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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/39

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 110-112).



CHAPITRE XXXIX.

Siége de Limerick.


« Ce fut sans doute un grand bonheur pour le caporal et pour moi, dit mon oncle Tobie, de ce que la fièvre ne nous quitta pas un instant, pendant les vingt-cinq jours entiers que nous campâmes presque sous l’eau. — Nous l’eûmes constamment et de la plus grande violence. Heureusement encore il s’y joignit une soif dévorante, qui, jointe à l’ardeur de la fièvre, empêcha ce que mon frère appelle l’humide radical, de prendre le dessus, comme il seroit infailliblement arrivé sans cela. » — Ici mon père gorgea ses poumons d’air, et levant les yeux au plancher, il fit une respiration qui dura deux minutes.

« — Le ciel eut pitié de nous, continua mon oncle Tobie. Ce fut lui qui inspira au caporal l’idée salutaire de maintenir l’équilibre entre le chaud et l’humide radical, en renforçant la fièvre, comme il fit pendant tout ce temps, avec du vin chaud et des épices. Par ce moyen, il vint à bout d’entretenir un feu si ardent et si soutenu, que le chaud radical tint bon du commencement à la fin du siége, et que l’humide radical, malgré sa violence, ne put le surmonter. — Sur mon honneur, ajouta mon oncle Tobie, vous auriez, frère Shandy, entendu de vingt toises les assauts qu’ils se livroient dans notre corps. » —

« Eh bien ! dit mon père, avec une forte aspiration qui fut suivie d’une pause, — si j’étois juge, et que la loi du pays me le permît, je voudrois condamner quelqu’un des malfaiteurs les plus insignes..... » — Yorick prévit que la sentence alloit être sévère et sans miséricorde. — Il posa la main sur la poitrine de mon père, et lui demanda quelques minutes de répi, pour une question qu’il avoit à faire au caporal. — Je te prie, Trim, dit Yorick, sans attendre la permission de mon père, dis-nous naturellement ce que tu entends par ce chaud et cet humide radical dont il est question ? » —

En me référant humblement au meilleur avis de mon maître, dit le caporal, faisant une révérence à mon oncle Tobie. — Dis ton opinion librement, dit mon oncle Tobie. — Frère Shandy, continua-t-il, le pauvre garçon est mon serviteur, et non pas mon esclave. » —

Le caporal passa son chapeau sous son bras gauche, et laissa pendre sa canne à son poignet, au moyen d’un cordon de cuir noir dont les deux bouts noués ensemble formoient une espèce de gland. Il s’avança sur le terrein où il avoit subi l’examen du catéchisme, et se prenant le menton avec le pouce et les autres doigts de sa main droite, il exposa son sentiment en ces termes. —