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Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

ENSEIGNEMENT ET TRAVAUX DIVERS.
I. Création de la Faculté des sciences de Paris. — Offre faite à Lamarck, et noble refus de celui-ci. — Enseignement de l’anatomie philosophique. — II. Collections faites en Portugal. — Collaboration au grand ouvrage sur l’Égypte. — Monographies. — III. Chambre des Cent jours. — Protestation.
(1809 — 1815).

I.

Geoffroy Saint-Hilaire était à peine remonté dans sa chaire du Muséum, qu’il se voyait appelé à en occuper une autre dans l’Université. La Faculté des sciences de Paris venait d’être créée, et le célèbre décret de 1808, prescrivant un cumul que la législation ultérieure n’a fait du moins qu’autoriser, voulait que l’un des deux zoologistes, déjà professeurs au Muséum, devînt aussi le titulaire de la nouvelle chaire de zoologie.

On l’offrit d’abord à Geoffroy Saint-Hilaire. Sa nomination serait, on le lui fit savoir, un témoignage de la satisfaction du Gouvernement, pour sa généreuse conduite en Portugal. Nulles fonctions ne pouvaient mieux lui convenir : il devait y trouver à satisfaire également et ses goûts d’étude, et la seule ambition qu’il eût, celle d’être utile à la science. Pour la seconde fois, en 1809 comme en 1793, une place qu’il eût enviée, s’offrait donc à lui ; pour la seconde fois il voulut la refuser. Ce qu’il avait fait, en 1793, pour Lacépède, il le fit, en 1809, pour Lamarck. Son illustre collègue au Muséum était son ancien dans la science ; il avait une nombreuse famille et plus de gloire que de fortune : c’est à lui qu’appartenait la nouvelle chaire. Geoffroy Saint-Hilaire le pressa de l’accepter. Il fit pour la transmettre à Lamarck tout ce qu’un autre eût fait pour se l’assurer à lui-même. Mais la délicatesse de Geoffroy Saint-Hilaire devait, cette fois encore, céder devant un noble refus. Lamarck, avec la modestie de l’homme de génie, trouva trop vaste pour lui le programme d’une chaire où devait être enseigné l’ensemble de la zoologie et de l’anatomie comparée. Il pensa que pour l’occuper dignement, de nouvelles études lui seraient nécessaires, et il jugea qu’à soixante-cinq ans, il était trop tard pour les entreprendre. Il crut donc de son devoir de ne pas accepter. Ce fut son premier et son dernier mot : sa conscience, trop sévère à lui-même, l’avait dicté, et quand ce juge suprême avait prononcé, qui eût pu ébranler le stoïque et désintéressé Lamarck ?

Geoffroy Saint-Hilaire devint donc le premier professeur de zoologie de la Faculté, comme il l’avait été du Muséum. Il commença, vers la fin de 1809, cet enseignement qui devait exercer une si grande influence sur la jeunesse savante et sur lui-même. Chargé au Muséum d’un cours spécial, il n’avait cessé de s’y inspirer de ses vues générales ; mais il n’avait pu ni les y développer ni les y démontrer. À la Faculté, son programme n’avait d’autres limites que celles de la science elle-même. Il put donc étendre et élever son enseignement selon les tendances propres de son esprit, et selon les progrès de ses propres travaux. Ses découvertes, à mesure qu’il les faisait, étaient portées devant son auditoire. Parfois, dans sa chaire même, il concevait des idées nouvelles, apercevait des faits encore inobservés, dont il enrichissait ensuite ses mémoires[1].

Et lorsque descendu de sa chaire, il se voyait entouré de ses élèves d’élite, futures illustrations de l’histoire naturelle, de la chimie, de la médecine, de la philosophie, un entretien, véritable leçon de faveur, comme ils l’appelaient, succédait pour eux à la leçon publique. Des développements nouveaux venaient la compléter. Les objections librement produites étaient discutées, et de là naissait une influence réciproque du professeur sur les disciples et des disciples sur le professeur, également profitable à tous : celui-ci trouvant dans ces communications intimes les plus doux et les plus puissants encouragements que pût goûter une âme telle que la sienne : les premiers y puisant, avec l’exemple du dévouement à la science, cet esprit philosophique qui seul la vivifie ; cet esprit de généralisation, qui fut, au 18e siècle, la source de la grandeur exceptionnelle et incomprise de Buffon, qui est, et devient de plus en plus, le caractère de tout travail vraiment digne de notre époque.

II.

Il semblerait qu’un tel enseignement eût exigé de Geoffroy Saint-Hilaire, à l’origine, l’emploi de tous ses moments et de tous ses efforts. Il n’en fut rien. C’est en 1809 et 1810 qu’il fit ses premiers cours à la Faculté ; et ces mêmes années le virent commencer une nouvelle série de travaux, et la poursuivre avec une extrême activité. Elle n’eut pas pour objet, comme on s’y attend peut-être, ses nouvelles théories anatomiques. La pente naturelle de son esprit l’y portait ; mais les circonstances l’entraînèrent impérieusement dans un sens contraire. Il leur obéit pour un temps, et réservant pour son enseignement l’exposition de ses idées générales de 1795, de 1801 et de 1806, il reprit ses travaux descriptifs et monographiques, depuis plusieurs années interrompus. Il fit ainsi, en 1809, après le voyage en Portugal, et par les mêmes causes, précisément ce qu’il avait fait, en 1802, après l’Expédition d’Égypte.

L’importance même des résultats scientifiques de sa mission le lui prescrivait. Par elle une multitude de productions naturelles des deux Indes[2], jusqu’alors inconnues en France, venaient de prendre rang parmi les richesses du Muséum : ne fallait-il pas leur donner aussi place dans la science ? Geoffroy Saint-Hilaire, pour accomplir cette seconde partie de sa tâche, se livra aussitôt à la détermination et à la publication des espèces les plus remarquables de sa collection zoologique. Le même mois vit la fin de sa mission et le commencement de ses recherches. De nouvelles espèces de Singes américains, le Cariama, qu’il érigea le premier en genre, et l’oiseau, si remarquable et si longtemps d’une extrême rareté, qu’il nomma Céphaloptère, furent, dès 1809, les sujets de diverses monographies, insérées dans les Annales du Muséum.

S’il parut, l’année suivante, négliger un peu ses collections de Portugal, c’est parce que d’autres, plus précieuses encore, celles que lui-même avait autrefois faites en Égypte, réclamaient avant tout ses soins. Le monumental ouvrage de la Commission des sciences était enfin en voie d’exécution. Geoffroy Saint-Hilaire reprit avec ardeur la rédaction des trois parties qui lui étaient réservées : l’ichthyologie, la mammalogie, l’erpétologie. L’histoire zoologique et anatomique du Polyptère, des Tétrodons, des Salmonidés du Nil ; un travail considérable sur les Chauves-souris, où, pour la première fois, cet ordre est rigoureusement établi et méthodiquement distribué en genres naturels ; un curieux Mémoire sur l’Ichneumon d’Égypte et sur ses congénères, moins célèbres, mais non moins remarquables ; un autre enfin, dans lequel est établi le genre Trionyx, furent successivement publiés en 1809 et dans les années suivantes[3]. Une introduction générale précède ces divers Mémoires. L’auteur y invoque, à l’appui de ses vues sur la formation de la vallée du Nil, diverses considérations sur la constitution géologique du pays et l’analogie de sa Faune avec la Faune barbaresque.

En même temps qu’il prenait une part active à la publication du grand ouvrage sur l’Égypte, il enrichissait les Annales du Muséum de monographies, non moins pleines de résultats nouveaux. Les plus importantes sont celles où il traite, en 1809, des Trionyx ; en 1810, de la famille des Chauves-souris frugivores ; de 1810 à 1813, des Chauves-souris insectivores à feuilles nasales ; en 1811, des Musaraignes et des Desmans ; en 1812, de l’ordre entier des Primates ou Quadrumanes, dont il donne un tableau méthodique, également remarquable par le grand nombre des espèces nouvelles qui y sont décrites, par la netteté des divisions auxquelles sont rapportés les genres, par la précision des caractéristiques des groupes de tous les degrés, et par leur rigueur, sans égale, nous ne craignons pas de le dire, parmi les travaux antérieurs ou contemporains.

Est-il besoin de dire que, dans tous ces Mémoires, Geoffroy Saint-Hilaire se retrouve avec les qualités propres à son esprit et à sa méthode, avec ses tendances vers la généralisation, avec cet art, si bien possédé par lui, de rattacher, par l’induction, à chaque fait une idée, et à chaque idée particulière une conséquence générale ? Comment ces caractères, si fortement empreints déjà dans les productions de la première jeunesse de Geoffroy Saint-Hilaire, ne brilleraient-ils pas de tout leur éclat dans ces monographies de 1809 à 1813, écrites par celui qui venait de poser d’une main si ferme les fondements de l’anatomie philosophique ?

De là l’importance durable de ces Mémoires, circonscrits, par la spécialité de leur sujet, entre des limites un peu étroites. Leur mérite consiste essentiellement dans l’habileté de l’analyse ; mais la synthèse intervient, tantôt appelant celle-ci en des voies nouvelles, tantôt donnant aux faits obtenus par elle une extension d’abord imprévue. Les questions traitées acquièrent ainsi de la grandeur, sans que les solutions obtenues perdent de leur rigueur. Et c’est pourquoi, après que les zoologistes ont cru, il y a trente ans, avoir inscrit et fait passer dans leur science tous les résultats de ces travaux, les recherches ultérieures, loin de les avoir fait oublier, ont semblé parfois donner elles-mêmes un nouvel intérêt à ces Mémoires, fruits de la pensée de l’auteur, en même temps que de ses observations.

III.

Quatre années s’étaient ainsi écoulées. Partagé entre les joies de la famille et la double satisfaction d’étendre la science par ses recherches, de la propager par son enseignement, Geoffroy Saint-Hilaire jouit, à cette époque, de ce calme bonheur qui semble promis à la modeste carrière du savant ; de ce bonheur que lui-même n’avait guère connu jusqu’alors, et surtout ne devait guère retrouver plus tard. Ces quatre années furent, dans la vie de Geoffroy Saint-Hilaire, comme un long repos de l’âme, entre les agitations et les périls de sa jeunesse, et ces agitations d’un autre genre, ces luttes ardentes qui l’attendaient dans son œuvre de novateur.

Une grave et longue maladie qui l’atteignit en 1812, vint l’arracher au genre de vie dont il s’était fait une douce habitude. Il sentit le besoin du repos, et se retira à la campagne aux environs de Coulommiers. Ses recherches toutefois ne furent jamais interrompues, mais seulement ralenties. Ses observations, tantôt purement zoologiques, tantôt anatomiques, eurent alors pour sujets les animaux sauvages ou domestiques les plus communs, et elles montrèrent combien, même sur ceux-ci, il nous reste encore à apprendre et à découvrir. Entre autres travaux, c’est dans sa retraite que Geoffroy Saint-Hilaire composa un Mémoire plein de faits nouveaux et curieux sur les Musaraignes, particulièrement sur leurs glandes odoriférantes.

Les désastres de 1813 et de 1814 interrompirent ses paisibles travaux, et le ramenèrent à Paris. L’invasion étrangère, l’occupation de Paris, la chute du grand homme qu’il avait connu et aimé en Égypte, tant de revers après tant de triomphes, l’accablèrent d’une profonde douleur, dont l’étude elle-même ne put le distraire.

Son cœur fut déchiré plus cruellement encore en 1815 ; car nos malheurs furent plus grands, et il les vit de plus près. Au moment de la formation de la Chambre des représentants, les électeurs d’Étampes lui offrirent leur mandat : il l’accepta, et le remplit jusqu’au bout. Ses votes furent toujours ceux que l’on devait attendre d’un homme aussi ferme et aussi dévoué à son pays[4].

Au. lendemain de Waterloo et de la seconde occupation de Paris, il fut l’un des énergiques députés qui, trouvant les portes de la Chambre occupées par un poste prussien, et voyant ainsi l’assemblée brusquement dissoute par la force, osèrent se réunir chez Lanjuinais, et protester contre la violence faite à la représentation nationale.

Geoffroy Saint-Hilaire n’a plus reparu à la Chambre. Quand le titre de député était un danger, il l’avait accepté ; quand ce ne fut qu’un honneur, il n’en voulut plus[5]. Il est des circonstances où tous les devoirs doivent se confondre dans un seul, celui du citoyen. Tel fut le sentiment qui, dans les Cent jours, amena un instant Geoffroy Saint-Hilaire sur la scène politique. Mais, la crise passée, il se retira dans son cabinet de savant : c’est là qu’il pouvait le mieux servir son pays ; il n’en sortit plus.

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  1. Il appartenait doublement à M. Dumas, comme l’un des plus illustres élèves de Geoffroy Saint-Hilaire, et comme doyen actuel de la Faculté, de signaler cette remarquable et réciproque influence qu’exerçaient chaque année le professeur sur les élèves et ceux-ci sur le professeur. Nos lecteurs nous sauront gré de substituer à nos faibles paroles un remarquable passage du Discours prononcé le 19 juin 1844 par M. Dumas :

    « Peut-être la science enregistrerait-elle de grandes découvertes de moins parmi celles qui font sa gloire, si la création de la Faculté des sciences ne fût venue ouvrir à Geoffroy un nouveau théâtre pour un enseignement plus général et plus élevé. Dès ce moment, sa pensée, soutenue par l’attention respectueuse d’élèves distingués, distingués surtout par leurs études philosophiques, s’élança plus libre dans les champs de l’abstraction, et parvint à fixer ces lois de l’organisation animale auxquelles son nom demeurera toujours attaché, et qu’il avait dès longtemps aperçues. Jusqu’alors la philosophie anatomique telle qu’il l’a conçue, n’existait pas, c’est avec nous, c’est pour nous, je dirais même que c’est par nous qu’il a fondé cet enseignement, s’essayant chaque année à vaincre des difficultés nouvelles, se fortifiant dans ses convictions par de nouvelles épreuves, se confirmant dans ses doctrines par leur succès même auprès de la jeunesse. »

  2. Du Malabar, de la Cochinchine, du Pérou, mais surtout du Brésil.
  3. L’auteur a enrichi aussi le même ouvrage d’un travail étendu et important sur les Crocodiles du Nil ; mais celui-ci est d’une date postérieure, de même que les Suites aux Mémoires de Geoffroy Saint-Hilaire, rédigées, avec le précieux secours de ses notes, par l’auteur de ce livre.
  4. Nous citerons ici quelques lignes écrites sur Geoffroy Saint-Hilaire par un de ses anciens collègues, M. Bory de Saint-Vincent :

    « Il fut fort assidu à nos séances de la Chambre des Cent jours. Il s’y asseyait vers le milieu et au bas du centre gauche ; mais alors les opinions n’étaient pas encore très en rapport avec les places. On n’eut pas le temps de se constituer en partis très-tranchés. Il vota toujours avec ma nuance, qui était celle où Manuel commença sa réputation. Je me plaçais souvent à côté de cet homme respectable, et le croirait-on ? au milieu de ce tumulte et de ces grands intérêts, nous causions souvent histoire naturelle. Je me rappelle que c’est là que mon illustre collègue m’entretint pour la première fois de ses idées sur l’Unité de composition, et me fit ouvrir les yeux sur bien des choses. »

  5. Il refusa, malgré l’invitation d’une partie des électeurs, de se porter de nouveau candidat à la Chambre qui suivit celle des Cent jours. « Je ne pouvais, a-t-il dit lui-même, me plaire et me tenir aux fonctions de député que pendant la lutte, et tant qu’il était question d’organiser la France pour la liberté, et de défendre l’indépendance nationale… Je retournai à la culture des sciences, autre manière pour moi, et selon moi, de se rendre utile à la société, même dans un intérêt de législation ; car des études réfléchies et philosophiques n’entraînent point la pensée dans plus d’entendue, qu’elles n’ajoutent au domaine de l’esprit humain, et que ce peu de savoir de plus ne devienne un germe et ne soit la source d’un perfectionnement moral. »

    Ces phrases sont extraites d’une lettre adressée par lui aux électeurs d’Étampes, quelques mois après la révolution de juillet. À cette époque, la gravité des événements avait un moment décidé Geoffroy Saint-Hilaire à accepter de nouveau la candidature de l’arrondissement d’Étampes.