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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 79-81).



CHAPITRE XXIII.

Mon oncle Tobie s’emporte.


« J’aimerois mieux passer dix fois par les baguettes, s’écria le caporal en finissant l’histoire de Suzanne, que de souffrir qu’il lui fût fait aucun mal. Avec la permission de monsieur, c’est ma faute, et nullement la sienne ».

« Caporal Trim, répondit mon oncle Tobie, en prenant son chapeau sur la table et le posant sur sa tête, — si on peut appeler faute ce que la nécessité du service exige, je suis le seul à blâmer. — Vous ayez dû obéir à vos ordres. » —

— Si le comte de Solme, mon pauvre Trim, eût obéi aux siens à la bataille de Steinkerque, dit Yorick (en raillant un peu le caporal, qui avoit été houspillé par un dragon dans la retraite) — il t’auroit sauvé. — Sauvé ! s’écria Trim, interrompant Yorick ; il auroit, ne vous en déplaise, sauvé cinq bataillons entiers. — Ces pauvres régimens de Cut, continua le caporal, en posant le premier doigt de sa main droite sur le pouce de sa main gauche, et les comptant sur chacun de ses doigts, — ces pauvres régimens de Cut, — Mackay, — Augus, — Graham, — et Leven, furent entièrement taillés en pièces. — Et les gardes angloises l’eussent été de même, sans quelques régimens de la droite qui marchèrent courageusement à leur secours, et reçurent à bout portant le feu de l’ennemi, avant de tirer un seul coup de fusil. — J’espère, ajouta Trim, qu’ils iront au ciel pour cette seule action. — Trim a raison, dit mon oncle Tobie, il a parfaitement raison. »

« Que signifioit, continua le caporal, de faire marcher la cavalerie dans un terrein si étroit, et où les François étoient couverts, comme ils le sont toujours, d’une multitude de haies, de broussailles, de fossés, et d’arbres renversés çà et là ? — Si le comte de Solme nous eût envoyés, nous autres gens de pied, — nous aurions tiraillé avec eux, et nous leur aurions tenu tête. — Il n’y avoit rien à faire pour la cavalerie. Aussi, continua le caporal, le comte de Solme, pour sa peine, eut son infanterie mise en déroute à Landen, la campagne d’après. — C’est-là, dit mon oncle Tobie, que le pauvre Trim reçut sa blessure.

» Sauf le respect de monsieur, c’est au comte de Solme que j’en ai toute l’obligation. — Si nous les avions étrillés d’importance à Steinkerque, ils ne nous auroient pas battus à Landen. »

« Cela est très-possible, dit mon oncle Tobie, quoique les François eussent à Landen l’avantage d’un bois. — Or, si vous laissez à ces gens-là le temps de se retrancher, il est certain qu’ils vous accableront de leur feu. Il n’y a d’autre moyen que de marcher à eux, recevoir leur décharge, et tomber dessus la bayonnette au bout du fusil. — Pêle-mêle, ajouta Trim. — Hommes et chevaux, dit mon oncle Tobie. — Tête baissée et la pointe en avant, dit le caporal. — D’estoc et de taille, dit mon oncle Tobie. — Sang et mort, bataille enragée, s’écria le caporal. — Point de quartier. — Tue, tue, tue ! s’écria mon oncle Tobie. » —

Yorick rangea un peu sa chaise de côté, pour s’éloigner de la mêlée ; et après une pause d’un moment, mon oncle Tobie, baissant la voix de deux ou trois tons, reprit son discours comme vous allez voir.