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Victor Cousin et son œuvre philosophique/01

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Victor Cousin et son œuvre philosophique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 97-120).
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VICTOR COUSIN
ET
SON OEUVRE PHILOSOPHIQUE

I.
SES MAITRES, PREMIER ENSEIGNEMENT. — VOYAGE EN ALLEMAGNE.

Aucun philosophe de nos jours n’a joui d’une aussi grande célébrité, ni exercé un aussi grand empire que Victor Cousin. Mais cette fortune a eu ses revers, et les jours de la défaveur et de la disgrâce ont depuis longtemps remplacé l’éclat et la puissance d’autrefois. Puis le bruit de la critique elle-même a fini par s’éteindre, et a fait place au silence et à l’oubli. Aujourd’hui, on ne sait plus rien de Victor Cousin, et les jeunes générations ne peuvent s’expliquer en aucune manière le rôle considérable qu’il a joué. Il y a là cependant un problème intéressant qu’il est devenu opportun d’aborder, et que l’on peut traiter aujourd’hui avec une entière liberté. Il ne s’agit point d’ailleurs d’une apologie, mais d’une histoire ; il s’agit de soumettre aux règles sévères de la critique historique une matière trop obscurcie par le préjugé et la passion ; il s’agit enfin de laisser parler les faits et les textes, et de traiter de la philosophie de Victor Cousin comme s’il était question de Parménide et d’Empédocle. Peut-être cependant nous supposera-t-on encore quelque partialité, car nous ne voulons pas cacher que nous avons été des amis de l’illustre philosophe ; que, dans les dernières années de sa vie, il nous a honoré d’une bienveillante affection ; que, la veille de son départ de Paris, c’est avec nous qu’il a passé sa dernière soirée ; enfin, qu’au moment de sa mort, c’est à nous que le regretté directeur de cette Revue a bien voulu s’adresser pour nous demander un respectueux et douloureux hommage[1]. Nous devons rappeler ces faits, qui peuvent ôter quelque crédit à notre témoignage ; mais, en revanche, un tel travail pourrait-il être fait fructueusement par quelqu’un qui fût tout à fait étranger à la personne et au temps qu’il faut expliquer ? Pour bien comprendre un rôle si varié et une philosophie si complexe, pour se démêler entre tant d’écrits divers dont la date même est si difficile à retrouver (leçons, programmes, préfaces, articles, notes même, car tout avait sa valeur pour lui), pour se diriger au milieu de ce dédale de textes tant et si souvent remaniés, il faut un fil conducteur ; et ce fil est chaque jour entre les mains d’un plus petit nombre de personnes : il serait imprudent d’attendre qu’il fût entièrement rompu. Il faut avoir connu les choses et les faits, les circonstances et le milieu, et être en possession (ce qui n’est pas commode), de tous les documens. Nous avons cru être du nombre de ceux qui pouvaient parler avec quelque autorité sur cette matière, ayant connu par nous-même la seconde période à partir de 1840, et ayant reçu de première main la tradition de la première. Peut-être aussi, nous étant éveillé à la pensée sur les confins des deux mondes philosophiques qui ont partagé notre siècle, et, malgré les liées qui nous rattachaient au passé, ayant assez vécu avec les générations ultérieures pour être au courant de leurs réclamations, de leurs besoins et aussi (car elles ont les leurs) de leurs illusions, peut-être sommes-nous en mesure d’expliquer aux nouveaux la pensée des anciens, et de leur demander pour leurs devanciers la justice qu’ils réclameront un jour pour eux-mêmes. Telles sont les raisons qui nous ont fait entreprendre ce travail ; on pourra juger autrement que nous ; mais on jugera sur des documens authentiques, et sur des faits certains[2].

I

Il y a peu de chose à dire sur la biographie de Victor Cousin avant l’époque où il a débuté dans l’enseignement philosophique. Né en 1792 à Paris, dans la Cité, il était, comme J.-J. Rousseau, le fils d’un horloger. Il fit au lycée Charlemagne les études les plus brillantes. En 1810, il eut le prix d’honneur de rhétorique et tous les premiers prix au concours général, sauf un seul, le prix de vers latins ; et encore raconte-t-on qu’il avait mérité ce prix, et qu’il l’aurait obtenu si, dans sa pièce de vers, dont le sujet était le cimetière du Père-La-Chaise, ayant rencontré sur sa route le tombeau d’Héloïse, il n’eût fait quelque allusion un peu trop vive aux amours de cette illustre héroïne. Immédiatement après sa rhétorique, il entra à l’École normale, qui venait de s’ouvrir, et il fut le premier de la première promotion. Il est donc en quelque sorte le chef de section de l’École normale tout entière dans toutes ses générations. Après ses deux années d’école (car je crois qu’on ne restait que deux ans alors), il fut nommé répétiteur, mais pour la littérature et comme auxiliaire de Villemain, dont il avait été l’élève. C’est seulement en 1815 qu’appelé par Royer-Collard à la suppléance de la faculté des lettres, il entra dans l’enseignement philosophique. Il avait vingt-trois ans. À ce moment, si décisif pour lui et pour la philosophie française, que savait-on autour de lui ? que savait-il lui-même en philosophie ?

La philosophie française, depuis le XVIIe siècle jusqu’au commencement du XIXe, peut se diviser en deux grandes périodes et en deux grandes écoles : l’école de Descartes, qui date de 1637 avec le Discours de la méthode, et l’école de Condillac, qui commence en 1754 avec le Traité des sensations. Ces deux écoles, si différentes pour tout le reste ont cependant un caractère commun ; elles sont l’une et l’autre une rupture absolue avec le passé. Descartes avait complètement répudié la philosophie d’Aristote, à laquelle il ne reconnaissait aucune valeur et dont il n’y avait à tirer, suivant lui, aucune vérité[3]. Sous ce rapport, le XVIIIe siècle resta, fidèle, comme le XVIIe à la tradition cartésienne. Pas un philosophe, pas un penseur, au temps de Voltaire, n’aurait eu l’idée d’aller chercher quelque vérité dans la Métaphysique d’Aristote, dans sa Physique, dans son Traité de l’âme. Platon du reste n’était pas mieux traité ; en général, Descartes, Malebranche et les cartésiens avaient découragé les esprits de la lecture des livres et de l’étude des anciens. Mais, de même que Descartes avait détrôné les anciens en philosophie, de même Voltaire et Condillac détrônèrent Descartes et le reléguèrent dans le passé. Si Platon était un rêveur, Descartes ne l’était pas moins. Sa physique était un roman, à plus forte raison sa métaphysique. Inutile de dire qu’à cette époque et jusqu’à nos jours, presque personne n’avait lu Spinoza. Malebranche n’était admiré que pour son chapitre sur les erreurs des sens et de l’imagination. Leibniz n’était guère connu que par le Candide de Voltaire. Les Nouveaux Essais, parus en 1764, ne sont jamais cités. Il n’y avait alors ni grandes traductions des anciens, ni éditions populaires, ni œuvres complètes des grands philosophes. Non-seulement l’école condillacienne ne connaissait ni l’antiquité, ni le XVIIe siècle, ni Leibniz, ni Spinoza ; mais elle ignorait même ce que faisaient alors les écoles contemporaines, en Angleterre et en Écosse, dans le même sens que la philosophie française. La philosophie de Hume, qui tout d’abord s’était introduite en Allemagne et avait réveillé Kant « du sommeil dogmatique, » était inconnue parmi nous. Quoique les Essais de Hume eussent été traduits en français (1764), ni Condillac, ni Destutt de Tracy, ni Laromiguière n’ont connaissance du fameux Essai sur la causalité, qui est une date de la philosophie moderne. Reid lui-même, quoique traduit également vers 1768, était resté oublié et inconnu jusqu’au moment où Royer-Collard l’introduisit dans la discussion philosophique en 1811. Quant à l’Allemagne, l’ignorance n’était pas moins grande ; le vague et diffus ouvrage de Villers sur la Philosophie de Kant, le sec Abrégé de Kinker, traduit du hollandais, et, en 1814, quelques pages brillantes de Mme de Staël, telles étaient les seules ressources que l’on eût à sa disposition.

Dans ce vide et ce dénûment des connaissances philosophiques, il faut faire une exception en faveur d’un livre des plus estimables, dont le prix est singulièrement relevé quand on le compare avec le milieu environnant : c’est l’ouvrage de M. de Gérando sur l’Histoire comparée des systèmes de philosophie (1804). Ce livre, malgré ses lacunes, et malgré l’esprit un peu étroit qui l’anime, n’en était pas moins le seul alors où l’on pût apprendre quelque chose sur le passé et sur le présent. Gérando connaissait Leibniz, Hume, Reid, Kant, et même n’était pas étranger aux plus récens travaux de la philosophie allemande. Mais la froideur générale du style, l’absence de préparation chez les lecteurs, l’opinion, universellement admise, que toute philosophie n’avait été jusqu’à Condillac qu’un tissu de rêves, ôtaient toute influence à cet ouvrage, dont on ne remarque l’effet et l’action sur aucun penseur contemporain.

Il y avait d’ailleurs encore à cette époque une autre cause de rupture et d’ignorance : ce fut la révolution. En supprimant tous les établissemens d’instruction publique sans les remplacer, si ce n’est d’une manière tout à fait insuffisante, la révolution avait fait le vide dans les esprits et les avait réduits à l’état de table rase. On remarquera que Victor Cousin était entré à l’École normale sans avoir fait de classe de philosophie. C’est qu’il n’y en avait pas. Une philosophie élémentaire, si scolastique qu’elle soit, met cependant au courant des questions, conserve une certaine tradition, fait connaître, ne fût-ce que par la réfutation, diverses idées et divers systèmes. On n’avait même pas cet avantage en 1810. Il est donc permis de dire qu’à cette époque, lorsque Cousin entra à l’École, on ne savait plus rien, et qu’il ne savait rien lui-même en philosophie. Cousin n’eut d’autre éducation philosophique que celle qu’il dut à ses maîtres de l’École normale et de la Faculté des lettres, à savoir Laromiguière et Royer-Collard. À ces deux maîtres il en ajoute un troisième, Maine de Biran, et il nous apprend lui-même ce qu’il dut à chacun d’eux ; car, disait-il, « je n’ai pas, grâce à Dieu, l’âme faite de manière à être débarrassé de la reconnaissance. » Écoutons-le donc lui-même caractériser la philosophie de ses trois maîtres en des termes qui n’indiquent pas une nature envieuse et jalouse de ceux qui l’ont précédé.

« Il est resté et restera toujours dans ma mémoire, avec une émotion reconnaissante, le jour où pour la première fois, en 1810, élève de l’École normale, destiné à l’enseignement des lettres, j’entendis M. Laromiguière. Ce jour décida de toute ma vie ; il m’enleva à mes premières études, qui me promettaient des succès paisibles, pour me jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne m’ont point manqué. Je ne suis pas Malebranche ; mais j’éprouvai, en écoutant M. Laromiguière, ce qu’on dit que Malebranche éprouva en ouvrant, par hasard, un traité de Descartes. M. Laromiguière enseignait la philosophie de Locke et de Condillac, heureusement modifiée sur quelques points, avec une clarté, une grâce qui ôtaient jusqu’à l’apparence des difficultés, et avec un charme de bonhomie spirituelle qui pénétrait et subjuguait. L’École normale lui appartenait tout entière. L’année suivante, un enseignement nouveau vint nous disputer au premier ; et M. Royer-Collard, par la sévérité de sa logique, par la gravité et le poids de sa parole, nous détourna peu à peu, et non sans résistance, du chemin battu de Condillac, dans le sentier devenu depuis si facile, mais alors pénible et infréquenté, de la philosophie écossaise. A côté de ces deux éminens professeurs, j’eus l’avantage de trouver encore un homme sans égal en France pour le talent de l’observation intérieure, la finesse et la profondeur du sens psychologique, je veux parler de M. de Biran. Me voilà déjà, de compte fait, trois maîtres en France ; je ne dirai jamais tout ce que je leur dois. M. Laromiguière m’initia à l’art de décomposer la pensée ; il m’enseigna à descendre des idées les plus abstraites et les plus générales que nous ayons aujourd’hui, jusqu’aux sensations les plus vulgaires qui en sont la première origine, et à me rendre compte du jeu des facultés élémentaires ou composées qui interviennent successivement dans la formation des idées. M. Royer-Collard m’apprit que si ces facultés ont en effet besoin d’être sollicitées par la sensation pour se développer et porter la moindre idée, elles sont soumises, dans leur action, à certaines conditions, à certaines lois, à certains principes que la sensation n’explique pas, qui résistent à toute analyse, et qui sont comme le patrimoine naturel de l’esprit humain. Avec M. de Biran, j’étudiai surtout les phénomènes de la volonté. Cet observateur admirable m’exerça à démêler dans toutes nos connaissances, et même dans les faits les plus simples de conscience, la part de cette activité volontaire, de cette activité dans laquelle éclate notre personnalité. C’est sous cette triple discipline que je me suis formé : c’est ainsi préparé que je suis entré, en 1815, dans l’enseignement public de la philosophie à l’École normale et à la Faculté des lettres[4]. »

Tel est le témoignage rendu par Victor Cousin à ses maîtres à une époque où, devenu chef d’école à son tour, il aurait pu avoir la tentation si naturelle d’exagérer ses propres mérites aux dépens de ses prédécesseurs. On ne peut résumer avec plus de précision ni avec plus de justesse les mérites propres à chacun de ces trois maîtres, et le genre de services que Cousin a reçus de chacun d’eux. A M. Laromiguière il dut la distinction de la sensation et de l’attention ; à Royer-Collard, la distinction de la sensation et de la perception et l’affirmation des principes de la raison ; à Biran, le principe de la volonté. Tout ce qui a dépassé ces doctrines dans l’école éclectique est venu de lui.

Quant à l’influence exercée sur la philosophie du siècle, quant au renouvellement des études philosophiques, il ne faut pas oublier que, sauf Laromiguière, les maîtres de Cousin n’avaient rien ou presque rien publié. Royer-Collard, après trois ans d’enseignement, abandonna la philosophie pour la politique. Il n’avait rien écrit ; les fragmens que nous avons de lui furent publiés douze ans plus tard par les élèves de Cousin, et durent leur succès au succès même de l’école fondée par celui-ci. Quant à Maine de Biran, qui n’avait pas eu à sa disposition l’action de l’enseignement public, il n’avait publié, de son vivant que le Mémoire sur l’habitude, qui appartenait encore à l’école idéologique, et deux écrits courts et obscurs pour ceux qui ne connaissaient pas sa nouvelle philosophie, à savoir l’Examen de Laromiguière et l’article, Leibnitz dans la Biographie universelle[5]. Il résulte de ces faits qu’il y eut bien, en effet, au début de notre siècle, un commencement de mouvement philosophique, mais qui se borne en réalité, d’une part, à trois ans d’enseignement bien vite perdus et oubliés dans le tourbillon de la politique ; et, de l’autre, à deux écrits fort ignorés, qui n’ont eu, à leur date, aucune influence, Biran, comme Royer-Collard, n’ayant dû son succès ultérieur qu’à l’école de Cousin, et à Cousin lui-même[6].

Tel est, en toute exactitude, le bilan des connaissances philosophiques que l’on possédait en France[7] lorsque Victor Cousin vint prendre la direction du mouvement et lui imprimer l’action de sa puissante personnalité. Suivons-le donc dans cette chaire de la Sorbonne, où il vient de monter à l’âge de vingt-trois ans, et mesurons l’étendue des progrès dont il a été l’auteur.

L’enseignement de Cousin dura d’abord cinq ans, de 1815 à 1820, pour reprendre plus tard, de 1828 à 1830. Il ne professa donc en tout que de sept à huit années, en deux périodes distinctes. Nous possédons ces deux séries de cours. La première série (de 1815 à 1820), se compose de cinq volumes qui ont été publiés deux fois dans des conditions très différentes. La première édition a été donnée par les amis de Victor Cousin (MM. Garnier, Danton et Vacherot), sur les rédactions mêmes des élèves ; elle est la reproduction aussi littérale que possible du cours primitif, et comprend cinq volumes in-8o publiés chez l’éditeur Ladrange de 1836 à 1841, plus une petite brochure de cent cinquante pages, qui reproduit les premières leçons de 1820, et dont nous parlerons plus tard. La seconde édition a été faite par Cousin, lui-même, qui a revu et remanié tous ses cours, en a perfectionné la forme, et plus ou moins modifié le fond : elle se compose également de cinq volumes, mais de format in-18, publiés par l’éditeur Didier en 1846. C’est de cette nouvelle édition qu’a été détaché plus tard (1853) le livre du Vrai, du Beau et du Bien, qui, ayant eu beaucoup plus de succès que les autres, a eu un grand nombre d’éditions.

Pour se rendre compte du véritable enseignement de Cousin, c’est la première édition qu’il faut consulter, celle qu’avaient donnée ses élèves de 1836 à 1841. Voici comment est composée cette édition. Le premier volume comprend les deux premières années de l’enseignement de Cousin de la faculté des lettres, de 1815 à 1816, et de 1816 à 1817. Le second comprend le cours de 1818 : le Vrai, le Beau et le Bien. Le troisième reproduit la première partie du cours de 1819, à savoir la morale sensualiste du XVIIIe siècle ; le quatrième, la seconde partie de ce cours, la morale de l’école écossaise. Le cinquième enfin est consacré à la philosophie de Kant. J’ai dit déjà qu’il y a en outre un demi-volume contenant les principes généraux de la morale et de la politique. En 1820, le professeur fut obligé de quitter sa chaire dans des circonstances et pour des raisons que nous étudierons plus tard. Alors commence pour lui une période nouvelle, dont il n’est pas encore temps de parler.

Le premier des cinq volumes précédens, qui comprend le cours de 1816 et de 1817, ne peut exciter aujourd’hui qu’un assez faible intérêt ; et nous ne pourrions guère l’analyser, pour deux raisons : la première, c’est que Victor Cousin n’y est pas encore lui même ; il n’est que l’élève, le répétiteur de Royer-Collard ; la seconde, c’est que c’est un cours exclusivement historique, assez superficiel d’ailleurs, et qu’il serait peu utile pour nous de résumer des résumés-Mais il ne faut pas croire qu’à cette époque Victor Cousin ne fût occupé que d’histoire et qu’il ne pensât pas aux problèmes eux-mêmes. Au contraire, il semble bien que ce fut alors que sa pensée a le plus travaillé à remuer les problèmes philosophiques et à les traiter théoriquement. Seulement ce travail n’avait pas lieu à la faculté des lettres, où il occupait la chaire d’histoire, mais à l’intérieur de l’École normale, où il était resté maître de conférences. Ces cours intérieurs de l’École, nous ne les avons malheureusement pas ; nous n’en avons qu’un programme[8] dont il serait assez difficile de remplir les cadres ; mais tout ce travail intérieur est venu aboutir au cours de 1818, et c’est en l’étudiant bientôt que nous pourrons nous rendre compte de la doctrine qui était sortie de cette élaboration intérieure.

Quant à présent, ce qui nous paraît le plus important à signaler et à étudier, c’est l’impression produite par ce premier enseignement intérieur de l’École sur ceux qui l’ont entendu : c’est l’appréciation qu’ils en ont donnée, le caractère qu’ils lui ont attribué. Avant d’interroger sur ce point les témoins fidèles et autorisés, demandons-nous d’abord quelle idée on se fait aujourd’hui de la philosophie éclectique, de la philosophie de Victor Cousin. Il règne sur cette philosophie une opinion courante et diffuse que nous aurions eu peut-être quelque peine à caractériser si ce travail n’avait pas été rendu facile par un jeune philosophe distingué qui, dans un travail récent[9], a été amené à résumer en quelques lignes la manière dont il se représente la philosophie de M. Cousin : « C’était la thèse de l’éclectisme, dit-il, sorte de religion laïque et appauvrie. L’éclectisme était surtout préoccupé de sauvegarder les croyances morales de l’humanité. Le libre arbitre fait l’homme responsable ; l’immortalité de l’âme permet le règne de la justice ; l’existence de Dieu l’assure. La philosophie est faite pour ces dogmes. » Ainsi, d’après notre critique, nous devons nous représenter l’éclectisme comme une philosophie qui a eu surtout un but pratique et moral, comme un déisme populaire analogue à celui du vicaire savoyard, comme une religion appauvrie : la philosophie n’y est pas cultivée pour elle-même ; elle n’existe que pour défendre et établir certains dogmes préconçus. Tel est le type sous lequel on se représente aujourd’hui la philosophie éclectique. Comparons maintenant ce type avec la réalité historique, telle qu’elle résulte des témoignages les plus authentiques, et, nous le verrons, les plus désintéressés.

Nous avons, pour apprécier les cours de 1815 à 1817, un témoin aussi compétent que pénétrant, qui a assisté aux débuts de Victor Cousin, non-seulement à la faculté des lettres, mais à l’intérieur de l’École normale, c’est-à-dire qui a entendu précisément ces cours que nous n’avons plus. Ce témoin, c’est Théodore Jouffroy[10]. Jouffroy nous peint vivement l’attente provoquée dans la jeunesse d’alors par le prochain début du jeune philosophe. Comment cette attente fut-elle satisfaite ? C’est ce que nous devons lui demander. Et d’abord dans quel état d’esprit était Jouffroy lui-même lorsqu’il entendit ces premiers cours de Cousin ? Qu’attendait-il en réalité ? Qu’a-t-il trouvé ?

Jouffroy nous dit qu’il était entré à l’école encore chrétien, ou du moins croyant l’être, car son esprit n’avait pu se dérober aux objections du XVIIIe siècle, à ces objections, dit-il, « semées comme la poussière dans l’atmosphère de notre siècle. » Bientôt il se rendit compte du ravage que ces objections avaient fait dans son esprit ; il s’aperçut que les croyances chères et sacrées, qu’il se persuadait avoir conservées intactes, depuis longtemps il ne les avait plus ; il vit le fond de son âme, et il n’y trouva plus rien. Il a raconté cette ruine de ses croyances dans une page mémorable, l’une des plus belles de notre siècle. Il ne s’en était pas tenu au doute sur le christianisme. Toutes ses opinions reposant sur des bases chrétiennes, il lui fut impossible de se faire à lui-même aucune illusion ; et « la divinité du christianisme une fois mise en doute à ses yeux, il dut reconnaître qu’il n’y avait plus rien en lui qui restât debout. » Ce moment nous dit-il, fut affreux, et il fut bien près de tomber dans le désespoir. Mais, comme c’était une âme courageuse et un esprit ferme, il reprit courage et se proposa pour but de retrouver par la raison les croyances que la foi avait perdues. Il crut que le problème de la destinée humaine était le seul problème digne des recherches de l’homme ; et ce que la religion ne lui donnait plus, il crut devoir le demander à la philosophie. « En un mot, dit-il, mon intelligence, excitée par les besoins et élargie par les enseignemens du christianisme ; avait prêté à la philosophie le grand objet, les vastes cadres, la sublime portée de la religion. »

Tel était l’état d’esprit de Jouffroy lorsqu’il commença à entendre les leçons de Victor Cousin. Assurément nul n’était mieux préparé pour recevoir les conclusions et les doctrines que l’on nous dit avoir été l’objet propre de l’éclectisme. Que voulait Jouffroy ? Une sorte de religion. Qu’était-ce que l’éclectisme, d’après l’idée que l’on nous en donne ? Une religion laïque, nous dit-on ; à la vérité ; une religion appauvrie. Mais par cela seul que l’on passe de la foi à la raison, il y a toujours un déchet pour l’imagination, une religion de raison sera toujours quelque chose d’appauvri et de desséché par rapport à une religion de sentiment. En un mot, Jouffroy avait besoin de croyances ; et l’éclectisme avait, dit-on, pour but exclusif de sauvegarder les croyances de l’humanité. Il semblait donc être une réponse toute prête aux questions posées par Jouffroy.

Maintenant, sachant ce que Jouffroy attendait, demandons-lui ce qu’il a trouvé. Nous avons dit quelles étaient ses espérances, apprenons ce que furent, ce sont ses propres expressions, « sa surprise et son désappointement. »

On remarquera que l’on n’a pas affaire ici à un témoin prévenu, qui idéalise les souvenirs de s ; jeunesse, mais au contraire à un élève désappointé, à une âme avide de croyance et de religion, un Pascal frémissant dans l’attente d’une révélation nouvelle, et qui trouve, quoi ? L’analyse de la perception extérieure et la question de l’origine des idées. « Condillac l’avait résolue d’une façon, que M. Laromiguière avait reproduite en la modifiant. M. Royer-Collard l’avait résolue d’une autre, et M. Cousin, évoquant tous les systèmes, s’épuisait à démontrer que Royer-Collard avait raison et que Condillac avait tort. C’était là tout ; et je ne pouvais revenir de mon étonnement qu’on s’occupât de l’origine des idées avec une ardeur si grande qu’on eût dit que toute la philosophie était là. Encore, si on eût commencé par nous montrer le vaste et brillant horizon de la philosophie, et dans cette perspective les grands problèmes humains chacun à leur place ! .. Mais non ; le mouvement philosophique était alors trop jeune pour qu’on en sentît bien le besoin. Toute la philosophie était dans un trou. »

En quoi donc consista, à ce premier moment de l’éclectisme, la surprise, la déception de Jouffroy ? Précisément en ceci, qu’au lieu de trouver un cours répondant aux besoins de l’âme, cherchant à sauvegarder, comme on dit, les grandes croyances de l’humanité, il se vit pendant deux ans en face d’un problème abstrait, technique, qui lui était absolument indifférent, à savoir le passage du moi au non-moi, et la réalité du monde extérieur ; à peu près, pour prendre un exemple de notre temps, comme si un jeune homme travaillé comme Jouffroy par le doute, et dévoré du besoin de croire, entrait aujourd’hui à l’École normale dans l’espérance d’une doctrine nouvelle et qu’il y trouvât pour toute nourriture la doctrine de l’idéalité de l'espace et du temps. En un mot, pour résumer l’antithèse, Jouffroy attendait précisément une doctrine semblable à celle que l’on nous dit avoir été l’éclectisme, une philosophie demi-croyante, dominée par les besoins de la pratique, et il trouvait au contraire une philosophie toute spéculative, poursuivant par les méthodes les plus abstraites le problème du monde le plus inutile. Évidemment, au moins pour ce qui concerne cette première période, l’idée que l’on nous propose aujourd’hui comme l’expression de l’éclectisme, est absolument infidèle.

Jouffroy, après cette première surprise, resta-t-il cependant hostile et indifférent aux leçons de son jeune maître ? En se plaignant de n’avoir pas trouvé ce qu’il désirait, veut-il dire qu’il n’a rien trouvé du tout ? Bien loin de là ; peu à peu, il renonça à demander ce qu’il n’était pas question de lui donner ; et, laissant pour un temps la satisfaction des besoins de l’âme, il entra dans la voie qu’on lui ouvrait et prit goût aux questions posées. Il commença à s’apercevoir de l’importance de ces questions, importance qu’il n’avait pas comprise tout d’abord ; et surtout son esprit éminemment scientifique se laissa bientôt subjuguer précisément par le caractère spéculatif, sévère, abstrait, du nouvel enseignement. D’abord il découvrit que le problème de l’origine des idées n’était autre chose que le problème de la certitude : remarquez ici dans quel état de naïveté et d’inexpérience étaient ces nobles esprits qui ont fondé la philosophie de notre siècle. Ce que savent aujourd’hui les derniers des bacheliers, ils l’ignoraient : à savoir que si les idées viennent des sens, la connaissance humaine est toute relative ; que si nous voulons admettre une certitude absolue, il faut quelque notion a priori, Jouffroy ne savait pas cela ; il nous apprend qu’il le découvrit avec un grand étonnement et une grande joie : « Car je commençai, dit-il, à me trouver moins perdu dans le coin de la philosophie où l’on m’avait jeté. »

Mais ce qui surtout le charma, l’entraîna, fit de lui un disciple, ce fut précisément la méthode, l’esprit de recherche, l’effort de la pensée pure et libre, en un mot, tout ce qu’on refuse aujourd’hui à l’éclectisme : « Jeune comme nous, dit-il, et comme nous nouveau-venu dans la philosophie, M. Cousin, en débutant, partageait notre inexpérience. Ce que nous ignorions, il l’ignorait ; ce que nous aurions voulu apprendre, il aurait voulu le savoir… Il avait donc écarté et ajourné les questions générales et s’était replié sur les questions particulières. Une fois aux prises avec ces questions, il nous avait fait assister à ses propres recherches ; et jeune comme il était, il avait porté dans ces recherches toute l’ardeur, toute l’analyse minutieuse, la scrupuleuse rigueur qui sont le propre des débutans. En suivant les recherches ardentes du maître, nous nous étions enflammés de son ardeur ; les excessives précautions que sa prudence avait répandues dans sa méthode nous avaient appris à fond tout le détail de l’art de poursuivre la vérité et de la trouver. La même prudence appliquée à l’examen des systèmes nous avait enseigné à pénétrer jusqu’aux entrailles de ces systèmes et à les juger profondément. Enfin, l’absence même de tout cadre, de tout plan, de toute idée faite sur l’ensemble de la philosophie, avait eu pour premier résultat, en nous la laissant inconnue, de la rendre plus séduisante à notre imagination et d’augmenter en nous le désir de pénétrer ces mystérieuses obscurités, et pour secours, de nous obliger à nous élever par nous-mêmes à ces hauteurs, à nous créer par nous-mêmes notre enseignement, à penser par nous-mêmes, et à le faire avec liberté et originalité : voilà ce que nous devons à M. Cousin. Je sortis de ses mains sachant très peu, mais capable de chercher et de trouver, et dévoré par l’ardeur de la science, et de la foi en moi-même. »

Ainsi, suivant le témoignage de Jouffroy, ce qu’il reçut de Victor Cousin, ce ne fut pas une doctrine toute faite, un Credo philosophique et religieux, mais au contraire « l’art de penser par soi-même avec liberté et originalité. » Ce qui donne à ce témoignage sa haute autorité, c’est qu’il n’est pas précisément accompagné d’une bien grande bienveillance de l’élève à l’égard du maître. Tous ceux qui ont connu les rapports de Jouffroy avec Cousin peuvent facilement comprendre la page précédente. Ils n’étaient pas ensemble dans les meilleurs termes. Cousin tenait à honneur d’avoir Jouffroy pour disciple, et il le traitait comme tel : Jouffroy, au contraire, n’était pas satisfait de n’être qu’un disciple ; il tenait fort à sa personnalité. C’est pourquoi il aimait à faire remarquer, et c’est le résumé du passage précédent, que Cousin ne lui avait pas appris grand’chose, et que la plus grande partie de ses pensées lui venaient de lui-même, ce qui, d’ailleurs, était vrai. On entrevoit donc dans les pages précédentes un désir secret de faire sa propre part plus grande, en réduisant autant que possible celle de son maître. Mais, s’il a fait ce calcul, il ne pouvait rendre un plus grand hommage à Cousin que de nous montrer avec quelle absence de ressources, quelle inexpérience (c’est le mot de Jouffroy), quels tâtonnemens on marchait alors sous la conduite du jeune professeur. C’est aujourd’hui pour nous un témoignage inestimable, car c’est la réfutation péremptoire de ceux qui nous représentent la philosophie de Cousin comme une philosophie de parti-pris et de pondération habile entre la religion et la philosophie ; l’éclectisme fut tout autre chose : il fut, comme toute philosophie, le produit de la pensée libre et désintéressée.

Le témoignage de Jouffroy sur le caractère de l’enseignement de Cousin à l’Ecole normale n’est pas le seul que nous possédions : il est corroboré par celui de Damiron, camarade de Jouffroy à l’École et qui nous représente les choses exactement de la même manière : « Ce qu’il y avait d’excellent dans sa méthode, dit Damiron, c’est qu’il faisait école sans lier ses disciples ; c’est qu’après leur avoir donné l’impulsion et une direction, il les laissait aller et se plaisait à les voir user largement de leur indépendance ; nul n’a moins tenu que lui à ce qu’on jurât sur ses paroles ; il voulait des hommes qui aimassent à penser par eux-mêmes, et non des dévots qui n’eussent d’autre foi que celle qu’il leur donnait ; il le voulait d’autant plus qu’il savait bien, surtout en commençant, qu’il n’avait pas un système assez arrêté pour prendre sur lui de dogmatiser et de formuler un Credo ; comme chaque jour il avançait et changeait en avançant et qu’il ne pouvait prévoir où le mènerait cette suite de changemens et de progrès, il se serait fait scrupule de dire à ceux qui le suivaient : Arrêtez-vous là. Rien de moins réglementaire que son enseignement. C’étaient la liberté et la franchise mêmes[11]. » Ajoutons enfin aux deux témoignages précédons celui de Cousin lui-même, confirmé, comme on vient de voir, par ceux de ses élèves : « Dans l’intérieur de l’École, dit-il, l’enseignement était plus didactique et plus serré ; le cours portait le nom de Conférence et le méritait… Formés à la méthode philosophique, les élèves s’en servaient avec les professeurs comme avec eux-mêmes ; ils doutaient, résistaient, argumentaient avec une entière liberté, et par là s’exerçaient à cet esprit de critique et d’indépendance, qui, je l’espère, portera ses fruits ; une confiance vraiment fraternelle unissait le professeur et les élèves. Nous aimons tous aujourd’hui à nous rappeler ce temps de mémoire chérie où, ignorant le monde et ignorés de lui, ensevelis dans la méditation des problèmes éternels de l’esprit humain, nous passions notre vie à en essayer des solutions qui, depuis, se sont bien modifiées, mais qui nous intéressent encore par les efforts qu’elles nous ont coûtés et les recherches sincères, animées, persévérantes dont elles étaient le résultat[12]. »

Nous pouvons maintenant nous rendre compte avec fidélité du caractère propre du premier enseignement philosophique de Victor Cousin. Nulle doctrine arrêtée ; pas l’ombre de préjugé dogmatique ; recherche ardente, passionnée, désintéressée de la vérité pure. Cependant les élémens d’une doctrine étaient peu à peu préparés et rapprochés : ils allaient bientôt se réunir en système. Le disciple de Royer-Collard allait devenir maître à son tour et ouvrir à la philosophie un champ nouveau. C’est ce qu’on vit en 1818. Mais, entre ces deux époques, entre le cours de 1817 et celui de 1818, se place un épisode significatif, qui a eu la plus grande importance dans la carrière philosophique de Cousin et qui a contribué à déplacer l’axe de la philosophie française ; c’est le voyage de Victor Cousin en Allemagne pendant les vacances de 1817. Ce voyage a été de si grande conséquence qu’il importe de nous y arrêter quelques instans.


II

Il est probable que c’est de Mme de Staël que Victor Cousin reçut le premier aiguillon de la curiosité des choses allemandes. Le livre de l’Allemagne, imprimé pour la première fois en 1810, mais étouffé par la censure impériale, venait de reparaître avec succès en 1814 et avait inspiré un vif intérêt pour ce monde nouveau et inconnu. Dans l’hiver de 1817, Cousin nous apprend lui-même qu’il avait été reçu chez Mme de Staël, rue Royale, quelques mois avant sa mort, et qu’il y avait causé avec Auguste Schlegel. Le jeune professeur, alors dans tout l’éclat de son succès et de son talent, pouvait-il n’avoir pas conversé aussi avec la maîtresse du lieu ? Et celle-ci, dont l’éloquence était au moins égale à celle de son auditeur, et dont la conversation, nous dit-on, était plus souvent un monologue qu’un dialogue, avait-elle pu ne pas lui parler de philosophie et, en particulier, de philosophie allemande ? N’était-elle pas là sur son véritable terrain et aussi sur celui de Cousin, qui précisément, à la même époque, enseignait à la faculté des lettres la philosophie de Kant ? Je ne doute pas que ce ne soit dans ces conversations avec Mme de Staël ou avec Auguste Schlegel, dans la lecture de l’Allemagne[13] ) que Victor Cousin prit sa première idée de voir cette Allemagne qui, après nous avoir battus sur les champs de bataille, allait encore nous conquérir par la pensée et dans le domaine des lettres. Goethe, comme Shakspeare, allait devenir l’idole de la jeune école romantique. Schelling et Hegel, de leur côté, allaient devenir les inspirateurs de la nouvelle philosophie. Mais n’allons pas si vite ; nous n’en sommes encore qu’à la curiosité. Néanmoins l’idée seule d’aller en Allemagne indiquait de la part du jeune professeur une vue claire des nécessités nouvelles de la philosophie. La France commençait à échapper à l’empire de Condillac. Depuis cinq ou six ans, elle s’était tournée du côté de l’Écosse ; mais la philosophie de Reid commençait à son tour à être aussi épuisée en Écosse que la philosophie de Condillac en France. Cousin lui-même en était un peu las : « J’en avais assez, nous dit-il, de la philosophie écossaise. » Au contraire, la vie philosophique était, en Allemagne, dans toute sa verdeur et sa fécondité. Kant, Fichte et Schelling étaient encore tout vivans ; Hegel allait paraître et remplir de son empire les quinze ans qui le séparaient encore de la mort. Connaître par soi-même ce grand mouvement, voir les hommes, causer avec eux, s’inspirer de leurs idées pour enrichir le génie français, c’était là un genre de curiosité qu’aucun philosophe n’avait encore eu, en France, et qui rappelle les voyages des anciens philosophes grecs. Victor Cousin nous a laissé de ce voyage un journal qui est un écrit charmant[14]. La vie, le mouvement, la liberté de ton, la précision brève des descriptions, les portraits des hommes, quelques anecdotes çà et là, tout cela compose un tableau aussi vrai qu’attachant de l’Allemagne en 1817, surtout au point de vue philosophique, mais sans que l’auteur ait négligé le point de vue littéraire et politique, et même le côté pittoresque. Ce morceau est particulièrement intéressant pour l’histoire de la philosophie française, car il nous donne la date à laquelle il faut faire remonter l’action immédiate de la philosophie allemande sur la nôtre. Depuis, et bien souvent, on a invoqué parmi nous l’autorité et le prestige des idées allemandes précisément contre la philosophie de Cousin : la justice veut que l’on reconnaisse que ces idées mêmes, retournées contre lui, viennent de lui, qu’il en a été le premier promoteur et initiateur[15].

Non-seulement ce voyage en Allemagne indiquait, dans la curiosité opportune dont il était le signe, une sagacité peu commune et une vue clairvoyante sur les besoins de la philosophie nouvelle, mais il fallait, pour en tirer les fruits que Victor Cousin en a tirés, les qualités propres de celui-ci, à savoir l’esprit d’audace, d’entreprise, d’autorité impérieuse et en même temps fascinante qui étaient les traits de son caractère. Pour un jeune homme de vingt-cinq ans, avoir l’audace d’aller trouver les hommes les plus illustres de l’Europe, les faire parler dans un mauvais français (ce qui humilie toujours quelque peu l’étranger), quelquefois en latin, quelquefois avec la nécessité de parler soi-même un mauvais allemand, arracher à des Allemands peu causeurs, peu communicatifs leurs confidences sur les idées, les systèmes, les personnes, il fallait pour cela la hardiesse, la volonté et l’esprit de domination et de séduction de Victor Cousin. Il voulait et cela suffisait. Cette curiosité juvénile, ardente, toute française, à l’égard de l’Allemagne charmait et entraînait ces vieux professeurs. L’Allemagne, en feignant de mépriser la France, l’a toujours enviée ; elle envie cette liberté, cette aisance, cette clarté, ce goût que nous portons en toutes choses, et, quelque fière qu’elle soit de sa profondeur, elle se sent gauche et embarrassée. Plaire à la France a toujours été l’ambition des grands Allemands : Frédéric, Goethe, Humboldt, Wagner (lequel ne nous a jamais pardonné de ne nous avoir pas plu). De là le succès de Cousin dans son voyage d’Allemagne. Lui-même a décrit dans une page admirable le charme de ces confidences philosophiques, arrachées par la jeunesse et que l’âge mûr n’obtiendrait pas. « J’avais aussi, nous dit-il, un bien grand avantage. J’étais jeune et obscur ; je ne faisais ombrage à personne ; j’attirais les hommes les plus opposés par l’espoir d’enrôler sous leurs drapeaux cet écolier ardent et intelligent que leur envoyait la France. Privilège de la jeunesse perdu sans retour avec le charme de ces conversations où l’âme d’un homme se montre à l’âme d’un autre homme sans aucun voile, parce qu’elle la croit encore vierge de préjugés contraires, où chacun vous ouvre le sanctuaire de ses pensées et de sa foi la plus intime parce que vous-même vous n’avez pas encore sur le front le signe d’une religion différente ! Aujourd’hui que j’ai un nom, que je suis l’homme de mes écrits et d’un système, si peu personnel d’ailleurs que je me sois efforcé de le rendre, on s’observe avec moi ; les esprits se retirent dans leurs convictions particulières ; les cœurs même se resserrent, et, rançon assurée d’une réputation incertaine, à force d’être connu en Allemagne, j’y suis devenu étranger. Mais alors, au-delà du Rhin, j’étais accueilli comme l’espérance ; j’osais proposer toutes les questions, et on y répondait avec un entier abandon. Il n’y a qu’un printemps dans l’année, une jeunesse dans la vie, un fugitif instant de confiance entre les membres de la famille humaine. »

Victor Cousin commença son voyage par Francfort. Il y vit d’abord l’historien Schlosser, assez peu favorable à la philosophie de son pays. « Ce que vous connaissez de la philosophie allemande, lui dit-il, c’est-à-dire Kant, est précisément ce qu’elle a de mieux. Le reste ne vaut pas la peine d’être appris. » Il vit encore le philosophe Passavant, disciple du mystique Baader, qui essaya de lui faire connaître la philosophie de son maître. Baader était un disciple de Schelling passé au mysticisme et revenu depuis au catholicisme. Passavant donna à Cousin un petit traité de Baader sur l’eucharistie, dans lequel, entre autres profondeurs, on apprenait que Eva nous perdit et que Ave doit nous sauver, car Ave est l’anagramme de Eva. Mais la conversation la plus intéressante que Cousin ait eue à Francfort est celle de Frédéric Schlegel. Celui-ci était un écrivain très brillant qui avait débuté par un roman immoral, Lucinde, avait poussé à l’extrême la philosophie de Fichte, et était devenu, avec son frère Auguste et le philosophe Novalis, l’un des chefs de l’école romantique. Plein d’imagination et de mobilité, il avait épousé une femme juive, qu’il avait convertie d’abord au protestantisme, puis au catholicisme, auquel il s’était converti lui-même. « Aujourd’hui, dit Cousin, ils convertissent tous deux à qui mieux mieux. » Il dit à Cousin qu’une fois engagé dans Kant, il devait aller jusqu’à Schelling, et que la raison ne pouvait conduire qu’au panthéisme. Jacobi lui-même, inventeur de cet aphorisme, en était devenu la preuve. Auguste Schlegel, frère de Frédéric, avait dit la même chose à Paris l’hiver précédent, en affirmant que Kant avait rendu un immense service à la philosophie en la débarrassant des argumens pour ou contre l’existence de Dieu. Il ajoutait d’ailleurs que la raison pratique ne prouvait pas plus Dieu que la raison spéculative. La foi seule peut conduire à Dieu. Telle était alors la philosophie commune aux deux frères Schlegel. Frédéric Schlegel résumait ensuite en ces termes son jugement sur les philosophes de son temps : « Fries et Krug (kantiens) sont des hommes médiocres ; Bouterweck (jacobiste) est superficiel ; Hegel est subtil. A Berlin, il faut voir Schleiermacher. Les seuls hommes éminens de l’Allemagne sont Jacobi, Schelling et Baader. »

De Francfort Victor Cousin alla à Heidelberg voir le théologien Daub, que Schlosser lui avait recommandé. Daub lui dit que, s’il était curieux de philosophie, ce n’était pas à lui qu’il fallait s’adresser, mais à son collègue, le professeur de philosophie Hegel. Cousin connaissait à peine ce nom ; il l’avait seulement entendu prononcer par Schlegel, qui lui avait dit en passant que Hegel était subtil. Il hésitait donc à aller le voir, car il n’avait que peu d’heures à sa disposition ; il y alla cependant, « et ce jour-là, nous dit-il, la voiture partit sans moi, ainsi que le lendemain. » Il resta deux jours à Heidelberg, et noua ainsi avec Hegel une liaison et même une amitié intime qui ne se démentit jamais et dura jusqu’à la mort de celui-ci. Ce qu’il aima, ce qu’il admira dans Hegel, ce fut, nous dit-il, « un esprit de liberté sans bornes, qui soumettait à ses spéculations toutes choses, gouvernement, religions, arts, sciences, et qui plaçait au dessus de tout la philosophie. » Cousin fut donc subjugué et captivé, malgré le langage scolastique de Hegel, « par ces propositions plus hardies et plus étranges les unes que les autres, qui lui faisaient l’effet des ténèbres visibles de Dante. » Cette connaissance faite à Heidelberg décida Cousin à modifier le plan de son voyage. Il remit à l’année suivante l’Allemagne du Midi, c’est-à-dire Schelling et Jacobi, il se borna à l’Allemagne du Nord, et se proposa de revenir à Heidelberg pour revoir encore une fois Hegel avant de rentrer en France.

A Marbourg, il s’entretint avec Tennemann, le célèbre historien de la philosophie. « C’est un homme, dit-il, d’environ cinquante-cinq à soixante ans, de taille moyenne, grêle de corps et chétif de figure, d’une politesse extrême et qui me reçut fort bien. Malheureusement il ne parle pas français. J’essayai un peu d’allemand, que je ne pus soutenir, et nous fûmes réduits à nous entretenir en latin. » Tennemann, en philosophie, s’était arrêté à Kant, et il regardait sa philosophie comme la dernière conquête de l’esprit humain. Il niait que le kantisme fut le scepticisme. Lorsqu’il apprit que Cousin, l’année précédente, avait enseigné Kant à Paris, il n’en revenait pas, et il lui dit que, si ce n’était pas lui qui le disait, il ne l’aurait pas cru. Il lui prit les mains en le comblant de caresses. Il lui recommanda d’aller à Iéna voir le philosophe Fries, comme celui qui entendait le mieux la doctrine de Kant. À Goettingue, il vit deux hommes distingués, Schulze et Bouterweck. Schulze était une célébrité : son nom même fait époque dans l’histoire de la philosophie allemande. Son livre d’Enésidème, où il avait poussé le criticisme de Kant jusqu’au scepticisme absolu, avait décidé la transformation du kantisme en idéalisme subjectif. Le premier écrit de Fichte a été précisément une critique d’Énésidème. Schulze dit à Cousin qu’il n’y avait que trois philosophies en Allemagne : le vieux kantisme, le panthéisme de Schelling et la doctrine du sentiment de Jacobi, mais à ces trois philosophies il ajoutait la sienne, qui, disait-il « détruit toutes les autres. » Il était surtout opposé à la philosophie de Schelling, et, de concert avec son collègue Bouterweck, il s’efforçait de lui fermer l’université de Goettingue. Malheureusement Schulze parlait très peu et très mal le français ; au contraire, Bouterweck s’exprimait avec finesse et avec grâce. Le philosophe de Bouterweek était Jacobi ; l’homme le plus dangereux, selon lui, était Schelling. Tous ses disciples, disait-il, ont corrompu les sciences : Oken, l’histoire, naturelle ; Greuzer et Goerres, la théologie, et voilà que Hegel fait de la scolastique sur la poésie de son maître.

À Berlin, les hommes éminens étaient Ancillon, Schleiermacher et le théologien de Weite. Cousin nous fait d’Ancillon un portrait frappant et vivant : « C’est, dit-il, un homme d’une grande stature, assez gros, tête et figure larges ; quelque chose de distingué, mais aussi de composé jusqu’à l’affectation dans toute sa personne. Il parle très bien, mais comme un livre ; il s’écoute et désire qu’on l’écoute ;, il procède par phrases détachées où il place toujours quelque chose de saillant, une pensée, ou au moins une tournure spirituelle, » Ce philosophe, de famille française réfugiée, ayant écrit et bien écrit en français, semblait devoir fournir à Cousin un interlocuteur intéressant ; mais celui-ci eut beaucoup de peine à l’attirer sur le terrain de la philosophie. « Je n’ai pu en tirer, dit-il, que des propositions très générales, que la raison n’est pas le raisonnement, que le système de l’existence universelle est la plaie de la philosophie allemande. » Il n’aimait pas son collègue Schleiermacher ; il rendait justice à sa traduction de Platon, mais avec des réserves fines et justes : « C’est un bel ouvrager, disait-il, qui entre profondément dans le sens de Platon, mais qui n’en reproduit pas la grâce. L’ironie de Platon s’exprime par un sourire ; celle de Schleiermacher est un rire amer. » Solger, autre philosophe qu’il vit à Berlin, lui parla sévèrement de tous les philosophes du temps, et lui dit que la philosophie allemande était dans une période de crise, qu’un seul philosophe pouvait enfin remplacer Fichte : c’était Hegel.

Schleiermacher fut un des hommes qui frappèrent le plus vivement Cousin. Le récit de la visite qu’il lui fit mérite d’être reproduit textuellement : « J’éprouvais une certaine inquiétude à l’idée de me trouver en face d’un des hommes les plus illustres de l’Allemagne. Métaphysicien hardi, moraliste, théologien, politique, orateur, érudit, mon imagination rassemblait tous ces titres sur quelque imposant personnage. La porte s’ouvre et dans le fond d’un cabinet mal éclairé, j’entrevis un petit homme chétif et bossu : c’était Schleiermacher. Je demeurai immobile d’étonnement ; je me remis peu à peu ; et ce commencement ne m’ayant pas égayé, j’entrai en matière avec un grand sérieux ; .. notre conversation dura deux heures qui furent bien remplies. Ce qui m’a le plus frappé dans M. Schleiermacher, c’est ce qu’on m’avait aussi le plus vanté en lui, la prodigieuse subtilité de son esprit. On ne saurait être plus habile, plus délié et pousser plus loin une idée. Si je pouvais reproduire sa conversation, on y verrait un modèle d’adresse ; il ne voulait pas me dire sa pensée ; mais sans cesse il me plaçait sur des pentes qui y conduisaient. J’aurais dû y consentir et me donner le spectacle de l’esprit de M. Schleiermacher, mais les choses m’occupaient tout entier ; et je lui demandai trop et trop vite. Il me vanta beaucoup le système de Spinoza. Je faisais mille objections : « Eh bien ! alors prenez Platon au lieu de Spinoza. Admettez que la matière n’est pas un attribut de Dieu, mais une substance à part. Êtes-vous bien sûr que la matière soit étendue ? » Et il insinuait que le moi pourrait bien être aussi étendu que le non-moi. Nous nous sommes enfoncés dans la question de la création : « Il est aisé de s’élever à Dieu ; mais il est difficile d’en descendre, il faut sauter de l’infini dans le fini. » Je lui demandai s’il concevait l’état d’immortalité sans conscience, sans réminiscence ? — Oui. — On peut, lui dis-je, attribuer cette doctrine à Aristote ; mais croyez-vous que ce soit celle de Platon ? — Oui ; il faut distinguer dans Platon la partie systématique et la partie populaire. Dans le Phédon, il n’y a rien qu’on ne puisse ramener à l’existence sans conscience. » On peut juger de quel attrait et de quelle influence sur une jeune imagination pouvaient être, en 1817, de telles conversations. Recueillir à la source et de la bouche même des maîtres des idées neuves alors, et que personne ne connaissait en France l’apologie discrète, mais convaincue du spinozisme, le rapprochement de Spinoza et de Platon, l’idée d’une immortalité impersonnelle, la non-étendue de la matière, tout cela devait être pour le disciple de Royer-Collard une surprise et une fascination dont il n’est pas facile de nous faire une idée, aujourd’hui que de telles idées sont devenues banales, et que tout le monde les a plus ou moins traversées. Ce n’en est pas moins un événement important pour l’histoire de la philosophie, car c’est de ce moment, et par l’intermédiaire de notre voyageur que date l’infiltration en France des idées allemandes. Cousin revit une seconde fois Schleiermacher et jugea plus favorablement cette fois de sa personne physique : « Je m’étais trompé, dit-il, sur sa personne ; je l’avais mal vu le soir ; le jour, il m’a paru mieux. Il est vrai qu’il est un peu bossu ; mais il a des yeux de génie. Il a près de cinquante ans, et il est marié avec une femme encore jeune et belle. Il m’a conseillé de traduire un ouvrage de Lessing : de l’Éducation du genre humain. » Après Schleiermacher, Cousin vit encore à Berlin le théologien de Wette, rationaliste célèbre, mais peu indulgent pour la philosophie de son temps, qu’il exécutait sans façon et d’une manière tranchante : « Que pensez-vous de la philosophie de Schelling ? — Que c’est un délire. — Et de M. Hegel ? — Qu’il a mis en évidence l’absurdité de Schelling. J’ai lu les écrits de Hegel ; ils m’ont tous paru des non-sens. »

De Berlin, Victor Cousin alla à Leipzig, et là il eut le plaisir de rencontrer un curieux vestige de la philosophie antérieure à Kant : ce fut le vieux Platner, psychologue et médecin, qui avait été élevé dans la philosophie de Leibniz. Cousin crut lui faire plaisir en lui parlant de cette philosophie de sa jeunesse ; mais Platner l’avait déjà oubliée ; quoiqu’il eût soixante-treize ans, il était tout entier aux querelles du temps ; il ne pensait qu’à Kant et à ses successeurs ; très opposé d’ailleurs à la philosophie de Schelling, il était décidé à lui fermer l’université de Leipzig, comme on l’avait fait à Goettingue. Rien de plus piquant que ce vieux philosophe, qui, sur le bord de la tombe, était encore tout entier aux luttes philosophiques de son temps, et qui, tout en combattant les nouveautés, avait oublié un peu lui-même ce qu’il avait cru autrefois. Cousin vit encore à Leipzig un disciple de Kant, le philosophe Krug, très ennemi de la philosophie nouvelle, de la philosophie de la nature : mais il parla avec lui de politique plus que de philosophie. À Iéna, autre kantien, M. Fries ; même difficulté de s’exprimer, à cause de la langue. Cependant, chose curieuse, Fries, qui s’exprimait péniblement en français sur la philosophie, s’animait et se passionnait pour la politique. Il était profondément libéral : la France, même vaincue, était alors un idéal et un objet d’envie pour ses vainqueurs, à cause de sa constitution et de sa liberté : « Plus heureux que nous, disait-il, vous êtes une nation ! »

La plus grande figure que Cousin ait rencontrée pendant son voyage est celle de Goethe. Ici, les paroles rapportées ont peu d’importance : ce qui est intéressant, c’est l’impression vive que le voyageur avait conservée et qu’il nous a transmise du grand homme qu’il venait de visiter. Il le revit encore une fois plus tard en 1824 ; et, quoique n’ayant pas écrit ce second voyage, il en a extrait tout ce qui concerne Goethe, et il a ajouté cet extrait à ses souvenirs de 1817. Ce ne sont que des détails personnels sur Goethe et sa famille, mais ils sont pleins de vie, de vérité et de couleur ; et tout intéresse lorsqu’il s’agit d’un aussi grand personnage. Mais le récit est trop long pour être résumé, nous renvoyons au texte même.

A son retour, et en passant de nouveau par Heidelberg, Cousin revit Hegel comme il se l’était promis, et, cette fois, ce ne fut pas quelques heures et quelques jours, mais plusieurs semaines qu’il passa auprès de lui. Hegel venait de publier son Encyclopédie. Cousin essaya de la déchiffrer avec un des disciples du maître, Carové, avec qui il se promenait tous les matins dans l’Allée des philosophes, le manuel de Hegel à la main, l’un interrogeant, l’autre répondant. Le soir, on allait prendre le thé chez Hegel, que l’on consultait sur les endroits obscurs, mais « l’oracle lui-même n’était pas toujours fort intelligible. » Cousin profita de cette circonstance pour nous raconter la vie de Hegel, nous résumer sa philosophie et nous exposer les objections qu’il lui faisait, disait-il, mais qui nous paraissent un peu antidatées. Cette seconde partie du voyage[16] n’a plus le même caractère de fidélité et de vérité que la première. Ce ne sont plus des notes de voyage, c’est un travail sur Hegel fait après coup à propos de quelques souvenirs. Cependant, on peut y recueillir encore quelques traits intéressans. La conversation de Hegel était variée ; il aimait à causer d’art, d’histoire, de religion, de politique. Il traçait à grands traits une philosophie de l’histoire. En politique, il était libéral constitutionnel, mais grand ami aussi de l’autorité : à peine approuva-t-il plus tard la révolution de 1830. Il avait des préventions invincibles contre la religion catholique. Un jour, à Cologne, devant la cathédrale, voyant le petit commerce qui se fait à la porte des églises : « Mourrai-je, dit-il, sans avoir vu tomber tout cela ? » Il était indulgent pour les matérialistes du XVIIIe siècle, que Cousin combattait si vivement en France : « Ce sont, disait Hegel, les enfans perdus de notre cause ! » Dans l’histoire de la philosophie, il penchait du côté d’Aristote plutôt que du côté de Platon. Il avait une grande admiration pour le génie de Descartes : « Votre nation, disait-il, a assez fait pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Il n’aimait pas Leibniz et ne le mettait pas dans la compagnie des grands philosophes, au moins de ceux de premier ordre. Ces traits épars, très conformes d’ailleurs à l’idée générale que l’on se fait de Hegel, ont un grand prix, et complètent d’une manière intéressante la physionomie de ce grand esprit.

En résumé, l’état de la philosophie en Allemagne, en 1817, à l’époque du voyage de Cousin, était le suivant. Il y avait deux camps : d’un côté, les partisans de Kant à tous les degrés, plus ou moins réconciliés avec les partisans de Jacobi, comme Fries et Bouterweck ; par conséquent, l’école critique et l’école du sentiment ; — de l’autre, la philosophie de la nature, l’école de Schelling, c’est-à-dire le panthéisme. La lutte était vive entre ces deux écoles. Cousin n’ayant vu cette fois que l’Allemagne du Nord n’avait guère rencontré que Schleiermacher et Goethe qui fussent dans des tendances philosophiques analogues à celles de Schelling. C’était seulement l’année suivante qu’il devait voir à Munich Schelling et Jacobi. Malheureusement, il ne nous a pas donné le récit de ce second voyage.

Il est donc vraisemblable que de cette première tournée en Allemagne, Cousin n’eût rapporté qu’une impression assez peu favorable pour la philosophie de la nature, comme on appelait alors la philosophie de Schelling, si le hasard ne l’avait pas mis précisément en rapport avec l’homme qui non-seulement représentait alors de la manière la plus originale la philosophie de Schelling, mais qui même commençait déjà à la supplanter et la dépasser. En 1817, la grande gloire de Schelling prévalait encore ; mais le nom de Hegel allait bientôt triompher. Cousin connut donc Hegel, non-seulement le premier en France, mais en Allemagne même, un des premiers. M. Rosenkranz lui a reproché d’avoir écrit plus tard qu’il avait en quelque sorte « prophétisé » Hegel dans son propre pays ; il y a là sans doute quelque exagération ; mais il paraît certain cependant par l’histoire que Hegel n’était pas encore en 1817 ce qu’il est devenu plus tard. On était encore plus préoccupé de Schelling que de Hegel ; et il est fort vraisemblable que de vieux professeurs comme Schulze et Fries, qui en étaient encore à Kant, et pour qui l’ennemi était Schelling, n’avaient pas encore eu le temps de découvrir ce nouvel adversaire dont les formules inextricables furent d’abord, même en Allemagne, un sujet d’étonnement. Quoi qu’il en soit, par Hegel, Cousin fut initié à la philosophie de Schelling ; il reçut d’eux, et cette année même et l’année suivante, une influence commune dont nous retrouverons les traces dans les années qui vont suivre.

Les vacances finissaient. Cousin était rappelé à Paris par les obligations de ses fonctions. Il raconte qu’en quittant l’Allemagne, et au retour, il s’interrogea lui-même ; il se demanda s’il allait troubler la naissante école spiritualiste française en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de ces doctrines étrangères ; et il pensa, dit-il, qu’il valait mieux laisser la nouvelle philosophie se développer librement et spontanément. Nous ne savons s’il fit ce raisonnement d’une manière aussi explicite ; mais il est évident que cette résolution était dans la nature des choses ; car ce n’est pas à la suite de quelques conversations de vacances que l’on peut changer le cours entier de ses idées et introduire des systèmes que l’on ne s’est pas encore assimilés. Mais, si on ne doit pas s’attendre à l’introduction subite du système hégélien dans la philosophie française, on aurait tort toutefois, malgré ce que dit Cousin, de croire que l’influence des doctrines allemandes ne se soit pas fait sentir, même dans le cours de 1818. En tout cas, ce qu’il est permis de supposer, c’est que le contact de l’esprit allemand a dû contribuer à élargir la pensée du jeune philosophe et à développer la flamme qui était en lui et qui allait éclater avec tant de puissance et de succès dans son prochain enseignement. Ce qui serait intéressant, ce que Cousin ne nous a pas dit, ce serait de savoir, si le sujet vaste et élevé qu’il allait traiter dans son cours de cette année, (le Vrai, le Beau, le Bien), si ce sujet avait été choisi par lui avant son voyage, ou si, au contraire, il en a été le produit et le fruit. Nous inclinons vers cette seconde hypothèse. Que Cousin, à la fin du cours précédent, eût déjà formé le projet de consacrer son nouveau cours, non plus à l’histoire, mais à la philosophie elle-même, qu’il se soit proposé d’essayer devant le grand public les solutions qu’il avait élaborées jusque-là avec ses élèves dans le sanctuaire secret de l’école, cela est probable. Mais, autant que je puis connaître les habitudes des professeurs, le cadre du cours qu’il devait faire n’a pas dû être tout d’abord fixé : ce n’est pas, en effet, au moment où l’esprit est fatigué d’un enseignement qu’il est capable d’en construire tout de suite un nouveau. Cousin était donc décidé, je le crois, à traiter cette année-là de philosophie théorique ; mais je suis porté à croire aussi que c’est de son commerce avec l’Allemagne et de ses conversations avec Hegel et avec Schleiermacher qu’est sortie dans son esprit cette trilogie célèbre qui restera son titre d’honneur dans l’histoire delà philosophie, et dont nous essaierons de faire comprendre, pour l’époque où elle s’est produite, l’importance et la nouveauté.


PAUL JANET.

  1. 1er février 1867.
  2. Nous n’avons pas besoin de dire qu’indépendamment des textes, nous avons consulté tout ce qui a été écrit sur Victor Cousin. Il serait trop long de faire ici la bibliographie complète du sujet. Rappelons seulement les écrits dus à ses deux illustres amis : M. Mignet, dans sa savante et large notice lue à l’Académie des sciences morales (16 janvier 1819) et M. Ch. de Rémusat dans sa Réponse à Jules Fabre. Signalons encore les spirituels Articles d’Ernest Bersot dans le Journal des Débats, les dernières pages qui soient tombées de sa plume. (Voir Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales, février-mars 1880, page 29) ; et enfin l’article de M. Ad. Franck dans le Dictionnaire des sciences philosophiques. Nous ne parlons ici que des travaux publiés depuis la mort de Cousin.
  3. « Je dis hardiment que l’on n’a jamais donné la solution d’aucune question suivant les principes de la philosophie péripatéticienne, que je ne puisse démontrer être fausse ou non recevable. » (Lettre au père Dinet, Oeuvres, t. IX, p. 27.)
  4. Fragmens philosophiques, préface de la seconde édition ; 1883.
  5. L’un et l’antre furent publiés en 1847, par conséquent, après les débuts de Victor Cousin.
  6. C’est Cousin qui, dans ses leçons de 1828 et de 1829, dans sa préface de 1833, fit connaître le premier en France le nom et la philosophie de Biran, qu’il proclama « le premier métaphysicien de son temps. » C’est lui qui publia ses écrits.
  7. Pour être tout à fait complet, il faudrait signaler encore 1° les chefs de l’école physiologique, Cabanis et Bichat, les vrais maîtres de la psychophysique actuelle ; 2° les fondateurs du traditionalisme, de Maistre, Bonald et Lamennais ; 3° enfin les chefs du socialisme, Charles Fourier et Saint-Simon. Ce sont là des mouvemens divergens dont nous sommes loin de méconnaître la valeur, mais ces trois grandes écoles ont eu pour caractère commun d’absorber la philosophie dans des études étrangères : les sciences, la religion, la réforme sociale. Nous nous plaçons ici au point de vue de la philosophie proprement dite.
  8. Programme d’un cours de philosophie, 1817, dans les Fragmens philosophiques (1826), p. 228.
  9. Revue philosophique, la Philosophie de M. Bachelier, par M. Séailles, janvier 1883.
  10. Nouveaux Mélanges philosophiques, p. 110 et suiv.
  11. Histoire de la philosophie au XIXe siècle, t. II, p. 155. Ce passage n’est nullement la répétition de celui de Jouffroy ; il lui est antérieur et date de 1827. Il n’est question, à la vérité, ici que du premier enseignement de Cousin (de 1815 à 1820). Mais c’est justement celui qu’il importe le plus de caractériser et d’apprécier avec exactitude.
  12. Fragmens philosophiques (1826), appendice, p. 352.
  13. Il y avait encore à cette époque, en France, quelqu’un qui connaissait très bien l’Allemagne : c’est Stapfer. Cousin l’a-t-il connu ? Nous ne le savons pas directement ; mais comme Stapfer était lié avec Maine de Biran, avec Royer-Collard, avec Guizot, il est bien peu probable que Cousin ne l’ait pas connu et rencontré quelquefois.
  14. Il a été publié dans la Revue sous ce titre : Promenade philosophique en Allemagne, 1er octobre 1857.
  15. On a dit que M. Victor Cousin n’a pris de la philosophie allemande que des généralités, et qu’il n’est pas entré dans la technique des questions. Cela est vrai, mais ceux qui l’ont suivi n’ont guère fait autrement. MM. Vacherot, Renan, Ravaisson, qui, après une éclipse momentanée des idées allemandes préconisées par Victor Cousin, ont remis de nouveau ces idées en circulation, se sont également bornés aux sommités des questions ; ils se sont inspirés de l’esprit et ont laissé la lettre. A plus forte raison, cela était-il permis à celui qui ouvrait la voie.
  16. Voyez cette seconde partie dans la Revue du 1er août 1866, Souvenirs d’un voyage en Allemagne.