Vie de Beethoven/Lettres

La bibliothèque libre.
◄   Pensées   ►





testament d’heiligenstadt[1]


pour mes frères carl et (johann)[2] beethoven


Ô vous, hommes, qui me regardez ou me faites passer pour haineux, fou, ou misanthrope, combien vous êtes injustes pour moi ! Vous ne savez pas la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi ! Mon cœur et mon esprit étaient enclins, depuis l’enfance, au doux sentiment de la bonté. Même à accomplir de grandes actions, j’ai toujours été disposé. Mais songez seulement, depuis six ans, quel est mon état affreux, aggravé par des médecins sans jugement, trompé d’année en année, dans l’espérance d’une amélioration, enfin contraint à la perspective d’un mal durable — dont la guérison demande peut-être des années, si elle n’est pas tout à fait impossible. Né avec un tempérament ardent et actif, accessible même aux distractions de la société, je devais de bonne heure me séparer des hommes, passer ma vie solitaire. Si je voulais parfois surmonter tout cela, oh ! combien durement je me heurtais à la triste expérience renouvelée de mon infirmité ! Et pourtant, il ne m’était pas possible de dire aux hommes : « Parlez plus haut, criez ; car je suis sourd ! » Ah ! comment me serait-il possible d’aller révéler la faiblesse d’un sens, qui devrait être chez moi plus parfait que chez les autres, un sens que j’ai autrefois possédé dans la plus grande perfection, dans une perfection comme certainement peu de sens de mon métier l’ont jamais eu ! — Oh ! cela, je ne le peux pas ! — Pardonnez-moi donc, si vous me voyez vivre à l’écart, quand je voudrais me mêler à votre compagnie. Mon malheur m’est doublement pénible, puisque je lui dois d’être méconnu. Il m’est interdit de trouver un délassement dans la société des hommes, dans les conversations délicates, dans les épanchements mutuels. Seul, tout à fait seul. Je ne puis me risquer dans le monde, qu’autant qu’une impérieuse nécessité l’exige. Je dois vivre comme un proscrit. Si je m’approche d’une société, je suis saisi d’une dévorante angoisse, par peur d’être exposé à ce qu’on remarque mon état.

De là ces six mois que je viens de passer à la campagne. Mon savant médecin m’engagea à ménager mon ouïe autant que possible ; il vint au-devant de mes intentions propres. Et pourtant, maintes fois ressaisi par mon penchant pour la société, je m’y suis laissé entraîner. Mais quelle humiliation, quand il y avait quelqu’un près de moi, et qu’il entendait au loin une flûte, et que je n’entendais rien, ou qu’il entendait le pâtre chanter et que je n’entendais toujours rien[3] ! De telles expériences me jetèrent bien près du désespoir : et peu s’en fallut que moi-même je ne misse fin à ma vie. — C’est l’Art, c’est lui seul, qui m’a retenu. Ah ! il me semblait impossible de quitter ce monde avant d’avoir accompli tout ce dont je me sentais chargé. Et ainsi je prolongeai cette misérable vie, — vraiment misérable, — un corps si irritable, que le moindre changement peut me jeter de l’état le meilleur dans le pire ! — Patience ! — Ainsi dit-on ; c’est elle que je dois maintenant choisir pour guide. Je l’ai. — Durable, je l’espère, doit être ma résolution de résister, jusqu’à ce qu’il plaise aux Parques inexorables de trancher le fil de ma vie. Peut-être cela ira-t-il mieux, peut-être non : je suis prêt. — À vingt-huit ans, déjà, être forcé de devenir philosophe, ce n’est pas facile ; c’est plus dur encore pour l’artiste que pour tout autre.

Divinité, tu pénètres d’en haut le fond de mon cœur, tu le connais, tu sais que l’amour des hommes et le désir de faire le bien y habitent ! Oh hommes, si vous lisez un jour ceci, pensez que vous avez été injustes pour moi ; et que le malheureux se console, en trouvant un malheureux comme lui, qui, malgré tous les obstacles de la nature, a cependant fait tout ce qui était en son pouvoir, pour être admis au rang des artistes et des hommes d’élite.

Vous, mes frères Carl et (Johann), aussitôt que je serai mort, et si le professeur Schmidt vit encore, priez-le en mon nom qu’il décrive ma maladie, et joignez à l’historique de ma maladie, la lettre que voici, afin qu’après ma mort, au moins autant qu’il est possible, le monde se réconcilie avec moi. — En même temps, je vous reconnais tous deux pour les héritiers de ma petite fortune — si on peut l’appeler ainsi. Partagez-la loyalement, soyez d’accord et aidez-vous l’un l’autre. Ce que vous m’avez fait de mal, vous le savez, je vous l’ai depuis longtemps pardonné. Toi, frère Carl, je te remercie tout particulièrement encore pour l’attachement que tu m’as témoigné dans ces derniers temps. Mon souhait est que vous ayez une vie plus heureuse, plus exempte de soucis, que la mienne. Recommandez à vos enfants la Vertu : elle seule peut rendre heureux, non l’argent. Je parle par expérience. C’est elle qui m’a soutenu moi-même dans ma misère ; c’est à elle que je dois, ainsi qu’à mon art, de n’avoir pas terminé ma vie par le suicide. — Adieu, et aimez-vous ! — Je remercie tous mes amis, en particulier le prince Lichnowski et le professeur Schmidt. — Je souhaite que les instruments du prince L. puissent être conservés chez l’un de vous. Mais qu’il ne s’élève à ce sujet aucun débat entre vous. S’ils peuvent vous être bons à quelque chose de mieux, vendez-les aussitôt. Combien je serai heureux, si je puis encore vous servir dans ma tombe !

S’il en était ainsi, avec joie je vole au-devant de la mort. — Si elle vient avant que j’aie eu l’occasion de développer toutes mes facultés artistiques, malgré mon dur destin, elle vient encore trop tôt pour moi, et je souhaiterais de la retarder. — Mais même ainsi je suis content. Ne me délivre-t-elle pas d’un état de souffrance sans fin ? — Viens quand tu veux, je vais courageusement au-devant de toi. — Adieu et ne m’oubliez pas tout à fait dans la mort ; je mérite que vous pensiez à moi ; car j’ai souvent pensé à vous, dans ma vie, pour vous rendre heureux. Soyez-le !

Ludwig van Beethoven.
Heiligenstadt, le 6 octobre 1802.


pour mes frères carl et (johann).
à lire et à exécuter après ma mort


Heiligenstadt, le 10 octobre 1802. — Ainsi, je prends congé de toi, — et certes tristement. — Oui, la chère espérance — que j’apportai ici, d’être guéri, au moins jusqu’à un certain point, — elle doit m’abandonner tout à fait. Comme les feuilles de l’automne tombent et sont flétries, ainsi, — ainsi elle aussi s’est desséchée pour moi. À peu près comme je suis venu, — je m’en vais. — Même le haut courage — qui me soutenait souvent dans les beaux jours d’été, — il s’est évanoui. — O Providence, — fais-moi apparaître une fois un pur jour de joie ! — Il y a si longtemps que la résonance profonde de la vraie joie m’est étrangère ! — oh ! quand — oh ! quand, ô Divinité ! pourrai-je encore la sentir dans le Temple de la nature et des hommes ? — Jamais ? — Non ! — Oh ! ce serait trop cruel !

LETTRES




au pasteur amenda, en courlande[4]


Mon cher, mon bon Amenda, mon ami de tout cœur, avec une émotion profonde, avec un mélange de douleur et de joie j’ai reçu et lu ta dernière lettre. À quoi puis-je comparer ta fidélité, ton attachement envers moi ! Oh ! cela est bien bon, que tu me sois toujours resté si ami. Oui, j’ai mis ton dévouement à l’épreuve, et je sais faire la distinction de toi et de tous les autres. Tu n’es pas un ami de Vienne, non, tu es un de ceux comme le sol de ma patrie a coutume d’en porter ! Combien je te souhaite souvent auprès de moi ! car ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, s’est beaucoup affaiblie. Déjà, à l’époque où tu étais près de moi, j’en sentais les symptômes, et je le cachais ; depuis, cela a toujours été pire. Si cela pourra jamais être guéri, il faut attendre (pour le savoir) ; cela doit tenir à mon affection du ventre. Pour celle-ci, je suis presque tout à fait rétabli ; mais pour l’ouïe, se guérira-t-elle ? Naturellement, je l’espère ; mais c’est bien difficile, car de telles maladies sont les plus incurables. Comme je dois vivre tristement, éviter tout ce qui m’est cher, et cela parmi des hommes si misérables, si égoïstes !… — Entre tous, je puis dire que l’ami le plus éprouvé est pour moi Lichnowsky. Depuis l’année passée, il m’a donné 600 florins : cela et la vente fructueuse de mes œuvres me met en état de vivre sans le souci du pain à gagner. Tout ce que j’écris maintenant, je puis le vendre aussitôt cinq fois, et être bien payé. — J’ai écrit pas mal de choses, ces derniers temps ; et puisque j’apprends que tu as commandé des pianos chez…, je veux t’envoyer différentes œuvres dans l’emballage de l’un d’eux, pour que cela te coûte moins cher.

Maintenant, pour ma consolation, est venu ici un homme, avec qui je puis jouir du plaisir de la conversation et de l’amitié désintéressée : c’est un de mes amis de jeunesse[5]. Je lui ai souvent parlé de toi, et je lui ai dit que, depuis que j’ai quitté ma patrie, tu es un de ceux que mon cœur a élus. — Lui non plus n’aime pas le…[6]. Il est et reste trop faible pour l’amitié. Je le regarde, lui et…, comme de purs instruments, dont je joue, quand il me plaît : mais ils ne peuvent être jamais de nobles témoins de mon activité, pas plus qu’ils ne peuvent vraiment participer à ma vie ; je les taxe seulement d’après les services qu’ils me rendent. Oh ! comme je serais heureux, si j’avais tout l’usage de mon ouïe ! Je courrais alors vers toi. Mais je dois rester à l’écart de tout ; mes plus belles années s’écouleront sans que j’aie accompli tout ce que mon talent et ma force m’auraient commandé. — Triste résignation, où je dois me réfugier ! Sans doute, je me suis proposé de me mettre au-dessus de tous ces maux ; mais comment cela me sera-t-il possible ? Oui, Amenda, si dans six mois mon mal n’est pas guéri, j’exige de toi que tu laisses tout, et que tu viennes auprès de moi ; alors je voyagerai (mon jeu et ma composition souffrent encore très peu de mon infirmité ; c’est seulement dans la société qu’elle est le plus sensible) ; tu seras mon compagnon : je suis convaincu que le bonheur ne me manquera pas ; avec quoi ne pourrais-je pas me mesurer maintenant ! Depuis que tu es parti, j’ai écrit de tout, jusqu’à des opéras et de la musique d’église. Oui, tu ne refuseras pas ; tu aideras ton ami à porter son mal, ses soucis. J’ai aussi beaucoup perfectionné mon jeu de pianiste, et j’espère que ce voyage pourra aussi te faire plaisir. Après, tu resteras éternellement auprès de moi. — J’ai reçu exactement toutes tes lettres ; si peu que j’y aie répondu, tu m’as toujours été présent, et mon cœur bat pour toi avec la même tendresse. — Ce que je t’ai dit de mon ouïe, je te prie de le garder comme un grand secret, et de ne le confier à personne, quel qu’il soit. — Écris-moi très souvent. Tes lettres, même quand elles sont si courtes, me consolent et me font du bien. J’en attends bientôt une autre de toi, mon bien cher. — Je ne t’ai pas envoyé ton quatuor[7] parce que je l’ai tout à fait remanié, depuis que je commence à savoir écrire convenablement des quatuors : ce que tu verras, quand tu les recevras. — Maintenant, adieu, cher boni Si tu crois que je puisse faire pour toi quelque chose qui te soit agréable, il va de soi que tu dois le dire à ton fidèle L. v. Beethoven, qui t’aime sincèrement

au docteur franz gerhard wegeler


Vienne, 29 juin (1801).


Mon bon cher Wegeler, combien je te remercie de ton souvenir ! Je l’ai si peu mérité, si peu cherché à le mériter ; et pourtant tu es si bon, tu ne te laisses rebuter par rien, même par mon impardonnable négligence ; tu restes toujours le fidèle, bon, loyal ami. — Que je puisse t’oublier, vous oublier, vous tous qui m’avez été si chers et si précieux, non, ne le crois pas ! Il y a des moments où je soupire après vous, où je voudrais passer quelque temps auprès de vous. — Ma patrie, la belle contrée où je vis la lumière du monde, m’est toujours aussi clairement et nettement présente que lorsque je vous ai quittés. Ce sera un des plus heureux instants de ma vie, que celui où je pourrai vous revoir et saluer notre père le Rhin. — Quand cela sera, je ne puis encore te le dire avec exactitude. — Du moins, je veux vous dire que vous me retrouverez plus grand : je ne parle pas de l’artiste, mais aussi de l’homme, qui vous semblera meilleur, plus accompli ; et si le bien-être n’a pas un peu augmenté dans notre patrie, mon art doit se consacrer à l’amélioration du sort des pauvres....

Tu veux savoir quelque chose de ma situation : eh bien, cela ne va pas trop mal. Depuis l’an passé, Lichnowski, qui (si incroyable que cela puisse te paraître, même quand je te le dis) a toujours été et est resté mon ami le plus chaud, — (il y a bien eu de petites mésintelligences entre nous ; mais elles ont affermi notre amitié), — Lichnowski m’a versé une pension de 600 florins, que je dois toucher, aussi longtemps que je ne trouverai pas de position qui me convienne. Mes compositions me rapportent beaucoup, et je puis dire que j’ai plus de commandes que je n’y puis satisfaire. Pour chaque chose, j’ai six, sept éditeurs, et encore plus, si je veux m’en donner la peine. On ne discute plus avec moi : je fixe un prix, et on le paie. Tu vois comme c’est charmant. Par exemple, je vois un ami dans le besoin, et ma bourse ne me permet pas de lui venir en aide : je n’ai qu’à me mettre à ma table de travail ; et, en peu de temps, je l’ai tiré d’affaire. — Je suis aussi plus économe qu’autrefois....

Malheureusement, un démon jaloux, ma mauvaise santé, est venu se jeter à la traverse. Depuis trois ans, mon ouïe est toujours devenue plus faible. Cela doit avoir été causé par mon affection du ventre, dont je souffrais déjà autrefois, comme tu sais, mais qui a beaucoup empiré ; car je suis continuellement affligé de diarrhée, et, par suite, d’une extraordinaire faiblesse. Frank voulait me tonifier avec des reconstituants, et traiter mon ouïe par l’huile d’amandes. Mais prosit ! cela n’a servi à rien ; mon ouïe a toujours été plus mal, et mon ventre est resté dans le même état. Cela a duré ainsi jusqu’à l’automne dernier, où j’ai été souvent au désespoir. Un âne de médecin me conseilla des bains froids ; un autre, plus avisé, des bains tièdes du Danube : cela fit merveille ; mon ventre s’améliora, mais mon ouïe resta de même, ou devint encore plus malade. Cet hiver, mon état fut vraiment déplorable : j’avais d’effroyables coliques et je fis une rechute complète. Je restai ainsi jusqu’au mois dernier, où j’allai voir Vering ; car je pensai que mon mal réclamait plutôt un chirurgien, et, du reste, j’ai toujours eu confiance en lui. Il réussit à couper presque complètement cette violente diarrhée ; il m’ordonna des bains tièdes du Danube, dans lesquels il me faisait verser une fiole de liqueurs fortifiantes ; il ne me donna aucune médecine, sauf, depuis quatre jours environ, des pilules pour l’estomac et une sorte de thé pour les oreilles. Je m’en trouve mieux et plus fort ; il n’y a que mes oreilles qui bruissent et mugissent (sausen und brausen) nuit et jour. Je puis dire que je mène une vie misérable. Depuis presque deux ans, j’évite toute société, parce que je ne puis pas dire aux gens : « Je suis sourd ». Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !

Pour te donner une idée de cette étrange surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois me mettre tout près de l’orchestre pour comprendre les acteurs. Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, si je me place un peu loin. Dans la conversation, il est surprenant qu’il y ait des gens qui ne l’aient jamais remarqué. Comme j’ai beaucoup de distractions, on met tout sur leur compte. Quand on parle doucement, j’entends à peine ; oui, j’entends bien les sons, mais pas les mots ; et d’autre part, quand on crie, cela m’est intolérable. Ce qui en adviendra, le ciel le sait. Vering dit que cela s’améliorera certainement, si cela ne guérit pas tout à fait. — Bien souvent, j’ai maudit mon existence et le Créateur[8]. Plutarque m’a conduit à la résignation. Je veux, si toutefois cela est possible, je veux braver mon destin ; mais il y a des moments de ma vie où je suis la plus misérable créature de Dieu. — Je te supplie de ne rien dire de mon état à personne, même pas à Lorchen[9] ; je te le confie sous le sceau du secret. Il me serait agréable que tu écrives à ce sujet à Vering. Si mon état doit durer, je viendrai, le printemps prochain, auprès de toi ; tu me loueras, dans quelque beau pays, une maison de campagne, et je veux me refaire paysan pour six mois. Peut-être cela me fera-t-il du bien. Résignation ! quel triste refuge ! et pourtant, c’est le seul qui me reste ! — Tu me pardonnes de t’apporter encore ce souci d’amitié au milieu de tous tes ennuis.

Steffen Breuning est maintenant ici, et nous sommes presque tous les jours ensemble. Cela me fait tant de bien d’évoquer les sentiments passés ! Il est devenu vraiment un bon et excellent jeune homme, qui sait quelque chose, et qui a (comme nous tous plus ou moins) le cœur à la bonne place....

Je veux écrire aussi à la bonne Lorchen. Jamais je n’ai oublié un seul de vous, chers bons, même si je ne vous donne aucun signe de vie ; mais écrire, tu le sais, n’a jamais été mon fort ; mes meilleurs amis sont restés des années sans recevoir une lettre de moi. Je ne vis que dans mes notes ; à peine une œuvre est terminée, qu’une autre est déjà commencée. À la façon dont je travaille maintenant, je fais souvent trois ou quatre choses à la fois. — Écris-moi plus souvent ; je veux tâcher de trouver le temps de te répondre. Salue tout le monde de ma part....

Adieu, bon, fidèle Wegeler ! Sois assuré de l’affection et de l’amitié de ton Beethoven.

à wegeler

Vienne, 16 novembre 1801.


Mon bon Wegeler ! je te remercie pour ta nouvelle marque de sollicitude, d’autant plus que je la mérite si peu. — Tu veux savoir comment je vais, et ce dont j’ai besoin. Si peu agréable qu’il me soit de m’entretenir de ce sujet, je le fais pourtant plus volontiers avec toi.

Vering me pose toujours depuis des mois des vésicatoires sur les deux bras… Ce traitement m’est extrêmement désagréable ; sans parler des douleurs, je suis constamment privé pour un ou deux jours de l’usage de mes bras.... Je dois convenir que le bruissement et le bourdonnement sont un peu plus faibles qu’autrefois, surtout à l’oreille gauche, par laquelle justement ma surdité a commencé ; mais mon ouïe ne s’est certainement améliorée en rien jusqu’à présent ; je n’ose pas décider si elle n’est pas devenue encore pire. — Mon ventre va mieux ; surtout quand j’use pendant quelques jours des bains tièdes, je me trouve assez bien, huit ou dix jours. De loin en loin, je prends quelque chose de fortifiant pour l’estomac ; je commence aussi, d’après ton conseil, des applications d’herbes sur le ventre. — Vering ne veut pas entendre parler des douches. Du reste, je ne suis pas très content de lui. Il a vraiment trop peu de soins et d’attention pour une telle maladie ; si je n’allais pas chez lui — et cela m’est très difficile, — je ne le verrais jamais. — Que penses-tu de Schmidt ? Je ne change pas volontiers ; mais il me semble que Vering est trop praticien, pour renouveler beaucoup ses idées par la lecture. — Schmidt me semble en ceci un tout autre homme, et ne serait peut-être pas aussi négligent. — On dit merveilles du galvanisme ; qu’en penses-tu ? Un médecin m’a dit qu’il avait vu un enfant sourd-muet recouvrer l’ouïe, et un homme, sourd depuis sept ans, guéri également. — Justement, j’apprends que Schmidt fait des expériences là-dessus.

Je vis de nouveau un peu plus agréablement ; je me mêle davantage parmi les hommes. Tu peux à peine croire quelle vie de solitude et de tristesse j’ai menée depuis deux ans. Mon infirmité se dressait partout devant moi, comme un spectre, et je fuyais les hommes. Je devais paraître misanthrope, et je le suis pourtant si peu ! — Ce changement, une chère, charmante fille l’a accompli ; elle m’aime, et je l’aime : voici de nouveau quelques moments heureux, depuis deux ans ; et c’est la première fois que je sens que le mariage pourrait donner le bonheur. Malheureusement, elle n’est pas de ma condition ; — et maintenant, — à dire vrai, Je ne pourrais pas encore me marier : il faut que je me remue bravement encore. N’était mon ouïe, j’aurais depuis longtemps parcouru la moitié du monde ; et cela, je dois le faire. — Il n’y a pas de plus grand plaisir pour moi, que d’exercer mon art, et de le montrer. — Ne crois pas que je serais heureux chez vous. Qui pourrait me rendre heureux encore ? Même votre sollicitude me serait à charge ; je lirais à chaque instant la compassion sur votre visage, et je me trouverais encore plus misérable. — Ces beaux pays de ma patrie, qu’est-ce qui m’attirait vers eux ? Rien que l’espoir d’une meilleure situation ; et j’y serais parvenu sans ce mal ! Oh ! si j’étais libre de ce mal, je voudrais embrasser le monde ! Ma jeunesse, oui, je le sens, ne fait que commencer ; n’ai-je pas toujours été souffrant ? Ma force physique croît plus que jamais, depuis quelque temps, avec ma force intellectuelle. Chaque jour, j’approche davantage du but que j’entrevois, sans pouvoir le définir. Seulement dans de telles pensées ton Beethoven peut vivre. Point de repos ! — Je n’en connais pas d’autre que le sommeil ; et je suis assez malheureux de devoir lui accorder plus de temps qu’autrefois. Que je sois seulement à moitié délivré de mon mal, et alors, — comme un homme plus maître de lui, plus mûr, je viens à vous, et je resserre nos vieux liens d’amitié.

Vous devez me voir aussi heureux qu’il m’est accordé de l’être ici-bas, — mais pas malheureux. — Non, cela je ne pourrais le supporter ! Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne me courbera certainement pas tout à fait. — Oh ! cela est si beau de vivre la vie mille fois ! — Pour une vie tranquille, non, je le sens, je ne suis plus fait pour elle.

... Mille bonnes choses à Lorchen.... — Tu m’aimes bien un peu, n’est-ce pas ? Sois sûr de mon affection et de mon amitié. Ton

BEETHOVEN.

lettre de wegeler et d’éléonore von breuning à beethoven[10]


Coblentz, 28 décembre 1825.


Mon cher vieux Louis,

Je ne puis laisser partir pour Vienne un des dix enfants de Ries, sans me rappeler à ton souvenir. Si, depuis vingt-huit ans que j’ai quitté Vienne, tu n’as pas reçu une longue lettre tous les deux mois, tu peux en accuser ton silence après les premières lettres que je t’ai envoyées. Cela n’est pas bien, et maintenant surtout ; car nous autres vieilles gens, nous vivons si volontiers dans le passé, et nous trouvons par-dessus tout plaisir aux images de notre jeunesse. Pour moi du moins, ma connaissance et mon étroite amitié avec toi, grâce à ta bonne mère que Dieu bénisse, est un point lumineux de ma vie, vers lequel je me tourne avec plaisir.... Je lève les yeux vers toi, comme vers un héros, et je suis fier de pouvoir dire : « Je n’ai pas été sans influence sur son développement ; il me confiait ses souhaits et ses rêves ; et quand plus tard, il fut si souvent méconnu, je savais bien ce qu’il voulait. » Dieu soit loué que je puisse parler de toi avec ma femme, et maintenant avec mes enfants ! La maison de ma belle-mère était davantage ta maison que ta propre maison, surtout après la mort de ta noble mère. Dis-nous seulement une fois encore : « Oui, je pense à vous, dans la joie, dans la tristesse ». L’homme, même quand il s’est élevé aussi haut que toi, n’est heureux qu’une fois dans sa vie : c’est quand il était jeune. Aux pierres de Bonn, à Kreuzberg, à Godesberg, à la Pépinière, etc., tes idées doivent maintes fois joyeusement s’attacher.

Je veux maintenant te parler de moi, de nous, pour te donner un exemple de la manière dont tu dois me répondre.

Après mon retour de Vienne, en 1796, cela alla assez mal pour moi ; pendant plusieurs années, je dus vivre seulement de mes consultations, comme médecin ; et cela dura quelques années dans cette contrée misérable, avant que j’eusse le nécessaire. Puis je devins professeur avec un traitement, et je me mariai en 1802. L’année d’après, j’eus une fille, qui vit encore et qui est tout à fait accomplie. Elle a, avec un jugement très droit, la sérénité de son père, et elle joue à ravir des sonates de Beethoven. Elle n’y a pas de mérite : c’est un don inné. En 1807, j’ai eu un garçon, qui étudie maintenant la médecine à Berlin. Dans quatre ans, je l’envoie à Vienne : prendras-tu soin de lui ?... J’ai fêté au mois d’août mon soixantième anniversaire de naissance, en compagnie d’une soixantaine d’amis et de connaissances, parmi lesquels les premières gens de la ville. Depuis 1807, j’habite ici, j’ai maintenant une belle maison et une bonne place. Mes supérieurs sont contents de moi, et le roi m’a donné des ordres et des médailles. Lore et moi nous allons assez bien. — Maintenant, je t’ai fait connaître entièrement notre situation. À ton tour….

Ne voudras-tu jamais détacher tes yeux de la tour de Saint-Étienne ? Le voyage n’a-t-il pas de charme pour toi ? Ne voudras-tu jamais plus revoir le Rhin ? — De madame Lore toutes sortes de choses cordiales, ainsi que de moi.

Ton très vieux ami

Wegeler.


Coblentz, 29 décembre 1825.


Cher Beethoven, depuis si longtemps cher ! C’était mon désir que Wegeler vous écrivît de nouveau. — Maintenant que ce désir est accompli, je crois devoir ajouter encore deux mots, — non pas seulement pour me rappeler davantage à votre souvenir, mais pour renouveler la demande pressante si vous n’avez donc plus aucun désir de revoir le Rhin et votre lieu de naissance — et de faire à Wegeler et à moi la plus grande des joies. Notre Lenchen vous remercie de tant d’heures heureuses ; — elle a tant de plaisir à entendre parler de vous ; — elle sait toutes les petites aventures de notre joyeuse jeunesse à Bonn, — de la brouille et du raccommodement.... Comme elle serait heureuse de vous voir ! — La petite n’a malheureusement aucun talent pour la musique ; mais elle a tant fait, avec tant d’application et de persévérance, qu’elle peut jouer vos sonates, variations, etc. ; et comme la musique reste toujours le plus grand délassement pour Weg., elle lui procure ainsi maintes heures agréables. Julius a du talent pour la musique, mais jusqu’à présent il était négligent ; — depuis six mois, il apprend le violoncelle avec plaisir et joie ; et, comme il a à Berlin un bon professeur, je crois qu’il fera encore des progrès. — Les deux enfants sont grands et ressemblent au père, — aussi pour la belle et bonne humeur que Weg., grâce à Dieu, n’a pas encore tout à fait perdue.... Il a un grand plaisir à jouer les thèmes de vos variations ; les anciens ont la préférence, mais souvent il joue un des nouveaux avec une incroyable patience. — Votre Opferlied est placé au-dessus de tout ; jamais Weg. ne va dans sa chambre sans se mettre au piano. — Ainsi, cher Beethoven, vous pouvez voir combien est toujours durable et vivant le souvenir que nous avons de vous. — Dites-nous donc une fois que cela a quelque prix pour vous, et que nous ne sommes pas tout à fait oubliés. — S’il n’était pas si difficile souvent d’accomplir nos plus chers désirs, nous aurions déjà été faire visite à mon frère, à Vienne, pour avoir le plaisir de vous voir ; — mais à un tel voyage il ne faut pas penser, maintenant que notre fils est à Berlin. — Weg. vous a dit comment cela va pour nous : — nous aurions tort de nous plaindre. — Même le temps le plus difficile a été meilleur pour nous que pour cent autres. — Le plus grand bonheur est que nous allons bien, et que nous avons de bons et braves enfants. — Oui, ils ne nous ont fait encore aucune peine, et ils sont gais, et de bons petits. — Lenchen a eu seulement un gros chagrin : — c’est quand notre pauvre Burscheid est mort ; — une perte nous que tous n’oublierons jamais. Adieu, cher Beethoven, et pensez à nous en toute loyale bonté.

Eln. Wegeler.

beethoven à wegeler


Vienne, 7 octobre 1826[11].


Mon vieux ami aimé !

Quel plaisir m’a fait ta lettre et celle de ta Lorchen, je ne puis pas l’exprimer. Certainement j’aurais dû te répondre aussitôt ; mais je suis un peu négligent, surtout pour écrire, parce que je pense que les meilleures gens me connaissent sans cela. Dans ma tête je fais souvent la réponse ; mais quand je veux la mettre par écrit, le plus souvent je jette ma plume au loin, parce que je ne suis pas en état d’écrire comme je sens. Je me souviens de toute l’affection que tu m’as toujours montrée, par exemple quand tu as fait blanchir ma chambre, et que tu m’as si agréablement surpris. Aussi de la famille Breuning. Qu’on se soit séparé les uns des autres, c’était dans le cours naturel des choses : chacun devait poursuivre le but qu’il s’était désigné, et chercher à l’atteindre ; seuls les principes éternellement inébranlables du bien nous ont retenus toujours fermement unis ensemble. Malheureusement, je ne puis pas t’écrire aujourd’hui autant que je voudrais, parce que je suis alité….

J’ai toujours la silhouette de ta Lorchen ; (je te le dis) pour que tu voies comme tout ce qu’il y a eu de bon et de cher dans ma jeunesse m’est toujours précieux.

… On dit chez moi : Nulla dies sine linea, et je laisse pourtant la muse dormir ; mais c’est pour qu’elle se réveille plus forte ensuite. J’espère encore mettre au monde quelques grandes œuvres ; et puis, comme un vieil enfant, je terminerai ma carrière terrestre parmi les braves gens[12].

… Parmi les marques d’honneur que j’ai reçues, et qui, je le sais, te feront plaisir, je t’annonce que j’ai reçu du roi de France défunt une médaille, avec l’inscription : Donnée par le Roi à monsieur Beethoven ; elle était accompagnée d’un écrit très obligeant du premier gentilhomme du Roi Duc de Châtres[13].

Mon ami bien cher, contente-toi de ceci pour aujourd’hui. Le souvenir du passé me saisit, et ce n’est pas sans d’abondantes larmes que je t’envoie cette lettre. Ceci n’est qu’un commencement ; bientôt tu recevras une nouvelle lettre ; et plus tu m’écriras, plus tu me feras plaisir. Cela n’a pas besoin de se demander, quand on est amis comme nous le sommes. Adieu. Je te prie d’embrasser tendrement en mon nom ta chère Lorchen et tes enfants, et de penser à moi. Dieu soit avec vous tous !

Comme toujours ton fidèle vrai ami qui t’estime,

Beethoven.

à wegeler


Vienne, 17 février 1827.


Mon vieux et digne ami !

J’ai reçu heureusement de Breuning ta seconde lettre. Je suis encore trop faible pour y répondre ; mais tu peux penser que tout ce que tu dis m’est bienvenu, et que je le désire. Pour ma convalescence, si je peux la nommer ainsi, cela va bien lentement encore ; il est à présumer qu’il faut s’attendre à une quatrième opération, bien que les médecins n’en disent rien. Je prends patience et je pense : tout mal apporte avec lui quelque bien…. Combien de choses je voudrais te dire encore aujourd’hui ! Mais je suis trop faible : je ne puis plus rien que t’embrasser dans mon cœur, toi et ta Lorchen. Avec vraie amitié et attachement à toi et aux tiens,

Ton vieux fidèle ami,

Beethoven.

à moscheles


Vienne, 14 mars 1827.


Mon cher Moscheles !

… Le 27 février, j’ai été opéré pour la quatrième fois ; et maintenant se montrent de nouveau des indices certains que je dois bientôt m’attendre à une cinquième opération. Où tout cela aboutira-t-il, et qu’arrivera-t-il de moi, si cela dure encore quelque temps ? — Vraiment c’est un dur lot que le mien. Mais je me remets en la volonté du destin, et je prie Dieu seulement qu’il veuille bien décider, dans sa divine volonté, qu’aussi longtemps que je dois souffrir la mort en vie, je sois à l’abri du besoin[14]. Cela me donnera la force de supporter mon lot, si dur et si terrible qu’il puisse être, avec résignation à la volonté du Très-Haut.

.. Votre ami,

L. v. Beethoven.




Notes[modifier]

  1. Heiligenstadt est un faubourg de Vienne. Beethoven y était en séjour.
  2. Le nom a été oublié sur le manuscrit.
    N. B. — Les mots en italiques sont soulignés dans le texte.
  3. Je voudrais, à propos de cette douloureuse plainte, exprimer une remarque, qui, je crois, n’a jamais été faite. — On sait qu’à la fin du second morceau de la Symphonie pastorale, l’orchestre fait entendre le chant du rossignol, du coucou, et de la caille ; et on peut dire d’ailleurs que la Symphonie presque tout entière est tissée de chants et de murmures de la Nature. Les esthéticiens ont beaucoup disserté sur la question de savoir si l’on devait ou non approuver ces essais de musique imitative. Aucun n’a remarqué que Beethoven n’imitait rien, puisqu’il n’entendait rien : il recréait dans son esprit un monde qui était mort pour lui. C’est ce qui rend si touchante cette évocation des oiseaux. Le seul moyen qui lui restât de les entendre, était de les faire chanter en lui.
  4. Probablement écrit en 1801.
  5. Stephan von Breuning.
  6. Zmeskall (?). Il était secrétaire aulique à Vienne, et resta dévoué à Beethoven.
  7. Op. 18, numéro 1.
  8. Nohl, dans son édition des Lettres de Beethoven, a supprimé les mots : und den Schöpfer (et le Créateur).
  9. Éléonore.
  10. Il m’a semblé qu’il n’était pas sans intérêt de donner les deux lettres suivantes, qui font connaître ces excellentes gens, les plus fidèles amis de Beethoven. Aux amis, on juge l’homme.
  11. On remarquera que les amis de ce temps, même quand ils s’aimaient le mieux, étaient d’une affection moins impatiente que la nôtre. Beethoven répond à Wegeler dix mois après sa lettre.
  12. Beethoven ne se doutait pas qu’il écrivait alors sa dernière œuvre : le second finale de son quatuor op. 130. Il était chez son frère, à Gneixendorf, près de Krems, sur le Danube.
  13. Duc de la Châtre.
  14. Beethoven, près de manquer d’argent, s’était adressé à la Société philharmonique de Londres, et à Moscheles, alors en Angleterre, pour tâcher d’organiser un concert à son bénéfice. La Société eut la générosité de lui envoyer aussitôt cent livres sterling comme acompte. Il en fut ému jusqu’au fond du cœur. « C’était un spectacle déchirant, dit un ami, de le voir, au reçu de cette lettre, joignant les mains, et sanglotant de joie et de reconnaissance. » Dans l’émotion, la blessure de sa plaie se rouvrit. Il voulut encore dicter une lettre de remerciements aux « nobles Anglais, qui avaient pris part à son triste sort » ; il leur promettait une œuvre : sa Dixième Symphonie, une Ouverture, tout ce qu’ils voudraient. « Jamais encore, disait-il, je n’ai entrepris une œuvre avec autant d’amour, que je le ferai pour celle-ci. » Cette lettre est du 18 mars. Le 26 il était mort.



◄   Pensées   ►