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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 61-62).



CHAPITRE. XV.

Méprise de ma mère.


Mon père avoit une manière à-peu-près semblable à celle de Job. — Je fais cette comparaison, d’après la persuasion religieuse où je suis qu’il a existé un très-saint et très-malheureux personnage du nom de Job. — Mais n’admirez-vous pas l’audace de ces petits incrédules, qui se trouvant embarrassés à fixer l’ère précise où ce grand homme a vécu, — ne sachant, par exemple, s’il faut le placer avant ou après les patriarches, — aiment mieux, pour trancher toute difficulté, décider qu’il n’a jamais existé ? Est-ce là un raisonnement ? C’est une barbarie ; c’est faire justement à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. — Mais je reviens à la manière de mon père.

Quand les choses tournoient mal pour lui, et surtout dans le premier mouvement de son impatience, — pourquoi suis-je né ? s’écrioit-il. Eh ! que fais-je sur la terre ? Je voudrois être mort. — C’étoit-là ses moindres imprécations. — Mais quand sa peine devenoit excessive, et qu’elle passoit toute mesure, — monsieur, vous auriez cru entendre Socrate lui-même. — Tout respiroit en lui le mépris de la vie, et l’indifférence sur les moyens d’en sortir.

Ma mère avoit peu lu ; mais d’après ce que je viens de dire, l’extrait du discours de Socrate ne devoit pas lui paroître étranger. Elle le prit à la lettre. Elle écoutoit avec attention et recueillement, et auroit écouté ainsi jusqu’au bout, — si mon père ne s’étoit jeté, sans trop savoir pourquoi, dans cette partie du plaidoyer, où le grand philosophe récapitule ses liaisons, ses alliances, ses enfans ; mais sans se flatter que le tableau puisse le sauver, ou faire impression sur ses juges. — « J’ai des amis, s’écrioit mon père ; — j’ai des parens ; j’ai trois malheureux enfans ! » —

« Comment donc ! monsieur Shandy, dit ma mère en ouvrant la porte, c’est un de plus que je ne vous connoissois. » —

« Par le ciel ! c’est un de moins, » dit mon père, en se levant et en quittant la chambre. —