’avait eue, ne m’aurait-il pas embrassée de certaine manière ? Et moi j’aurais deviné… un pressentiment m’aurait avertie… Et je l’aurais retenu, je me serais attachée à ses pas… Ah ! mon Dieu, si j’avais fait cela, mon pauvre cher père vivrait encore. Au milieu des larmes qui recommençaient à couler, elle gémit douloureusement.

— Allons, allons, gronda Me Sigebert, paternel, voilà que ce serait votre faute, à présent !… Cela n’a pas le sens commun. Vous disiez bien tout à l’heure : votre cœur n’aurait pu s’y tromper. L’orpheline ne demandait qu’à être convaincue.

— N’est-ce pas ? Et même… j’y ai tant et tant songé depuis ces deux jours, j’ai tant essayé de me rappeler ses moindres mots, ses moindres jeux de physionomie… même je jurerais que, ce matin-là, il était plus calme. Car il faut vous dire, ces jours derniers, j’avais bien remarqué qu’il était inquiet, un peu sombre. Je savais par les journaux la débâcle des sucres. Quoique jamais il ne me parlât de ses affaires, j’avais cru, voyant son souci, pouvoir lui en toucher un mot. Il m’avait répondu que c’était une crise passagère, une alerte assez chaude, mais dont on reviendrait. Mais ce matin-là, mon cousin, ce matin-là, oh ! oui, j’en suis bien sûre, à présent, il m’avait paru presque gai. Très pressé seulement… Il s’en allait vite, vite… à peine l’avais-je entrevu. Je l’ai accompagné jusque sur la porte, et de l’escalier encore il m’a souri si gentiment. On n’est point ainsi, n’est-ce pas, quand on part pour… pour mourir ? Tandis qu’elle parlait, Me Sigebert avait récupéré quelque assurance.

— Parbleu ! approuva-t-il… Tenez, ma chère petite, voici comme je vois les choses. D’après ce que j’ai ouï raconter tantôt, la veille de votre malheur le désastre en effet semblait devoir être conjuré. Il y aurait eu de grosses pertes, des liquidations onéreuses, mais enfin, tant bien que mal, on s’en tirait. Des arbitrages intervenaient, un consortium de grandes banques… que vous dirai-je ?… Ce serait difficile à vous expliquer et d’ailleurs oiseux. Donc, le matin, il est parti plein d’espoir. Puis, à son bureau, il aura trouvé des télégrammes, le téléphone aura parlé… il aura appris que l’accord ne se faisait pas, que le marché s’effondrait. Et alors, il aura perdu la tête… « Peut-être aussi aura-t-il craint… quoique sans fondement, à coup sûr… que vînt à être mise en cause son honorabilité…

L’orpheline eut un sursaut.

— Oh ! mon cousin…

— Mais puisque je vous dis que non… Appréhensions imaginaires… Je me suis discrètement informé… Il n’a péché que par imprudence… Peut-être même est-ce malchance seulement. Une conscience scrupuleuse cependant est prompte à s’alarmer. Il était trop honnête homme pour faire un bon spéculateur.

— C’est bien ce que ma pauvre maman lui disait quand il a voulu quitter l’armée.

— Voilà précisément ce qui l’aura perdu. Il n’avait pas le front d’airain de Plutus.

Avec son équilibre à peu près recouvré, les expressions pompeuses revenaient sur les lèvres de Me Sigebert.

— Bref, un vertige l’aura pris. C’est si vite fait… Remarque naïve qui provoqua chez Louise un tressaillement de doute et d’angoisse.

— Mais comment, demanda-t-elle, avait-il donc son revolver sous la main, là, à son bureau où jamais il n’allait le soir ?

— Eh ! que sait-on ?… Tous nous en avons un qui traîne dans quelque tiroir. Et lui qui avait été militaire…

Sentant son explication boiteuse, il s’en évada par un chemin de traverse.

— Ah ! quel malheur que je ne sois pas arrivé rue Réaumur une heure plus tôt. Je m’y suis rendu pourtant dès la descente du train… Je veux dire que… Sans le vouloir, la jeune fille vint à son secours en l’interrompant.

— Une bien étrange coïncidence aussi, mon cousin. Car nous avions si rarement le plaisir de vous voir… Papa parlait quelquefois… souvent de vous avec affection… Mais enfin… il était si absorbé par ses occupations…

Bonhomme, le notaire compléta la pensée qui hésitait à se faire jour.

— Puis le cousin Fresnaye et moi, nous avions bifurqué. Entre un tabellion de village et un financier parisien, il n’y a guère de points de contact. Tout de même, la famille est la famille. On se perd de vue, mais le lien du sang est toujours là qui se resserre dans les conjonctures graves.

— Vous me le prouvez bien, mon cher et bon cousin. Sans votre dévouement, que serais-je devenue ?

Elle lui serrait éperdument les mains.

— Je vous en prie, ne parlons pas de cela. C’est tellement naturel…

— Et c’est Dieu vraiment qui vous a envoyé.

Un nouvel afflux de sang empourpra les grosses joues rasées entre les favoris gris. Et un instant une quinte de toux l’étrangla.

— Voilà comme c’est arrivé. Un de mes clients, qui a un gros paquet des raffineries de Thessalie, très atteintes par la crise, vient me demander si je pourrais lui procurer des renseignements. À qui m’adres­ser mieux qu’au cousin Amédée ? Je prends donc l’express du matin et au débotté je me rends à son bureau, afin de pouvoir télégraphier à mon client avant la Bourse. Comme les choses s’arrangent singulièrement dans la vie !…

L’orpheline se taisait. Lasse de parler, elle retombait dans l’atonie. Le notaire en profita pour poursuivre son avantage.

— Au surplus, ma chère petite, que sert de ruminer ces tristes choses ? Une autorité compétente entre toutes a tranché le doute si cruel qui vous obsède. S’il y avait si peu que ce soit présomption que l’acte déplorable de mon pauvre cousin a été accompli de propos délibéré, est-ce que votre paroisse lui eût accordé les prières que l’Église refuse aux félons de soi-même ?

Louise redressa vivement la tête penchée sur sa poitrine. L’argument la frappait.

— Si, ce que vous avez approuvé, j’ai décidé avec le curé de Saint-Philippe que les obsèques seraient célébrées sans apparat, c’est que, vu les circonstances douloureuses du décès, cela nous a paru plus convenable. Mais dés qu’il était acquis qu’un mouvement de délire avait armé le bras du défunt, le péché n’existait plus. Ainsi en a jugé un prêtre éclairé et d’esprit vraiment chrétien. Pouvons-nous mieux faire que penser comme lui ?

D’une voix basse, étouffée dans un profond soupir :

— Merci, mon cousin, répondit-elle… C’est un poids bien lourd dont vous me déchargez le cœur.

Me Sigebert aussi soupira, mais du soulagement d’avoir doublé un cap périlleux. Tout cependant n’était pas dit encore.

— Au seuil des plus cruelles douleurs, proféra le notaire avec solennité, l’obligation s’impose… et peut-être est-ce un bienfait après tout, en arrachant les affligés à la prostration qui les accable… l’obligation, dis-je, s’impose d’envisager certaines questions d’ordre positif et de toute urgence, hélas ! presque avant que soit refroidie la dépouille mortelle de l’être aimé. C’est pourquoi, ma pauvre enfant, le douloureux devoir m’incombe…

D’une voix qui tremblait, mais dans laquelle se sentait, profondément touchante, une détermination de fermeté, Louise l’interrompit.

— Je pressens, mon cousin, le sujet que vous allez aborder. D’après ce que je sais déjà, mon père ne laisse que des dettes.

— Le mot n’est pas tout à fait exact. En langage financier, cela s’appelle des découverts.

— Peu importe le mot… et sans doute aussi la somme, puisque je me trouve dans l’impossibilité de désintéresser ceux à qui il doit.

— Aussi est-il expédient que vous renonciez à la succession. C’est l’unique moyen pour vous de sauver ce que vous pouvez tenir de votre mère. Vous êtes majeure depuis deux ans, si je ne m’abuse. Votre père vous avait-il rendu ses comptes de tutelle ?

— Jamais il n’a été question de rien de pareil entre nous. Il me donnait de l’argent très libéralement, bien au delà de mes modestes besoins de jeune fille. Je ne sais rien de ce qui m’appartenait en propre. Je n’y songeais guère.

Tout à fait offusqué dans sa mentalité d’officier ministériel par tant de légèreté, Me Sigebert fronça le sourcil.

— Il pensait apparemment faire mieux fructifier votre petite fortune en la mettant dans ses affaires. Les spéculateurs ignorent toute prévoyance…

Retenant sur ses lèvres les paroles de blâme qui allaient en sortir :

— Tout porte donc à croire, reprit-il, que cela a été englouti également. On parle d’un déficit de près de deux millions. Je vous demanderai une procuration et je verrai à débrouiller cela. Il me paraît sage, cependant, de nous attendre au pire.

— Je m’y attends, mon cousin.

Par ces paroles si simplement dites, la frêle et pâle figure se trouvait grandie de toute la hauteur de l’héroïsme. Sous son épaisse carapace, le notaire en fut tout remué.

— Pauvre chère enfant, murmura-t-il en lui pressant la main…

Après une pause :

— Tout ce qui est ici, reprit Louise avec effort… tout, n’est-ce pas, appartient aux créanciers ?

— La saisie est inévitable…

La vaillante petite âme se sentit défaillir. Toute raisonnable et sérieuse que fût cette jeune fille, la perte de sa fortune, cela ne lui représentait rien encore d’immédiat, de tangible. Mais la séparation brutale d’avec ces objets familiers faisant pour ainsi dire partie d’elle-même, portant l’empreinte toute chaude du cher mort de la veille… cela lui tordait le cœur.

— Je voudrais, dit-elle dans un souffle… Je voudrais m’en aller avant qu’on vienne.

— J’y ai déjà pensé, mon enfant. Vous avez le droit, cela s’entend, d’emporter tous vos effets personnels, vos hardes, vos bijoux. J’ai pris sur moi tout à l’heure de donner des ordres à votre femme de chambre. Il me faut retourner à Bruyères, où les affaires de mon étude sont en souffrance. Je vous emmène, avec votre permission.

Prononcés d’un ton de véritable bonté, ces mots néanmoins rendaient immédiatement sensible à l’orpheline son désemparement, sa brusque chute dans le gouffre d’un obscur inconnu. Et des larmes lui montèrent aux yeux, en même temps qu’elle balbutiait de vagues expressions de gratitude.

— Par exemple ! protesta Me Sigebert par une locution bien champenoise… Quoi de plus naturel : Ne sommes-nous pas vos seuls parents ? Et très proches, après tout. Le père du vôtre était cousin germain du mien. Vous êtes, en y songeant, quelque chose comme une petite-nièce à la mode de Bretagne. Du côté de votre mère, vous n’avez personne, je crois ?

— Elle était fille unique. Quelques cousins lui restent, mais à la Réunion, d’où elle était originaire, comme vous savez. Et c’est à peine si elle les connaissait, étant venue en France toute jeune avec mon grand-père, commissaire de la marine, qui s’était marié là-bas.

— Eh bien ! tant mieux, s’exclama rondement le notaire. Ainsi le privilège nous appartient-il sans conteste de vous donner place à nôtre modeste foyer. Ma femme et mes filles feront de leur mieux pour vous entourer de sympathie, d’affection. Ce n’est chez nous qu’un gros bourg tout rustique. Mais vous ne vous y déplairez pas trop, j’espère.

— Oh ! mon cousin, je me plairai auprès de vous, parce que vous êtes très bon. Et mes cousines aussi seront bonnes pour moi, j’en suis sûre. Je n’avais pas encore réfléchi à cela… ce coup m’a frappée si rudement… Mais où serais-je allée ?… Je dois avoir du courage… J’en aurai, je vous assure. Seulement les premiers jours, on n’a pas la force… Dans quelques semaines, si vous voulez bien me garder jusque-là…

— Quelques semaines !… Que voulez-vous dire ?

— Ne faudra-t-il donc pas que je cherche du travail ? Ce mot austère sonnait si étrangement dans la jeune bouche qui bravement le prononçait, que Me Sigebert en fut choqué comme d’une discordance.

— Par exemple ! s’exclama-t-il, ne sachant que dire…

— Et pour cela vous m’aiderez… Vous me conseillerez. Je n’igore pas combien c’est difficile à une femme… Et moi, je ne sais rien faire… La musique, l’anglais, comme toutes les jeunes filles. Enfin, avec de la bonne volonté, on s’arrange toujours pour gagner son pain, n’est-ce pas ?

Elle s’exaltait, un peu de fièvre venait colorer ses joues pâles.

— Voyons, voyons, s’exclama le notaire, presque bourru, de quoi allez-vous donc parler ? Est-ce que les Sigebert ne sont pas là ?

Et coupant court aux paroles pour lesquelles s’entr’ouvraient les lèvres de Louise, incohérent, il reprit :

— Je vous demande un peu si c’est le moment… À chaque jour sa peine… Pour l’heure, il s’agit de quitter cette maison. Certes, ce sera un gros déchirement… Aussi, n’êtes-vous point d’avis que le plus tôt sera le plus sage ? Puisque vous êtes tellement courageuse, vous sentez-vous en état de partir dès demain ?

Oh ! si vite… À cette pensée, le pauvre cœur chavira. Suffoquée par les larmes, Louise se jeta dans des bras qui, paternellement, se refermèrent sur le menu corps vêtu de noir. Un instant, sur la large épaule, elle sanglota. Puis, s’arrachant de l’étreinte, elle s’enfuit.


CHAPITRE II


Louise Fresnaye fit l’effort de prendre place pour le dîner en face de son hôte. Simple formalité en ce qui la concernait, les besoins de la nature paralysés en elle par l’atroce révulsion morale. Belle fourchette et solide buveur, Me Sigebert se sentait une manière de honte de s’abandonner, devant cette pathétique figure, à son appétit aiguisé par les émotions, par les agitations de ces trois journées. La cuisinière avait tenu à honneur de soigner son menu comme d’ordinaire. Joseph avait pensé rendre hommage à la mémoire de son maître en décantant, avec son soin habituel, une bouteille de ce vieux pomard « que le pauvre monsieur aimait tant ».

Et il y avait une ironie de suprême amertume dans ce repas de grande chère servi avec élégance en un cadre somptueux — ce repas, le dernier que l’orpheline dût prendre sous le toit écroulé. Les choses ont leur vie. Tout intérieur possède un cœur qui palpite, une âme qui rayonne — l’âme et le cœur de ceux qui l’ont créé et qui l’animent, et qu’en retour il réjouit ou il console. La disparition d’un foyer n’est pas sans analogie avec la mort d’un être. Et dans quelles conditions cruellement brutales celui-ci était-il voué à la destruction… Demain, tout ce qui le constituait serait dispersé aux quatre vents des enchères publiques, emportant de-ci de-là un peu de ceux qui y avaient vécu.

Plus que le regret du luxe perdu, le sentiment de cette séparation pesait sur l’orpheline. Quant à Me Sigebert, c’est le côté positif de la situation qui l’apitoyait. Avoir joui de tant de bien-être et se trouver, du jour au lendemain, précipitée dans le dénûment… Cet homme débonnaire sentait monter en lui une véritable indignation contre le père dont l’imprudence a causé un tel désastre et assez lâche ensuite pour se soustraire à ses responsabilités.

Le triste repas fini, Louise demande à son cousin la permission de se retirer. Pour être prête à partir, elle a tant à faire…

Rentré dans la chambre où, hâtivement, un lit lui avait été dressé l’avant-veille, il tire de la poche intérieure de sa redingote deux papiers qu’il étale sur la table.


« Sigebert, notaire, Bruyères-sous-Laon.

« Te prie instamment prendre demain matin express 8 h. 20 et venir directement à mon bureau, 132, rue Réaumur. Il y va des plus graves intérêts. Compte absolument sur ton affection et dévouement. Prière répondre par dépêche. Amitiés.

« Fresnaye. »


Me Sigebert avait été passablement intrigué. Y avait-il quelque corrélation entre la requête de son cousin et la crise financière dont les journaux donnaient le détail assez alarmant ? En pareille conjoncture, c’est à de gros capitalistes qu’on a recours et le notaire de campagne n’en possédait point dans sa clientèle d’assez considérables… Mais peut-être Amédée voulait-il le consulter sur quelque point de jurisprudence ? Cela le flatta, car il se piquait de compétence en la matière au delà de l’ordinaire de son état.

De la gare du Nord à la Bourse, la distance n’est pas longue. Avant onze heures il entrait dans la loge de la rue Réaumur et demandait les bureaux de M. Fresnaye.

M. Fresnaye ? Ah ! mon Dieu ! monsieur, vous ne savez donc pas le malheur ?

Cette figure renversée, ces bras tragiquement levés au ciel… Une sueur froide passa dans le dos du notaire.

— Le malheur ? Quel malheur ?

La concierge le dévisage d’un air sévère, comme pour lui reprocher d’être mal instruit de l’événement du quartier. Puis, sur ce ton apitoyé et important à la fois des subalternes se jugeant grandis d’être témoins d’un drame.

M. Fresnaye vient de se brûler la cervelle.

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…

Ses jambes tout d’un coup molles se dérobant sous le corps pesant, il dut s’accrocher à la porte.

— Oui, monsieur. Il y a une demi-heure peut-être… juste comme le facteur passait pour la seconde distribution : ça fait sur les dix et quart… un des employés est descendu quatre à quatre. Ils avaient entendu les détonations et étaient entrés dans son cabinet, où ils l’ont trouvé étendu sur le tapis, avec un trou dans la tête, le pauvre monsieur. Nous sommes montés bien vite, nous deux mon mari… Ah ! monsieur, c’était une chose de voir ça… Un médecin est venu tout de suite, mais c’était bien fini. Si monsieur veut monter ?… Le commissaire de police est là-haut, pour les constatations.

Le notaire continuait à bégayer machinalement :

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…

Redevenu tout pâle après l’afflux du sang qui d’abord l’avait empourpré :

— Je suis son parent, reprit-il… J’avais reçu un télégramme…

— Alors bien sûr que c’est pour vous la lettre ? Parce qu’en arrivant ce matin, M. Fresnaye l’a remise et a recommandé qu’on la donne à un monsieur qui viendrait le demander vers les onze heures… Monsieur Sigebert ?

Cette lettre qu’à peine avait-il ouverte et parcourue auprès du cadavre, puis lue ensuite avec soin, à présent il la relit encore :


« Mon cher Alcide,

« Bien que les circonstances nous aient éloignés l’un de l’autre, je n’ai pas oublié — et toi non plus, j’en suis certain — nos affectueuses relations d’enfance et de jeunesse. Dans les affaires on est très occupé, préoccupé plus encore. Tellement qu’en souffre même l’intimité du foyer. Mais ne pas voir ses parents aussi souvent qu’on le voudrait ne signifie point qu’on soit détaché d’eux, et c’est en toute confiance qu’à l’heure suprême où je me trouve, je viens à toi comme à mon meilleur, à mon plus sûr ami.

« Tu auras vu peut-être mon nom mentionné parmi ceux des grosses maisons de courtage le plus gravement atteintes par le krach des sucres. Pour une fois, la presse sera demeurée en deçà de la vérité. C’est le désastre complet. Non seulement le capital que j’avais acquis par mes spéculations antérieures est fondu comme neige au soleil, mais je suis engagé pour des sommes considérables, sans pouvoir faire honneur à ma signature.

« La faillite, quand elle n’est entachée d’aucune manœuvre frauduleuse — car je ne crois pas que rien puisse être relevé contre moi — ce n’est pas le déshonneur. Bien d’autres ont passé par là, qui, fort sagement et courageusement, ont repris le travail sur de nouvelles bases. Mais en déposant l’uniforme, sans doute n’ai-je pas dépouillé la mentalité militaire. Que demain doive être arraché de ma boutonnière ce ruban rouge conquis au feu, cela équivaut pour moi quasiment à la dégradation.

« Pourquoi alors m’être mis dans les affaires ? Question oiseuse à poser aujourd’hui. J’aimais l’argent. Je souffrais de n’en point avoir assez. J’aspirais à la grande vie, je voulais la donner aux miens. Si ma femme avait vécu, peut-être aurais-je résisté à l’entraînement, car elle me retenait de tout son pouvoir sur la pente périlleuse. Peut-être aussi aurais-je cédé quand même. Le vertige de l’or m’avait pris. Il m’a emporté et, comme tant d’autres, aujourd’hui il me tue.

« Car je vais mourir. Ce que tu diras en lisant ces mots, je l’entends. Tu considéreras qu’il est criminel d’abandonner ma fille sans ressources. Pauvre chère petite, je la chéris pourtant. Au moment où je poserai sur ma tempe le canon de mon revolver — mon ancien revolver d’ordonnance — c’est son nom qui sera sur mes lèvres, c’est son image dont se rempliront mes yeux avant que de se fermer à jamais. Et c’est pour elle cependant qu’il faut que je meure. Tu me comprendras, Alcide, quand je t’aurai dit que je suis la proie d’une affection nerveuse des plus graves et sans remède. Un seul espoir me restait d’en atténuer l’acuité : me retirer des affaires, abolir de ma vie cet élément permanent de surexcitation, de tension nerveuse, d’autant plus épuisant que le spéculateur doit se couvrir d’un masque imperturbable. Aussi en avais-je pris la résolution. De bonne foi je m’étais fixé comme terme la liquidation de cette campagne de hausse conduite par un grand financier invariablement heureux et que si souvent j’avais suivi au succès. Le destin en a disposé autrement : c’est la baisse qui est venue, une baisse injustifiée, extravagante, et pour moi l’effondrement total.

« Dès lors je suis condamné. Le repos m’aurait permis de vivre et le repos ne m’est plus permis. Le travail ne m’est pas possible davantage. À cause de Louise, j’aurais accepté la déchéance. Mais ce cruel revers a brisé en moi tout ressort. Je ne serais plus désormais qu’un névropathe non seulement inapte à remplir mes devoirs de chef de famille, mais constituant pour ma fille une lourde charge morale autant que matérielle. Je sais ce que c’est, vois-tu… J’ai vu souffrir ma mère. Et je sais ce que ceux atteints de cet horrible mal font souffrir leurs proches autant qu’ils souffrent eux-mêmes. Ce martyre-là, je ne veux pas l’infliger à Louise.

« Et au surplus, de quoi vivrions-nous ? Impuissante à gagner son pain, la pauvre enfant, faudrait-il par surcroît que je lui doive le mien ? Et comment le gagnerait-elle ? En me dérobant par la mort aux privations, aux humiliations de la pauvreté, aussi à des souffrances qui deviendraient intolérables, j’encours le reproche d’égoïsme, de lâcheté. Mais en même temps je rends à ma fille cette pauvreté moins lourde, je brise la chaîne du boulet qu’elle aurait à traîner derrière elle. Quelques épreuves que la vie lui réserve, elle sera moins malheureuse sans moi qu’avec moi.

« Mais voilà bien des phrasés pour mourir. Passons aux dispositions pratiques.

« Fort de l’assurance que tu m’en as donnée par ton télégramme, je compte sur ton arrivée rue Réaumur, vers dix heures trois quarts. J’aurai l’œil sur ma montre, de façon que ce qui doit être fait ne le soit ni trop tard ni trop tôt. Pardonne-moi, mon bon Alcide, l’ennui et l’embarras que je te donne. Le plus dur pour toi sera d’annoncer à Louise la nouvelle… Mais tu n’aurais pas voulu qu’elle la tînt de quelque subalterne ou indifférent. Pauvre enfant !… La pensée de son chagrin me déchire le cœur.

« Le coup que tu auras à lui portor, je ne te dis pas d’essayer de l’adoucir… c’est un mot qui ne répond à rien. Je souhaiterais néanmoins que lui fût dissimulée la vérité complète — celle que tu es seul à savoir. La réalité du suicide, elle ne peut l’ignorer. Mais tu pourrais lui faire croire à un accès de dérangement cérébral, la version d’usage en telle occurence. Car je voudrais qu’elle respectât la mémoire de son père, et, malgré les circonstances atténuantes que j’invoque, serait-ce possible si elle apprenait que je me suis donné la mort dans la plénitude de mon sang-froid et de ma raison ?

« Tu voudras bien ensuite vaquer à ces lugubres soins qui sont le cortège de la mort.

« Sous ce pli cacheté tu trouveras cinq billets de mille francs — tout ce qu’il me reste de liquide. Je ne fais pas grand tort à mes créanciers en les soustrayant à leurs revendications pour te permettre de subvenir aux dépenses indispensables et premières. Car même mourir, cela coûte de l’argent, puisqu’il faut être enterré. Quant à l’arrangement de mes affaires, ce sera fort simple, hélas ! Je meurs insolvable et c’est terminé. Tu n’auras qu’à protéger dans la mesure du possible ma pauvre petite fille contre la meute hurlante qui va se ruer sur les miettes demeurant derrière mon cercueil. À cet égard, mieux que moi tu sais ce qu’il convient de faire.

« Je compte aussi que tu auras la bonté de lui donner un asile temporaire, puis dans l’avenir, pour elle si sombre, à l’assister de tout ton pouvoir. Là-dessus je n’ai rien à te dire de précis. C’est le douloureux aléa, c’est le fer rouge me mettant au cœur une plaie plus cruelle que celle dont tout à l’heure je vais avoir la tête trouée. Tu es père, Alcide. Ce que tu feras pour mon enfant, ce sera en pensant aux tiens et c’est dans les tiens que Dieu te le revaudra.

« Adieu, mon cher Alcide, mon vieux camarade des bons jours. Adieu et merci. Merci à toi, merci à ma cousine Léonie de qui je baise les mains en la priant d’être de moitié dans la bonne action pour laquelle puissent tous les bonheurs vous récompenser, vous et les vôtres.

« Amédée Fresnaye. »
C’est avec ces aveux en poche que Me Sigebert

avait plaidé auprès du curé de Saint-Philippe-du-Roule l’irresponsabilité du suicidé…

Pensif, il replie méticuleusement la lettre, qu’il insère dans son portefeuille, et soupire :

— Le malheureux garçon !… Il y a de la vérité là-dedans, et à tout prendre il n’est pas sans excuse. Seulement c’est cette pauvre petite… Tout ça, dirait Léonie, c’est bien malheureux.

Ce rappel d’une locution familière à la philosophie assez courte de Mme Sigebert pour synthétiser toutes les vicissitudes humaines, depuis un rôti brûlé jusqu’à une catastrophe mondiale, ramène l’esprit du notaire vers des objets positifs et domestiques. Dans quelle chambre installera-t-on l’orpheline ? La maison est grande, mais nombreuse la famille. Enfin, on se serrera. Puis les affaires de son étude lui reviennent en tête. Cependant il est las. Ses idées se brouillent. Il se couche et bientôt sa respiration sonore marque que le repos est venu de tant d’émotions et de fatigues.

À l’extrémité opposée de l’appartement, en une fraîche chambre laquée crème et pékin pompadour, toute la nuit, Louise s’efforce de dormir. Cela fait partie de sa résolution de courage, car elle n’a pas le droit de tomber malade. Hors d’état néanmoins de vaquer à aucuns soins pratiques, elle s’en est remise sur la femme de chambre du nécessaire à préparer pour son départ. Stimulée par les bonnes paroles que Joseph avait rapportées à l’office, celle-ci l’a assurée que tout serait fait.

Dévêtue, étendue sur le lit, dans la pénombre de la pièce faiblement éclairée par une petite lampe, l’orpheline appelle le sommeil qui flotte autour de ce corps épuisé, l’effleurant de son aile, puis s’éloignant, puis revenant, la jetant dans de brefs assoupissements que coupent de brusques retours à la connaissance.

À chacun de ces sursauts, une plainte d’enfant malade monte aux lèvres de Louise et elle gémit :

— Mon père est mort… Il s’est tué. Il s’est tué et je suis seule au monde.

Des visions de fièvre alors passent devant ses yeux tellement brûlés de larmes qu’en est tarie la source. Tout son passé si court, d’abord paisible et doux comme un beau songe. La jolie mère souriante et languissante, précoce valétudinaire à peu près constamment étendue, auprès de qui la petite fille se tient bien sage, ainsi qu’on le lui recommande. Elle-même, enfant docile, tendre et grave, une ombre de mélancolie planant sur sa petite tête blonde. Mais chérie, choyée, heureuse. Elle admire son père dans la sévère élégance de l’uniforme à collet de velours noir, elle aime jouer avec la dragonne de l’épée, avec les franges des épaulettes d’or. À Grenoble — dont elle conserve le souvenir le plus précis — c’est sa joie et son orgueil de le voir à cheval en tête de la compagnie d’athlétiques sapeurs dont brillent au soleil les cent cinquante baïonnettes. Lorsque, passé dans l’état-major particulier de l’arme et attaché à la chefferie du génie d’Oran, il part seul pour l’Algérie, où l’état de sa femme lui interdit de le suivre, l’enfant a un gros chagrin, car elle s’imagine qu’il ne reviendra pas.

À ce souvenir évoqué, la réalité féroce se rue sur elle, et de nouveau elle gémit :

— Il est mort aujourd’hui, il est mort… Je ne le verrai plus…

Alors une période de solitude avec sa mère de plus en plus alanguie, qui souriait doucement au mal implacable dont la gravité ne lui apparaissait point.

Un jour le père était revenu, disant qu’il ne retournerait pas en Afrique, le bonheur de l’enfant gâté un peu quand elle avait appris qu’il ne porterait plus la tunique à collet de velours et les épaulettes d’or. Les de l’austère et monotone routine de ses devoirs de soldat, ayant trouvé pour ses connaissances mathématiques un emploi plus rémunérateur dans l’industrie, le capitaine Fresnaye donnait sa démission et prenait la direction technique d’une des grandes raffineries de sucre de Saint-Quentin. Dans la nouvelle demeure, auprès des hautes cheminées fumeuses et des machines grinçantes, la mort déjà un jour était entrée. Et toutes les larmes qu’avait alors versées la fillette, après dix années remontent à la gorge de celle qui aujourd’hui se trouve orpheline pour la seconde fois.

Les fantômes enfin s’enfuient et font trêve. Les yeux appesantis se ferment, les ténèbres enveloppent et bercent le cerveau malade. Quand brutalement viennent les rouvrir ces invisibles tourmenteurs, elle croit avoir dormi longtemps et ce n’a été que quelques minutes.

À mesure cependant que s’avance la nuit, hantée de ces cauchemars éveillés, plus longues et plus lourdes deviennent les périodes d’assoupissement.

Au petit jour blême enfin, le sommeil, le vrai sommeil écrasant, semblable à celui dont on ne revient pas, prend pitié d’elle et la terrasse.



CHAPITRE III


À la gare de Laon, au pied de la ville juchée sur sa haute colline que coiffent les majestueuses tours carrées de la cathédrale, les voyageurs étaient attendus par une façon de char-à-bancs pouvant à la rigueur prétendre au nom de break.

— Bonjour, Clovis, répond le notaire au salut du domestique en capote grise et casquette de livrée. As-tu un char pour les bagages ?

— Oui, monsieur. Fructidor était venu apporter au chemin de fer des sacs de farine. Il prendra les malles.

Ayant remis le bulletin à un homme d’équipe, Me Sigebert se tourne vers Louise et sous les voiles de crêpe il croit percevoir un faible sourire.

— Ce sont ces noms, lui dit-il, qui vous semblent drôles ? Vous en entendrez bien d’autres. Cette particularité locale fait la joie des étrangers.

— Mais, mon cousin, je ne suis pas une étrangère. C’est mon pays aussi à moi, le pays des miens. Seulement j’y ai si peu vécu et j’étais si petite…

— Cela servira quand même à vous y acclimater mieux. La race ne se perd jamais… Allons, vos petits colis sont chargés. Nous montons ?

Elle monte. La voiture file au trot vif d’un robuste ardennais, et bientôt c’est la grande route poudreuse allongeant son ruban de queue entre les champs de colza, de betteraves, d’artichauts. Dans la vaste plaine ondulée les cultures, très soignées, alternent avec les prairies et les pièces de luzerne, monotonie à peine rompue, de place en place, par quelque bouquet de bouleaux ou les lignes de grêles peupliers et de saules trapus ourlant les petits cours d’eau invisibles. Sur le large horizon bas, des collines faiblement indiquées s’estompent en bleu sourd dans des poussières lointaines. Louise regarde autour d’elle, vaguement. L’air pur et frais de ces grands espaces éventés met un peu de rose à ses joues pâles.

— Pas bien beau, notre pays, remarque Me Sigebert, mais un bon pays quand même. Et puis c’est ici le noyau de la France, l’ancien royaume de Neustrie, le berceau des Capétiens, le domaine de Robert le Fort, autour duquel se sont, d’âge en âge, soudées les provinces dont l’agrégat a fini par constituer ce royaume qu’on disait au vieux temps être le premier après celui de Dieu.

— L’Île-de-France, précise Louise. C’est un beau nom.

— Nous en sommes fiers et nous nous targuons de celui de « Français », comme nos voisins sont Picards et Champenois. Oui, oui, ma petite cousine, vous êtes « Française ». Mon grand-père, Modeste Sigebert, avait une sœur qui épousa votre bisaïeul, le docteur Fresnaye, de Château-Thierry, un jeune chirurgien des armées. À la Restauration, il s’est fixé dans sa ville natale, dont il a été maire pendant toute la monarchie de Juillet. Et près d’un demi-siècle durant il y exerça.

— Il est mort à quatre-vingt-six ans, n’est-ce pas, d’une attaque d’apoplexie, lors de l’entrée des Prussiens dans la ville ?

— Depuis Craonne et Montmirail il ne les avait pas vus. Cette nouvelle invasion a été trop pour lui.

— C’est bien mon arrière-grand’mère qui avait eu une aventure avec les Cosaques ?…

— Certes… Le fait de guerre de la grand’tante Palmyre, c’est la gloire de la famille. Toute jeune femme, pendant que son mari faisait la campagne de 1814, elle habitait chez son frère, alors titulaire de l’étude dont, après une génération intermédiaire, a hérité votre serviteur. Un matin, comme elle se trouvait dans le verger, arrive une patrouille de mangeurs de chandelle, tout vermineux sur leurs petits chevaux hirsutes, et ils commencent à faire une razzia de poules. Au lieu de se sauver, elle leur crie des injures, et elle déchaîne contre eux le chien de garde, tant et si bien qu’une de ces brutes la poursuit et la blesse d’un coup de lance. Trois mois plus tard, votre grand-père venait au monde… Ah ! les femmes n’avaient pas froid aux yeux dans ce temps-là.

— Et dans notre pays. Papa me disait souvent que c’est une pépinière de bons soldats.

— Oui, répondit Me Sigebert. Nos paysans sont bambocheurs, querelleurs et braillards, quoique pas mauvais diables au fond, mais fiers, hardis, durs à la peine, laboureurs solides, avec des accès de flâne et de ribotte, de rudes gars parmi lesquels se recrutent des cuirassiers et des canonniers à cheval. De purs Gallo-Germains… Rome ici n’a pas laissé de traces. Mais je vous fatigue, ma petite Louise, avec mes discours.

— Au contraire, mon cousin : c’est très intéressant. Et les yeux de pervenche qui, au nom du mort évoqué s’étant voilés de larmes, fixaient sans regard le lointain vague, revinrent poliment au notaire.

— Il faut vous laisser distraire un peu, reprit-il. Cela n’empêche pas le chagrin, mais aide à le supporter. Et puisque vous voici revenue au terroir, vous devez être instruite de la chronique locale et familiale. Le pauvre cousin Amédée ne devait pas vous en parler beaucoup.

— Il était toujours tellement occupé…

— Puis dans ce grand chaos de Paris, on oublie, tout s’efface. Nous autres qui, de père en fils, demeurons acagnardés à notre petit coin de terre, nous avons du temps pour ruminer les traditions et les conserver. Savez-vous bien que, depuis l’année où Louis XIV est mort, s’il vous plaît, toujours, il y a eu un Sigebert notaire à Bruyères-sous-Laon ? C’est d’aujourd’hui, d’ailleurs, cette dispersion des familles. Il n’y a pas bien longtemps encore on demeurait enraciné au sol natal, ou du moins y venait-on finir ses jours. Votre aïeul, quand il a été retraité comme lieutenant-colonel d’artillerie, s’est fixé auprès de son vieux père, dans la maison où il était né et que votre père depuis a vendue.

Me Sigebert soupira en hochant la tête. La pensée lui était venue que cette maison avait fondu dans le creuset du jeu, et son respect pour l’immeuble s’en affligeait.

— C’était, reprit-il, quelques années avant la guerre. Le colonel reprit du service et s’est distingué à Bapaume, où il commandait un régiment de marche.

— Papa était au siège de Paris, dit Louise, un petit mouvement de fierté secouant son accablement. C’est là qu’il a été décoré. Il n’avait que vingt ans.

De nouveau se fit sévère l’expression naturellement bourrue du cousin Alcide. Sur son ample poitrine il sentait cette lettre dont la pauvre enfant devait ignorer le contenu, et il savait que cette croix glorieusement gagnée par le soldat, la mort seule avait empêché qu’en fût dépouillé le spéculateur. Un instant il garda le silence. Ce n’est pas elle qui l’eût rompu. L’épuisement causé par tant de larmes l’avait plongée dans une sorte de stupeur bienfaisante.

Comme on allait au pas, montant une côte, le notaire, se retournant, aperçut en arrière le char des bagages qui trottait dans le plat de la route.

— Fructidor nous aura bientôt rejoints… Il a une bonne paire de chevaux. Clovis, arrête un peu devant la forge : j’ai deux mots à dire. Lisez l’enseigne, petite cousine… elle vous amusera.

Tandis qu’il s’enquiert d’une réparation à sa grille, Louise sourit vaguement de lire : « Clodomir Mâchefer, maréchal-vétérinaire, Ferronnerie ». Et il a bien quelque allure de leude mérovingien, ce grand gaillard sec comme une trique, aux longues moustaches rousses, dont les bras noués de muscles et les larges mains brûlées n’eussent pas été embarrassées de brandir la francisque gauloise ou la framée germanique. Cet âpre pays donne une singulière impression de force.

Quoique de tout temps les Sigebert eussent professé, sous des changements d’étiquette, cette opinion moyenne de la vieille bourgeoisie provinciale faite de libéralisme prudemment retenu, frondeuse de l’autorité et de la religion, mais méfiante de la liberté et sachant le péril de la mécréance, lors de la Révolution ils avaient su s’accommoder aux circonstances et en tirer profit. Le comte de Vorges, dont, à une lieue et demie de Bruyères, le château se terre en un vallon boisé et humide, ayant émigré, le tabellion d’alors. Théophile, avait acheté pour une poignée d’assignats sa maison « de ville », devenue bien national.

Au fond d’une assez vaste cour de belle ordonnance, que sépare de la rue une clôture en fer forgé ancien, un bâtiment de bon style Louis XV, érige son étage de pierre grise un peu verdie par le temps, que coiffe un toit aigu en ardoises. Faisant retour d’équerre, deux ailes basses, dont l’une est affectée aux bureaux de l’étude, l’autre aux dépendances relativement importantes d’une habitation semi-rurale. Et, en mélancolique contraste avec les reluisants panonceaux du portail, au-dessus de la porte à laquelle on arrive par un perron arrondi, va s’effritant l’écusson sculpté des bannerets éteints qui avaient accompagné Thibaut, comte de Champagne, à la conquête du Saint-Sépulcre.

— Fédora, Fédora ! crie une voix forte à laquelle fait écho un aboiement enroué… Voilà monsieur qui arrive… Venez prendre les paquets.

En même temps que la grosse cuisinière, Mme Sigebert apparaît en haut des marches au pied desquelles vient de s’arrêter la voiture. Et avant que Louise ait eu le temps de se reconnaître, elle se trouve enlacée entre les longs bras osseux d’une grande femme hommasse qui fait claquer sur ses joues délicates deux gros baisers de nourrice, s’écriant après chacun :

— Ah ! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant !…

Puis, tout d’une haleine :

— Mais entrez donc. Vous devez avoir besoin de prendre quelque chose. Fédora, Fédora !… Apportez le malaga et les biscuits.

Fédora en eût été fort empêchée, ayant les mains pleines des sacs et valises que lui passait Clovis. Mais elle jugea superflu de protester contre cette déraisonnable exigence. L’inlassable activité de Mme Sigebert l’incite en appels sans cesse réitérés aux domestiques, lesquels, faute de partager avec leur maîtresse le don d’ubiquité, ont pris le parti de n’y répondre que lors­ qu’ils le jugent expédient selon l’ordre et les besoins du service. Au surplus, elle n’insiste guère, ayant ordinairement oublié ce qu’elle demande avant que soit venu le temps de renouveler son ordre.

L’introduction parmi des inconnus, même présumés bienveillants, à la curiosité de qui on se sent offert en pâture, comporte une gêne. Louise avait le sentiment de ce que sa détresse était inharmonique en cette ambiance paisible, heureuse sans doute. Elle mesurait la disproportion profonde entre des témoignages de sympathie stéréotypés, quoique sincères, et une douleur telle que la sienne.

L’habituelle pétulance de Mme Sigebert, surexcitée aujourd’hui par ces événements sensationnels, la sauva un peu de son malaise. Les trois cousines de Louise lui furent nommées en succession. Poliment, elle assura les reconnaître pour les avoir vues une fois quelques douze ans plus tôt. Docile, elle se soumit à la double accolade de chacune, respectivement accompagnée d’un :

— Vous avez fait bon voyage ?

— Vous n’êtes pas trop fatiguée ?

— Débarrassez-vous donc de votre manteau.

Elle n’eut pas la peine de chercher des réponses qu’au surplus on n’attendait point, Mme Sigebert étant aussitôt repartie dans la voie de l’attendrissement bruyant.

— Pauvre petite, pauvre petite !… que c’est donc malheureux tout cela. Enfin, enfin, il faut avoir du courage et prendre sur vous… Va donc voir, Ludivine, pourquoi on n’apporte point le malaga et les biscuits.

Les pommettes échauffées légèrement par le doigt de vin qu’il lui avait fallu accepter, tant bien que mal, Louise tint tête aux questions de Mme Sigebert, tellement pressées d’ailleurs, et entrecoupées d’exclamations, d’interjections, d’onomatopées, que le joint pour placer son mot ne se trouvait pas aisément. Assises en rang, ses trois cousines la regardaient. Encore que ce fût avec des yeux apitoyés, l’orpheline, si effrayée hier de la solitude, en éprouvait tout d’un coup l’immense besoin.

Processionnellement enfin on la conduisit à sa chambre, et tout d’abord Mme Sigebert insista pour qu’il fût procédé au récolement des colis. Un petit sac étant signalé manquant :

— Clovis ! Clovis ! clama-t-elle du haut de l’escalier…

Ce qu’ouïssant, celui-ci, en train de mettre le couvert, empoigna son panier à bouteilles et se dirigea vers la cave, prétexte honnête pour se dérober à un appel qu’il estimait oiseux autant qu’inopportun.

— Va donc voir, Ludivine… ce sac doit être resté dans le vestibule… Ah ! la trompe du messager… Il faut que j’aille vérifier mes paquets… Vous permettez, ma chère petite ?… Nous devons tout faire venir de Laon, et encore nous n’avons rien. Ah ! ce ne sont pas les ressources de Paris… Fédora ! Fédora !

À quoi la cuisinière, occupée à battre ses blancs pour les œufs à la neige, ne répondit qu’en manœuvrant le moussoir avec un redoublement de vigueur, ce qui pouvait au besoin la dispenser d’avoir entendu. Son empressement d’ailleurs eût été superflu, la vigilante maîtresse de maison étant déjà en querelle avec le voiturier au sujet d’un carton à demi défoncé.

— Tes livres doivent être arrivés, Aurore, dit à son aînée la plus jeune des trois sœurs. Est-ce que tu n’en as pas à remettre pour être rendus demain ?

— Oui, oui, j’y vais.

Julie, la seconde, s’était esquivée déjà, car elle attendait un chapeau.


CHAPITRE IV


Pour être au nombre des Grâces, les demoiselles Sigebert n’en possédaient point les attraits. Bien que la doyenne eût à peine atteint la trentaine, un embonpoint précoce alourdissant encore la structure naturellement massive qu’elle tenait de son père, déjà semblait-elle hors d’âge. Son renom local de bel esprit n’était pas rendu manifeste par le regard terne des petits yeux myopes, percés en trous de vrille dans un visage bouffi de blonde lymphatique. Il est positif cependant que rarement Aurore était vue sans un livre entre ses mains grasses et blanches. Invariablement œuvres d’imagination, de toutes farines, louées au cabinet de lecture du chef-lieu ou bien empruntées très loin à la ronde.

Mais, par surcroît, elle écrivait. Tous les Courriers et les Messagers, toutes les Étoiles et les Sentinelles, les Réveils et les Échos du département et de ceux limitrophes étaient dépositaires de sa prose melliflue s’épanchant en contes moraux, nouvelles sentimentales, paysanneries idylliques, variétés instructives, de poésies également, dont plusieurs avaient été couronnées par des académies régionales. Dédaigneuse de la mode, sa coiffure tout en boucles, genre Sévigné, avait pour objet d’exprimer son âme lyrique. Pareillement, sa haute intellectualité se traduisait-elle en costumes d’intérieur, jugés de haute fantaisie par ces dames de Bruyères-et-Montbérault — les communes jumelles — et conçus dans un sentiment oriental qui ne messayait point à son effondrement d’odalisque.

Mlle Aurore n’est pas facile à marier, disaient les bonnes âmes… Il lui faudrait trouver un homme d’esprit tellement supérieur…

Julie, au contraire, était la beauté de la famille. Beauté très relative, existant surtout dans sa propre imagination ainsi que l’aveuglement de ses parents. Avec sa maigreur, trop fortement charpentée pour être élégante — encore qu’au moyen d’artifices de toilettes et d’attitudes étudiées elle s’efforçât de la rendre serpentine — son teint mat que d’aucuns déclaraient jaune, son profil de cavale, les yeux noirs, gros et ronds qui, moins vides de toute pensée, eussent constitué son meilleur atout, elle croyait fermement réaliser le type de la brune ardente qui, en littérature, exerce de tels ravages dans les cœurs masculins. Le roman, sans doute, n’est qu’une image imparfaite de la vie, car, sur ses vingt-huit ans, elle en était à attendre l’épouseur sortable. Peut-être nourrissait-elle des prétentions excessives. Volontiers elle le laissait croire, pensant ainsi se conférer du prestige en même temps qu’elle y trouvait un motif plausible à la prolongation de son célibat.

Tout à fait dans le train, Julie ne craignait pas de parler ce qui de l’argot parisien pénètre dans les provinces, passablement en retard et souvent à côté. Aux fins de mieux fasciner les rares jeunes hommes du pays, elle s’adonnait aux sports : patinage, croquet — encore en faveur dans ces régions attardées — tennis enfin, d’importation récente, dont elle s’était fait l’apôtre, ayant fondé un club auquel appartenait un court créé en un coin de l’emplacement des anciens remparts, Mlle Julie Sigebert était une personne considérable, quoique, comme toute royauté, la sienne n’allât pas sans opposition.

Quant à Ludivine, petite, maigriote, roussote, louchonne, elle détenait, sans illusion et sans conteste, l’emploi de laideron, faisant elle-même les honneurs de son œil qui regarde en Picardie brûler la Champagne, selon la très exacte façon de dire de la région sise entre ces deux provinces. Le visage cependant, plat et ingrat, tout constellé de taches de son, s’éclairait d’un sourire si franc, si cordial, que la sympathie allait droit à elle. C’est ce qu’aussitôt ressentit Louise lorsque, demeurée seule de la famille, Ludivine lui dit d’un ton de gentille malice :

— Nous étions vraiment trop tout à l’heure. Mais si je vous ennuie aussi, ne vous gênez pas pour me mettre à la porte.

Et prévenant les paroles de protestation :

— Je ne le trouverais pas mauvais, allez. Dans votre grand chagrin, ce doit être tellement odieux d’avoir à faire la bouche en cœur.

— Je serais bien ingrate, au contraire, si je n’étais profondément touchée et reconnaissante de l’accueil que je trouve ici.

— Bien sûr, nous ne sommes pas méchants et on fait ce qu’on peut. Mais ce qu’on dit à ceux qui souffrent est tellement au-dessous de ce qu’ils ressentent qu’on doit leur paraître idiots.

Il était communicatif, ce sourire de la petite roussote. Et c’est de même que Louise lui répondit :

— Me pensez-vous assez déraisonnable pour prétendre que la terre cesse de tourner parce que je suis dans la peine ? Je me rends compte, au contraire de mon tort à vous apporter ma tristesse.

— C’est nous alors qui serions d’affreux égoïstes. Il me semble, à moi, que ceux qui ont du chagrin doivent pleurer quand ils en ont envie et que le mieux est de ne pas les tourmenter sous prétexte de les consoler ou de les distraire. Telle n’est donc pas mon intention, mais seulement de vous aider à défaire vos malles, si toutefois vous en avez besoin.

— Besoin, non. Mais cela me fera plaisir, ma cousine.

— Dites vous n’allez pas nous traiter ainsi cérémonieusement ? Mes sœurs encore, à première vue, je comprends qu’elles imposent : Aurore avec son port majestueux et notre ténébreuse Julie… Mais moi !… Savez-vous que, dans mon bas âge, j’étais grosse comme pour deux liards de beurre et assez drôle, paraît-il, ce qui fait qu’on m’appelait « le petit bout ». Ça m’est resté longtemps… Si bien que, quand vous me dites « ma cousine » gros comme le bras, il me semble être ma propre grand’mère.

Elle avait, cette petite Ludivine, le tact qui vient du cœur et ne cherchant pas les paroles stériles pour la consolation des affligés, savait trouver celles qui, un instant, les détournent de leur affliction.

Les besognes manuelles aussi, lorsqu’on est en état de s’y livrer, constituent un dérivatif salutaire. Abandonnée à elle-même, Louise peut-être n’aurait pas eu le courage de s’occuper déjà à son installation. Avec auprès d’elle cette gentille activité trottinante, son goût pour l’ordre lui revint.

— Mieux vaut ne sortir que le nécessaire pour quelques jours, conseilla Ludivine, car vous aurez la chambre verte. Nous avons été prises de court et le temps a manqué pour la faire à fond. Or, plutôt que mettre quelqu’un dans une chambre qui n’est pas faite à fond, maman céderait la sienne.

De nouveau, Louise sourit.

— Vous êtes donc provisoirement dans la chambre de mon frère. Comme il vient coucher de temps à autre, elle est toujours en état. Même cela sent quelque peu la cigarette. Vous ne craignez pas cette odeur ?

— Mon pauvre père fumait beaucoup.

Oh ! l’horreur de cet imparfait… Les jolis yeux de pervenche s’obscurcirent.

Un grattement derrière la porte vint faire diversion.

— C’est Porthos. Il s’imagine que Claude est arrivé.

Sans daigner prêter nulle attention aux personnes présentes, le vieux braque bleu fit deux ou trois fois le tour de la chambre en reniflant avec force. Assuré que son jeune maître ne s’y trouvait point, il s’approcha de l’inconnue qu’il se mit à flairer longuement, mais avec plus de délicatesse. À mesure qu’il s’avançait dans cet examen olfactif, sa physionomie, d’abord sévère, allait s’adoucissant. Son tronçon de queue commença à remuer d’un mouvement qui progressivement s’accéléra jusqu’à ce que, en sachant assez, il s’assît sur le derrière en face de Louise, pour la dévisager de ses beaux yeux d’or. Enfin, gravement, il lui offrit une patte, puis l’autre et comme elle lui flattait la tête, de deux grands coups de langue sur la main il acheva de lui souhaiter la bienvenue.

— Un vrai succès, déclara Ludivine. Porthos n’est pas du tout banal. Avec ceux qui n’ont point l’heur de lui plaire, et c’est le grand nombre, il n’y a pas plus ronchonneau. Mais vous, ça y est… vous êtes de la famille à présent, ad vitam æternam.

Louise soupira. Enfin, Me Sigebert l’avait bien dit : à chaque jour sa peine.

— Mon cousin Claude n’est plus avec vous ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

— Oh ! le pauvre garçon, il a eu bien des ennuis. Il s’était présenté à l’École forestière de Nancy… car c’est une manière de sauvage, figurez-vous, un homme des bois, qui ne se plaît pas du tout au commerce des humains. Il avait été admissible haut la main et était certain d’être reçu l’année suivante. Oui, mais voilà que, quelques jours avant les examens, il tombe malade. C’était une fièvre typhoïde qui l’a tenue trois mois entre la vie et la mort. Bref l’école à vau-l’eau, la limite d’âge étant passée. Enfin, il est guéri à fond, trop à fond, car on le trouve excellent pour le service et ce sont ses trois ans à tirer, ne jouissant plus de la dispense. Il les a faits de bonne humeur quand même, étant très cocardier. Puis il était aux dragons d’Epernay et il adore les chevaux. Il avait eu des vélléités de piocher pour Saumur, mais papa l’en a dissuadé, prétendant que le métier d’officier de cavalerie ne convient pas à un garçon sans fortune. Si bien que Claude s’est contenté du beau grade de maréchal des logis. Il voudrait aller en Tunisie ou meme plus loin pour faire de l’agriculture. Et afin d’apprendre le métier il est depuis six mois dans une grande ferme à moutons du pays rémois, un élevage très connu où on fait des reproducteurs qui sont demandés de tous les pays du monde.

— Ludivine !… Ludivine !…

Cet appel lointain ne troubla pas la jeune fille dans ses arrangements. Et à juste raison, car aussitôt la voix sonore se fit entendre, interpellant successivement Clovis et Fédora avec pareille véhémence. Comme c’était aux fins de s’informer prématurément pourquoi on ne servait point, nulle autre réponse ne lui fut faite que, quelques instants plus tard, par la cloche du dîner.

Ce soir-là, avant de s’endormir, Louise passa en revue ses projets d’avenir.

De son chagrin il lui semblait ne jamais devoir être consolée et au surplus ne le souhaitait-elle point. Mais les épreuves matérielles qui se dressaient devant la faiblesse de ses vingt ans, elle les voulait affronter sans défaillance. Son angoisse même, tellement plus cruelle, lui semblait-il, que le dénûment, combien davantage n’en eùt-elle pas souffert si ne se fût ouvert pour elle, refuge apres la catastrophe et halte au seuil de l’inconnu, ce foyer auquel généreusement, on l’invitait à s’asseoir. Dans ce corps fragile se révélait un de ces cœurs stoïques qui se haussent à supporter la douleur par la pensée qu’ils ne sont pas les premiers à la connaître, qui, loin de maudire le destin pour tout ce qui aggrave leur peine, lui sont reconnaissants des petites consolations propres à l’atténuer.

Cependant elle était une enfant encore, et qui de nous ne le redevient aux heures de détresse ?…

— Entrez, cria-t-elle, croyant entendre quelqu’un derrière la porte.

Personne ne répondant, elle ouvrit. C’était le vieux braque bleu. Ainsi que de droit, il entra. Comme Louise s’asseyait pour le caresser, il se serra tout contre elle, et lui allongea sur les genoux son museau humide. Plus encore — elle en eut un peu de honte — qu’à l’affectueux baiser de Ludivine qui, la dernière lui avait souhaité le bonsoir, l’orpheline fut sensible, à cet humble et muet témoignage. Nouant ses bras autour du cou de Porthos, doucement elle pleura sur la grosse tête dont la regardaient, graves et tendres, les bons yeux d’amour et de fidélité.


CHAPITRE V


La maison Sigebert est située à la lisière du bourg, son jardin, primitivement assez étroit, s’étant agrandi aux dépens du terrain de l’ancienne enceinte jetée bas, dont il englobe un soubassement de tour habillé de lierre. Une barrière sépare le potager d’un bout de pré qui descend en pente douce vers un étroit ruisseau assez profond, traversé par un pont rustique, au delà duquel un petit bois de bouleaux met son rideau de verdure légère devant la perspective sans relief des champs d’artichauts et de colza. Au long de la berge où des saules têtards alignent leurs grosses boules de feuillage pâle, un sentier herbu contourne le bois et s’en va tomber sur la grande route de Laon qui, un peu plus loin, aboutit à l’entrée principale de Bruyères.

De cette petite oasis de fraîcheur et d’ombre au milieu de l’échiquier des cultures, Louise avait fait son ordinaire promenade. Parfois même y apportait-elle un livre ou un ouvrage et, sous la garde du vieux Porthos, qui désormais ne la quittait non plus que son ombre, assise au pied d’un arbre, elle y passait plusieurs heures. En outre de la solitude chère à sa tristesse, elle y trouvait cet attrait si vif qu’exerce la nature. De la campagne, qui aujourd’hui se révélait à elle, tout l’amusait : les poules picorant un fumier, les pigeons roucoulant sur un toit de chaume, les vaches ruminant à l’herbage et fixant l’inconnu de leur grand œil profond et doux ; le retour, au crépuscule, des travailleurs las, regagnant le foyer dont les guide la fumée grise montant dans le ciel ; la rentrée des moutons, pressés les uns contre les autres en une vapeur chaude, et bêlant à la bergerie vers laquelle, attentif et haletant, les pousse le grand chien hirsute ; la descente, grave et lourde, du bétail aux mares où les mufles roses soulèvent des bulles dans l’eau — toutes ces choses humbles et pourtant augustes qui font la poésie de la terre aux pays même les plus dépourvus de beauté.

Au contact de cette vie intense de la nature Louise revivait. La fleur brutalement froissée de ses vingt ans se rouvrait et s’épanouissait avec les lilas sous la caresse du soleil venant réchauffer le printemps des ardeurs de l’été proche. Et en même temps une douceur entrait en elle, mettant un baume sur sa plaie saignante. Si elle avait pu bannir de sa pensée l’angoissant problème de l’avenir, il lui semblait qu’elle se fût endormie dans cette grande paix qui monte de la terre, berceuse comme une bonne nourrice, la terre bienfaisante et sereine, forte de sa passivité et de son éternité.

Cette paix du moins et cette douceur, sans abolir son souci, l’allégeaient, lui donnait la force de le considérer en face. Les prévisions de Me Sigebert s’étaient réalisées : le petit avoir que Louise tenait de sa mère se trouvait englouti avec le reste. Sur la somme qu’avant de mourir Amédée Fresnaye avait confiée à son cousin, les funérailles payées, quelques menues dépenses faites, une centaine de louis demeuraient, constituant tout le bien terrestre de l’orpheline. Sur le conseil du notaire, elle les avait placés en compte courant dans une banque.

— Ce sera, disait-elle, ma petite réserve. Combien dans ma position n’en possèdent pas autant !

Elle souriait d’un faible sourire qui, pour témoigner de sa vaillance, triomphait de sa tristesse.

— Vous n’avez besoin de rien, en effet, remarqua, pratique, Mme Sigebert. Et même votre deuil fini, on ne fait guère ici de toilette.

— Mais, ma cousine, bien avant la fin de mon deuil sans doute, je vous aurai quittée.

— Par exemple !…

Cette exclamation avait amené des larmes aux yeux de Louise. Puis, sa délicatesse s’alarmant de ce que peut-être ses parents pussent prendre ombrage du désir de se soustraire à leur hospitalité, toute rougissante et confuse comme si elle se fût accusée d’une mauvaise pensée, elle avait déclaré son intention de chercher un emploi dans une famille. De nouveau, l’excellente femme protestant avec véhémence :

— Mais ce n’est pas si terrible, avait repris Louise. Après que nous avons perdu ma pauvre maman, ne voulant pas me mettre en pension, mon père m’avait donné une institutrice, puis, jusqu’à ces tout derniers temps, j’ai eu une dame de compagnie. Elles n’ont pas du tout été malheureuses, je vous assure.

— Je vous crois, s’était impétueusement récriée Ludivine… Elles se trouvaient auprès de vous. Mais vous, qui sait auprès de qui vous vous trouveriez ?

Sur quoi, se mouchant avec force, le notaire avait clos un entretien qui le troublait.

— Bon, bon, ma chère petite, vous avez tout le temps de songer à cela. On en reparlera. Pour l’heure, il s’agit de vous remettre, de réfléchir, sans vous presser… Il peut arriver tant de choses…

En présence de toute difficulté il était pour les moyens dilatoires. Mais Louise ne professait pas son optimiste simplificateur. La force de son ferme bon sens lui tenant lieu d’expérience, elle ne se berçait point de mots. Elle ne voyait pas la vie dans le miroir menteur du roman tel que le concevait sa cousine Aurore, le roman niaisement facile où tout s’arrange vers la trois-centième page. Non que la vivace jeunesse, malgré tout, ne chantât en elle la chanson d’espoir. Mais sa confiance n’était pas faite d’illusions. Elle pensait seulement qu’à brebis tondue Dieu mesure le vent.

En attendant, elle se reprenait.

Louise, ce matin-là, s’était attardée à sa promenade. Quand l’angélus de midi, sonnant à la vieille abbatiale, l’avertit qu’il était temps de rentrer, elle se trouvait au débouché du petit chemin des bouleaux. Demeurant, indécise, à calculer si elle aurait plus court de prendre par la route ou de retourner sur ses pas le long du bois, son attention fut attirée par les aboiements de Porthos. Elle le vit qui détalait dans la direction d’un petit nuage de poussière d’où émergeait un tintement de grelot. — Porthos ! Porthos ! cria Louise, craignant un accident…

Et vivement elle s’avança sur la route, si bien que la collision se produisit à quelques pas d’elle.

— À bas, mon vieux, à bas !… Mais finis donc, idiot… Tu vas me faire casser la tête.

Le ton de la jeune voix vibrante n’était que d’un reproche mitigé. Aussi le chien n’en tenait-il aucun compte, bondissant joyeusement autour du cycliste, qui prestement mit pied à terre et se trouva en face de la frêle silhouette noire arrêtée au bord du fossé. Par un geste de machinale politesse il souleva sa cas­quette et, après une brève hésitation, il s’avança vers la jeune fille :

— La cousine Louise, j’imagine ?… Dois-je me présenter ?

— Inutile, car alors vous êtes mon cousin Claude.

Gentiment elle lui tendit la main, cependant que légèrement embarrassés de ne savoir que se dire, ils se regardaient en souriant.

— Est-ce pour m’avoir vue voilà si longtemps que vous m’avez reconnue ? demanda-t-elle enfin.

— Sans le manège de Porthos, sans ce grand deuil aussi, j’aurais hésité assurément.

— C’est que nous avons un peu changé.

— Moi surtout… du moins je l’espère, car le souvenir me restait d’une charmante petite cousine, tout à fait sérieuse et très jolie déjà, qui m’intimidait beaucoup, tandis que j’étais un affreux collégien.

— Mais pas du tout. Je me rappelais au contraire un grand cousin très gentil, qui s’était beaucoup occupé de moi.

— Eh bien ! ma cousine, vous me permettrez encore de me rendre utile, sinon agréable, autant qu’il sera en mon pouvoir.

— Tous les vôtres sont infiniment bons pour moi et je n’attends pas moins de vous, mon cousin.

Un accent de tristesse avait légèrement altéré sa voix et, de l’entendre, une gravité passa dans la physionomie du jeune homme. Lui, appuyé sur le guidon de sa machine, elle tapotant doucement la tête du chien, un instant encore ils demeurèrent sans parler.

— Vous rentriez ? fit enfin Claude… Prenons donc par le pré : il fera plus frais.

Cheminant côte à côte dans l’étroit sentier, ils devisaient maintenant avec cette aisance que donne la franchise du caractère, ils avaient en commun les souvenirs de la journée unique passée douze ans plus tôt par Louise Fresnaye chez les cousins Sigebert, et une intimité naissait entre eux de ces puérilités remémorées.

— Je vous ai balancée sur l’escarpolette, disait-il, et pour vous taquiner un peu, je vous lançais très haut. Mais vous étiez brave.

— Je mourais de peur, au contraire. Seulement je ne voulais pas l’avouer.

— Et la tortue Zéphyrine, vous vous en souvenez ?

— Elle ne m’était pas très sympathique.

— Ce sont des animaux qui gagnent à être connus. Et ils ont leur jugeotte. Elle avait été oubliée, figurez-vous, dans le fourneau de la buanderie. Quand on a allumé pour la lessive, une fâcheuse odeur de graisse fondue a révélé sa présence. On l’a retirée à demi grillée et plongée dans un seau d’eau, d’où elle est sortie parfaitement gaillarde. Toutefois, une maison où on est exposé à de telles malencontres ayant cessé de lui plaire, un beau jour elle a disparu. Je l’avais remplacée par un hérisson.

— Vous aimez toujours les bêtes, à ce que me dit Ludivine. Seulement aujourd’hui ce sont les chiens et les chevaux. Moi aussi d’ailleurs, je les aime.

— Cela prouve, ma cousine, que nous sommes de belles âmes. Ne riez pas… Ceux qui aiment les bêtes, les bêtes les aiment… Voyez Porthos…

— C’est pourquoi vous les préférez aux hommes… toujours selon votre sœur.

— Oh ! la peste… Elle m’aura dépeint comme une manière de Peau-Rouge…

— Un peu. Mais je vois que vous êtes quand même assez civilisé.

— Grand merci, ma cousine. Pour tout vous dire, la civilisation de Bruyères-et-Montbérault ne m’attire que faiblement. Vous y êtes depuis un mois et n’y connaissez que les Sigebert, lesquels sont d’assez braves gens. Attendez un peu… Quand vous aurez pressé le citron…

Le soupir de Louise n’échappa point à celui qui marchait tout contre elle dans le chemin très rétréci encore à cette place. Et sous la lumière atténuée de ce clair sous-bois, ils faisaient un aimable couple. Lui, de taille plutôt petite, mais robuste en sa souplesse juvénile, le teint halé un peu, l’œil brun, vif et hardi, sous la fine moustache noire un beau sourire de loyauté. Elle, sa joliesse blonde en contraste attendrissant avec l’austérité des vêtements de deuil, sa délicate pâleur animée par la marche et le grand air qui avaient mis aussi dans les yeux de pervenche une flamme douce.

— Ah ! diavolo ! s’écria Claude tout d’un coup, et mon ami que j’ai oublié… Oui, un camarade que j’amène… C’est toute une histoire. Il avait affaire à la poste de Laon et est grimpé en ville, tandis que je prenais les devants pour annoncer à ma mère la venue de deux affamés.

Ils pressèrent le pas. Mais, poussée à la main, la bicyclette n’allait guère vite, s’accrochant aux herbes, aux ronces. La passerelle enfin fut franchie. Par delà les planches de pois et de salade, ils aperçurent au loin Mme Sigebert dont les yeux perçants découvrirent, les deux jeunes gens qui cheminaient à travers le pré.

— Clovis ! clama-t-elle, Clovis !… Voilà M. Claude. Mettez vite son couvert.

Comme elle venait au devant d’eux, le domestique, au lieu d’obéir à son injonction, se dirigea vers la cuisine, estimant d’urgence plus immédiate l’avis d’avoir à forcer l’omelette. À peine Mme Sigebert avait-elle embrassé son fils qu’également elle y songea.

— Fédora !… Fédora !…

Mais une méprise du jardinier sollicitant son attention :

— Que faites-vous donc, Aristide ?… Je vous ai dit : à gauche les bégonias et les géraniums à droite, où il y a davantage de soleil.

Louise s’était esquivée, discrète, laissant la mère et le fils à leurs épanchements.

— Tu as déjà renoué connaissance, à ce que je vois, avec la petite cousine. Pauvre enfant ! comme c’est malheureux tout cela… Elle est si intéressant, si courageuse… Tiens ! qui donc vient là-bas ?

Par le passage qui, du côté du puits, met le jardin en communication avec la cour, Mme Sigebert avait aperçu un grand garçon blond, en knickerbockers et vareuse de cycliste, qui, maintenant sa machine, cherchait des yeux quelqu’un pour l’introduire. Vigoureusement Claude le héla.

— Maman, je vous présente Randolph Curtis, qui a fait tout le chemin du Canada à la ferme, dans le but de nous acheter des béliers… Célébrité mondiale, comme vous voyez, bien flatteuse pour les Champenois. Nous sommes devenus de grands amis, et j’ai pris la liberté de vous l’amener, d’autant que nous aurons à vous entretenir, vous et papa, d’une petite affaire.

— Soyez le bienvenu, monsieur. Mais mon enfant, Pourquoi ne m’avoir pas envoyé une dépêche ? J’aurais fait mettre un dindon en broche. Que c’est donc malheureux…

Avant que l’étranger eût pu placer une parole, elle s’élançait vers la cuisine tandis que, gravissant le perron, son fils, très rassuré, car il connaissait la plantureuse chère de la maison paternelle, lui criait :

— Nous montons dans ma chambre pour nous épousseter.

Et cela jeta Mme Sigebert dans une nouvelle surexcitation.

— Justement on vient de la passer à l’encaustique et je crains que ce ne soit pas sec… Que c’est donc malheureux… Laisse la fenêtre ouverte au moins, car vous prendriez mal à la tête.

La présence des deux jeunes hommes donna beaucoup d’animation au repas un peu retardé, que la calme activité de Fédora appuyant celle, exubérante, de sa maîtresse, avait corsé suffisamment pour ce surcroît de convives bien endentés.

Très émue d’abord par la pensée de recevoir un Anglais à sa table, la famille s’était rassérénée en constatant qu’il parlait couramment le français. Ce fut pour le notaire l’occasion de placer sa petite conférence sur l’origine du Canada, cette Nouvelle-France où, dès François Ier, avait été arboré le drapeau blanc, ces « quelques arpents de neige », abandonnés par l’impertinente futilité de la monarchie en décadence. Comme toutefois l’érudition dont il se piquait ne dédaignait nulle occasion de s’instruire, le jeune étranger fut mis à rude épreuve par d’abondantes questions.

Ainsi apprit-on que son père possédait quelque part, entre les lacs Manitoba et Winnipeg, des pâturages s’étendant sur un nombre d’acres dont l’énoncé manqua jeter en apoplexie l’officier ministériel. Comme Mme Sigebert soupirait que c’est bien loin : — Mais non, rectifia Randolph Curtis : du Havre à Québec, neuf jours de navigation, dont trois sur le Saint-Laurent. Puis quelques quarante heures de transcontinental, ce ruban d’acier qui, sur une longueur de douze cents lieues, réalise, après tantôt quatre siècles, le rêve de Jacques Cartier cherchant vers l’ouest la route de la Chine. Ensuite, à cheval ou en char à bœufs, un peu plus que la distance de Laon à Paris, et on est rendu. Une promenade.

Beau pays ? Certes. Et le patriotisme colonial, plus ardent encore que celui de la métropole britannique, fit luire une flamme bleue aux grands yeux couleur ciel d’hiver du Canadien. Des eaux magnifiques. La prairie aux horizons infinis où, pendant des milles et des milles, on galope sans rencontrer trace d’humanité. Parmi les herbes hautes comme ça, des troupeaux de dix, de vingt mille têtes, à l’état quasiment sauvage. Et les forêts aux futaies gigantesques. Et la chasse au terrible ours grizzly dans les Montagnes Rocheuses… Dans cet État, quinze fois vaste comme la France et huit fois moins peuplé, on trouve des solitudes inexplorées encore. Précisément arrivait-il d’une excursion vers l’Athabasca et au grand lac de l’Esclave. Très amusant. Pas aussi exciting néanmoins que de chercher les bêtes à fourrures dans les régions glacées du Labrador… Les petits yeux d’Aurore s’écarquillèrent, car ainsi prenait une réalité vivante son collet de vison.

De toutes ces choses, Randolph Curtis parlait avec la simplicité positive et tranquille de l’Anglais qui dédaigne toute amplification, le fait à ses yeux valant uniquement par soi-même, et pour qui ce serait acte de mauvais goût que faire état des privations endurées, des périls courus.

La brune Julie était passablement émoustillée par la présence d’un jeune célibataire d’aussi bonne mine et s’appliquait en son honneur à ses plus serpentines attitudes, cherchant à monopoliser son attention.

Très beau gars vraiment, ce Randolph Curtis, dans la pureté du type anglo-saxon plus en muscles qu’en cervelle, les épaules d’athlète emmanchées d’un cou de gladiateur faisant contraste avec le clair teint de fille du masque aux traits fins, un peu aigus, strictement rasé, aux cheveux soyeux couleur de blé mûr, bas plantés sur le front étroit. Mais la physionomie se virilisait par la coupe puissante de la mâchoire, meublée de dents de loup entre les lèvres fraîches. Enfin, s’alliant à cet aspect de vigueur, d’endurance, d’énergie latente du jeune animal bien en forme, quelque chose de cette ingénuité prêtée aux héros impavides de la mythologie germanique.

Ludivine, elle, n’avait d’yeux que pour son frère, de qui aussi était-elle notoirement la favorite. Ce sentiment d’ordinaire se traduisait en taquineries réciproques dans lesquelles il n’avait pas souvent le dessus. Mais en ce moment Claude ne s’occupait point de sa sœur, absorbé qu’il était par les descriptions et les récits de son camarade, et les réchauffant de commentaires enthousiastes. Le jeune étranger avait révolutionné ce paisible intérieur. Et quand on fut passé au jardin pour prendre le café, Mme Sigebert mit une cordialité toute particulière à le prier d’y demeurer pendant le congé que prenait son fils.

— C’est très aimable de vous, répondit Randolph Curlis, de qui le franco-canadien parfois s’émaillait d’anglicismes.

Elle s’étonna de voir accepter comme allant de soi une invitation qui, selon les us de la vieille politesse bourgeoise, aurait dû provoquer un combat plus ou moins prolongé, quoique d’issue certaine. Mme Sigebert ignorait que l’hospitalité provinciale est peu de chose auprès de celle des pays d’outremer.

— Je ne vous cacherai pas, maman, fit Claude, que, prévoyant vos bonnes intentions, je l’avais engagé à mettre sa valise au chemin de fer avec la mienne. D’ici ce soir on trouvera bien une occasion pour les faire prendre.

Mais elle ne l’entendait plus. Déjà elle avait appelé les domestiques qui, attablés, demeuraient sourds à son intempestive réquisition. Sans les attendre d’ailleurs, elle monta afin de vaquer elle-même aux soins préliminaires de l’installation de son hôte dans la petite chambre bleue.

Le moment était venu pour Julie de prendre sa revanche.

— Nous avons ici, dit-elle, un petit tennis-club — elle prononçait avec un accent britannique à l’excès — dont c’est tout à l’heure précisément jour de réunion. Si vous vouliez, monsieur, nous faire le plaisir de vous mesurer avec nous… en nous rendant des points, bien entendu, car nous ne sommes pas de très fines raquettes…

Vainement Claude fit-il de gros yeux à son ami. Celui-ci accepta de participer à cet anodin divertissement avec autant d’entrain que s’il se fut agi d’une partie de chasse au bison. Ludivine était réfractaire au tennis, peu fait, disait-elle, pour mettre en valeur son genre de beauté. Quant à Claude, son éloignement pour les mondanités locales l’avait toujours retenu d’aller, même en spectateur, jusque sur le terrain. Néanmoins proposa-t-il à Louise la promenade et, pour la première fois depuis qu’elle faisait partie de la famille, l’orpheline consentit à sortir de sa retraite.

Tandis que Julie épinglait sur ses noirs bandeaux le paillasson canotier avec lequel la chemisette en oxford bleu, la cravate à la marinière, la ceinture de daim et la jupe courte de piqué blanc constituaient un costume tout à fait « sport », disait-elle, d’un ton acidulé, elle fit à sa sœur aînée cette remarque : — Les voilà inséparables. Pour s’être vus une fois quand ils étaient gosses, on dirait qu’ils ont gardé les vaches ensemble.

— L’éternelle chanson de la jeunesse, proféra Aurore avec son sourire supérieur… Peut-être est-ce le coup de foudre.

— Tu plaisantes… Claude serait vraiment inflammable ! D’autant qu’elle est bien gentille, la pauvre petite, mais tellement insignifiante !… On croirait plutôt qu’elle arrive de Pontoise que de Paris. Et en outre, dans sa position, ce serait mal de lui donner des espérances irréalisables.

— Le cœur, ma chère, a des raisons que la raison ne connaît pas.

Le bel esprit de Bruyères se plaît à citer ses auteurs, sans commettre la faute de goût de les nommer. Et comme ils sont pour la plupart peu connus dans son entourage, ainsi lui fait-on volontiers crédit de pensées remarquables. Julie, toutefois, jugea celle-ci fort saugrenue et, haussant ses épaules anguleuses :

— Avec ta manie d’écrire, ma pauvre Aurore, tu vois du roman partout.


CHAPITRE VI


— Hello ! Julie… vous êtes en retard, ma chère. Tiens, et vous voilà, Claude… Comment va ?

Par cette bruyante et cavalière façon d’interpeller les gens, les demoiselles Pépin pensaient affirmer le genre américain, ou qu’elles jugeaient tel, en étant férues au point d’avoir modifié en Nelly et Daisy leurs noms vulgairement français Hélène et Marguerite. Très modernes, ces deux jeunes personnes, filles d’un riche fabricant de serge, escot, anacoste et autres tissus de laine rase de Soissons, propriétaire du petit château de Vorges où, dès les premiers beaux jours, elles venaient s’installer sous le chaperonnage conventionnel — leur père était veuf — d’une vieille parente pauvre. Aussi ne laissaient-elles pas de faire aux prétentions de Julie Sigebert une sérieuse concurrence. Celle-ci néanmoins s’était mise avec elles sur un pied de grande intimité, affectant de les tenir pour les seules relations du voisinage dignes de sa propre supériorité d’élégance.

Elle avait aussi d’autres motifs, chuchotaient les langues du pays, ou plutôt un seul, lequel pourrait bien être l’existence d’un frère associé au tissage venant chaque semaine avec son père, du samedi au lundi. Précisément se trouvait-il là. Gros garçon roux et joufflu, le front bas, des yeux de ruminant couleur bleu de faïence japonaise, la physionomie têtue et sournoise, ce jeune coquebin, assez empêtré auprès des femmes, n’était pas des plus séduisant, mais pour la médiocrement pourvue beauté de Bruyères, il eût constitué un beau coup de filet.

D’autant se trouvaient diminuées les faibles chances du second clerc de l’étude, blondin rose et poupin, subjugué par les ténébreux attraits de la fille du patron, mais qu’une humble naissance et l’impossibilité d’ache­ter jamais la charge vouaient à l’emploi de ver de terre amoureux d’une étoile. Comme il sied toutefois d’enchaîner des cœurs à son char, Julie daignait accorder à M. Achille quelques menus suffrages, fût-ce uniquement dans le but de piquer au jeu le receveur de l’enregistrement, M. Costerousse, Toulousain au verbe sonore, dont Mlle Sigebert cadette au besoin se fût accommodée car il avait, à l’en croire, quelque bien chez lui.

Les autres membres du club étaient de moindre importance. La fille du juge de paix appartenait à ce type, qualifié en idiome local de « petite ingratitude ». Et ne sachant pas, à l’égal de Ludivine, en prendre de bonne humeur son parti, elle puisait dans la conscience de sa disgrâce une gaucherie qui faisait d’elle la terreur de ses partenaires. Puis la progéniture du maire, très gros marchand de grains, de souche paysanne, dont les héritiers, décrassés par l’éducation reçue dans les institutions religieuses les mieux fréquentées du département, répondaient respectivement aux noms indigènes de Laure, Lauris et Laurisson. Celle-là, compagne de couvent de Julie. Des deux fils, le plus jeune, se reposant avant le service militaire des fatigues d’un baccalauréat péniblement décroché, était un long jouvenceau quasiment albinos, dont, chaque fois qu’une personne de l’autre sexe lui adressait la parole, les joues, vierges de tout poil s’empourpraient au point de donner à croire qu’il allait périr par asphyxie. L’ainé, grand gars faraud et avantageux, manière de coq de village, chasseur, buveur, employait le meilleur de son temps en parties de billard au café du Coq d’Or.

Lauris Lehupier n’ayant aucun goût pour la bonne compagnie, on ne l’avait point vu sans étonnement se laisser enrôler dans le club de tennis. La rumeur publique attribuait ce changement d’humeur à la vive impression qu’aurait produite sur lui la turbulence garçonnière de la petite Daisy Pépin. Et on supputait ce que, le cas échéant, pourrait donner la totalisation de deux fortunes bien faites pour s’allier.

Quelle entrée triomphale au milieu de ce médiocre contingent masculin fait aujourd’hui Julie Sigebert remorquant un si beau cavalier, qu’auréole encore sa nationalité !…

— C’est tellement distingué d’être Anglais, a coutume de dire une châtelaine du voisinage, cliente de Me Sigebert, la vieille baronne Le Housset, dont la belle et, assure-t-on, folâtre jeunesse s’est écoulée à Paris, au temps de Louis-Philippe, où sous les auspices du duc d’Orléans s’introduisit en France le britannisme.

Et Claude Sigebert encore, quelle aubaine ! Car, outre sa belle mine, à défaut du prestige d’exotisme, il possède celui de son dédain pour la petite coterie où finissent en tempête dans un verre d’eau tant de prétentions, de rivalités, de jalousies, de coquetteries naïves et cependant féroces.

Les présentations furent faites, et les vigoureux shake-hands échangés avec les demoiselles Pépin, le coude levé à la hauteur de l’œil, pouvaient mettre le jeune Canadien en doute quant au côté de l’Atlantique sur lequel il se trouvait. Puis les parties s’organisèrent. Il ne tarda point à s’apercevoir que tous jouaient fort mal. Bientôt il chercha des yeux son ami, avec qui il eût mieux aimé faire un tour de promenade en fumant sa pipe de chasseur qu’il n’avait pas cru devoir se permettre d’allumer devant les dames au sortir de table. Mais Claude n’était plus là.

— Cela vous intéresse, avait, après un moment, demandé à Louise son cousin, de les regarder sautiller ainsi à l’instar de moineaux sur un toit ?

— Oh ! non. Dois-je convenir que le tennis m’est tout à fait étranger ? En fait de jeux j’en suis demeurée au volant et aux grâces de mon enfance.

— À la bonne heure. Pour ma part je préfère une bonne partie de cheval fondu, de quatre coins ou de balle en posture. C’est français, c’est gai, c’est sans prétentions… Que pensez-vous, cousine, de les semer et de rentrer par le plus long ?

Ainsi avaient-ils disparu.

— Voyez-vous, reprit Claude, j’aime bien mes parents. Mes sœurs, c’est plutôt calme, sauf notre bonne petite Ludivine… Je vénère comme il convient mon clocher… Mais plutôt que de vivre ici, je m’engagerais dans un cirque ambulant. Je m’en trouve même beaucoup trop près. Est-ce que vous vous y amusez, vous ?… Pardonnez ma maladresse… J’entends bien que vous n’avez pas le cœur à des divertis­sements. Il faut prendre le mot dans son acception artistique : trouver aux choses du caractère, de l’in­térêt…

— J’ai trouvé ici de l’affection… C’est tout ce dont j’ai besoin.

La voix de Louise, musicale, un peu voilée, avait un charme très prenant. Dans la gravité douce de l’accent, Claude crut sentir un reproche et il rougit.

— Pardon encore… Je ne songe pas assez au grand chagrin qui vous remplit le cœur. Certes, ce n’est pas à présent que Paris vous manque.

— Il ne me manquera jamais, car je ne suis nullement Parisienne. Vous n’avez pas idée combien je prenais peu de part à ses plaisirs. Les spectacles ? Autant que j’en puis juger, il n’en est guère qui conviennent à une jeune fille. Le monde ? Mon père trouvait rarement le loisir de m’y conduire, et cela ne me privait pas du tout. Quelques intimités assurément m’étaient agréables, mais cela, j’imagine, se peut trouver partout. S’il faut l’avouer, d’ailleurs, je ne suis pas mondaine, ni même très liante.

— Une sauvage comme votre serviteur ?

— Le mot serait bien gros…

— Et puis il ne vous siérait vraiment pas.

— Il serait un peu prétentieux.

— Bon !… une pierre dans mon jardin.

— Mais non, mon cousin. Un homme peut avoir des occupations intelligentes et fortes qui l’éloignent de la vie des salons. Tandis que nous autres, quels motifs alléguer pour nous soustraire aux obligations sociales.

— Que ces obligations vous embêtent, parbleu ! Et d’ailleurs, où sont-elles écrites, je vous prie ?

— Vous avez été soldat, mon cousin, et bon soldat, je le sais. Vous savez donc le prix de la discipline. Croyez-vous que sous les drapeaux seulement elle soit nécessaire ? C’est dans l’adversité qu’on reconnaît combien il est salutaire de s’être, au temps du bonheur, imposé une discipline morale.

La féminité si jeune, si délicate de Louise, en même temps que faisant singulier contraste avec la gravité de ces paroles, leur enlevait tout caractère dogmatique. Craignant néanmoins que leur fût donnée une telle interprétation, avec un faible sourire, elle reprit :

— Mais ne me faites pas dire que j’ai des goûts sérieux. Je ne voudrais point paraître pédante.

— Vous y auriez de la peine, répartit Claude vivement. Non, je ne vous vois pas en concurrence avec ma poétique sœur…

— Me prêtez-vous la mauvaise pensée de faire allusion à elle ? Ce serait vous méprendre. Ma cousine Aurore est très… très littéraire…

— Votre hésitation sur le qualificatif qui lui convient la juge mieux qu’un mot de raillerie. Pauvre Aurore, Pourquoi d’ailleurs la blaguer ? Ses élucubrations ont le mérite d’être inoffensives. Tout au plus est-on tenu de subir une fois ou deux l’Ode à Molinchart, mais enfin on n’en meurt pas.

Louise ne put se défendre d’un léger éclat de rire. Cette « Ode à Bibrax », dont Claude travestissait irrévérencieusement le titre, était le chef-d’œuvre de Mlle Sigebert aînée. Et elle se mit à déclamer doucement :

Le vieux pays mérovingien
Où l’antique Bibrax drosse ses tours, hautaine.
Nid d’aigle dominant la pâle et vaste plaine,
Cet âpre pays, c’est le mien.

Ce fier pays, cœur de la France
Où naquit saint Rémy qui baptisa Clovis…


Mais Claude s’était bouché les oreilles. — Oh ! non, grâce, grâce… Il y en a quatre-vingt-dix-neuf strophes dans ce goût autant que de couplets à la complainte de Fualdès.

— Je vous trouve sévère, mon cousin. N’a-t-on pas le droit d’écrire des vers sans que ce soit du Lamartine ou du Victor Hugo ?

— Le besoin ne s’en impose pas.

— Ceux-là ne me semblent point si mal faits. Les rimes sont très riches.

— Oh ! si, elles le sont… Ne sommes-nous pas lauréate de l’Académie Sparnassienne, oui, madame ?… Et ce nom des indigènes d’Épernay les prédispose évidemment au goût de la poétique harmonieuse. Certes, elles sont millénaires, nos rimes : patrie et Neustrie, Chilpéric et Alaric… celui-ci substitué pour les besoins de la prosodie à Attila, lequel assiégea notre bonne ville de Laon quelque temps avant Blücher. Il n’y manque rien, sinon pourtant les haricots et les artichauts qui constituent notre plus pure gloire.

— Vous me faites rire, mais c’est à mon corps défendant. Je ne raille pas les choses dont je serais incapable.

— J’espère bien que vous l’êtes de taquiner la muse. Toutefois dois-je rendre à ma sœur cette justice qu’elle est calée en histoire. Ce n’est pas elle qui tomberait dans l’erreur de la femme du sous-préfet nouveau venu à Soissons. Au débotté, cette érudite dame s’est enquise d’un musée municipal où elle verrait le fameux vase…

— Vous brodez, mon cousin.

— Parole d’honneur. Et quand on lui a appris que, tel celui de M. Sully-Prudhomme, il est depuis longtemps brisé, elle est demeurée péniblement impressionnée d’une si coupable incurie.

Un joli rire argentin fusa des lèvres de Louise, révolte de la jeunesse contre la douleur. Mais le voile de crêpe un instant soulevé retomba sur son âme et Claude respecta la tristesse revenue dans un soupir.

Ils étaient parvenus auprès de la vieille église aux gargouilles réputées. Une forte commère qui sortait d’une masure accolée à l’abside leur donna le bonjour.

— Ça va, Orphise ? lui demanda Claude. Et votre homme, il fait toujours ses farces ?

— Ne m’en parlez pas, monsieur. Ce galvaudeux-là, figurez-vous, était de noce samedi à Montbérault. Il est rentré saoûl comme la bourrique à Robespierre. Au moment de sonner la première messe, j’ai eu beau taper dessus, pas moyen de le réveiller. Alors, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai enfilé ses culottes et je suis montée dans le clocher où toute la sainte matinée, monsieur, j’ai sonné que je te sonne sonneras-tu. Il ne s’est remis sur ses quilles que pour vêpres.

— À la bonne heure, voilà une maîtresse femme qui fait honneur au sexe. J’espère que pour le relever du péché de paresse, vous lui avez flanqué une bonne tournée… Il faut vous dire, cousine, que notre excellent sonneur Virgile, quand il est dans les vignes du Seigneur, s’oublie parfois à cogner sur sa femme. Mais après, ce qu’elle se rattrape… Et il tend le dos, car une fois dégrisé, il n’y a pas plus doux que lui. Ils font quand même très bon ménage, n’est-ce pas, Orphise ?

— Pardi ! ce n’est pas pour une ribotte par-ci par­ là qu’on va se fâcher ensemble.

— Des types, ces paysans « français », remarqua Claude quand ils se furent éloignés. Il n’y a qu’eux ici qui aient conservé de la couleur. Naguère, quand la province était vraiment et foncièrement province, ignorant les singeries parisiennes et les anglomanies de ces pécores, soit dit sans offenser Julie, peut-être notre bourgeoisie était-elle plus intéressante.

— À en juger d’après ma bisaïeule Fresnaye…

— La grand’tante Palmyre et sa blessure de guerre ?… Ah ! oui, une vraie luronne, on peut le dire… Entre temps elle a donné le jour à quatorze enfants.

Puis, quand le dernier a été établi, toujours rose et toujours souriante, un beau matin, elle fait ses paquets pour l’unique voyage de sa vie. Une idée fixe qu’elle nourrissait depuis un demi-siècle : voir Amsterdam. Je l’ai connue, moi qui vous parle. J’étais tout petit et elle m’avait considérablement impressionné avec sa robe de soie puce, sa tabatière, et, sur son chef un peu branlant, une espèce de mitre en satin bleu ouaté coiffant une perruque blonde à frisotons. Vous riez ?… Eh bien ! elle était cocasse, mais pas du tout ridicule. Une seule fois elle était allée à Paris, qui ne lui inspirait aucun intérêt, et elle se refusait absolument à monter en chemin de fer. « Pourquoi aller si vite ? » disait-elle. « On n’est pas pressé… la vie est longue… »

Sous le souffle de cette verve jeune et franche, Louise se sentait réchauffée jusqu’au fond de l’âme.

— Pour être demeurée étroitement attachée à son coin de terroir, dit-elle, mon arrière-grand’mère me semble n’en avoir pas été plus sotte. Peut-être suis-je un petit esprit, je crois que je me plairais à une de ces existences réglées et discrètes…

Mais avant qu’elle eût fini de parler, un passage de tristesse était venu l’assombrir. Dans quels inconnus au contraire l’allait jeter le destin ? Quels vents l’emporteraient comme fétu par le vaste monde ?

— Nous parlons d’autrefois, répliqua Claude. La vieille femme qui a donné des bâtons de sucre de pomme à son arrière-petit-neveu que voici était un anachronisme, une épave d’âges antédiluviens. Si de son temps il y en avait beaucoup de même trempe, la province pouvait être habitable. Mais le moule en est brisé. Pour trouver la raison de cela, je ne suis pas un psychologue, oh ! mais pas du tout !…

— Ne serait-ce pas un peu les chemins de fer — cette bête noire de la grand’mère Palmyre — qui emportent le meilleur d’un pays et y apportent le moins bon des autres ? Pour croire cela, il est des esprits attardés.

— Possible. Mais alors je me demande où passe cet on ne sait quoi de bon. Il n’est plus ici et il n’est pas ailleurs. Volatilisé en route alors ?

C’est sur le même ton de badinage qu’elle répondit :

— Peut-être en effet les voyages lui sont-ils contraires ? Ou bien — plus probablement — c’est mon explication qui ne vaut rien.

— Mais si, mais si, cousine, je la trouve excellente. À la vérité je ne suis qu’un homme des bois, pas intellectuel pour un sol…

— Et moi qu’une petite femme tout unie…

— Vous me croirez si vous voulez, cousine : je nous trouve très bien comme nous sommes. Tant il y a, sans nous embarrasser davantage de ratiociner, que la province présentement est un nid à vanité, à prétentions et à sottises. Lorsque par mésaventure je prends contact avec le Tout-Bruyères où vous venez d’être introduite… et le Tout-Molinchart lui ressemble fort… je me sens devenir l’Iroquois sous les traits duquel m’avait dépeint à vous ma mauvaise gale de petite sœur. Vous verrez, cousine, vous verrez à l’usage.

— Il se peut que vous ayez raison, mon cousin. Ce que surtout j’aimerais, il me semble, c’est la campagne. Ardeur de néophyte sans doute… Je suis en train de la découvrir et elle m’enchante.

— Bien de la bonté pour la pauvre campagne d’ici. Mais tout est relatif. Et quand même c’est une analogie de goûts entre nous. Seulement j’étouffe autant, moi, dans ces champs très civilisés que dans une rue de ville. Il me faudrait de vastes espaces à l’entour, beaucoup d’air pour me remplir les poumons, un air pur, un air neuf, qui n’ait pas été respiré par tant de gens.

Marchant toujours, ils étaient arrivés à la barrière du jardin. Comme Louise en poussait, pour rentrer, la porte fermée au loquet, Claude, d’un geste dont l’affectueuse familiarité excluait toute apparence de hardiesse, lui mit la main sur le bras.

— Pas encore, cousine, voulez-vous ? Puisque le hasard de l’entretien nous a fait parler de ces choses, il me plairait que vous fussiez la première à être informée de certains projets… Car vous me comprendrez, j’en suis sûr. Poussons jusqu’au petit bois. Nous n’y serons pas dérangés… Vous êtes la seule ici à avoir des goûts aussi bucoliques.

Quelques instants plus tard, assis tous deux sur la mousse, elle dans une jolie attitude de personne qui sait écouter, les mains croisées sur un genou, la tête légèrement inclinée, les yeux dans les yeux de celui qui parlait, lui ayant demandé la permission d’allumer une cigarette, il commença :

— Ce n’est pas, vous le pensez bien, aux fins de lui faire visiter notre estimable chef-lieu, malgré le juste renom de sa cathédrale, les mérites de son hôtel de ville gothique et de sa moyenâgeuse chapelle des Templiers que j’ai amené Curtis. Il s’agit d’une affaire me concernant et sur laquelle, bien qu’absolument décidée dans mon esprit, je veux pour la forme, consulter mes parents. Ce brave camarade avec qui, en quinze jours, je me suis lié de la plus solide amitié… mais oui, cousine, il n’en faut pas davantage, Curtis donc m’ayant beaucoup parlé de son pays, je me suis monté le bourrichon à en perdre le boire et le dormir.

— De l’amour, alors, remarqua Louise avec une petite pointe de gaîté.

— Tant et si bien que… ce sont vraiment des hasards comme on en voit dans les livres… ne me propose-t-il pas de m’emmener avec lui ? Leur élevage prend chaque jour du développement. Son père se fait vieux. Lui est plus amateur de sport que de travail. Bref, il y aurait place pour moi, nous ne savons encore trop à quel titre et dans quelles conditions, mais ceci n’importe guère. L’essentiel, c’est d’y être. Je serai vite au courant du métier, lequel, avec un peu de connaissance du bétail, que je possède, demande seulement de l’activité, de la vigueur, de l’endurance… tout cela, j’en ai à revendre, Dieu merci, enfin l’habitude et le goût du plein air et du cheval. L’anglais, je l’aurai vite appris, ayant d’ailleurs moins à parler aux humains qu’aux quadrupèdes. Et là-bas, après tout, c’est un vieux morceau de France, où notre langue a conservé droit de cité et où on n’a pas oublié la mère-patrie. Si avec une pareille entrée de jeu je perds la partie, c’est que je ne suis qu’un imbécile, et au pire, vaille que vaille, faute de faire fortune, je vivrai au large, sous le soleil du bon Dieu. Voilà de quoi nous sommes venus entretenir mon père et ma mère. Ils vont être un peu estomaqués… mais quoi ? c’est la vie… Eh ! bien, cousine Louise, m’approuvez-vous ?

— Je vous approuve, cousin Claude. Si j’avais été homme, il me semble que j’aurais embrassé une de ces professions en dehors, toutes d’énergie, au labeur un peu rude : soldat, marin, laboureur.

— Et chez nous, que faire en ce genre ? Tout est si étroit, si encombré… on se marche sur les pieds… Je suis très, très heureux que vous soyez de mon avis, car j’attache beaucoup de prix à votre jugement.

— Grand merci. Mais le vôtre est bien prompt, depuis combien d’heures nous connaissons-vous ?

— La sympathie, cousine, la sympathie… Elle renseigne bien mieux que de longs palabres…

Assez longtemps ils demeurèrent assis sur l’herbe dans le bois de bouleaux. Tout bouillonnant, Claude exposait ses projets, ses espoirs ; avec une ardente vivacité, il dépeignait l’existence nouvelle vers laquelle il allait, confiant, joyeux et fort, Louise l’écoutait. Bienveillante et douce, elle souriait à son cousin. Une grande onde d’amertume cependant noyait le cœur de la triste orpheline qui, de son propre avenir à elle, faible, sans armes, de cet avenir si incertain encore, savait seulement que ce serait un humble, un précaire destin.


CHAPITRE VII


Essoufflée, car, revenant de faire des emplettes au bourg, elle se trouvait un peu en retard, en déployant sa serviette Ludivine annonça :

— La nouvelle du jour : notre grand homme est ici… Eh bien ! oui, le général.

— Tu l’as rencontré ?

— Non, mais je tiens son arrivée de la métayère de la Saulaie qui allait aux provisions.

— Ce doit être lui alors que j’ai rencontré ce matin, dit Louise. Haute taille, moustache grise, la rosette… Il sortait du cimetière.

— Excepté quand il fait campagne — ce qui lui arrive le plus souvent possible — chaque année il vient visiter ses tombes. C’est bien vraiment un enfant de Bruyères, le général Thierry. Tous les siens y sont enterrés. Puis il règle les affaires de sa propriété, peu de chose en somme, et il regagne sa garnison.

— Cette fois-ci, paraît-il, c’est pour demeurer plusieurs mois.

— Par exemple !… Il serait donc en disponibilité ?

— Vous pensez bien, papa, que l’excellente Théodeberte, quoique verbeuse, ne m’en a pas dit aussi long, et pour cause, mais seulement qu’il est souffrant et a besoin de repos.

— Souffrant ? Cela ne lui ressemble guère. Un vrai « Français », Thierry, un chêne…

— Enfin, c’est sûr qu’il va faire séjour, car il a amené ses chevaux.

— Ce brave Thierry ! s’exclama le notaire, cela me fera plaisir de le voir autrement qu’à la volée. C’est que nous sommes de vieux camarades. On a polissonné ensemble à la sortie de l’école des Frères, puis usé ses fonds de culotte sur les bancs du collège. Une bonne vieille famille d’ici, les Thierry, maîtres de poste, de père en fils, et déjà propriétaires de la Saulaie avant la Révolution. Le grand-père était parti volontaire en 92 ; il a été tué à Leipzig, colonel des voltigeurs de la jeune garde. Un autre, établi au chef-lieu, où il avait une grande entreprise de roulage, y a commandé la garde nationale pendant la Restauration. Un troisième, plus jeune, a été retraité chef d’escadron de gendarmerie. Quant au père de Charles, il a été trente ans juge de paix à Bruyères, et a vécu assez pour voir son fils devenir général.

— Général de division ? demanda Louise qui, de son enfance, avait conservé de l’intérêt pour les choses militaires.

— Certes, et il a été un des plus jeunes de son grade. Des états de services superbes… Tout n’est qu’heur et malheur en ce monde : c’est le grand chagrin de sa vie qui a fait sa belle carrière.

— Contez-moi cela, mon cousin.

Sur le chapitre des annales locales, Me Sigebert était intarissable.

— Voici comment. Depuis cinq ou six ans il était marié à une charmante femme qu’il adorait, quand elle vient à mourir en couches, et l’enfant lui survit seulement de quelques semaines. Il était jeune capitaine alors. La violence de sa douleur a été telle que, pour avoir la possibilité de vivre ou trouver l’occasion de mourir, il a demandé sa mutation dans un régiment d’infanterie coloniale en partance pour l’expédition du Tonkin, où il gagnait la graine d’épinards. Ayant continué à servir dans les postes présentant le plus de périls, il a conservé son avance, et à cinquante-six ans il avait décroché la troisième étoile. Un beau soldat dans toute la force du terme…

Depuis la veille Claude manquait à la table de famille. Il était retourné à la ferme pour prendre congé définitivement. Randolph Curtis l’attendait à Bruyères. Les deux jeunes gens ensuite devaient aller à Paris, d’où le Canadien se rendrait en Angleterre afin de rendre visite à des oncles et cousins qu’il n’avait jamais vus. Claude s’occuperait de son équipement, puis reviendrait passer auprès des siens les deux mois à courir jusqu’au jour de prendre la mer.

Cette grosse décision n’avait pas été sans provoquer dans la maison Sigebert quelque émoi. Le notaire cependant reconnaissait que cette tête ardente se serait malaisément accommodée aux routinières, aux médiocres besognes du vieux monde, et l’occasion qui se présentait pour tenter la fortune était bonne certes à saisir au passage. Surtout se préoccupait-il du moyen de réaliser sans perte une dizaine de mille francs qui seraient le viatique de l’émigrant. La mère, elle, prenait davantage à cœur la séparation. Elle appartenait toutefois à cette vieille école familiale tenant qu’on élève ses enfants non pour soi mais pour eux, chaque génération en ayant à son tour le profit et la perte. Enlisée dans sa graisse et juchée sur la littérature, Aurore ne se départissait point de son olympienne sérénité. Quant à Julie, il en eût fallu bien davantage pour que la touchât un événement qui ne lui était pas personnel.

Ludivine au contraire se désolait. Ce n’est pas seulement le compagnon de jeu de son enfance qu’elle perdait, le frère affectueux et gai, mais son ami, celui qui eût été son confident si cette gentille petite âme simple et paisible n’avait eu rien à révéler.

— Je ne voudrais pas poser pour celle qui est incomprise, disait-elle à sa cousine, la larme à l’œil et le sourire aux lèvres… C’est toujours assez ridicule et ce le serait plus encore d’une petite bonne femme de mon modèle. Tout de même, avec Claude je m’entendais si bien…

Handolph Curtis employait son temps en longues randonnées à bicyclette. Pourvu que fût mise en action son énergie musculaire, peu lui en importait le but. Ce matin-là pourtant se proposait-il d’aller visiter Notre-Dame de Liesse. Me Sigebert l’avait copieusement documenté sur la légende de ce célèbre lieu de pèlerinage.

— Et surtout, ajouta-t-il au moment de retourner à son étude, ne manquez pas de vous faire montrer les trois cloches. Il y en a une que les femmes sonnaient pour devenir veuves. Celle-là, à force de servir, la corde en est usée voici bel âge et on ne peut plus l’atteindre. Les deux autres ont pour objets respectifs de se procurer un mari et de rendre mère. Par malheur, dans leur précipitation, les filles souvent confondent l’une avec l’autre.

Ce rire sonore, enfantin un peu, du jeune homme, répondit à la grosse hilarité du notaire.

Chacun étant allé à ses occupations, Randolph Curtis se mit en devoir de vérifier ses pneus.

— Cela vous retarderait-il beaucoup, monsieur, de me donner quelques minutes d’entretien ?

Vivement il se redressa. Il se trouvait seul avec Louise dans le jardin.

— Au diable la promenade, mademoiselle, si je puis vous être de quelque service.

— Oh ! ce ne sera pas long. Je cherche à me placer comme gouvernante dans une famille. Il me semble avoir plus de chances d’y réussir en Angleterre pour enseigner le français à des enfants ou le parler avec des jeunes filles. Je me proposais de mettre une annonce dans le Daily Mail de Paris et dans des journaux de Londres. Mais par la voix de la publicité, il y a tellement de concurence… J’ai donc pensé, monsieur, que peut-être dans vos relations personnelles vous pourriez me trouver cela.

By Jove ! s’exclama le jeune homme, frappé par le calme et la fermeté de ce langage auquel il ne s’attendait guère… Je demande votre pardon, mademoiselle, mais cela est si soudain… j’étais si loin de me douter… enfin c’est une chose qui sonne telle­ment absurde…

— C’est que vous ne connaissiez pas ma position. Mon père avait fait de mauvaises affaires et je me vois obligée de me suffire à moi-même. Mes cousins Sigebert sont la bonté en personne, mais je ne saurais abuser de leur affectueuse hospitalité… Puis-je espérer, monsieur, que vous vous en occuperez ?

Remis de sa prime surprise, et sa mentalité anglo-saxonne estimant assez normal après tout cet acte d’indépendance, Randolph Curtis promis de « ne pas laisser une pierre sans être retournée » pour découvrir ce qu’elle souhaitait.

— Si vous le voulez bien, ajouta-t-elle, ceci restera tout à fait entre nous. Une superstition que j’ai : les choses réussissent bien mieux quand on n’en parle point à l’avance.

— Louise, Louise ! cria une voix aiguë…

Et Julie, en costume de tennis, apparut au détour de l’allée.

— Pardon si je vous dérange… N’auriez-vous pas vu ma raquette ? Je crois l’avoir posée sur le banc… Mais non, elle ne s’y trouvait point. Le jeune homme ayant pris sa machine par le guidon pour sortir du jardin et se mettre en route, Mlle Sigebert cadette se rappela soudain l’avoir laissée dans le vestibule.

Awfully nice girl ! se dit Randolph Curtis tout en pédalant avec vigueur.

Ce n’est pas du tout à la serpentine brune que s’adressait cette énergique compliment.

Le surlendemain, dans le train qui les emmenait à Paris, il répéta son jugement sur Mlle Fresnaye à Claude, qui chaleureusement s’y associa. Après avoir tiré quelques bouffées de son cigare :

— Dites, old fellow, lui demanda-t-il à brûle-pour­-point, est-ce que vous êtes amoureux d’elle ?

— Moi ?… Quelle idée !

— Pourquoi pas ?

— Parce que… parce que…

Cette bizarre position de la question l’interloquait.

— Vous pourriez plus mal faire. She is a trump, don’t you know… Comment dire ?… Un atout… Enfin elle ferait une capitale petite femme.

— D’accord. Seulement c’est moi qui ne ferais pas un capital mari.

Claude riait du mot drôle. Mais tout d’un coup devenu sérieux.

— D’abord je suis beaucoup trop jeune.

— À vingt-cinq ans ?… C’est vrai que nous sommes du même âge. Mais dans nos idées de l’autre côté de l’eau, je suis en retard et je vais considérer la chose.

Agacé sans trop savoir pourquoi, c’est avec un rien de sécheresse que son ami répliqua.

— Vous êtes riche, mon cher. Un pauvre diable de sorte n’a pas le droit de fonder une famille avant d’avoir trouvé le moyen de la nourrir.

— Chez nous cela ne fait pas obstacle. On s’engage et on s’attend.

— Les fiançailles ne sont pas dans nos coutumes françaises.

Absurd people !

Après un instant de réflexion, Randolph Curtis conclut :

— Mais puisque vous n’êtes pas amoureux de votre cousine, ce que je viens de dire ne signifie rien.

— Rien du tout.

Jusqu’à destination Claude demeura quasi muet, enveloppant de la fumée de cigarettes renouvelées sans cesse une mauvaise humeur dont il eût été bien empêché de donner le motif…

Les plus attardées condoléances maintenant épuisées, l’orpheline recevait peu de lettres. Ce ne sont pas les morts seuls qui vont vite. M. Fresnay avait eu moins d’amis que de relations. Pour avoir pu se créer un milieu, sa fille était trop jeune. Et aujourd’hui, autour du trou fait dans l’eau par la pierre qui y tombe, déjà s’agrandissaient les ronds concentriques dont bientôt s’effacera toute trace. Un matin, Julie ayant pris le courrier des mains du facteur, chercha Louise. Elle la trouva assise sur les marches du perron, aidant Ludivine à regarnir les jardinières du salon de fleurs et de mousse fraîches.

— Une lettre pour vous, Louise… une lettre d’Angleterre.

De voir une vive rougeur envahir le visage de sa cousine, elle fut incompréhensiblement choquée. Et de sa voix la plus pointue :

— Des nouvelles de M. Curtis, peut-être ? Il vous donne la préférence.

Vivement Ludivine vint à la rescousse.

— Sais-tu s’il est capable d’écrire proprement le français ?… C’est bien autre chose que de parler. Et qui sait l’anglais ici, excepté Louise ?

— Surtout ce serait tellement préférable de ne pas épiloguer sur la correspondance du prochain.

Elles n’avaient pas vu Claude, accoudé derrière elles à une fenêtre du rez-de-chaussée.

— Où est le mal ! riposta Julie. On voit sans regarder, et si, en famille, on n’a pas le droit de faire une remarque…

— Ces remarques-là s’appellent des indiscrétions.

Il parlait avec rudesse. Sans qu’il s’en rendît bien exactement compte, ce n’est pas seulement les propos aigres-doux de sa sœur qui l’avaient irrité. Quoique, pour conformer l’exemple au précepte, il eût dû détourner ses yeux de Louise qui lisait sa lettre, il remarqua, lui aussi, qu’à présent elle était un peu pâle.

— C’est bien de M. Curtis, dit-elle en la reployant avec soin. Je lui avais demandé un service et il a l’obligeance de me renseigner à ce sujet… en anglais, ainsi que judicieusement le présumait Ludivine. Il vous envoie à tous ses kind regards et bientôt, Claude, il vous écrira.

Après un instant, elle regagna sa chambre.

Dans l’attendrissement de la séparation prochaine, Ludivine n’avait plus le cœur à taquiner son frère. Mais la douce petite malice qui était en elle trouvait à s’épancher autrement.

— Sais-tu, Julie, à quoi je pense ? dit-elle confidentiellement à sa sœur… Si au lieu d’emmener un Français avec lui, cet indigène du Manitoba en emmenait deux, dont une Française ?…

Des gros yeux en boule de jais en sortirent quasiment de leur orbite.

— Tu as lu trop de romans anglais, ma chère, et tu crois que c’est arrivé.

— Qu’y aurait-il donc d’invraisemblable ? En ces bienheureux pays, un homme ne se préoccupe pas de l’argent que peut avoir une fille dès qu’il en est amoureux.

Au vif étonnement des deux sœurs, l’intervention de son frère dispensa Julie de chercher une riposte.

— Quelle rage, dit-il, tient les filles de croire que deux individus de sexe différent ne peuvent s’approcher sans que sévisse le fatal béguin…

— Toujours ce n’est pas à mon profit que je le croirais. Et puis, tu sais, espèce de Patagon, si on supprimait ça, tout de même, le monde finirait vite.

— Tu n’as pas le sens commun, Ludivine, répliqua-t-il agacé.

— Connu : c’est ainsi qu’on s’en tire quand on est a quia. Vous seriez bien embarrassés l’un et l’autre de m’expliquer en quoi mon idée est tellement saugrenue.

— Je ne dis point qu’elle le soit, reconnut Claude honnêtement. Mais comme nous n’en savons rien du tout, ce ne sont que des papotages.

— Du moins ne font-ils de mal à personne et c’est mieux que casser du sucre sur la tête du prochain.

Malaisément déferrée, la petite roussotte d’ordinaire avait le dernier mot. Se trouvant d’accord cette fois, par hasard, Claude et Julie, haussant les épaules, tirèrent chacun de son côté.

Positivement, il estimait absurde l’hypothèse de sa jeune sœur, beaucoup plus qu’à l’examen ne lui semblait celle émise par son ami. Et lui, si peu spéculatif, il se surprit à songer. Il songeait comme jamais encore n’avaient songé ses vingt-cinq ans. Les longues fiançailles, oui, de prime abord cela blesse ces idées qui ne sont que de l’accoutumance à une tradition. Au pays où en existe l’usage, n’est-on pas choqué, tout au rebours, de la précipitation avec quoi ailleurs les amoureux se ruent sur le mariage ? En effet, ne doit il pas y avoir un charme délicat dans le temps — des années parfois — pendant lequel, de loin comme de près, séparés même par les mers, battent à l’unisson deux cœurs tendres et fidèles ?… Quelle douceur ce doit être, dans les peines et les périls, d’avoir sur les lèvres un nom aimé, devant les yeux une image chérie…

D’autre part, objecte le scepticisme de la race, qui sait si la réalité conquise ne se trouvera pas inférieure au rêve ? Puis, aliéner sa liberté sans la compensation de l’immédiat profit… Bon cela pour l’Anglais froid et facilement chaste, car par le goût des sports il trompe celui des femmes… Mais, le tempérament français, plus ardent, plus léger, s’en accommoderait-il ? Pour tenter pareille aventure, il faudrait être bien sûr de soi, être aussi bien sûr d’une femme…

Cependant, pour que Ludivine eût conçu cette idée… Elle est futée, la petite. Et la grinche de Julie ? Les filles ont pour ces choses un flair de limier. Et les paroles de Curtis, l’autre jour, en chemin de fer, est-ce qu’elles auraient été tendancieuses ? Avait-il voulu, en loyal compagnon, s’assurer que le champ était libre ? Ce soupçon irrita Claude violemment. Il s’en gourmanda. Était-il donc comme sa brune sœur, qui dans le moindre flirt surpris voyait une offense personnelle Ah ! et puis au diable toutes ces histoires… On avait bien affaire de lui mettre ainsi martel en tête pour ce qui ne le concernait en aucune manière…

Quand même, il demeura fort énervé.

Une heure plus tard, en traversant le jardin pour aller essayer sa nouvelle carabine sur la cible qu’il avait installée au bout du pré, Louise le rejoignit.

— La lettre de votre ami, lui dit-elle, n’a rien de secret. S’il n’y avait eu que vous et Ludivine, je vous en aurais donné la lecture séance tenante.

— Allez-vous donc, fit-il quasi bourru, invoquer des excuses pour conserver par devers vous des choses qui ne regardent personne ?

— Mais elles vous regardent, mon cousin… elles vous regardent tous ici, car tous vous me portez de l’intérêt. Dès ce soir vos parents en auront connaissance. Puisque cependant vous m’aviez l’autre jour fait l’amitié de m’informer, moi la première, de vos desseins, il me plairait d’en user de même avec vous.

Claude prit place sur un banc auprès d’elle. Elle lui traduisit la lettre. Lorsqu’il la quitta, sa méchante humeur s’était fondue en un profond attendrisse­ment.


CHAPITRE VIII


— Rien de grave : des retours de malaria d’Afrique, avec complication d’un peu de congestion au foie rapportée d’Extrême-Orient. À la rigueur j’aurais pu garder mon commandement. Mais je ne sais pas faire ma besogne à demi. Je n’aurais eu qu’à me trouver sur le flanc au moment des grandes manœuvres… Le climat de Toulouse aussi, avec son vent d’autan qui est le sirocco atténué, ne convient guère à ce genre d’affection. Si bien que j’ai pris six mois de disponibilité pour me mettre au vert.

— Allons, protesta Me Sigebert. Tu es solide au poste, mon camarade… J’en voudrais pouvoir dire autant, ajouta-t-il avec un regard mélancolique sur les grosses jambes courtes qui supportent la proéminence de son ample abdomen.

De fait, et bien qu’un peu son aîné, il semble au contraire le cadet de quinze ans, ce soldat sec et droit comme une latte, maintenu vigoureux par l’entraînement d’une vie active.

— Peuh ! répond le général, il y a encore de la façade… Mais les charnières commencent à se rouiller, mon bon… Tant que j’étais en selle, je portais beau. Pour le peu de temps que j’ai mis pied à terre, je perds ma forme. Il me semble que je m’affaisse. Toutes les fatigues si gaillardement endurées me tombent sur les épaules.

— Laisse donc… Quand tu te seras reposé, tu feras un nouveau bail.

— Pas bien sûr. Je te le dis au contraire, depuis que me voici temporairement métamorphosé en bon bourgeois, effet de l’oisiveté, de l’air du pays, que sais-je ? une mollesse m’engourdit. Et sais-tu bien à quoi très sérieusement je pense ? Puisque j’ai dû faire halte sur la route, sera-ce bien la peine de reprendre une course dont le terme est aussi proche ? Et ma fois, j’ai quelque vélléité de demander la liquidation de ma pension

— Tu n’es pas en ligne pour les plumes blanches ?

— Trop tard. Le coche est manqué.

— Avec ton ancienneté pourtant, tes beaux services…

— On ne sait jamais pourquoi, ni comment ces choses-là s’arrangent. Dans notre grade, nous nous valons à peu près tous. L’un décroche la timbale les autres restent en route… il n’y a pas à s’en chagriner.

Sous sa philosophie, une mélancolie se devinait. Le notaire objecta :

— Mais les services que tu peux encore rendre au pays…

— Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme point.

Uno avulso, non déficit alter…

— Si tu préfères. Je crois pouvoir, en conscience me rendre cette justice d’avoir bien servi. Mais, moi installé dans mes pantoufles, un camarade chaussera mes bottes sans qu’il y ait rien de changé en France qu’un nom sur l’Annuaire et un retraité de plus. En mon temps d’ailleurs, je préconisais, comme cela se doit, le rajeunissement des cadres supérieurs. Il messied de l’oublier quand on est à son tour passé vieille baderne. De toute façon d’ailleurs, l’état-major général devra bientôt se passer de moi. À quoi bon : dès lors l’encombrer plus longtemps de ma carcasse passablement déjetée, quoi que tu aies la politesse d’en dire ?

Sa physionomie s’assombrit pour continuer :

— Je suis seul dans la vie. Pas de fils, pas de gendre en faveur de qui exercer ma petite influence militaire. Pas de fille pour qui m’attacher un officier d’ordonnance propre à lui faire un mari. Je n’ai qu’à m’occuper de ma personne. Ce n’est pas bien intéressant, mais quand même il faut vivre.

— Précisément parce que tu n’as guère d’intérêt que dans ton métier ne devrais-tu pas, ce me semble, y renoncer avant le temps.

La mélancolie du général s’accentua.

— Ah ! c’est que nous avons, nous autres, à passer par une crise ignorée dans vos professions. Quand on a eu la chance de parvenir, lentement, laborieusement, au sommet de la hiérarchie, il n’est d’humilité chrétienne qui empêche de se sentir grandi un peu par l’exercice de l’autorité… davantage encore par le sentiment de la responsabilité. C’est quelque chose, vois-tu, d’être à cheval sur le front de dix mille baïonnettes soudées dans votre main en un bloc d’acier dans lequel battent dix mille cœurs, frémissent dix mille jeunes courages…

Confus de cet accès d’éloquence, brusquement il s’arrêta. Sa physionomie plutôt sévère, qu’avait illuminée une flamme juvénile, prit une expression de bonhomie un peu rude tandis qu’il continuait :

— Eh bien ! choir de là, brutalement, sans transition, du soir au matin à la lettre, pour devenir un vieux monsieur décoré, flânant sans but, son parapluie sous le bras, c’est dur, mon cher Alcide, très dur. Lorsque approche l’échéance, on se sent dans les dispositions de celui qui a une dent à se faire arracher. N’est-il donc pas plus raisonnable de sacrifier ses jours de grâce ?

— Et tu t’établirais ici ?

— Bien heureux d’avoir un point fixe à rallier, au lieu de planter ma tente au hasard de la dernière garnison, ou bien d’élire domicile à Versailles, cette nécropole des vieux pompons.

— Ne t’y ennuieras-tu point ?

— Pourquoi m’ennuierais-je ? N’est-ce pas le vœu du sage au terme de sa carrière : s’asseoir à l’ombre de sa vigne ou de son figuier ?… Les occupations au surplus ne me manqueront point. Fer pour fer, je troquerai l’épée contre le soc de charrue…

— Cincinnatus…

— À cela près que je n’ai pas sauvé la patrie, et qu’elle ne viendra point me relancer. Si, comme le commande la prudence, je laisse la culture aux soins de mes métayers, j’aurai du moins le jardinage… la chasse, tant qu’il me restera assez de jambes pour aller en plaine derrière un bon pointer. Je ferai mon apprentissage de pêcheur à la ligne. Puis quelque manie me viendra peut-être… Les fouilles par exemple… Notre sol n’est-il pas riche en antiquités ?

Comme il sied à un notaire d’esprit cultivé et d’âme traditionaliste, Me Sigebert était passionné pour l’archéologie locale. S’échauffant aussitôt à cette perspective :

— Tu ne crois pas si bien dire. Justement à la lisière de la luzerne, jouxtant les terres du maire, en creusant une tranchée d’irrigation on a mis au jour des ossements mêlés de fibules. Je les ai recueillis pour te les montrer. Il y avait là autrefois des tumuli qui ont été rasés du temps de ton père. Toujours j’avais pensé que ce devait être le lieu de quelque sépulture mérovingienne. Et de l’autre côté de Montbérault, la tradition, t’en souviens-tu ? place un camp romain dont on a retrouvé de faibles traces. Celui de Labiénus, peut-être, quand il fit campagne contre les Lingons.

— Tu vois, dit le général en riant, me voici avec du pain sur la planche. Nous en reparlerons… d’autant que je sens grand besoin de me documenter sur la matière.

Et avec un sourire goguenard :

— Enfin, poursuivit-il, j’aurai mon travail sur la réorganisation de l’armée, l’épée de chevet de l’officier général en retraite, chacun son plan de réformes, toutes meilleures les unes que les autres. Cela ne fait pas de mal, puisque cela reste sur le papier et c’est toujours bien aussi intelligent qu’une collection de timbres. M’ennuyer ?… À d’autres, mon bon… J’en aurai plein les mains au contraire.

— Alors, c’est chose résolue ?

— À peu près. Ainsi, auprès des tombes de ceux que j’ai aimés, attendrai-je que, pour m’envoyer les rejoindre, la mort vienne me chercher dans mon lit puisqu’elle n’a pas voulu de moi au feu, ce que j’eusse préféré certes. Enfin, l’essentiel c’est de bien mourir. J’y tâcherai comme j’ai fait de mon mieux pour bien vivre. Et peut-être ma côte d’amour ne sera-t-elle pas trop mauvaise quand je me présenterai au grand rapport de là-haut.

Pratique, le notaire revint aux choses concrètes.

— Ta maison aura besoin de quelques réparations.

— Elle durerait bien toujours autant que moi. Enfin je verrai le maître maçon.

Et comme Me Sigebert déclamait :


« Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge… »


— Voilà bien, reprit-il, la tristesse de ma vie. Pour qui planterais-je, en effet, et même bâtirais-je ?

— C’est vrai : tu n’as pas d’héritier proche.

— Aucun autre que le fils de mon unique cousine germaine, Rose Thierry, qui avait épousé le substitut de Vervins, mort conseiller à la cour. Ce garçon est riche, car mon oncle avait fait une jolie fortune comme ingénieur au percement de l’isthme de Suez. Je le connais peu, ce neveu à la mode de Bretagne, mais assez pour ne l’estimer guère. Il n’a que faire de mes quatre sous et, étranger au pays, il s’empresserait de vendre ma pauvre Saulaie. J’ai trop aimé ma chère femme… J’aurais dû me remarier peut-être pour avoir des enfants à qui transmettre le morceau de terre reçu de mes parents.

Un léger coup frappé à la porte du cabinet notarial les interrompit. C’était Louise. Aussitôt arrivé à Ecuyères, le général avait dû aller en Bretagne pour assister comme témoin au mariage d’un de ses officiers. Au retour, un accès de fièvre l’ayant retenu quelques jours à la chambre, c’était sa première visite à son ancien camarade. Ainsi ne savait-il rien encore de ce nouveau membre de la famille.

Dans la ruine de son foyer, sa paternité perdue avait laissé un si cuisant regret à ce cœur fait pour les affections domestiques, que toute jeune fille rencontrée lui inspirait un intérêt attendri. Celle-ci était bien propre à l’attirer particulièrement, avec l’agrément de sa physionomie distinguée et fine, le charme discret émanant de toute sa personne frêle, enfin, par-dessus cela, quelque chose de grave et de fier. Les présentations faites, quelques propos échangés, Louise s’étant retirée après avoir rendu le message dont l’avait chargée Mme Sigebert, le regard du général interrogea. Sans se faire prier, le notaire lui raconta l’histoire. Et pour finir :

— C’est de grand cœur que ma femme et moi l’avons accueillie et bien volontiers, certes, nous la garderions auprès de nous, car chacun l’aime ici. Malheureusement nous avons de lourdes charges. Aussi, malgré le chagrin que nous en éprouvons, ne pouvons-nous trouver mauvais qu’elle songe à l’avenir. Sous son apparence délicate, elle a une énergie, cette petite… Figure-toi, Charles, qu’elle-même, sans nous en dire mot, s’était mise en quête d’un emploi. Et par l’entremise du Canadien dont je t’ai parlé à propos de Claude, elle vient de trouver. D’ici trois mois, la personne qu’elle remplace ne quittant qu’en octobre, elle partira pour l’Angleterre, comme gouvernante de deux fillettes dans une famille de propriétaires campagnards Quinze cents francs par an… Elle se trouve chanceuse comme si elle entrait en possession des mines de Golconde. Et hier elle avait à Paris son auto… Cela encore ne serait rien. Mais à vingt-trois ans, s’en aller ainsi par le monde, dans une situation dépendante, subalterne, précaire… Ah ! le pauvre Amédée, de là où il est, s’il voit le résultat de sa folie, combien il doit avoir de regret et de honte.

— J’ai eu le capitaine Fresnaye sous mes ordres en Algérie. Esprit tourmenté, je me rappelle, cerveau chimérique, âme empoisonnée d’ambition d’argent. Encore une victime de ce mirage de la fortune qui fait lâcher la proie pour l’ombre, s’écarter des voies droites et prendre les chemins tortueux qui mènent à la culbute. Il avait de la valeur, il serait au moins colonel aujourd’hui, avec l’honorabilité et la sécurité de l’existence… Oui, certes, il a été coupable…


CHAPITRE IX


Souvent le général Thierry revint chez les Sigebert. S’étant fait connaître à Louise comme un ancien chef de son père, la glace aussitôt avait été rompue. Il était de ces hommes d’âge qui, aimant à regarder vivre la jeunesse, la mettent en sympathie et en confiance. Ce penchant paternel ressenti pour celles en qui il croyait voir l’image de ce qu’eût été sa fille inspirait à leur égard au vieux soldat un peu austère des délicatesses dont elles étaient touchées. Il savait leur parler, il comprenait leur langage ; mieux que cela n’est habituel aux hommes, il lisait dans ce livre clos qu’est une âme de vierge. Celle-ci lui parut de qualité rare : très jeune et cependant sérieuse, femme éminemment par la finesse et la grâce, mais avec tant de raison, de fermeté, de vaillance.

Assidûment il fréquentait chez les Sigebert ; volontiers les priait-il à venir chez lui. Claude aussi lui plaisait. Il ne craignait pas que fût un peu effervescente la jeune virilité. Dans le fils de son ancien camarade il aimait la rectitude, la loyauté, la spontanéité du caractère. Il approuvait cette résolution de chercher pour son labeur un champ plus vaste et plus rude. Montant chaque matin, il prêtait à Claude un de ses deux chevaux et, bien que parlant peu, ils s’entendaient à merveille, celui-ci rempli d’affectueuse déférence pour la double autorité des cheveux gris et de broderies de feuilles de chêne, celui-là lui marquant cette bonhomie un peu brusque qui est la forme amicale dans les commerces masculins donnée par un long exercice du commandement.

Entre ces deux jeunes gens, le général Thierry se sentait devenir père, et il y trouvait une infinie douceur. Illusion d’un jour. L’un partirait demain, ensuite ce serait l’autre. De celle-ci souvent il se préoccupait. Et sa pensée alors retournait bien loin en arrière, ce petit cercueil dans lequel avait été enseveli tout ce qui lui restait à chérir en ce monde. Aux heures de relâche, cet homme d’action était un rêveur. De la petite âme qui n’avait fait qu’effleurer la terre de son aile, ayant existé juste pour laisser un nom sur une pierre, son imagination avait si bien modelé la figure qu’il la voyait parfois vivante, telle que les années l’auraient faite. Et il l’aimait ainsi plus qu’il n’avait aimé la chair débile et vagissante dont la naissance lui avait coûté son bonheur. La femme qu’elle serait aujourd’hui ressemblerait à sa mère peut-être, à celle qu’il avait si passionnément aimée. Elle serait sa lumière et sa joie. Il lui aurait fait l’existence douce. Des chemins où elle eût marché, il aurait écarté toutes pierres, élagué toutes épines…

Chimère, hélas ! mirage… Le trésor d’amour qu’il eût dépensé pour elle demeurait intact et superflu au fond de ce vieux cœur solitaire. Et tandis que lui n’avait point de fille, une jeune et charmante créature était là qui n’avait point de père, seule aussi, sans tendresse, et, la pauvre enfant, sans protection, sans pain. Quand il songeait à cela — il y songeait souvent — le général Thierry soupirait, ne pouvant se défendre de juger que les choses d’ici-bas parfois sont arrangées bien injustement.

Certain après-midi, venant à la maison Sigobert chercher l’étui à cigares qu’il croyait avoir oublié la veille, personne ne se trouva pour l’introduire. Mais les aîtres étaient familiers au visiteur. Du jardin il alla droit au salon par la porte-fenêtre. Comme il se disposait à tirer les persiennes demi-closes contre la chaleur, le spectacle aperçu par leur entre-baillement l’arrêta sur place. Devant une table, l’un tout contre l’autre, Louise et Claude étaient assis, penchés sur un livre. Un rai de soleil venait dorer la nuque blonde et mettre en vigueur le profil brun. Lui tour­nant le dos, ils ne pouvaient le voir et, très absorbés, n’entendirent point crier le sable. Un sourire passa sous la grosse moustache grise. Ce soldat avait des lettres. En s’éloignant à pas de loup, il murmura :

« Et ce jour-là ne lurent-ils point plus avant… »

Tenant à ce porte-cigares et s’en inquiétant, dans la soirée le général revint. On l’avait retrouvé. Un instant il demeura avec toute la famille réunie au jardin autour des verres de citronnade. Un détour de l’entretien lui donna l’explication de la petite scène du tantôt. Depuis qu’était décidée l’expatriation de Claude, sa cousine, quotidiennement, lui donnait une leçon d’anglais. Et ce livre vers lequel le général avait vu les deux têtes inclinées et rapprochées, c’était la classique Histoire d’Angleterre d’Olivier Goldsmith.

Le chapitre qu’en ce jour avaient lu les deux jeunes gens était-il celui des amours de la belle Rosemonde et du roi Henri Plantagenet ? Peut-être. Après que chacun se fut retiré pour dormir, Louise s’accouda à sa fenêtre ouverte. Souvent ainsi, assez tard, elle demeurait à respirer les parfums qu’exhalent à cette heure les fleurs ivres de tout ce soleil qu’elles ont bu. Elle aimait écouter le concert strident des cigales au fond des blés mûrissants, le chœur mélancolique des grenouilles au bord des eaux mortes, et ces bruissements vagues, ces mystérieuses rumeurs nocturnes de la terre qui se ranime après son épuisement sous les ardentes caresses de la chaleur du jour. Loin d’en être attristée, dans ces ténèbres vibrantes et chaudes s’épanouissait son âme.

Elle s’abandonnait à une communion intime, profonde, avec la nature vivifiante. Et de faibles sourires venaient éclairer ses pensées si graves. Et des voix lui parlaient, dont, bien que ce fût en une langue inconnue, elle éprouvait de la consolation.

Ce soir-là plus qu’aucun autre encore ce fut ainsi. Pour la première fois depuis le drame qui les avait si brutalement fauchés, il lui sembla que refleurissaient ses vingt ans.

Entendant des pas dans l’ombre, Louise se pencha pour voir. L’affectueux aboi du vieux braque enroué témoignait assez que c’était un ami. Celui-ci, de son côté, percevant au-dessus de lui un bruit léger, leva la tête.

— C’est vous, cousine Louise ?

— J’allais vous poser la même question, cousin Claude.

— La chaleur est étouffante, à n’y pas tenir dans les chambres. Cela ne vous dirait rien de descendre faire un tour ?

— Il est un peu trop tard.

Imperceptible avait été l’hésitation. Et encore que sans sécheresse, le ton du refus décourageait l’insistance.

— Alors causons, dit-il.

— Causons.

Mais ils demeurèrent sans se rien dire.

La fenêtre de Louise donnait sur le toit plat d’une pièce du rez-de-chaussée, construite postérieurement, et qui faisait avant-corps sur le jardin. On l’avait aménagé en façon de terrasse. Un jasmin de Virginie qui y grimpait tordait ses rameaux par-dessus les balustres de briques en bordure. Afin d’atténuer la chaleur rayonnante de la couverture en zinc on y avait disposé quelques grenadiers et lauriers-roses dans leurs jarres de grès verdâtre, entre lesquelles courait un treillage où s’accrochaient capucines et volubilis. Ce petit jardin suspendu, désigné dans la famille sous le nom de « Babylone », était l’invention de Ludivine qui, en l’honneur de sa cousine, l’avait perfectionné. Dans des caisses vertes, elle avait semé du réséda repiqué des héliotropes. Avec des branches d’osier où s’enroulaient des gobéas, elle avait édifié une petite tonnelle. Comme on y pouvait accéder uniquement, par cette fenêtre, c’est par un marche-pied à plusieurs échelons qu’on y descendait pour arroser les plantes ; et parfois les deux jeunes filles s’y asseyaient un moment. Ce degré était volant afin que, par mesure de sécurité, on pût le retirer le soir. Mais Louise n’était pas peureuse et souvent l’oubliait.

Elle à sa fenêtre, lui au bas de la terrasse, quelques remarques distraitement échangées sur la beauté de la nuit, sur la probable continuité de la chaleur, de nouveau ils se turent. C’est qu’il n’est pas très facile de soutenir la conversation à un étage de distance. Ainsi Claude en jugea-t-il. Et tout d’un coup, posant un pied dans la fourche que faisait le tronc noueux du jasmin de Virginie, leste et souple comme un chat, il se hissa jusqu’aux balustres, d’un vigoureux rétablissement sur les poignets les franchit, et se trouva rendu dans « Babylone ».

— Voyez, cousine, comme ce serait facile de s’introduire chez vous.

— À supposer que quelque inconnu nourrit ce dessin, Porthos, j’imagine, l’eût déjà appréhendé aux chausses.

Elle à sa fenêtre, lui maintenant sur la terrasse, de nouveau ils demeurèrent silencieux.

— Savez-vous, reprit enfin Claude, à quoi je songeais, en musant aux étoiles ? Que dans huit jours, je les contemplerai du pont de ce paquebot qui va m’em­mener loin d’ici.

— Ce sera toujours les mêmes étoiles, cousin, qui vous regarderont… et qui vous protégeront, je le souhaite de tout mon cœur.

— Je serais bien heureux de penser que, pour le leur demander, vous les regarderez en même temps que moi.

Son accent décelait une émotion qu’on ne lui connaissait guère. Est-ce parce que Louise la devina qu’elle ne répondit rien ?

— Penserez-vous quelquefois à l’exilé, cousine.

— Plus souvent, j’imagine, qu’il ne pensera…

Très légèrement elle hésita.

— Qu’il ne pensera à nous. Vous allez avoir bien d’autres sujets d’intérêt… tant de choses nouvelles…

— Et vous croyez qu’elles me feront oublier mon pays… avec ceux que j’y laisse ?

Visiblement ce pluriel aussi était voulu.

— Ce n’est pas peu de chose, allez, que s’arracher ainsi à tout ce qu’on connaît et ce qu’on aime. Voici deux mois, je me réjouissais tellement de ce voyage… je comptais les jours comme font au régiment les hommes de la classe. Et aujourd’hui… je me sens une tristesse…

— Parce que l’heure est proche. Il y a toujours quelque chose de mélancolique dans un départ.

— Peut-être. Mais c’est pour une autre raison aussi.

Cette raison, Louise ne s’en montra point curieuse. Était-ce parce qu’elle la pressentait ?

— Dès que vous aurez mis le pied sur le bateau, dit-elle, cette impression s’envolera. Et puis quoi ? ce n’est pas pour toujours. Vous reviendrez.

— Qui sait ?… Et quand ?… Et d’ici là, tant de choses auront pu arriver.

Louise ne s’enquit pas non plus de ces éventualités auxquelles il faisait allusion. Et derechef entre eux le silence tomba.

Depuis deux mois qu’il vivait en contact intime avec cette féminité d’un charme délicat étayé sur la noblesse du caractère, il n’avait pas lu bien clairement dans certains troubles dont jamais encore il ne s’était senti remué. Ce soir-là, une lumière soudain s’était faite. Il avança d’un pas vers la fenêtre.

— Louise…

Mais comme il cherchait ses paroles, elle se hâta de prendre les devants.

— C’est vraiment tard et la nuit se fait fraîche. Il serait temps, je crois, d’aller dormir.

Très doux était l’accent, quoique, comme tout à l’heure, très ferme. Mais au fond, bien au fond, il y avait un émoi… oh ! tellement subtils et profonds sont ces mouvements de l’âme… Claude ne répondit pas. Sous la faible clarté bleue de la lune qui se levait, faiblement on distinguait son fin profil un peu pâle. Muet, il la regarda. Puis ses yeux ardents se baissèrent sur ces trois petits degrés, si faciles à gravir, qui le séparaient d’elle. Faciles ?… Non pas, car à leur pied l’honneur veillait en gardien sévère. Brusquement alors, presque fâché :

— Rentrez votre escalier, cousine.

À bout de bras il le lui tendit. Elle le reçut, le déposa dans la chambre, puis se penchant au dehors :

— Bonne nuit, Claude.

Il saisit la main que lui tendait la jeune fille, attira vers lui celle qu’on ne lui offrait point et sur l’une, puis sur l’autre, posa ses lèvres brûlantes. Le feu qui monta aux joues de Louise, l’ombre le lui dissimula. Prestement il enjamba la balustrade et dégringola par la même voie qu’il avait prise pour l’escalader. Un instant elle écouta ses pas qui s’éloignaient dans la nuit. Personne non plus n’entendit son soupir, et sans bruit, la fenêtre se ferma.


CHAPITRE X


Le général Thierry était absorbé, soucieux, en proie même à une visible agitation. Après avoir chevauché le matin — seul à présent, parti son jeune compagnon de promenade — l’après-midi on le voyait arpenter le bois et la plaine, mâchonnant le cigare que, distrait, il laissait s’éteindre. Il devenait nerveux et cela ne lui ressemblait guère. Lui, d’une si calme fermeté dans le commandement, il se surprenait à rudoyer son ordonnance, à tracasser sans cause ses métayers.

Une fois que le général était allé à Laon, il avait eu — tout se sait en ces mornes villes où l’on a pour unique spectacle les allées et venues du prochain — un long conciliabule avec le bâtonnier, juriste réputé dans la région. Me Sigebert s’en était trouvé un peu froissé, atteint dans ses prétentions sur ce chapitre. Ou bien c’est donc que Charles faisait des cachotteries ? Il était moins exact à la table de bridge. Il s’y oubliait à couper des cartes maîtresses, à jouer la fourchette hors de propos, parfois sourd aux invites, transgressant même, lui, un stratège qui savait le prix de l’offensive, au sage principe que le percepteur — ancien lieutenant d’infanterie de marine amputé de la jambe à Bazeilles — formulait par cette facétie trop souvent répétée :

— Il existe des familles entières qui sont mortes du choléra pour n’avoir pas joué atout.

Le notaire en était tout intrigué.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc, ce pauvre Thierry ?

À quoi sa femme répondait :

— Ses fièvres qui le tourmentent. Cela porte à la tête quelquefois. C’est vraiment bien malheureux.

Sans doute aussi se préoccupait-il de la grosse résolution à prendre, ce passage par anticipation au cadre de réserve dont il avait entretenu son vieux camarade. L’ayant sondé à ce sujet, celui-ci n’avait obtenu en réponse qu’un bref :

— Je ne suis pas encore décidé.

Certain jour — une huitaine après que Me Sigebert était revenu d’embarquer son fils au Havre — sous un prétexte mal défini, le général vint à l’étude.

Après quelques propos dont l’incohérence s’accordait mal avec son habituelle précision toute militaire de but en blanc il lui dit :

— Sais-tu, Alcide, une idée qui m’est venue ?… Est-ce qu’entre Claude et sa cousine il n’y aurait pas eu quelque fleurette ?

Le notaire en demeura tout interloqué.

— Comment l’entends-tu ?

— Comme je le dis. Serait-ce si invraisemblable ? Il est gentil, ton garçon, bien tourné, sympathique. Elle… elle est charmante. Pourquoi donc pas ?

— Mais parce que… parce que mon fils est un honnête homme. N’étant pas mariable, il n’aurait assurément point parlé d’amour à une jeune fille.

— Peut-être espère-t-il se faire rapidement une position là-bas.

— Sous ses apparences de cerveau brûlé, il possède beaucoup trop de raison pour faire état d’un aléa pareil.

— C’est que… à nos âges on l’oublie volontiers… ce polisson d’amour souvent tire à hue quand la fâcheuse raison tire à dia.

— D’accord. Mais ici c’eût été une légèreté coupable… Et tu as eu occasion d’apprécier la droiture de Claude… Tu me l’as dit toi-même : de l’or en barre.

— Je ne m’en dédis pas. Ainsi vraiment, tu n’as rien vu, rien remarqué qui soit pour donner à croire…

— Mon Dieu, les jeunes gens sont jeunes. Ce serait trop leur demander que vivre si près l’un de l’autre sans se regarder peut-être avec des yeux doux. Mais en admettant que mon fils ait éprouvé pour Louise un sentiment plus caractérisé, il aura su s’en taire, j’en mettrais ma main au feu.

— Sans doute, sans doute…

— Car enfin, reprit le notaire, si nous tenons pour incapable d’avoir troublé le cœur de sa cousine au moment même de s’éloigner pour un temps dont la durée lui est inconnue, c’est qu’alors il y aurait eu échange de paroles. Je ne suis pas partisan de ces engagement» à longue et aussi incertaine échéance… Mais eussent-ils fait semblable folie, mon fils du moins l’aurait loyalement avoué à sa mère et à moi.

— Et s’il a craint que vous le désapprouviez ? Tant que cette jeune fille se trouve sous votre toit…

— Sommes-nous donc des ogres ? Mais elle-même qui a tant de dignité, de délicatesse, est-ce qu’elle aurait accepté une situation aussi équivoque ?

Vivement le général se récria :

— Non, non, certainement non.

— Eh bien alors ?… Qu’as-tu donc, Charles, à vouloir absolument que ces enfants soient amoureux l’un de l’autre ?

— Je ne veux rien du tout, bien au contraire… C’est-à-dire, se reprit-il, que si les circonstances, les conditions matérielles l’eussent permis, leur union je crois, aurait été pour le bonheur de tous les deux. Et leur portant à tous les deux un affectueux intérêt je l’aurais souhaité de grand cœur. Mais tu as raison : c’était impossible.

Les jours qui suivirent, le général fréquenta chez les Sigebert plus assidûment que jamais. Et sans que cela parût, ayant appris à lire en elle, il étudiait attentivement Louise. Non certes : nul secret ne se dissimulait derrière ce front pur. Mais un chagrin ? Pas davantage ne le discerna-t-il. L’ombre dont était voilé le frais visage se justifiait assez par le drame d’hier, par les angoisses de demain. Plus expert à jauger la valeur des hommes, son observation ne pénétrait-elle pas assez avant dans le jardin réservé d’un cœur féminin à la fois tendre et fier ? Bah ! il allait bien savoir…

— Oui, monsieur le général, tout le monde est parti à la ville pour une noce.

Il s’en doutait parbleu bien et riait sous cape de sa petite ruse.

— Il n’y a que Mlle Fresnaye. Elle est au jardin.

— Bien, bien, Fédora, je connais le chemin… Ne vous dérangez pas, ma fille.

S’accolant à la grosse tour découronnée, un berceau de chèvrefeuille égayait le rébarbatif granit au manteau de lierre sombre. C’est là que Louise habituellement se tenait, occupée à quelque couture ou lecture. D’un pas ferme et résolu, avec dans l’allure aujourd’hui quelque chose du soldat en colonne d’assaut, tout droit le général y marcha. Elle lui sourit. Mais avant que fussent prononcées les formules d’accueil :

— Mademoiselle Louise, dit-il, voulez-vous laisser un moment votre ouvrage afin de me mieux prêter attention ?

Bien qu’il eût parle sans emphase, on ne sait quoi dans l’accent fit qu’un étonnement traversa les clairs yeux de pervenche.

Pour toute réponse elle piqua son aiguille dans la batiste du mouchoir qu’elle ourlait. Et prenant son attitude familière, le buste en avant, la tête légère­ment inclinée sur l’épaule, croisés dans son giron les doigts menus auxquels ne brillait aucune bague, elle se mit en devoir d’écouter.

— Vous le savez, reprit-il, si Dieu l’avait permis, j’aurais présentement une fille, à peu près de votre âge, et dont j’eusse souhaité qu’elle vous ressemblât. Faites-moi donc la grâce de me considérer comme si j’étais votre père… Cela me rendra plus aisée ma petite confidence. Je suis, peut-être aussi ne l’ignorez-vous point, sans aucune famille. Au soir de la vie, c’est une lourde tristesse de sentir qu’on est utile à personne en ce monde. Souvent j’avais songé à adopter un enfant… une fille en souvenir de ma petite Chris­tine. Mais voilà qui ne se rencontre guère dans les camps. Lorsque j’ai connu votre isolement, lorsque se sont révélés à moi votre mérite et votre grâce, j’ai pensé combien j’aimerais que cette fille adoptive ce fût vous.

Elle fit un mouvement pour parler. Mais du geste il l’invita à garder le silence.

— Un instant, oui, j’ai caressé ce rêve… subordonné, cela s’entend, à votre consentement. Malheureusement ma volonté ainsi que la vôtre n’y suffiraient point. Il faudrait que je pusse prouver vous avoir donné des soins pendant un certain nombre d’années. C’est absurde, c’est stupide, mais hélas ! c’est ainsi.

Vivement, avant qu’elle eût le temps de rien dire il ajouta :

— Reste donc un moyen, un seul pour vous, demander d’associer à mes cheveux gris vos blonds vingt ans.

Le général s’éclaircit la voix qui tout d’un coup se voilait.

— Ce moyen présenterait un double avantage. Pardonnez-moi d’aborder le chapitre de ces réalités que personne ne peut se donner le luxe de méconnaître. Vous qui êtes la raison même, vous le savez comme moi… Donc, je ne possède qu’un très modeste avoir ; cette petite terre de la Saulaie, que j’aime pour y être né, plus quelques économies réalisées depuis mon accession aux grades supérieurs, étant sobre dans mes goûts et n’ayant aucune charge. Mais après moi…

Derechef il chassa l’enrouement. Une faible rougeur vint aussi colorer le mâle visage basané, et c’était touchant, ces marques de timidité chez celui qui jamais n’avait baissé le front sous la mitraille.

— Après moi ma veuve jouirait d’une pension de l’État, insaisissable et incessible, de trois mille six cents francs… Pour être exact, trois mille six cent soixante-six francs et soixante-six centimes… Le budget a de ces plaisantes précisions. Pour ma veuve se trouverait ainsi doublé mon médiocre héritage, et je serais infiniment heureux qu’après ma mort cette bien petite aisance pût assurée à la fille d’un ancien compagnon d’armes, réduite par la sévérité du sort à ne compter que sur son travail.

Louise de nouveau voulut parler.

— Pas un mot, je vous en prie, dit-il doucement, avec autorité néanmoins, en lui posant la main sur le bras. Vous alliez protester de votre fierté, n’est-ce pas ? Je la connais, ma chère enfant, et je l’admire. Je connais votre vaillance, votre fermeté d’âme dans l’adversité. La société cependant n’est pas organisée pour permettre aux femmes de certaine condition de gagner leur pain. Si peu que vous connaissiez encore les laideurs de la vie, vous n’ignorez pas de quelles difficultés est hérissé le chemin d’une femme de votre âge livrée à ses seules forces. Eh bien ! par surcroît aux faibles avantages positifs que présenterait mon… ma combinaison, j’en vois un autre de nature morale : celui d’une protection toute paternelle…

Ici ce fut lui-même qui s’interrompit par une légère hésitation à formuler sa pensée :

— Vous me comprenez bien, mon enfant ?… Vous comprenez que j’ai pour unique ambition de remplacer de mon mieux celui que vous avez perdu ?

Respectant la rougeur qui était montée au visage de Louise, un instant il détourna d’elle ses yeux et très vite il continua :

— Cette protection, ainsi va le monde, vous, serait acquise par le seul fait de porter mon nom. Ce nom est honorable ; je me suis efforcé de lui donner quelque lustre. Si vous me faites l’honneur de l’accepter, c’est moi qui me tiendrai pour l’obligé, puisque j’y gagnerai une douce et gracieuse présence qui sera le soleil de ma vieillesse.

Par suite du désordre de sa pensée, Louise demeurait muette. Des larmes dont elle n’aurait su dire la nature lui montaient aux yeux.

— Deux mots encore, reprit le général. Jusqu’à présent, je n’ai exposé que les bons côtés pour vous et pour moi de… de cet arrangement. Reste à examiner les objections. D’abord le ridicule d’une union tellement disproportionnée qu’elle en prendrait même quelque chose d’odieux…

— Comment pouvez-vous dire ?…

— C’est le monde qui le dira. Mettez-vous à sa place. On me traitera de vieux fou… Cela m’est de peu. Que par ainsi vous trouviez la sécurité et la paix, et qu’importe les criailleries ? Comme le disent les Arabes : le chien aboie, la caravane passe… Sur un point toutefois seraient-elles justifiées peut-être. Ne dois-je pas me faire scrupule d’enchaîner votre jeunesse ? À cela, il est vrai, pourvoira le cours naturel des choses. J’ai des motifs de ne pas me croire destiné à une très longue vie…

— Oh ! général…

Les joues de Louise s’étaient empourprées.

— Eh quoi ?… C’est moi qui parle. Dieu fera de moi à sa volonté, mais selon toutes vraisemblances humaines, vous serez libre assez tôt pour connaître l’amour d’un mari… Chut ! chut ! fit-il avec une bonhomie douce, pas d’observations…

Se levant, il ajouta :

— Pas non plus de réponse aujourd’hui. Je ne veux point vous prendre par surprise. Réfléchissez. Consultez votre raison. Votre cœur aussi, car après tout c’est bien lui que je sollicite… un cœur filial… Pour me le donner néanmoins dans des conditions si particulières, encore faut-il que vous en soyez entièrement maîtresse. Lorsque vous aurez pris une décision, vous me la manderez.

Déjà il s’éloignait. Après quelques pas, se retournant :

— J’oubliais… Bien que je ne veuille point vous presser, force m’est de vous faire connaître ceci. Une veuve d’officier n’a droit à la pension que si elle a été mariée deux ans au moins avant la retraite de son mari. Or il ne me reste plus que deux ans et quatre mois d’activité. Vous voyez qu’il y a urgence.

Et rapidement, comme qui vient de faire un mauvais coup, il disparut au tournant de l’allée.



CHAPITRE XI


Deux mois plus tard, Ludivine écrivait à son frère :

« Il est toujours facile de plaisanter, mais je partage l’avis de cet autre :

Qui fait trop le malin quelquefois fait la bête.

« L’auteur de ce judicieux aphorisme ?… Inutile que je le demande à Aurore : Elle ne se rappelle jamais de qui sont ses traits d’esprit. Donc le Tout-Bruyères, sans omettre Montbérault, le Tout-Molinchart, y compris sa garnison et les châteaux circonvoisins, ont jasé, glosé, clabaudé à langue que veux-tu. Un mariage comportant quarante années de différence entre les conjoints, ce n’est pas ordinaire, je l’accorde. Avec la logique qui caractérise le monde, tout en croyant devoir répandre sur Louise des larmes de crocodile, on déclare, moitié figue, moitié raisin, qu’elle a trouvé la pie au nid. Il faudrait pourtant s’entendre : ou elle est une victime ou bien elle a mis dans le mille — c’est l’un ou c’est l’autre.

« Pour ce qui est moi, je suis très, très heureuse de cette solution. D’abord parce que Louise ne s’éloignera guère de nous, ensuite que ceux qui l’aiment doivent se réjouir de savoir son existence fixée dans des conditions plus qu’honorables. Quant à la plaindre d’être la femme d’un vieux, mais, je n’y songe même pas. Il est certain qu’à première vue, cela choque. Cependant, s’il n’est pas un jeune homme — ni même un homme jeune — il est général. Tout ce que tu voudras, mais cela ne fait pas du tout le même effet que s’il était notaire par exemple — soit dit sans offenser la respectable corporation à laquelle nous appartenons de père en fils. Tu diras que j’ai de l’imagination, ne l’ayant jamais vu qu’en pékin. Mais j’ai assisté à des revues de grandes manœuvres et du 14 juillet. Je me le représente donc très bien à cheval sur le front des troupes, en culotte blanche et ceinture rouge et or, avec les fontes en peau de léopard levant son épée pour commander le défilé et salué par les drapeaux. Julie, à qui j’ai fait part de cette réflexion puérile, s’est roulée, remarquant, non sans raison, que sa femme le verra plus souvent en pantoufles et bonnet grec. Que veux-tu, ces choses-là ne se raisonnent point. Et quand même, tiens hier encore je la voyais rentrer de sa promenade, en simple veston et leggings. Il était sur ce grand pur sang que tu as monté souvent, Centurion. Eh bien ! je t’assure que le ténébreux Costerousse, avec ses airs Fracasse, qui l’a croisé sur la route, n’était nulle part auprès de lui.

« Au surplus, il ne s’agit pas de ça. Ce mariage-là n’est pas un mariage comme un autre. Lorsque j’entends traiter le général de vieux toqué, cela me met en colère, car quelque chose me dit qu’il a fait une très belle action et très désintéressée. Est-ce à entendre que de son côté Louise l’ait épousé pour la position qu’il lui donne ? Jamais de la vie : elle est bien trop fière. Et si elle a consenti, c’est qu’elle l’aime… Ne ris pas, Claude, je t’en prie, ne ris pas… tu me ferais de la peine. Bien sûr, ce n’est pas de l’amour à en faire du roman. Comment dirai-je ?… C’est tellement difficile à expliquer, et pourtant je le sens.

« Aussi, d’entendre faire des gorges chaudes, dont il faudrait être bien bouchée pour ne pas comprendre le sens, je sors de ma peau, sans pourtant trop aller contre, car enfin, pour parler comme Julie, ce ne serait pas le premier ménage auquel il arriverait malheur, même sans la circonstance atténuante des quarante ans de trop. Soit. Mais, je le répète, il y a quelque chose dans ce ménage qui me semble le différencier totalement des autres. Louise d’ailleurs est la loyauté même : dès qu’elle s’est engagée, c’est en connaissance de cause, et elle fera honneur à sa parole, j’en jurerais comme de moi-même.

« Il va sans dire, mon cher Claude, que tout ce que je te confie ici, la retenue séant à mon âge et à mon sexe, selon les solennelles expressions de papa, m’empêche de le discuter en société. Voilà bien dont j’enrage, car ainsi dois-je laisser passer cent sottises.

« Étant destinée, au surplus, à coiffer sainte Catherine, j’ai dessein de ne point m’éterniser dans cet état amphibie. Je suis décidée à m’émanciper, mon cher, je t’en préviens. Honni soit qui mal y pense ! Papa lèvera les bras au plafond, maman s’exclamera que c’est vraiment bien malheureux ; puis ils s’y feront, ayant bien trop de sens pour ne pas, au fond, partager ma façon de voir.

« Mais me voici loin de l’objet de cette lettre…

« Ils ont donc été mariés sur les neuf heures du matin à la mairie, où nous avons dû essuyer un speech du père Lehupier, je ne te dis que ça. Puis dans notre bonne vieille église, à l’autel de la Vierge, comme de règle pour les veufs. Personne que nous et les quatre témoins. D’abord papa, puis un ami du cousin Fresnaye, venu de Paris. Pour le général, deux anciens camarades de Saint-Cyr, dont l’un commandant en chef, s’il vous plaît… Et, ceci donne bien raison à ce que j’écrivais tout à l’heure, malgré l’absence de sabre, et d’éperons et de tout leur flafla, je te prie de croire qu’ils étaient quelqu’un.

« L’un du type sec aussi, un ancien blond à petite moustache hérissée, l’air pas commode, mais blagueur — ce qui, en langage académique, s’appelle tout à la piaffe et un chic épatant. C’est d’ailleurs un cavalier et un grand seigneur. L’autre — celui aux plumes blanches — plutôt trapu, je ne sais quoi de net, de dru, de carré, et avec ça de très bon. Un héros, nous a raconté notre cousin… car il n’y a pas à dire le général Thierry est notre cousin à présent. En Indo-Chine, par son sang-froid, son énergie, son intrépidité, il a sauvé du massacre toute une petite colonne attirée dans un guet-apens, qu’avaient assaillie, à la faveur d’une trêve, des forces vingt fois supérieures. Eh bien ! mon cher, tu me croiras si tu veux, cela se voit. Sous sa simple rosette, on devine le grand cordon.

« Et puis, ce qu’ils parlent bien, ces soudards… Ils ont vu tant de gens, tant de choses, sans compter celles qu’ils ont faites… Ah ! ce n’est pas avec moi que cela prendra, la légende du Ramollot. Comment serait-elle possible ? Selon les ineptes farceurs qui l’ont inventée, ces hommes dont la vie s’est passée à en commander d’autres, jusqu’à des vingt-cinq et trente mille réunis, posséderaient le degré d’intelligence d’un portier-consigne… Cela ne se discute même pas.

« Voilà l’opinion de Ludivine Sigebert, laquelle croit n’être pas plus bête qu’une autre, voire que ces messieurs qui mettent du noir sur du blanc.

« Au surplus, je prêche un converti. C’est dommage, Claude, que tu ne sois pas resté soldat…

« Pour finir un récit qui s’allonge, après la bénédiction nuptiale, beaucoup plus brève — bien que, n’ayant jamais vu trois généraux ensemble, notre excellent curé n’ait pu se tenir d’y aller aussi de son allocution — on s’en est allé déjeuner à la Saulaie. Maman a pensé faire une maladie de cette dérogation à la coutume. Car enfin, soutenait-elle, « je représente la mère de la mariée ». À quoi il a répondu : « Et moi, chère madame, je suis son père », d’un ton si impératif, tout en étant bonhomme, que la question s’est trouvée résolue.

« Louise était délicieuse en robe de laine blanche toute simplette, mais allant à merveille, petit chapeau de tulle garni de clématite, avec un rien de fleur d’oranger, et voilette en point de Bruges. Encore une singularité qui a fait faire à maman ses grands bras. Mais cela, c’était l’idée de Louise — tu penses bien que le général n’avait pas mis le nez dans la question chiffons — et elle aussi a sa tête.

« Ils vont rester tranquillement chez eux jusqu’à la Toussaint, époque à laquelle ils iront prendre possession de leur commandement. Il est à peu près sûr d’obtenir la division de Reims. Ce sera le rêve, n’étant qu’à deux heures de Laon et ainsi pourra-t-on voisiner aisément. Mme Thierry — j’écris cela pour m’y habituer — m’a déjà engagée d’ailleurs à passer quelque temps auprès d’elle quand ils seront installés. La grande vie, mon cher… Grâce à Dieu, mon genre de beauté n’est pas de ceux qui inspirent des pensées d’enlèvement, car, au sein des camps — style noble — à quels périls ne m’exposeraient point m«s inclinations panachardes… La marâtre nature y ayant mis bon ordre, on peut m’y lâcher en toute sécurité. »

Claude répondait brièvement, mais assez exactement aux longues épîtres hebdomadaires de sa sœur. Après avoir reçu celle-ci, il laissa passer plusieurs courriers. Puis il écrivit, sans faire au mariage de sa cousine aucune allusion. Dans l’intervalle il avait adressé à Louise quelques lignes de banales félicitations.



CHAPITRE XII


Dans cette grande ville industrielle de Reims, la colonie militaire se trouve comme noyée. Elle s’y disperse. Entre les grosses fortunes du champagne et de la laine, elle tient une place moins prépondérante qu’en d’autres garnisons. La venue cependant du nouveau divisionnaire excita un intérêt assez vif. Avant même qu’il eût paru au quartier général, la malignité s’était donné ample carrière. Lorsqu’on les connut, quelque chose dans l’attitude respective de la jeune femme et du vieil époux bientôt intimida les langues.

Tout superficiellement que juge le monde, et dans un esprit d’invariable dénigrement, la sincérité porte en soi une force qui plus ou moins s’impose, encore que l’opinion n’en veuille pas convenir. Ainsi sur leurs lèvres ces appellations, conjugales en somme, « mon ami » et « ma chère enfant » semblaient prendre leur acception littérale, révélant si véritablement un échange d’affection et de paternité, que les goguenardises faisaient long feu. D’aucuns souriaient avec indulgence, d’autres persiflaient, en appelaient à la morale outragée, mais c’était sans conviction bien profonde. Peut-être se rencontra-t-il quelques jugements assez fins pour soupçonner la vérité. Ceux-là toutefois qui sentaient ainsi n’avaient point, le courage de leurs conclusions, car ce sont sujets sur lesquels on redoute de sembler naïf.

Pareillement en allait-il des faciles pronostics émis sur l’avenir du ménage. Les hommes mêmes qui affectaient de se préparer à tirer profit d’un cas aussi anormal étaient déconcertés par la façon d’être de cette jeune femme, jolie pourtant, d’un charme si pénétrant surtout. Non qu’elle fit étalage d’aucune sévérité. Très simplement, elle demeurait elle-même et c’était le meilleur moyen assurément pour soutenir une situation particulière jusqu’à en être scabreuse.

Quand au général, la dignité très haute mise en lui par un long passé d’honneur le préservait du ridicule et de l’odieux qu’il avait pressentis. Il était l’officier instruit, laborieux, de caractère irréprochable, qui dans le métier des armes apporte un peu de l’austérité religieuse. Et il avait été d’autant plus profondément attaché au drapeau qu’il était sevré de toutes affections, d’autant plus inflexiblement esclave du devoir militaire que dans son isolement de cœur, nul autre ne risquait de se trouver jamais en conflit avec celui-là.

Le deuil cruel qui avait pesé sur le plein de sa maturité, en le confinant dans une vie retirée et sévère, l’avait incliné vers la réflexion. Possédant de la culture, de la lecture, il s’était fait sa propre philosophie des choses, un peu synthétisée peut-être au gré des esprits curieux d’analyse, mais elle n’en était que plus forte, et sereine aussi dans sa sévérité. Jamais il n’avait été très pratiquant, mais toujours il était resté religieux et dans sa foi, robuste quoique ou parce que simplifiée, il puisait le dédain des petites vilenies comme des petites vanités d’ici-bas. Son bonheur de ce foyer reconstitué n’était pas égoïste ; il ne méconnaissait point le sacrifice demandé à un cœur de vingt ans. Là était à ses yeux le point d’ombre. Du moins sa reconnaissance attendrie en donnait-elle plus de chaleur encore à sa tendresse.

Quant à l’avenir, pour lui si bref sans doute au regard de celle qui si longtemps lui survivrait, il s’en reposait sur Dieu.

Et Louise, était-elle heureuse ? C’est là un mot dont les acceptions sont diverses. Elle avait la vie douce et sûre, elle était honorée et chérie. À celui qu’elle appelait son mari elle portait une affection profonde. Si elle nourrissait quelque regret de sa liberté aliénée, de sa jeunesse entravée par une fiction, cela, personne ne le savait, jamais ne le saurait. Le savait-elle même, voulait-elle le savoir ?… Sa raison était de celles qui sont assez fermes pour s’arrêter au seuil de certains replis du cœur.

Afin d’égayer cet intérieur un peu grave, le général avait souhaité que la plus jeune des demoiselles Sigebert fût souvent auprès de sa cousine, de qui elle avait fait sa sœur d’élection. Entretenant avec son frère une active correspondance, il notait guère de lettre de Ludivine qu’elle ne lui parlât de Louise « Tu n’as pas oublié, j’espère, cette scie de famille que nous avions puisée dans les Lettres d’Italie du président de Brosses — quelle érudition ! — : « Comment peut-il tant pleuvoir en un aussi petit endroit ? » Par analogie je te dirai : c’est inconcevable ce que peuvent être fécondes en événements nos localités grandes comme une boîte à violon. L’autre jour je t’avais mandé le mariage d’Hélène… pardon, de Nelly Pépin avec un officier d’artillerie de la Fère. Cela n’avait rien de bien remarquable. Mais cette famille fournit à la chronique soissonnaise, ainsi qu’à la nôtre, étant à demi Bruyéroise, un chapitre plus sensationnel ?

« Ce grand nigaud d’Édouard… je veux dire Eddy, avait conçu une passion délirante pour certaine Dolorès ou Mercédès, première (et unique) chanteuse et danseuse espagnole — d’origine auvergnate — au beuglant select de la ville illustrée par son vase et ses haricots. Comme de juste, la señorita n’avait pas cru devoir tirer de sa jarretière le traditionnel poignard aux fins de se défendre contre les entreprises de ce bon jeune homme. Tout au rebours. Tant et si bien que les écus de Pépin père dansaient une cachucha non moins effrénée que les malagueñas, habañeras et autres séguedilles de cette étoile chorégraphique. Bref, pour extirper le mal dans sa racine, on a coupé les vivres à ce jeune cornichon, d’où rafraîchissement notable dans les sentiments de la demoiselle. Ensuite de quoi on l’a conduit à Bordeaux et expédié, tel un simple colis, au correspondant de la maison Pépin à Buenos-Ayres, où il va faire connaissance avec les moutons des pampas, dont jusqu’à présent il n’avait vu la laine que sur les broches de l’usine.

« Ce n’est pas potiner que dire quel coup en a reçu notre Julie. Car, bien que depuis quelques mois son flirt avec le jeune châtelain de Vorges se trouvât enrayé et pour cause, elle n’avait pas abandonné la partie, ayant, afin de l’entretenir au cours de l’hiver, accepté plusieurs invitations en ville chez les Pépin. Son humeur n’est pas sans avoir souffert de ce mécompte. En personne de tête, toutefois, elle le dis­simule assez bien.

« Je crains fort que cela tourne au profit de ce bellâtre de Costerousse. Il s’occupe beaucoup d’elle en ce moment et elle ne le regarde pas d’un œil défavorable. Or ce garçon m’a toujours profondément horripilé. C’est le Méridional dans toute son horreur, bavard, flemmard, vantard, hâbleur et avantageux.

« Ces jours-ci, toutefois, il nous est revenu de Laon qu’il joue beaucoup au cercle — la corruption des grands centres, comme dit notre curé — et cela sans doute la défrisera quelque peu. Dans l’intérêt même de notre sœur, je crois que nous devons nous en réjouir.

« Comme tu vois, nous avons quitté Reims. Louise est déjà installée à la Saulaie, pour tout l’été et le général vient du samedi au lundi. Les trains sont très pratiques. De temps à autre aussi elle va passer un jour ou deux auprès de lui, « pour s’assurer si ses chemises ont des boutons », dit-elle en riant. La vérité est que Louise lui est profondément dévouée et à juste raison, car il la comble d’attentions, de bontés toutes paternelles.

« Il tient, par exemple, à ce qu’elle gouverne souverainement la Saulaie. Elle s’en acquitte à ravir. Cela ne t’étonnera point, sachant combien elle est sérieuse, appliquée, intelligente. Papa cependant n’en revient pas de la voir s’assimiler si vite et si bien les choses rurales. Elle prétend que c’est sa vocation qui se révèle. Si tu es l’homme des bois elle est la femme des champs.

« Nous parlons bien souvent de toi. Elle s’intéresse beaucoup à tes affaires et je lui lis tes lettres, lesquelles cependant sont trop sobres de détails. Cela te semble tout simple et naturel d’être au Manitoba, espèce de Huron. Mais nous autres, apprendre un peu comment c’est fait et ce qui s’y passe, cela nous changerait agréablement du déjà tellement vu des bassins de l’Aisne et de la Marne. »

Sensible à ce reproche, Claude écrivit plus longuement. Faits avec cette simplicité que l’accent de vérité rend éloquents, ses récits, ses descriptions allaient de la maison Sigebert à la Saulaie, où, tout comme Louise, le général y prenait un intérêt sympathique.

— Nous en avons donc encore, disait-il, de ces Français aventureux et intrépides qui ainsi renouent la chaîne des traditions. Car ce n’est pas seulement au Canada que nos pionniers ont tiré les marrons du feu pour l’Angleterre. Dupleix aux Indes… et la Louisiane, et Maurice, cette autre Île-de-France… De tout cela nous n’avons rien su garder. Puis, à grande dépense de sang et d’argent, nous sommes allés conquérir l’Indo-Chine… au profit du Japon, qui ne tardera pas à nous en soulager. Nous sommes de bien braves gens, mais pourquoi tellement dénués de sens commun ?

Ludivine, de son côté, continuait à tenir son frère au courant de la chronique locale.


« Quand je te le disais, que le remarquable bourg qui nous vit naître est un nid à événements… Voici le dernier en date, et tout chaud. L’autre matin arrive à Bruyères un inspecteur des finances. Ce même soir, le plastronnant Costerousse montait en carriole pour se rendre à la gare. De mauvaises nouvelles de chez lui, disait-il. De fait, ceux qui l’ont aperçu constatèrent qu’il était décomposé. Et oncques ne le reverrons-nous. Ce fâcheux personnage avait barboté quinze mille francs dans sa caisse pour payer des dettes de jeu. Bien entendu, il se proposait de remettre l’argent quand aurait tourné la veine et sans doute ce n’était pas la première fois. Mais tant va la cruche à l’eau… Bref, le voici révoqué, comme de droit, sans cependant être poursuivi, sa famille ayant avisé l’administration qu’elle rembourserait. Il se parait de quelque fortune, et son père n’est qu’un modeste médecin de campagne. C’est la pauvre dot de sa sœur qui paiera les pots cassés !… « Nous voici donc débarrassés du Toulousain. Papa et maman en ont une souleur de cette histoire-là… Tu penses !… On s’explique à présent ses empressements subits. Bien que chez nous il n’y ait rien de riche, sinon les rimes d’Aurore, un peu d’argent liquide lui aurait tiré du pied une forte épine et ensuite, à la grâce de Dieu ou du diable, selon l’insouciance de ceux que papa nomme les amants de la dame de pique. Julie, qui décidément a de l’estomac, affecte une profonde indifférence pour l’incident. Mais j’ai tort de plaisanter, car elle l’a échappé belle, la pauvre.

« Remarques-tu, Claude, comme l’ex « petit bout » tourne au philosophe ? Cela vient de chez les Thierry. Je ne dis pas qu’on soit bête chez nous ; mais enfin je n’avais point encore eu pareil commerce d’esprit. Son privilège de femme mariée donne à Louise plus de liberté pour exprimer ses façons de voir, lesquelles sont tout à fait fines, avec leur petit grain caustique et lui, c’est la sagesse même, le jugement le plus sûr, le plus droit, sans que l’âge ni les chagrins l’aient rendu morose.

« La note burlesque qui se trouve en toutes choses est donnée par cet imbécile d’Achille qui voyant le terrain déblayé devant lui, fait plus que jamais à la fille de son patron des yeux de carpe frite. Un petit héritage vient de lui échoir et ce ne serait pas surprenant que quelque jour il rassemblât tout son courage ce qui n’est pas beaucoup dire… Mais en dépit de toutes ces fâcheuses aventures, papa ne voudra rien savoir, maman pas davantage, j’en suis bien certaine. Je te dirai au surplus que nous voyons très peu Julie. Pour bien marquer sans doute que nul dessein sur Eddy ne l’attirait à Vorges, elle y va plus que jamais, notamment tous les dimanches. La maison Sigebert se vide et maman ne sait plus que faire de son activité.

Un mois plus tard :

« Eh bien ! mon Claude, si, comme l’exige l’ordre des préséances, tu as ouvert avant la mienne la lettre de maman t’annonçant la grande nouvelle, es-tu tombé pile ou face ? Hein ! On ne s’y attendait guère à celle-là… « Pépin fils avulso non deficit Pépin père », a dit le juge de paix. Encore que ce propos fasse rire un peu aux dépens de notre sœur, je ne puis me défendre de le trouver plaisant. Combien vrai qu’il ne sied point de dire : fontaine… Julie, qui s’était tant apitoyée sur le mariage de Louise, épouse aujourd’hui un quinquagénaire en bonne marche vers son douzième lustre… Et cet estimable autant que bedonnant industriel ne possédant pas la prestance ni l’envergure d’un général de division, j’estime que la dizaine d’années de plus au profit, ou plutôt au désavantage de notre cousine, se trouve largement balancée.

« Au vrai, il y a des compensations. On s’enrichit plus dans les tissus ras qu’au service du pays. Julie va nous éblouir de son faste. « Elle sera une grosse dame », dit admirablement Clovis. Loin de moi la pensée de critiquer son choix, pas plus que je n’approuvais ses remarques au sujet de celui de Louise. Il ne faut point arranger le bonheur des gens à sa propre mode. Et puisque Julie a du goût pour l’argent, nous devons lui souhaiter joie de tout cœur. Nos parents, à qui importe peu le revers de la médaille, exultent, comme tu peux l’imaginer. Le seul point noir c’est Daisy. Elle ne se voit pas volontiers supplantée dans ses fonctions de châtelaine de Vorges, ce avec la circonstance aggravante, assez ironique, de l’amie d’hier devenant la belle-mère de demain. Aussi y a-t-il eu de ce chef quelques propos aigres-doux échangés, le vinaigre l’emportant sur le miel. Maman s’en fait du souci… il faut bien qu’elle se tourmente de quelque chose. Cela sans doute se tassera.

« Tout va bien à la Saulaie. Tu sauras que j’ai donné à Louise le vieux Porthos, lequel était toujours fourré chez elle. Toutefois veut-il bien nous rendre d’amicales visites ; et quand les Thierry sont absenta il rapplique chez les Sigebert.

« Nous arrivons de Reims, où nous nous étions transportés pour donner une grande fête : comédie et musique, suivies d’un cotillon et souper par petites tables. La saison est un peu avancée, mais il avait fallu attendre l’expiration du deuil, et le général s’impose de dépenser intégralement ses frais de représentation. Aurore et Julie en étaient aussi et en ont fait le plus bel ornement. Moi, en ma qualité de quasiment « demoiselle de la maison », on m’avait adjointe pour aider à faire les honneurs à la femme du premier officier d’ordonnance. Bien que ces vanités ne soient point pour intéresser l’Algonquin que tu es devenu, j’en remets les détails à la feuille supplémentaire que j’ajoute le matin du courrier. Aujourd’hui te dirai-je seulement combien Louise était jolie. En toilette de satin blanc garni de point de Venise et des roses au corsage… Une révélation, figure-toi. Rentrée ici pourtant et ayant repris son petit costume gris, elle déclare se retrouver dans son atmosphère. Vraiment, à la voir si gracieuse, avec ce je ne sais quoi d’aisé et de libre que les femmes, je crois bien acquièrent uniquement à Paris — on ne la croirait pas faite pour la vie rurale. Quant à moi, il est plus naturel que, de ces éphémères grandeurs, je retombe au sein de mes fleurs et de mes poules…

« P.-S. — Foin du bal et de ses splendeurs ! J’ai bien autre chose pour remplir la rubrique « dernières nouvelles ». À l’instant nous apprenons que Daisy Pépin couronne enfin la flamme dont se consumait Lauris Lehupier. Vraisemblablement le légitime dépit de voir son père convoler a-t-il contribué à cette décision. Mais je soupçonne qu’y aura eu sa part à la mort du maire — dont je t’avais mandé le coup d’apoplexie — qui fait de ses enfants de riches seigneurs. Dans le pays on parle d’une succession de trois millions. Papa, qui l’a liquidée, ramène à quelque sept cent mille francs la part de chacun. Daisy ayant cent mille écus de dot, tu vois qu’ils n’auront point à se faire inscrire au bureau de bienfaisance. Daisy se propose de secouer la poussière de ses pieds et de s’établir à Paris. Mais au préalable, Lehupier ayant besoin d’être un brin policé, ils voyageront. Ils vont commander une automobile de grand tourisme et passeront l’hiver sur la côte d’Azur. Grand bien leur fasse.

« Ce nouvel hymen va retarder un peu celui de Julie. Il serait malséant que, tels un frère et une sœur, le père et la fille fussent conjoints simultanément, au même autel. On sera bien triste de ne pas l’avoir en cette occasion, car, d’après tes lettres, il ne saurait être question de longtemps que tu fasses le voyage. En manière de très insuffisante consolation, nous jouirons de la présence d’Eddy Pépin. Sa dulcinée ayant quitté Soissons — sans laisser d’adresse — on estime pouvoir le relever de sa pénitence, et il embarque sur le prochain paquebot. Quand pourrons-nous en dire autant de toi, qui es pourtant bien moins loin ? Non, vraiment, tu ne pourrais pas ?…


Non, Claude ne pouvait vraiment pas, Randolph venait de se marier et s’en allait faire son voyage de noces aux Indes, via Japon. M. Curtis père mettait toute sa confiance en lui pour suppléer son fils, et il travaillait comme un bœuf. Il se disposait à partir pour explorer de vastes forêts à l’état quasi vierge, en vue d’étudier leur exploitation, ainsi que l’établissement de grandes scieries hydrauliques, car l’exportation du bois en planches est beaucoup plus avantageuse qu’en billes. Très belle affaire, à laquelle il serait intéressé dans une large mesure.

On s’étonna chez les Sigebert que ce succès imprévu ne mît point dans ses lettres un accent plus joyeux.



CHAPITRE XIII


Les jours passèrent, apportant à chacun la joie ou la peine et le sourire succédant aux pleurs, revers à ceux-ci, à ceux-là triomphe, à la plupart de menus événements sans relief, sources de petits bonheurs ou de puérils chagrins, à tous la fuite inexorable du temps, chaque oscillation de l’éternel balancier arrachant un lambeau de vie. Pour le général Thierry, ils amenèrent l’inflexible terme de sa carrière de devoir et d’honneur.

Lorsque le commandant de la 12e division eut donné sa dernière signature militaire, mise au bas de l’ordre du jour par lequel, en brèves et nobles paroles, il adressait au drapeau son salut d’adieu, une émotion profonde vint l’étreindre à la gorge. Mais ses yeux en cet instant rencontrèrent les yeux de pervenche qui lui souriaient. Louise avait voulu être auprès de lui en ce jour. Allant à elle, il la baisa au front.

— Le bonheur, dit-il, rend ingrat. Vous m’y avez tellement habitué que j’oubliais ce que, sans votre chère présence, m’eût été pire la tristesse de cette heure.

Fixé désormais, pour y accomplir ce que le destin lui réservait d’années, dans la demeure qui l’avait vu naître, c’est en sage qu’il y organisa son existence, selon le plan naguère exposé à Me Sigebert. Toutefois renonça-t-il aux fouilles.

Ou’avait-il besoin de cet élément d’intérêt ? L’austère joie de découvrir sous les décombres des âges écoulés quelques armes rongées de rouille, des ossements réduits en cendre, le cédait à celle de regarder s’épanouir la jolie fleur de jeunesse dont s’ornait son foyer. Le souci de la rendre heureuse remplissait son vieux cœur. Craignant pour elle l’ennui de cette vie retirée, parfois lui proposait-il un petit séjour à Paris, pour qu’elle revît ses amis de naguère. Mais elle refusait.

— Je n’ai, lui disait-elle, de meilleur ami que vous. Et quand au reste, ne voyez-vous pas que je suis une âme campagnarde ? Mes plaisirs sont ici, avec mes bêtes, mes fleurs, même mes légumes. Ne vous moquez point… Ne s’est-il pas trouvé une lyre pour les chanter ?

Car on lisait à la Saulaie, on ne relisait pas seulement, et le mouvement littéraire y pénétrait. Par un renversement des rôles coutumiers, très justifiée en la circonstance, c’est la jeune femme qui avait pris charge des occupations actives, s’y entendant en effet à miracle et y trouvant un très vif intérêt. Lui, au contraire, mitigeait par l’étude le repos auquel il se complaisait plus qu’il ne s’y fût attendu.

— Ce n’est jamais trop tard, déclara-t-il, pour apprendre un peu tout ce qu’on ignore.

Le temps devait lui manquer pour s’instruire beaucoup.

Claude Sigebert s’était joint en amateur à une expédition d’ingénieurs dans la région polaire du lac du Grand Ours, vers le Klondyke, aux fins d’y prospecter des gisements aurifières. Plusieurs semaines durant, sa sœur avait interrompu une correspondance qui ne l’aurait pas joint. Retour à Trois-Rivières, parmi les lettres qui l’attendaient, celle de Ludivine, comme d’habitude, fut la première qu’il ouvrit.

« J’ai à te mander un grand malheur. Notre cher et bon général n’est plus. Souvent il le disait en façon de plaisanterie : « La retraite est pour nous une époque climatérique. Si elle ne tue pas à brève échéance elle délivre un brevet de longue vie. » Hélas ! Il n’a pas mis quinze mois à en mourir. Depuis quelque temps nous remarquions que sa santé s’altérait. Il maigrissait, son teint s’était plombé, il se cassait un peu. Mais cola semblait naturel. Quand on est demeuré très vert et vigoureux, on vieillit tout d’un coup, et certes, à soixante-six ans, nous pouvions espérer le conserver longtemps encore. Malheureusement son organisme si robuste était miné par la malaria. Lorsque ces fièvres reviennent sur le tard, paraît-il, elles exercent de profonds ravages. Par là-dessus s’étaient greffés des désordres au foie. Enfin l’urémie s’y est mise et c’est ce qui l’a emporté.

« Il n’a été vraiment malade au lit qu’un mois pendant lequel, bien que j’aie aidé de mon mieux, Louise ne l’a pas quitté d’une heure. Les derniers jours seulement, elle a dû prendre une religieuse pour la soulager. Le pauvre général a beaucoup souffert, avec une patience, une douceur, une résignation admirables. Jusqu’à la fin il a conservé sa pleine connaissance. Lui-même avait demandé les sacrements quand il a senti son heure proche, et il a montré une fermeté qui n’est point pour étonner de sa part.

« Il a rendu le dernier soupir dans les bras de Louise dont la douleur est profonde. Tu sais combien elle lui était attachée et certes il le méritait amplement. D’ailleurs ne laisse-t-il que des regrets. Tout le pays le tenait en affection et en vénération. Dans l’armée on ne l’avait pas oublié, car nombre d’officiers de tous grades sont venus aux funérailles, en sorte que, sans les honneurs militaires réguliers ni aucun apparat, la cérémonie a été vraiment grandiose et très touchante.

» Selon sa volonté expresse, il n’y a pas eu de fleurs et aussi avait-il proscrit les discours. Un de ses camarades toutefois — le commandant en chef, tu sais, un peu gros, qui avait été témoin au mariage — a cru pouvoir prononcer sur sa tombe quelques paroles, tellement émues que j’ai vu beaucoup de grosses moustaches qui remontaient dans le nez. Tu ne seras pas surpris d’apprendre que papa se tamponnait à tremper son mouchoir. Inutile de mentionner que je sanglotais. Avec maman nous n’avons pas quitté Louise, qui a tenu à l’accompagner jusqu’au bout. C’est inconcevable ce qu’il y a d’endurance dans cette petite femme d’apparence si délicate.

« Ainsi que c’était à prévoir, le testament, qui a été ouvert hier, l’institue légataire universelle. Avec sa pension cela lui fait dans les huit mille francs de rente, plus les avantages en nature de la maison, du jardin, de la petite réserve. Pas le Pérou, remarque Julie, condescendante, mais enfin de quoi vivre. Papa, qui n’a point l’esprit porté au grand ainsi que notre opulente sœur, estime que jolie, aimable, accomplie comme l’est Louise, cette modeste fortune — dont la moitié, à la vérité, est un revenu viager — lui permettra de se remarier dans d’excellentes conditions. J’ai jeté les hauts cris d’abord et je l’ai conspué fortement par un propos que je qualifiais d’affreux. Mais il m’a fait remarquer, avec beaucoup de sens, que mon indignation était enfantine. À moins de vingt-sept ans, elle ne va certainement pas se condamner au veuvage pour l’existence. Sans doute y a-t-il loisir d’y penser. Mais le temps va vite et papa, homme sage, prévoit les choses de loin. Puis, chez lui, professionnel : après les successions, les contrats — toute la vie est là. On naît, on meurt ; ceux qui reste chaussent les souliers de ceux qui sont partis. Si c’était autrement le monde finirait.

« Sachant que je t’écris la triste nouvelle, Louise me charge de l’excuser pour ne t’en point faire part elle-même. Je suis certaine que tu seras personnellement affligé, car il t’aimait bien, le bon général, et dans ses derniers jours il a souvent parlé de toi. Il s’intéressait à ton expédition. Il exprimait l’espoir que tu reviendrais bientôt faire une visite à la vieille Europe. Puisse-t-il avoir dit vrai !… »

Il avait dit vrai. Peu après avoir été informé de cet événement, Claude écrivit que l’état de ses affaires lui permettait d’entrevoir la perspective d’un congé. Ce ne serait pas immédiat pourtant… il ne pouvait dire au juste… l’hiver suivant sans doute.

« Tous ici, répondit Ludivine, nous attendons impatiemment le retour de l’enfant prodigue. Mais que c’est donc loin encore !… Ne pourrais-tu le hâter un peu ? »

Il se hâta. Car quelques semaines plus tard éclatait le coup de foudre. Débarqué au Havre par le premier paquebot qu’il avait pu prendre, Claude rejoignit son régiment sans avoir embrassé les siens, prisonniers en territoire envahi. Ainsi leur furent à tous profondément douloureuses les quatre années tragiques. Par l’intermédiaire d’amis suisses, quelques brèves nouvelles furent échangées. Il sut simplement qu’on se portait bien, eux qu’il avait été blessé, mais ignorant son second séjour à l’hôpital où il pensa mourir. Ce n’est qu’à Metz, où il eut la joie d’entrer un des premiers, qu’il écrivit enfin, des volumes, et en reçut, particulièrement de Ludivine. Elle lui parlait copieusement de tout et de tous. Louise, on le pense bien, n’était pas oubliée.

« Tu sais le respect quasi superstitieux des Boches pour le galon. Le fait d’être veuve d’un général conférait à Louise un prestige et une sorte d’autorité morale dont elle a su user dans l’intérêt commun. Ces gens-là ne sont pas tous aussi mauvais les uns que les autres. Parmi ceux qui nous ont successivement piétinés — des Brandebourgeois, des Bavarois, des Hessois, des Mecklembourgeois, des Brunswickois, des Hanovriens, des Poméraniens, des Saxons… toute la lyre — il y en a eu avec qui on s’arrangeait tant bien que mal… plutôt mal que bien. Mais nous avons joui de quelques brutes à qui Louise a tenu tête avec une énergie qu’on n’aurait pas soupçonnée chez elle, si frêle, si douce.

En outre Louise sait l’allemand, ce qui a été très utile. Elle a souvent parlementé avec les envahisseurs et on finissait par s’adresser à elle plus souvent qu’au maire, lequel d’ailleurs a eu une excellente attitude. L’exemple de cette « faible femme », comme on dit, et je me demande pourquoi, l’avait électrisé. Si celui dont elle porte le nom a vu cela de là-haut, il a de quoi en être fier. Enfin je n’exagère pas en disant que, grâce à Louise, Bruyères n’a éprouvé que le minimum de souffrance — on en avait quand même sa claque — et, s’il y a une justice en ce monde, on devrait lui élever une statue, ou tout au moins un buste.

« Quand à ton petit bout de sœur, tu te rappelles comment la qualifiait notre excellent latiniste de juge de paix : « tempetuosa puella ». C’est te dire qu’en présence de ma surexcitation, la famille m’a menacée de m’attacher, car j’aurais fini par faire brûler le bourg et fusiller les notables ; papa y compris. Comme j’ai tout de même certaine jugeotte, je n’ai pas tardé à comprendre le danger d’ardeurs et d’emportements ne servant absolument à rien, et puisque c’était sans espoir pour moi de conquérir la croix de guerre, j’ai jeté l’eau froide de la sagesse sur l’ébullition de mon patriotisme (style du Phare ménichildien, autrement dit de Sainte-Menehould, pays des pieds). Je me suis rattrapée au premier passage de nos soldats.

« À ce sujet, figure-toi, il en est arrivé une bien bonne. Nous autres, nous en étions encore aux pantalons rouges. De sorte que, devant des militaires de couleur moutarde — c’était de la coloniale — on a été tout ahuri. La brave Orphise, qui les a vu venir de loin, sur la route d’Arçon, a galopé jusqu’au bourg en criant : « C’est des Japonais qui arrivent ». Japonais ou Javanais, je n’y ai pas regardé d’aussi prés et je me suis jetée au cou du chef de bataillon, eh ! eh ! qui n’avait pas la moustache grise. Comme il a eu la galanterie d’en paraître charmé, ainsi la louchonne que tu connais a-t-elle eu son petit succès une fois dans sa vie, tiens !… Inutile d’ajouter que cela a été un grand scandale. On en parlera longtemps au five o’clock-potins de Mlle Salaberge.

« Maman aurait été volontiers dans mon genre. Le premier feld-grau qu’elle a vu l’a échappé belle qu’elle lui ait sauté à la gorge. Mais enfin, telle le Marseillais de Déroulède, elle s’est tenue. Tu imagines combien de fois en ces quatre ans on l’a entendue s’écrier et avec quelle rage : « Tout ça, c’est bien malheureux ». Elle se vengeait par de ces excès d’activité dont on ne comprend pas qu’elle n’ait depuis long­temps été entièrement dévorée… Mais outre que c’est irrespectueux de blaguer notre chère maman, c’est mal, car elle a fait un bien immense, soulageant de son mieux les détresses, et Dieu sait s’il y en avait. Moi aussi j’ai tâché de me rendre utile en la secondant. Aurore a fait ce qu’elle a pu. Pas grand’chose, car, c’est curieux, quoiqu’on se soit mis la ceinture et comment, elle a trouvé moyen d’engraisser encore. Bien entendu, sa muse s’est épanchée en copieuses inspirations patriotiques. Elle en a plein un tiroir. Jamais la presse régionale ne suffira à écouler un tel stock. Tu me feras le plaisir de n’en pas rire à ton habitude, mauvais plaisant, car il y en a de pas mal du tout. Attila et Aétius… Sainte Geneviève et le Fléau de Dieu… les Champs Catalauniques, rimant fastueusement avec les hordes germaniques… enfin c’est épatant.

« D’ailleurs, on n’a plus le cœur de railler personne. Ça reviendra, mais pour le moment, bienveillance universelle. Ce pauvre Eddy, par exemple, combien je regrette de m’être tant payé sa tête, à présent qu’il est resté au Chemin-des-Dames. Je sais bien qu’on peut être tué sans être un héros — qu’il a peut-être été, d’ailleurs. Mais pas moins, on est mort pour son pays et c’est déjà bien assez. Ce grand butor de Lauris Lehupier, lui, a échangé une de ses jambes contre la médaille militaire ; je trouve qu’il y a gagné. Quand à son albinos de frère, il n’a pu se couvrir de gloire — de quoi au surplus était-il peu jaloux — ayant été versé dans l’auxi. Quand même, il a fait quelque chose comme tout le monde, en quelque lointain Carcassonne, où il remuait des capotes au magasin d’habillement. Il en fallait bien aussi de ceux-là, après tout.

« Papa ayant certainement négligé dans sa lettre de te parler de lui, je te dirai que, pour un simple « civelot » et un pacifique tabellion, il a été très chic. Dès l’approche des armées allemandes il était parti avec les fonds et les testaments des clients pour les déposer chez un confrère de Dijon, Quel voyage !… Il a passé quinze heures dans la guérite d’un garde-frein, assis sur sa précieuse valise, pendant trois jours ne s’est pas déshabillé, ni lavé, et a vécu de quelques croûtes de pain. Sa terreur était de ne pouvoir revenir à temps. Cela non pas seulement pour être auprès de nous — il avait parlé de nous faire partir… Ah ? il a été reçu… — mais aussi parce qu’il considérait comme son devoir de partager les souffrances et les périls de ses concitoyens. Il a rendu de très bons services aux réquisitions et au ravitaillement, non sans avoir été deux ou trois fois arrêté comme otage et menacé d’être envoyé en Allemagne. Je n’en dirai pas autant de certaines autorités qui avaient filé avec la vélocité du zèbre… Bah ! laissons cela. Les Boches ont reçu la pile, Metz et Strasbourg sont à nous, nos chevaux boivent dans le Rhin — ceci pris dans des stances : la Victoire, dont tu devines l’auteur. Enfin certain Claude Sigebert a rapporté ses deux bras, ses deux jambes, ses deux yeux, plus quelques glorieux trous à la peau placés de façon que demeurent intacts ses remarquables avantages extérieurs ; enfin un beau petit morceau de ruban rouge sur la poitrine, côté du cœur. Donc, tout est bien, tout est beau…

« Arrive-nous bien vite. Tu as le droit à ta permission, il me semble, et sans traîner. Je ne te dis pas qu’on tuera le veau gras et pour cause, attendu que, si, par impossible, on retrouvait un veau, il serait squelettique. Mais on fera ce qu’on pourra.

« P.-S. — Si tu pouvais apporter quelques ronds de saucisson, on s’en ferait du bien ».

Claude annonça son arrivée. L’agitation de Mme Sigebert eût risqué de jeter dans la maison quelque désordre, si n’y avait pourvu l’activité mieux réglée de l’imperturbable Fédora et du flegmatique Clovis qui, simple R. A. T., avait gardé les voies du côté de Vesoul. Revenu dès que les routes avaient été ouvertes, sa femme l’avait accueilli par un calme : « Comment vas-tu ? » auquel il avait répondu non moins simplement : « Très bien. Et toi ? » Après quoi, empoignant son balai et son plumeau, il avait commencé à faire son service.

Claude arriva. Si ce ne fut pas grande chère, ce fut grande liesse. On s’embrassa beaucoup, on pleura un peu. Afin que fût complète la réunion familiale, Julie Pépin était venue avec son mari de Soissons, où l’usine n’avait pas trop souffert des bombardements. Ils amenaient, pour le présenter à l’oncle d’outre-mer, un marmot dont tirait grand orgueil le fabricant de tissus ras. Ce haut fait, source d’infiniment de déplaisir pour Nelly et Daisy, avait inspiré à la féconde muse de Bruyères une pièce dans la manière de Victor Hugo, rapprochement romantique entre la tête blonde et la tête grise, médiocrement agréable au beau-frère d’Aurore.

Louise Thierry, cela allait de soi, avait sa place marquée à la table de famille le soir même où arriva le cher soldat. Le temps écoulé n’avait pas pesé une once sur la tête fine aux clairs yeux de pervenche, aux cheveux d’un blond léger encadrant le pur front blanc. Claude, au contraire, devait à ces années de vie libre et forte, suivies de ces années d’héroïsme, cet on ne sait quoi de précis, de définitif, qui, un peu plus tôt, un plus tard après la trentaine révolue, fixe l’homme dans son caractère, avec tout le charme encore et l’éclat que donne le feu de la jeunesse, mais l’assagissement de la maturité.

À ce dîner on parla beaucoup, généralement tous à la fois, des événements tragiques qui, maintenant, semblaient avoir passé comme un rapide cauchemar. On s’inquiéta des uns, des autres, souvent pour dire : « Mort… mutilé… disparu… » Et Randolph Curtis ? Claude leur apprit qu’il avait vaillamment fait son devoir dans les troupes canadiennes, vaillantes entre toutes celles portant l’uniforme britannique, jusqu’au jour où, gravement atteint par les gaz et réformé, il était retourné à Trois-Rivières. Ils avaient, ces temps derniers, activement correspondu avec, pour lui, un résultat des plus intéressant. M. Curtis senior, décidément valétudinaire, venait d’élire domicile à Toronto, où était établie sa fille, mariée à un riche banquier. Randolph, de qui la femme autant que lui était éprise de voyages, estimait bien lourde l’unique responsabilité de cet immense élevage augmenté d’une florissante exploitation forestière. Et ainsi le jeune Français, présentement second fils de la maison, ayant fait ses preuves de capacité et d’autorité, se trouvait-il associé aux affaires dans les conditions les plus avantageuses. C’était l’expatriation pour la vie sans doute en ce pays qu’il aimait extrêmement. Très fier de l’homme qu’était devenu son garçon, le père soupira un peu. Mme Sigebert s’abandonna plus bruyamment à un regret résigné.

— C’est bien malheureux tout ça, conclut-elle… bien malheureux pour nous, veux-je dire… Mais quoi ? il ne faut pas être égoïste et les enfants doivent vivre selon leur goût.

— Bah ! affirma Claude, le voyage est peu de chose… on peut faire de temps en temps une fugue au pays. Et toi, Ludivine, pourquoi ne viendrais-tu pas visiter le Manitoba ?

Gaiement la jeune sœur s’exclama :

— Eh bien ! c’est retour de la patrie des Micmacs et des Chicachas que j’aurais un succès dans la région de Molinchart…

Puis, se rembrunissant, elle ajouta :

— Mais tu te marieras là-bas un de ces jours et bientôt tu ne te soucieras plus guère de nous.

Il sourit, puis d’un accent plus grave :

— Certainement j’ai le désir, et très vif, du mariage, mais sans que cela risque de me détacher des miens, tout au contraire.

L’apparition du pudding au rhum, concentrant toutes les attentions sur le soin délicat de le faire flamber, empêcha que des éclaircissements fussent demandés sur cette intéressante déclaration.

Quand on se décida à se séparer, il était tellement tard que Claude voulut escorter jusque chez elle sa cousine.

La nuit était tiède, la lune, levée dans un ciel très pur, jetait sur la campagne endormie la magie de son voile d’argent. Ce n’était qu’à un quart de lieue du bourg. Mais au lieu de suivre la grande route, il proposa de prendre par le petit bois de bouleaux, ce qui constituait tout l’opposé d’un raccourci. La promenade dura fort longtemps.



CHAPITRE XIV


Au matin, le petit berger de la Saulaie apportait à la maison Sigebert une lettre :

« Mon bien cher cousin Claude,

« Si je me suis dérobée hier soir, ce n’est point, comme je l’ai allégué, que j’eusse besoin de réfléchir. Depuis longtemps, en effet, j’ai pris une résolution, dont rien ne me fera revenir, rien, pas même le chagrin de vous affliger un peu. Pardonnez-moi de ce petit subterfuge. C’est que ce qu’il me fallait vous dire est plus aisé à écrire.

« Vous m’avez posé une question, puis adressé une demande. À la question, voici ma réponse très sincère. Oui, mon cher Claude, si Dieu l’eût permis, je vous aurais aimé. Oui, la pensée de faire à votre bras le voyage de la vie m’avait traversé le cœur et elle m’eut été chère. Oui, ainsi que vous aviez cru deviner mon penchant pour vous — qui donc se tromperait à ces choses ? — j’avais eu la présomption de vous en croire pour moi.

« Mais, comme vous aussi, je savais que le mariage alors nous était pratiquement impossible. Comme vous, sans être intéressée, Dieu merci, ni ambitieuse, je savais que la vie n’est point de la littérature. Je savais comme vous que, si humble qu’il soit, faut-il avoir un foyer, et aussi que, quand le cœur ferait pour soi-même bon marché des nécessités de l’existence, la raison doit songer à ceux qu’on n’a pas le droit de mettre au monde sans leur avoir préparé un nid. Vous aviez été tenté, me dites-vous, de m’offrir votre foi, pour attendre l’avenir, et vous ne l’avez point fait par scrupule de me lier dans des conditions aussi incertaines. Lorsque, après si peu de temps, la fortune vous a été favorable, vous avez conçu l’amer regret de vous être abstenu. Au risque de l’augmenter, laissez-moi, Claude, vous en donner l’assurance : si alors je me fusse trouvée libre, non certes, l’exil à vos côtés ne m’aurais pas fait peur. Mais je ne l’étais plus. Pourquoi me serais-je gardée, dès que nous n’avions pas voulu, qu’en honnêteté nous n’avions pas pu échanger nos paroles ? Car le même sentiment qui vous a retenu de m’offrir la vôtre m’eût détournée de l’accepter. Je n’aurais pas consenti à mettre une entrave à votre carrière. Mon refus aurait eu un motif de plus : c’est qu’il m’eût semblé ainsi trahir la généreuse hospitalité de vos parents. Auraient-ils approuvé que, si jeune, leur fils engageât sa vie ? Et aussi, dans ma position tellement précaire, n’eussé-je pas voulu encourir certain soupçon que vous devinez bien. Quand on est très pauvre, Claude, de crainte de n’être pas assez fier, on devient orgueilleux.

« Que tout ce temps si long, en présence du fait accompli, votre souvenir me soit demeuré fidèle, vous m’en voyez touchée, mon ami, au delà de ce que je saurais dire. Mais tandis que, si loin et si longtemps vous me demeuriez attaché, sans espoir, moi, je me consacrais toute à l’homme admirable que je pleure à présent. La nature de cette douleur assurément ne mettrait pas obstacle à une nouvelle union. Lui-même, dans sa solicitude paternelle, me l’a recommandée à son heure dernière. Lorsque je lui eus fermé les yeux cependant, je me suis fait le serment de conserver son nom, de rester éternellement fidèle à sa mémoire.

« Le mobile auquel j’obéissais est assez difficile à définir. Je vais essayer. Si c’est un peu complexe, excusez-moi, Claude, car c’est profondément sincère.

« Ma petite expérience de la vie ne m’a pas montré le monde aussi méchant peut-être que d’aucuns le prétendent. Mais il est léger et il est dénigrant. Sans doute parce que la grandeur d’âme est rare, volontiers se refuse-t-il à la reconnaître où elle se trouve ; et ce qu’il ne comprend point, il le blâme ou il le raille. Eh bien ! pour moi, pour me sauver de ce qui était pire que la misère, de l’isolement, de ses tristesses, de ses périls, le cœur magnanime que vous avez connu n’a pas craint d’affronter cette sotte raillerie, cet injuste blâme. Sentez-vous quel devoir m’impose ce sacrifice qu’il m’a fait ?

« Sans doute est-il légitime de prendre un second époux, même ayant aimé le premier, même l’ayant aimé d’amour. Encore que la scrupuleuse délicatesse en soit un peu froissée, il n’est rien non plus de répréhensible à porter chez celui dont on prend le nom l’héritage de celui dont on quitte le deuil. À combien, plus juste titre encore lorsque cet héritage est en réalité comme si on l’avait reçu d’un père… Oui, mais le monde ignore la réalité et quand bien même je sentirais à faire bon marché de ma dignité, il m’appartient de sauvegarder celle de ses cheveux gris. Je me dois à sa justification posthume, même si je renonçais à la mienne. Puisque nul autre que vous, Claude, vous qui les aviez devinées, ne peut connaître les circonstances si particulières de cette union, je me dois, je dois à celui qui n’est plus de prouver du moins qu’en la contractant je n’ai point fait un marché avilissant pour mon caractère et qui aurait diminue la hauteur, du sien. En me voyant, si jeune encore, me confiner dans un définitif veuvage, on cessera de m’attribuer une arrière-pensée odieuse, à lui un rôle de dupe et, pire encore… On dira : « C’est étrange… elle aimait ce vieillard »… On renoncera à me prêter des sentiments bas. Et lui surtout, lui, on ne le raillera plus, on l’enviera peut-être…

« On, m’objecterez-vous, qui cela, on !… Qui s’occupe de moi dans ma modeste retraite ?… Et je suis bien absurde sans doute et bien orgueilleuse… Oh ! mon ami, laissez-moi aussi vous le dire : si je n’avais fait un serment, peut-être aujourd’hui n’aurais-je pas le courage de mon orgueil et de mon absurdité. Mais, ce serment, je l’ai fait. Je l’ai fait sur un lit de mort. Je ne l’ai fait à personne qu’à moi-même ; pour m’en relever il n’est donc personne. J’ai fait un serment, Claude. Je suis deux fois fille de soldat : je le tiendrai.

« Ce que vous pourriez me répondre, je le sais, mon ami. C’est à un mot, diriez-vous, que je sacrifie notre commun bonheur. L’honneur, il est vrai, n’est qu’un mot, mais un mot pour lequel vous avez donné votre sang. Parce que je suis une femme, m’estimeriez-vous de me voir y forfaire ?

« Et au surplus, Claude, à quoi bon tout cela ? Je vous connais. Pas plus que moi, et moins encore, vous n’auriez pu être heureux avec ce parjure entre nous. Ne m’en veuillez donc point de vous causer aujourd’hui un peu de peine. Plus tard, bientôt, vous reconnaîtrez que nous avons bien agi, car nul bonheur ne saurait être fondé sur une mauvaise action.

« Avez-vous remarqué, mon ami, une singularité de nos rencontres ? C’est sous des vêtements de deuil que vous m’aviez connue ; c’est de même, quoique adouci, que vous me retrouvez. Cela ne serait-il pas un signe ? Apparemment je suis née sous une étoile douloureuse.

« Sans doute, n’étais-je pas faite pour connaître l’amour. La vie grise est mon lot. Il en est de pires. Je demeurerai donc dans cette Saulaie qu’aimait mon second père. Par respect, par tendresse pour sa mémoire, j’en prendrai soin. Je prendrai soin de ses morts et de lui-même. Ce caveau où a été enseveli le dernier des Thierry, l’heure venue il se rouvrira pour celle qui, trop peu de temps, a tenu auprès de lui la place de sa fille. D’ici là, sa bénédiction sera sur moi pour me protéger, pour me soutenir, pour adoucir, pour embellir ma retraite et ma solitude.

« Quant à vous, mon cher cousin Claude, vous qu’il estimait, qu’il aimait, vous marcherez dans le chemin qui s’ouvre, large et clair, devant votre jeunesse, et où je souhaite vivement que vous rencontriez tous les succès, tous les bonheurs. Dans cet espoir, je vous prie de me garder un souvenir affectueux comme celui que toujours je vous garderai. »

Par un billet adressé à Ludivine, elle annonçait en même temps son immédiat départ pour le Béarn, invitée par la femme de l’ancien officier d’ordonnance, du général, que la guerre avait fait colonel et qui commandait le régiment en garnison à Pau. Sa santé, un peu altérée se trouverait bien d’y achever la mauvaise saison.

Claude Sigebert abrégea son séjour au pays natal. D’abord il crut que jamais il ne se consolerait. Mais la jeunesse est plus forte que le chagrin. Il vient de prendre femme sur les rives du Saint-Laurent où il élèvera une de ces familles canadiennes qui reportent aux époques patriarcales. À la Saulaie, Louise Thierry vieillira avec la fierté de son sacrifice. Elle y trouve un austère bonheur.


FIN