Vie de Tolstoï/La Puissance des Ténèbres

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 134-137).


La Puissance des Ténèbres
ne s’élève pas à cette auguste simplicité de cœur ; elle n’y prétend point : c’est l’autre tranchant du glaive. D’un côté, le rêve de l’amour divin. De l’autre, l’atroce réalité. On peut voir, en lisant ce drame, si la foi de Tolstoï et son amour du peuple étaient jamais capables de lui faire idéaliser le peuple et trahir la vérité !


Tolstoï, si gauche dans la plupart de ses essais dramatiques[1], atteint ici à la maîtrise. Les caractères et l’action sont posés avec aisance : le bellâtre Nikita, la passion emportée et sensuelle d’Anissia, la bonhomie cynique de la vieille Matrena, qui couve maternellement l’adultère de son fils, et la sainteté du vieux Akim à la langue bègue, — Dieu vivant dans un corps ridicule. — Puis, c’est la chute de Nikita, faible et sans méchanceté, mais englué dans le péché, roulant au fond du crime, malgré ses efforts pour se retenir sur la pente ; sa mère et sa femme l’entraînent…

Les moujiks ne valent pas cher. Mais les babas ! Des fauves ! Elles n’ont peur de rien… Vous autres sœurs, vous êtes des millions de Russes, et vous êtes toutes aveugles comme des taupes, vous ne savez rien, vous ne savez rien !… Le moujik, lui au moins, il peut apprendre quelque chose, au cabaret, ou qui sait ? en prison ou à la caserne ; mais la baba,… quoi ? Elle n’a rien vu, rien entendu. Telle elle a grandi, telle elle meurt… Elles sont comme des petits chiens aveugles, qui vont courant et heurtant de la tête contre les ordures. Elles ne savent que leurs sottes chansons : « Ho-ho ! Ho-ho ! »… Eh quoi ! Ho-ho ?… Elles ne savent pas[2].

Ensuite, la scène terrible du meurtre de l’enfant nouveau-né. Nikita ne veut pas tuer. Anissia, qui pour lui a assassiné son mari, et dont les nerfs sont depuis torturés par son crime, devient féroce, folle, menace de le livrer ; elle crie :

Au moins, je ne serai plus seule. Il sera aussi un assassin. Qu’il sache ce que c’est !

Nikita écrase l’enfant, entre deux planches. Au milieu de son crime, il s’enfuit, épouvanté, il menace de tuer Anissia et sa mère, il sanglote, il supplie :

Ma petite mère, je n’en peux plus !

Il croit entendre crier l’enfant écrasé.

Où me sauver ?…

C’est une scène de Shakespeare. — Moins sauvage et plus poignante encore la variante de l’acte iv, le dialogue de la petite fille et du vieux domestique, qui, seuls dans la maison, la nuit, entendent, devinent le crime qui s’accomplit au dehors.

Enfin, l’expiation volontaire. Nikita, accompagné de son père, le vieux Akim, entre, déchaussé, au milieu d’une noce. Il s’agenouille, il demande pardon à tous, il s’accuse de tous les crimes. Le vieux Akim l’encourage, le regarde avec un sourire de douleur extatique :

Dieu ! oh ! le voilà, Dieu !

Ce qui donne au drame une saveur d’art spéciale, c’est sa langue paysanne.

« J’ai dépouillé mes calepins de notes pour écrire la Puissance des Ténèbres », disait Tolstoï à M. Paul Boyer.

Ces images imprévues, jaillies de l’âme lyrique et railleuse du peuple russe, ont une verve et une vigueur auprès desquelles toutes les images littéraires semblent pâles. Tolstoï s’en délecte ; on sent que l’artiste s’amuse, en écrivant son drame, à noter ces expressions et ces pensées, dont le comique ne lui échappe point[3], tandis que l’apôtre se désole des ténèbres de l’âme.

  1. Il avait été pris assez tardivement par le goût du théâtre. Ce fut une découverte qu’il fit, pendant l’hiver de 1869-1870 ; et, selon son habitude, il s’enflamma aussitôt pour elle.

    « Tout cet hiver, je me suis occupé exclusivement du drame ; et, comme il arrive toujours aux hommes qui, jusqu’à l’âge de quarante ans, n’ont pas réfléchi à un certain sujet, tout à coup ils font attention à ce sujet négligé, et il leur paraît qu’ils y voient beaucoup de choses nouvelles… J’ai lu Shakespeare, Gœthe, Pouchkine, Gogol et Molière… Je voudrais lire Sophocle et Euripide… J’ai longtemps gardé le lit, étant malade ; et quand je suis ainsi, les personnages dramatiques ou comiques commencent à se démener en moi. Et ils le font très bien… »

    Lettres à Fet, 17-21 février 1870. (Corresp. inéd., p. 63-65.)

  2. Variante de l’acte iv.
  3. Il s’en faut que la création de ce drame angoissant ait été pour Tolstoï une peine. Il écrit à Ténéromo : « Je vis bien et joyeusement. J’ai travaillé tout ce temps à mon drame (La Puissance des Ténèbres). Il est achevé. » (Janvier 1887, Corresp. inéd., p. 159.)