Aller au contenu

Vie et opinions de Tristram Shandy/3/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 85-87).



CHAPITRE XXVIII.

On y court.


Cinquante mille diables aspergés d’eau bénite (je ne dis pas les diables de l’archevêque de Bénévent, mais ceux de Rabelais), n’auroient pas fait un cri si diabolique que je fis à la chute de la fenêtre. — Ce cri fit accourir ma mère chez la nourrice ; et Suzanne n’eut que le temps tout juste de s’échapper par l’escalier de derrière, tandis que ma mère montoit l’autre.

Or, quoique je fusse assez vieux pour pouvoir raconter mon histoire, et assez jeune, j’espère, pour la raconter sans malice, — cependant Suzanne, en traversant la cuisine, l’avoit dite en abrégé à la cuisinière, de crainte d’accident. La cuisinière l’avoit rendue à Jonathan, avec un commentaire, et Jonathan à Obadiah ; — de sorte qu’après que mon père eut sonné une demi-douzaine de fois pour savoir ce qui étoit arrivé, Obadiah fut en état de lui en rendre un compte exact, et de lui dire tout ce qui s’étoit passé. — Ma foi ! j’y pensois, dit mon père, en retroussant sa robe de chambre, et il monta l’escalier.

De ce j’y pensois de mon père, on voudroit peut-être inférer (quoiqu’à dire vrai je ne sache pas trop pourquoi), que mon père en ce moment venoit d’écrire ce chapitre remarquable de la Tristrapédie, lequel est pour moi le plus original et le plus amusant de tout le livre ; — je veux dire, le chapitre sur les fenêtres à coulisse, avec une diatribe mordante sur la négligence des femmes de chambre. — Mais j’ai deux raisons pour penser autrement.

La première, c’est que si mon père s’en fût occupé avant l’accident, il n’eût pas manqué de faire clouer et condamner la fenêtre. Cette opération, vu la difficulté avec laquelle on a vu qu’il composoit son livre, lui auroit pris dix fois moins de temps que le chapitre qu’il auroit fallu écrire. — Je pense que ce petit argument paroîtra convainquant, et qu’il éloignera même l’idée que mon père ait jamais de sa vie songé à écrire un chapitre sur les fenêtres à coulisse et sur les pots de chambre. — Mais pour prévenir toute objection, voici la seconde raison que j’ai promise au lecteur, et que j’ai l’honneur de soumettre à son jugement. —

— C’est que, pour compléter la Tristrapédie à qui ce chapitre manquoit, je l’ai écrit moi-même.