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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/46

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 126-129).



CHAPITRE XLVI.

Conclusion.


Quand mon père eut fait danser et redanser son ours blanc pendant une demi-douzaine de pages, il ferma le livre tout de bon ; et d’un air triomphant il le remit à Trim, avec signe de le reporter sur le bureau où il l’avoit trouvé. — « Voilà, dit-il, la méthode avec laquelle Tristram apprendra à décliner et à conjuguer tous les mots du dictionnaire. — Vous sentez, Yorick, que de cette façon chaque mot amènera une thèse ou une hypothèse. — Chaque thèse ou hypothèse est une source de propositions. — Chaque proposition a sa conséquence et conclusion. — Et chaque conséquence et conclusion ramène l’ame sur l’objet, et lui ouvre une nouvelle route de recherches et d’études. — La force de cette méthode est incroyable pour ouvrir la tête d’un enfant. — Pour ouvrir sa tête, frère Shandy ! s’écria mon oncle Tobie ; il y a de quoi la faire sauter en mille pièces. » —

« Je présume, dit Yorick en souriant, que c’est par votre méthode que le fameux Vincent Quirino, (parmi les autres prodiges de son enfance, desquels le cardinal Bembo a donné au public une histoire si exacte) se mit en état, dès l’âge de huit ans, d’afficher dans les écoles publiques de Rome quatre mille cinq cents soixante thèses différentes, sur les points les plus abstraits de la plus abstraite théologie, — et de les défendre et de les soutenir, de manière à terrasser et à réduire au silence tous ses adversaires. » —

« Qu’est-ce que cela, s’écria mon père, auprès de ce qui nous est rapporté d’Alphonse Tostatus, lequel, presque dans les bras de sa nourrice, avoit appris toutes les sciences et tous les arts libéraux, sans qu’on lui en eût rien enseigné ? — Que dirons-nous du grand Peireskius ?… — C’est le même, s’écria mon oncle Tobie, duquel je vous ai parlé une fois, frère Shandy, et qui fit une promenade de cinq cents lieues, (en comptant l’aller et le retour de Paris à Schewling)[1] uniquement pour voir le chariot à voiles de Stévinus. — C’étoit un grand homme, ajouta mon oncle Tobie ! (il pensoit à Stévinus). — Oui, un grand homme ! dit mon père, (songeant à Peireskius) — et qui multiplia ses idées si rapidement, et se fit un si prodigieux amas de connoissances, que (si nous pouvons ajouter foi à une anecdote qui le regarde, et que nous ne saurions rejeter sans secouer l’autorité de toutes les anecdotes quelconques) ; — à l’âge de sept ans, son père lui remit entièrement l’éducation de son frère, qui n’en avoit que cinq. — Le père étoit-il aussi sage que son fils, dit mon oncle Tobie ? — Je croirois que non, dit Yorick.

« Mais que sont tous ces exemples, continua mon père, entrant dans une sorte d’enthousiasme, — que sont tous ces exemples auprès des prodiges de l’enfance des Grotius, Scioppius, Heinsius, Politien, Pascal, Joseph Scaliger, Ferdinand de Cordoue, et autres ? — Les uns se dégageant des formes scholastiques dès l’âge de neuf ans, et même plutôt, et parvenant à raisonner sans ce secours. — Les autres ayant fini leurs classes à sept ans, et écrit des tragédies à huit. — À neuf ans, Ferdinand de Cordoue étoit si savant, que l’on crut qu’il étoit possédé du démon ; et à Venise il fit voir tant d’érudition et de vertu, que les moines le prirent pour l’antechrist. — D’autres eurent appris quatorze langues à l’âge dix ans ; — à onze, eurent fini leurs cours de rhétorique, poëtique, logique, et morale ; — à douze donnèrent leurs commentaires sur Servius et sur Martianus Capella ; — et à treize, reçurent leurs degrés de philosophie, de droit et de théologie. » —

« Mais, dit Yorick, vous oubliez le grand Juste Lipse, qui composa un ouvrage le jour de sa naissance. — Bon Dieu, dit mon oncle Tobie ! » —



  1. Il n’y a pas plus de 100 lieues de Paris à Schewling.