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Vie de Napoléon/85

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 306-329).


CHAPITRE LXXXV


Le baron Jermanowski, colonel des lanciers de la garde, fit le récit suivant à son respectable ami, le général Kosciusko[1]. C’était la bravoure parlant en présence de l’héroïsme.

Le colonel commença par dire qu’il commandait à Porto Longone, où il avait, outre ses lanciers, une garnison de trois cents fantassins. Six jours avant le départ, l’empereur le fit demander pour savoir le nombre de bâtiments qui se trouvaient dans son port. Il reçut l’ordre de les noliser, de les approvisionner et d’empêcher la sortie de la moindre barque. Le jour avant l’embarquement, il reçut ordre de payer trois mille francs pour une route que Napoléon faisait ouvrir. Il avait presque oublié l’embargo quand, le 26 février, pendant qu’il travaillait à son petit jardin, un aide de camp de l’empereur lui apporta l’ordre d’embarquer tous ses hommes à six heures du soir et de rejoindre la flottille devant Porto Ferraio, cette même nuit, à une heure indiquée. Il était si tard que le colonel ne put pas finir l’embarquement de ses hommes avant 7 heures et demie. On partit aussitôt. Il arriva avec sa petite flotte au brick impérial l’Inconstant qui était sous voiles. En montant pur le pont, il trouva l’empereur qui l’accueillit par les questions : « Comment cela va-t-il ? Où est votre monde ? »

Le colonel Jermanowski apprit de ses camarades que la garnison de Porto Ferraio n’avait reçu l’ordre de s’embarquer que le même jour à une heure, qu’ils n’avaient été à bord qu’à quatre heures, que l’empereur avec les généraux Bertrand, Drouot et son état-major était arrivé à huit, qu’alors un seul coup de canon avait donné le signal et qu’on avait mis à la voile. La flottille était composée de l’Inconstant de vingt-six canons, de l’Étoile et de la Caroline, bombardes, et de quatre felouques. Il y avait sur l’Inconstant quatre cents hommes de la vieille garde. Personne ne savait où l’on allait. Les vieux grenadiers, en quittant le rivage pour monter à bord, avaient crié : « Paris ou la mort. »

Le vent qui était au sud et d’abord assez vif, tomba bientôt au calme plat. Lorsque le jour parut, on n’avait fait que six lieues et la flottille se trouvait entre les îles d’Elbe et de Capraia, en vue des croiseurs anglais et français. La nuit cependant n’avait pas été entièrement perdue, les soldats et l’équipage avaient été employés à changer la couleur extérieure du brick. Il était jaune et gris ; on le peignit en noir et blanc. C’était un faible moyen d’échapper aux gens intéressés à observer l’île d’Elbe.

Il fut question de retourner à Porto Ferraio ; mais Napoléon ordonna de continuer à marcher, se déterminant, en cas de nécessité, à attaquer les croiseurs français. Il y avait dans les eaux de l’île d’Elbe deux frégates et un brick ; à la vérité on les croyait plus disposés à venir se joindre à la flotte impériale qu’à la combattre ; mais un officier royaliste un peu ferme pouvait faire tirer le premier coup de canon, et entraîner son équipage. À midi, le vent fraîchit ; à quatre heures, la flottille se trouvait vis-à-vis de Livourne. On eut la vue de trois vaisseaux de guerre, et l’un d’eux, un brick, faisait voile sur l’Inconstant. Les sabords furent fermés. Les soldats de la garde quittèrent leurs bonnets et se couchèrent sur le pont. L’empereur avait le projet de monter à l’abordage du brick, mais c’était une dernière ressource dans le cas seulement où le vaisseau royal ne voudrait pas laisser passer l’Inconstant sans le visiter. Le Zéphir (ainsi s’appelait le brick au pavillon blanc), arrivait à pleines voiles sur l’Inconstant  ; les deux vaisseaux passèrent bord à bord. Le capitaine Andrieux[2] étant hélé par le lieutenant Taillade, de l’Inconstant, qui était de ses amis, se contenta de demander où allait l’Inconstant. — « À Gênes, » répondit Taillade, et il ajouta qu’il se chargerait avec plaisir de ses commissions s’il en avait. Andrieux répondit que non, et en partant cria : « Comment se porte l’empereur ? » Napoléon lui-même répondit : « parfaitement bien », et les bâtiments se séparèrent.

Le vent augmenta pendant la nuit du 27, et le 28 février[3], à la pointe du jour, on aperçut les côtes de Provence. On avait en vue un vaisseau de 74, faisant voile apparemment pour la Sardaigne[4]. Le colonel Jermanowski dit que, jusqu’à ce moment, on croyait généralement sur la flottille qu’on allait à Naples. Beaucoup de questions furent faites par les soldats aux officiers, et même par les officiers à l’empereur qui ne répondait pas. À la fin, il dit en souriant : « Eh bien, c’est la France ! » À ce mot tout le monde l’entoura pour savoir ses ordres. La première mesure qu’il prit fut d’ordonner à deux ou trois commissaires de sa petite armée de préparer leurs plumes et leur papier. Ils écrivirent sous sa dictée les proclamations à l’armée et aux Français. Quand elles furent écrites, on les lut tout haut. Napoléon fit plusieurs corrections. Il se les fit relire de nouveau et les corrigea encore ; enfin après dix révisions au moins, il dit : « Cela va bien, faites-en des copies. » À cette parole, tous les soldats et les matelots qui savaient écrire se couchèrent sur le pont. On leur distribua du papier, et ils eurent bientôt fait un nombre de proclamations suffisant pour qu’elles pussent être publiées au moment du débarquement. On s’occupa ensuite de faire des cocardes tricolores. On n’eut qu’à couper le bord extérieur de la cocarde de l’île d’Elbe. D’abord, à l’arrivée dans l’île, la cocarde de l’empereur avait été encore plus semblable à la française. Il la changea dans la suite, pour ne pas éveiller le soupçon. Durant ces divers arrangements, et en général, pendant toute la dernière partie du voyage, les officiers, les soldats et les marins entouraient Napoléon qui dormait peu et se tenait presque toujours sur le pont. Couchés, assis, debout, ou errant familièrement autour de lui, ils avaient besoin de lui parler. Ils lui faisaient des questions continuelles auxquelles il répondait sans le plus petit signe d’impatience, quoique plusieurs ne fussent pas peu indiscrètes. Ils voulaient savoir son opinion sur plusieurs grands personnages vivants, sur des rois, des maréchaux, des ministres d’autrefois. Ils entreprenaient de discuter avec lui des passages connus[5] de ses propres campagnes, et même de sa politique intérieure. Il savait satisfaire ou élucider leur curiosité et souvent entrait dans de grands détails sur sa propre conduite et sur celle de ses ennemis. Soit qu’il examinât les titres de gloire de ses contemporains, soit qu’il rappelât les faits militaires des temps anciens et modernes, toutes ses réponses étaient d’un ton d’aisance[6], de noble familiarité et de franchise qui ravissait les soldats. « Chaque mot, disait le colonel Jermanowski, nous semblait digne d’être conservé pour la postérité. » L’empereur parlait sans détour de son entreprise actuelle, des difficultés qu’elle présentait et de ses espérances. « Dans les cas comme celui-ci, il faut penser lentement, mais agir avec célérité. J’ai longtemps pesé cette idée, je l’ai considérée avec toute l’attention dont je suis capable. Je n’ai pas besoin de vous parler de la gloire immortelle et des avantages que nous acquerrons si le succès couronne notre entreprise. Si nous échouons, ce n’est pas à des militaires qui, depuis leur enfance, ont bravé la mort sous tant de formes et dans tant de climats, que je chercherai à déguiser le sort qui nous attend. Nous le connaissons et nous le méprisons. »

Telles sont à peu près les dernières paroles qu’il prononça avant que sa petite flotte jetât l’ancre dans le golfe de Juan. Ces derniers mots eurent l’air un peu plus soignés. Ce fut comme une espèce d’adresse adressée à ses compagnons, auxquels peut-être il n’aurait plus le temps de parler au milieu des hasards qu’on allait rencontrer.

Le 28 février, Antibes fut en vue depuis midi, et le 1er mars, à trois heures, la flottille jeta l’ancre dans la baie. Un capitaine et vingt-cinq hommes furent envoyés pour s’emparer des batteries qui pouvaient dominer le point du débarquement. Cet officier voyant qu’il n’y avait pas de batterie, prit sur lui de marcher sur Antibes. Il y entra et fut fait prisonnier. À cinq heures du soir les troupes prirent terre sur la côte voisine de Cannes. L’empereur fut le dernier à quitter le brick. Il prit quelque repos dans un bivouac qu’on lui prépara au milieu d’une petite prairie environnée d’oliviers, près de la mer. Les paysans montrent aujourd’hui aux étrangers la petite table sur laquelle il prit son repas[7].

L’empereur appela Jermanowski et lui demanda s’il savait combien on avait emmené de chevaux de l’île d’Elbe. Le colonel lui répondit qu’il n’en savait rien ; que pour lui, il n’en avait pas embarqué un seul. « Fort bien, dit Napoléon ; j’ai amené quatre chevaux ; divisons-les. Je crois que j’en dois avoir un. Comme vous commandez ma cavalerie, vous aurez le second. Bertrand, Drouot et Cambronne auront les deux autres. »

Les chevaux avaient été débarqués un peu plus bas, sur le rivage. On quitta le bivouac et Napoléon avec son état-major allèrent à pied au lieu où ils étaient. L’empereur marchait seul, interrogeant quelques paysans qu’il rencontra. Jermanowski et les généraux suivaient, portant leurs selles. Quand on fut arrivé aux chevaux, le grand maréchal Bertrand refusa d’en prendre un ; il dit qu’il marcherait à pied. Drouot en fit autant[8]. Cambronne et Molat montèrent à cheval. L’empereur donna au colonel Jermanowski une poignée de napoléons en lui disant de se procurer quelques chevaux de paysans. Le colonel donnant aux paysans tout ce qu’ils demandaient, en acheta quinze. On les attela à trois pièces de canon amenées de l’île d’Elbe et à un canon que la princesse Pauline avait donné à son frère. On vint annoncer le mauvais succès d’Antibes. « Nous avons mal commencé, dit l’empereur, nous n’avons maintenant rien de mieux à faire que de marcher aussi vite que nous pourrons et de gagner les passages des montagnes avant que la nouvelle de notre débarquement y soit arrivée. » La lune se leva et Napoléon avec sa petite armée se mit en marche à onze heures du soir. On marcha toute la nuit. Les paysans des villages à travers lesquels on passait, ne disaient rien ; ils levaient les épaules et branlaient la tête quand on leur disait que l’empereur était de retour. À Grasse, ville de 6.000 âmes, que l’empereur traversa, on croyait que des pirates avaient débarqué et tout était en alarmes. Les boutiques et les fenêtres étaient fermées et la foule qui s’était rassemblée dans les rues, nonobstant la cocarde nationale et les cris de Vive l’empereur des soldats, les laissaient passer sans le moindre signe d’approbation ou de désapprobation. Ils firent halte pour une heure sur un coteau au delà de la ville. Les soldats commencèrent à se regarder entre eux avec incertitude et tristesse. Tout à coup, ils virent une troupe de gens de la ville qui s’avançaient vers eux avec des provisions et aux cris de : Vive l’empereur.

Depuis ce moment[9] les paysans se montrèrent satisfaits que Napoléon eût débarqué et sa marche fut plutôt un triomphe qu’une invasion. On laissa à Grasse les canons et la voiture et comme les routes furent fort mauvaises dans le cours de cette première marche qui fut de vingt-cinq lieues, Napoléon marchait fréquemment à pied au milieu de ses grenadiers. Lorsqu’ils se plaignaient de leurs fatigues, il les appelait ses grondeurs ; eux, de leur côté, quand il lui arrivait de tomber, riaient tout haut de sa maladresse. Ils arrivèrent dans la soirée du deux au village de Seranon à vingt lieues de Grasse. Dans cette marche, le nom de Napoléon parmi les soldats était : notre petit tondu, et Jean de l’épée. Il entendait fréquemment ces noms répétés à demi-haut comme il gravissait les montées au milieu de ses vétérans. Le 3, il coucha à Barrème, et dîna à Digne le 4 mars. « Ce fut ou à Digne ou à Castellane, nous dit le colonel, que Napoléon entreprit de persuader de crier : Vive l’empereur au maître de l’auberge dans laquelle il s’arrêta. Cet homme refusa positivement et cria : Vive le roi. Au lieu d’être en colère, Napoléon le loua de sa loyauté et lui demanda seulement de boire à sa santé, ce à quoi l’hôte accéda volontiers. »

À Digne, les proclamations[10] à l’armée, au peuple français furent imprimées et répandues dans le Dauphiné avec tant de rapidité que sur sa route, Napoléon trouva les villes et les villages prêts à le recevoir. Jusqu’à ce moment cependant, il n’avait été joint que par un seul soldat. Ce soldat fut rencontré sur la route par le colonel Jermanowski qui entreprit d’en faire un prosélyte. Comme le colonel lui disait que l’empereur allait arriver, le soldat se mit à rire de tout son cœur : « Bon, dit-il, j’aurai quelque chose à dire ce soir à la maison. » Le colonel eut beaucoup de peine à lui persuader qu’il ne voulait pas rire ; alors le soldat lui dit : « Où comptez-vous dormir cette nuit ? » et en apprenant le nom du village : « Hé bien ! dit-il, ma mère habite à trois lieues d’ici, je m’en vais lui dire adieu et je serai avec vous ce soir. » Le soir en effet le grenadier frappa sur l’épaule du colonel et ne fut content que quand celui-ci eut promis qu’ildirait à l’empereur que Melon le grenadier était venu partager la fortune de son ancien maître.

Le 5, Napoléon passa la nuit à Gap où il fut gardé seulement par dix cavaliers et quarante grenadiers. Le général Cambronne occupa le même jour avec quarante grenadiers le pont et l’ancienne forteresse de Sisteron[11] ; mais Melon était toujours la seule recrue qu’on eût faite, de sorte qu’à Saint-Bonnet et dans d’autres villages, les habitants voulaient sonner le tocsin et se lever en masse pour accompagner la petite armée. Ils obstruaient les routes et souvent empêchaient la marche pour voir et toucher l’empereur qui quelquefois marchait à pied.

Les routes étaient exécrables à cause de la neige fondante. Le mulet chargé d’or glisse dans un précipice. L’empereur en paraît très fâché. On passe deux heures à essayer de le retirer. À la fin, pour ne pas perdre de temps, l’empereur dut l’abandonner : les paysans en profitèrent au printemps.

Le 6, l’empereur coucha à Gap et le général Cambronne avec son avant-garde de quarante hommes à La Mure. Là, l’avant-garde de la garnison de Grenoble, forte de six cents hommes, refusa les pourparlers avec le général Cambronne. Le colonel Jermanowski, étant à l’extrême avant-garde, trouva un défilé près de Vizille, occupé par une troupe qui avait un drapeau blanc. Il voulut parler, mais un officier s’avançant vers lui, lui cria : « Retirez-vous, je ne puis avoir aucune communication avec vous. Gardez votre distance, ou mes hommes vont faire feu. » Le colonel chercha à le gagner en lui disant qu’il aurait à parler à l’empereur Napoléon et non à lui ; mais l’officier continua à se servir de paroles menaçantes et Jermanowski alla faire part à l’empereur de ce mauvais succès. Napoléon lui dit en souriant : « S’il en est ainsi, il faut que j’essaye ce que je pourrai faire moi-même. » Il mit pied à terre et ordonna à environ cinquante de ses grenadiers de le suivre avec leurs armes renversées ; il marcha tranquillement jusqu’au défilé où il trouva un bataillon du 5e de ligne, une compagnie de sapeurs et une de mineurs, en tout 7 à 800 hommes. L’officier commandant continuait à vociférer, souvent contre l’empereur lui-même, disant : « C’est un imposteur, ce n’est pas lui. » De temps en temps cet officier réprimandait ses troupes, leur ordonnant de faire feu. Les soldats étaient silencieux et immobiles. Il sembla un instant lorsqu’ils virent approcher la troupe de Napoléon, qu’ils voulaient coucher en joue leurs fusils. Napoléon fit arrêter ses grenadiers, s’avança tranquillement et tout seul jusqu’au bataillon. Quand il fut très près de la ligne, il s’arrêta court, jeta sur eux un regard tranquille et, ouvrant sa redingote, s’écria : « C’est moi, reconnaissez-moi. S’il y a parmi vous un soldat qui veuille tuer son empereur, qu’il fasse feu, voilà le moment. »

Ils furent vaincus en un instant et au milieu des cris redoublés de Vive l’empereur, se précipitèrent dans les bras des soldats de la garde[12].

Un peu avant que les soldats du cinquième s’ébranlassent, Napoléon s’approcha d’un grenadier qui avait l’arme présentée et, le prenant par une de ses moustaches, lui dit : « Et toi, vieille moustache, n’as-tu pas été avec nous à Marengo ? »

Tel est le récit simple d’une de ces actions qui, dans tous les siècles et dans tous les pays, montrent aux nations les hommes pour lesquels elles doivent marcher et agir.

Les compagnons de Napoléon regardèrent le mouvement de cette troupe de sept cents hommes comme décisif. Ils virent dans cet événement que l’empereur ne s’était pas trompé et que l’armée était toujours à lui[13]. Les nouvelles troupes prirent la cocarde tricolore, se rangèrent autour des aigles de l’armée de l’île d’Elbe et entrèrent avec elles à Vizille, au milieu des cris de joie des habitants. Ce bourg a toujours marqué par son patriotisme. On peut dire que c’est là qu’a commencé la Révolution française et la liberté du monde. C’est au château de Vizille qu’eut lieu la première assemblée des États du Dauphiné.

En avançant vers Grenoble, le colonel Jermanowski fut joint par un officier qui arrivait ventre à terre et qui lui dit : « Je vous salue de la part du colonel Charles Labédoyère. »

Ce jeune colonel parut bientôt à la tête de la plus grande partie de son régiment, le 7e de ligne formé des débris du 112e régiment et de plusieurs autres. À quatre heures après-midi, le colonel s’était échappé de Grenoble ; à une certaine distance il tira une aigle de sa poche, la plaça au bout d’une perche et l’embrassa devant son régiment qui cria aussitôt : Vive l’empereur ! Il donna alors un coup de couteau dans un tambour qui était plein de cocardes tricolores qu’il distribua à son régiment. Mais le général Marchand qui resta fidèle au roi réussit à faire rentrer dans Grenoble une partie du régiment. La garnison de cette ville avait été augmentée du 11e régiment de ligne et d’une partie du 7e envoyés de Chambéry. Cette garnison était composée en outre de 2.000 hommes du 3e régiment de pionniers, deux bataillons du 5e de ligne et du 4e d’artillerie, précisément le même régiment dans lequel Napoléon avait obtenu une compagnie, vingt-cinq ans auparavant.

Grenoble est une mauvaise place que l’on ne conserve que pour approvisionner d’artillerie la chaîne des Alpes, au milieu desquelles elle se trouve placée. Elle n’a qu’un mur terrassé du côté de la plaine, haut d’une vingtaine de pieds avec un petit ruisseau qui coule au devant. C’est avec cette fortification ridicule que, quelques mois après, les habitants livrés à eux-mêmes ont tué douze cents hommes à l’armée piémontaise toute composée de soldats de Napoléon.

Lorsque ce grand homme s’en approcha le 7 mars, toute la garnison était rangée sur le rempart terrassé au milieu duquel est pratiquée la porte de Rome qui répond au chemin de Vizille[14]. Les canons étaient chargés, les mèches allumées, la garde nationale était rangée derrière la garnison pour lui servir de réserve.

La porte de Bonne fut fermée à huit heures et demie. Comme Napoléon entrait dans le petit faubourg de Saint-Joseph, Jermanowski se présenta à la porte de Bonne à la tête de huit lanciers polonais. Le colonel demanda les clés ; on lui répondit qu’elles étaient chez le général Marchand. Le colonel parla aux soldats qui ne répondaient pas. Napoléon arriva bientôt sur le petit pont qui est devant les portes. Il resta là assis sur un chasse-roue plus de trois quarts d’heure.

Le général Marchand devait se porter sur le rempart voisin à cinquante pieds au plus de la personne de l’empereur et lui tirer dessus lui-même. Il pouvait se faire seconder par vingt gentilshommes. Il n’y avait pas possibilité de manquer Napoléon. Une fois mort, tout le monde eût abandonné ce parti. Si les partisans craignaient mal à propos d’être écharpés en tirant, ils pouvaient se placer dans la maison d’un nommé Eymar qui donne sur le rempart et, de l’autre côté, sur la partie du rempart qui est renfermée dans la caserne. Le fait est que dans ce moment de trouble extrême, tous les desseins hardis eussent réussi. On pouvait avec la même facilité placer vingt gentilshommes dans les maisons du faubourg Saint-Joseph, devant lesquelles Napoléon passa, à quinze pieds des maisons.

Après trois quarts d’heure de pourparlers et d’incertitude, la garnison, au lieu de faire feu, cria : Vive l’empereur. Comme les portes ne s’ouvraient pas, les habitants du faubourg apportèrent des poutres et, aidés par les habitants de la ville, enfoncèrent cette porte qui se trouva très solide, Grenoble ayant été sur le point de soutenir un siège un an auparavant. Comme la porte tombait, les clés arrivèrent. Les huit lanciers trouvèrent en entrant une foule d’habitants qui se précipitaient avec des torches allumées au devant de Napoléon qui, un instant après, entra à pied et seul à vingt pas en avant de ses gens.

Plusieurs officiers, gens de tête, étaient allés de Grenoble au devant de Napoléon. S’il n’avait pas réussi à la porte de Bonne, ils avaient tout préparé pour lui faire passer l’Isère près de la porte Saint-Laurent, qui est au pied de la montagne, et sur la montagne dite de la Bastille, le rempart n’est qu’un simple mur de jardin qui tombe de toutes parts.

Ces officiers donnèrent le conseil à l’empereur d’empêcher que ses soldats ne tirassent un seul coup de fusil, cela pouvant donner l’apparence de gens vaincus à ceux qui le joindraient. Peut-être la moitié de l’armée eût tenu ferme par point d’honneur.

La foule se jeta autour de lui. Ils le regardaient, ils saisissaient ses mains et ses genoux, baisaient ses habits, voulaient au moins les toucher ; rien ne pouvait mettre un frein à leurs transports. Napoléon n’était pas le représentant de son propre gouvernement, mais d’un gouvernement contraire à celui des Bourbons. On voulait le loger à l’hôtel de ville, mais il choisit une auberge tenue par un ancien soldat de son armée d’Égypte, nommé M. Labarre. Là son état-major le perdit absolument de vue ; au bout d’une demi-heure Jermanowski et Bertrand réussirent enfin, en employant toutes leurs forces, à pénétrer dans la chambre où ils le trouvèrent environné de gens qui paraissaient fous, tant l’enthousiasme et l’amour leur faisaient oublier les plus simples égards qu’on emploie ordinairement pour ne pas étouffer les gens. Ses officiers parvinrent pour un moment à faire évacuer la chambre ; ils plaçaient des tables et des chaises derrière la porte pour prévenir une seconde invasion, mais ce fut en vain. La foule parvint à entrer une seconde fois, et l’empereur resta deux heures, perdu au milieu d’eux, sans être gardé par le moindre soldat. Il pouvait mille fois être mis à mort si, parmi les royalistes ou les prêtres, il y avait eu un seul homme de courage. Peu après, une foule de peuple apporta la porte de Bonne sous les fenêtres de son auberge. Ils s’écriaient : « Napoléon, nous n’avons pas pu vous offrir les clés de votre bonne ville de Grenoble, mais voici les portes. »

Le lendemain, Napoléon passa la revue des troupes sur la place d’armes. Là encore il fut entouré par le peuple ; l’enthousiasme était à son comble, mais n’inspira aucun de ces actes serviles avec lesquels le peuple a coutume d’approcher les rois ; on cria constamment sous ses fenêtres et autour de lui : « Plus de conscription, nous n’en voulons plus et il nous faut une constitution. » Un jeune Grenoblois (M. Joseph Rey) recueillit les sentiments du peuple et en fit une adresse à Napoléon.

Un jeune gantier, M. Dumoulin, chez lequel, deux jours auparavant, était venu se cacher un Grenoblois arrivant de l’île d’Elbe et chirurgien de l’empereur, offrit à celui-ci cent mille francs et sa personne. L’empereur lui dit : « Je n’ai pas besoin d’argent dans ce moment ; je vous remercie, j’ai besoin de gens déterminés. » L’empereur transforma le gantier en officier d’ordonnance et lui donna sur-le-champ une mission dont celui-ci s’acquitta fort bien. Ce jeune homme abandonna sur-le-champ un grand établissement.

Napoléon reçut les autorités, il leur parla beaucoup, mais ses raisonnements étaient trop élevés pour être compris par des gens accoutumés quatorze ans de suite à obéir à la baguette et à ne nourrir d’autres sentiments que la crainte de perdre leurs appointements. Ils l’écoutaient d’un air stupide et il n’en put jamais tirer une seule phrase qui partît du cœur. Ses véritables amis furent les paysans et les petits bourgeois. L’héroïsme patriotique respirait dans toutes leurs paroles. Napoléon remercia les Dauphinois par une adresse imprimée à Grenoble. Presque tous les soldats avaient leur cocarde tricolore au fond de leurs shakos. Ils l’arborèrent avec une joie inexprimable. Le général Bertrand qui faisait les fonctions de major général dirigea la garnison de Grenoble sur Lyon.

Dans son voyage de Grenoble à Lyon, Napoléon fit une grande partie du chemin sans avoir un seul soldat à ses côtés ; sa calèche était souvent obligée d’aller au pas ; les paysans encombraient les routes ; tous voulaient lui parler, le toucher, ou, tout au moins, le voir. Ils montaient sur sa voiture, sur les chevaux qui le traînaient, et lui jetaient de tous côtés des bouquets de violettes et de primevères. En un mot, Napoléon fut continuellement perdu dans les bras du peuple.

Le soir, près de Rives, les paysans l’accompagnèrent pendant plus d’une lieue en l’éclairant avec des torches fabriquées à la hâte et chantant une chanson qui courait avec fureur depuis deux mois, et qui était telle que les prêtres avant de donner l’absolution demandaient à leurs pénitents s’ils l’avaient chantée, et en cas d’affirmative, refusaient de les réconcilier avec Dieu[15].

Au village de Rives, on ne le reconnut pas d’abord. Lorsqu’on le reconnut, les paysans inondèrent l’auberge, et voyant que son souper était fort mauvais, chacun à l’envi lui apporta un plat.

Le 9 mars l’empereur alla coucher à Bourgoin.

Quelquefois il y avait en avant de sa voiture une demi-douzaine de hussards, ordinairement personne, et il se trouva presque toujours à trois ou quatre lieues des troupes. Les grenadiers de l’île d’Elbe, qui étaient restés à Grenoble, rendus de fatigue, en voulurent bientôt partir, mais les plus diligents n’arrivèrent à Bourgoin qu’une heure après son départ, ce qui leur donna une ample occasion de jurer. Ils contaient aux paysans les moindres traits de sa vie à l’île d’Elbe. Après l’enthousiasme commun, le trait le plus marquant des relations des paysans avec les soldats : comme leurs habits bleus et leurs shakos étaient tout déchirés et grossièrement raccommodés avec du fil blanc, les paysans leur disaient : « L’empereur n’avait donc point d’argent à l’île d’Elbe, puisque vous êtes si mal vêtus ? » — « Ho ! il ne manquait pas d’argent, car il a bâti, fait des routes et changé tout le pays. Quand il nous voyait tristes, il nous disait : « Hé bien, grondeur, tu penses donc toujours à la France ? » — « Sire, c’est que je m’ennuie. » — « Occupe-toi à raccommoder ton habit, nous en avons de tout prêts dans des magasins ; tu ne t’ennuieras pas toujours. » Et lui-même, disaient les grenadiers, prêchait d’exemple ; il avait son chapeau tout raccommodé. Nous voyions bien tous qu’il avait l’idée de nous mener quelque part, mais il ne voulait rien dire de positif. Sans cesse on nous embarquait et l’on nous débarquait pour tromper les gens de l’île. » L’empereur fit raccommoder son chapeau à Grenoble où il pouvait en acheter un autre. L’empereur avait une redingote grise très mauvaise, boutonnée jusqu’au haut. Il était tellement gros et fatigué que souvent, en montant en voiture, on lui portait les jambes ; les Messieurs du village en concluaient qu’il était peut-être plastronné.

Au delà de La Verpillère, la voiture se trouvant arrêtée sur la route sans qu’il y eût ni gardes, ni paysans attroupés, il s’approcha de la voiture d’un négociant qui était aussi arrêtée[16]



  1. Hobhouse, p. 115. Voir les récits du Moniteur qui sont exacts.
  2. Voir la Biographie.
  3. À vérifier dans Hobouse. Quand, le 28, ou le 1er mars ?
  4. Ce tour est-il juste ? ne veut-il pas dire partant ?
  5. Au lieu de passages, peut-être époques.
  6. Est-ce français : être d’un ton pour avoir un ton d’aisance ? À voir dans J.-J.
  7. 27 décembre 1819, Hobhouse, 121.
  8. Hobhouse, 122, 123, 180.
  9. Hobhouse, 124.
  10. Hobhouse, 125.
  11. Hobhouse, 126.
  12. Hobhouse, 126-127.
  13. Hobhouse, 128.
  14. Hobhouse, 129.
  15. Mettre ici la chanson en mauvais français qui paraît avoir été faite pour les paysans et qui exprimait surtout la haine et le mépris profond pour les gens qui l’avaient trahi. On nommait Augereau, Harmont, Marchand.
  16. Passage projeté à Miribelle. Voitures chargées ; pas d’accident ; accident pour le comte d’Artois.