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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 9-12).



CHAPITRE II.

Chapitre des Choses.


Dès ce moment on doit me considérer comme l’héritier apparent de la famille Shandy, — et c’est proprement ici que commence l’histoire de ma vie et de mes opinions. Malgré toute ma diligence et mon empressement, je n’ai fait encore que préparer le terrein sur lequel doit s’élever l’édifice ; — et je prévois que l’édifice qui s’élevera sera tel, que, depuis Adam, on n’en a jamais conçu ni exécuté un pareil. —

Je veux reprendre haleine avant de commencer ; et dans cinq minutes je jette ma plume au feu, et avec elle la petite goutte d’encre épaisse qui est restée au fond du cornet. — Mais dans ces cinq minutes j’ai dix choses à faire. — J’ai une chose à nommer, une chose à regretter, une à espérer, une à promettre, une à faire craindre ; — j’ai une chose à supposer, une chose à déclarer, une à cacher, une à choisir, et une à demander.

— Ce chapitre, donc, je le nomme le chapitre des choses ; — et mon prochain chapitre, si je vis, sera mon chapitre sur les moustaches, afin de garder une sorte de liaison dans mes ouvrages.

Et premièrement la chose que je regrette, c’est d’avoir été tellement pressé par la foule des événemens qui se sont trouvés devant moi, qu’il m’a été impossible, malgré tout le désir que j’en avois, de faire entrer dans cette partie de mon ouvrage les campagnes, et surtout les amours de mon oncle Tobie. — L’histoire en est si originale, si cervantique, que si je puis parvenir à lui faire opérer sur les autres cervelles les mêmes effets qu’elle produit sur la mienne, je réponds que, pour cela seul, mon livre fera son chemin dans le monde, beaucoup mieux que son maître ne l’a jamais fait. — Ô Tristram, Tristram ! quel moment fortuné ! amène-le seulement ; et la réputation qui t’attend, comme auteur, effacera tous les malheurs que tu as éprouvés, comme homme ; et tu triompheras d’un côté, si tu peux perdre de l’autre le souvenir et le sentiment de tes chagrins passés.

Ne soyez pas surpris de l’impatience que je témoigne pour arriver à ces amours. C’est le morceau le plus exquis de toute mon histoire. — Et quand j’y serai parvenu, je serai peu délicat sur le choix des mots, et je m’embarrasserai peu des oreilles chatouilleuses qui pourroient s’en offenser. C’est la chose que j’avois à déclarer. — Mais jamais je n’aurai fini en cinq minutes ! — La chose que j’espère, milords et messieurs, c’est que vous voudrez bien ne pas vous en choquer : — autrement, je pourrois bien vous donner de quoi vous choquer tout de bon. L’histoire de ma Jenny, par exemple. — Mais qu’est-ce que ma Jenny, et qu’est-ce que le bon et le mauvais côté d’une femme ? C’est la chose que je veux cacher. Je vous le dirai dans le chapitre qui suivra celui des boutonnières, et pas une ligne plutôt.

Maintenant, madame, la chose que j’ai à vous demander, c’est : comment va votre migraine ? — mais ne me répondez point. Je suis sûr qu’elle est passée ; — et quant à votre santé, je sais qu’elle est beaucoup meilleure. — On a beau dire, le vrai Shandéisme dilate le cœur et les poumons ; il facilite la circulation du sang et de tous les autres fluides, et fait mouvoir joyeusement et long-temps tous les ressorts de la vie.

Si l’on me donnoit, comme à Sancho-Pança, un royaume à choisir, je ne chercherois ni la gloire ni les richesses ; je demanderais un royaume où l’on rît du matin au soir. — Les passions bilieuses et mélancoliques, par le désordre qu’elles apportent dans le sang et dans les humeurs, sont ordinairement aussi contraires au corps politique qu’au corps humain. Mais comme l’habitude de la vertu peut seule les contenir et les vaincre : — « Seigneur, dirois-je à Dieu, faites que mes sujets soient toujours aussi sages qu’ils sont gais ; et alors ils seront le peuple le plus heureux, et moi le plus heureux monarque de la terre. »