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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/62

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 171-174).



CHAPITRE LXII.

Me mettra-t-on en culottes ?


« Nous devrions, dit mon père, en se retournant à moitié dans son lit, et rapprochant son oreiller de ma mère, nous devrions penser, madame Shandy, à mettra cet enfant en culottes. » —

« Vous avez raison, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Il est même honteux, ma chère, dit mon père, que nous ayions différé si longtemps. » —

« Je le pense comme vous, dit ma mère. » —

« Ce n’est pas, dit mon père, que l’enfant ne soit très-bien comme il est. » —

« Il est très-bien comme il est, dit ma mère. » —

« Et en vérité, dit mon père, c’est presque un péché de l’habiller autrement. » —

« Oui, en vérité, dit ma mère. » —

« Mais il grandit à vue d’œil, ce petit garçon-là ! répliqua mon père. » —

« Il est très-grand pour son âge, dit ma mère. » —

« Je — ne — puis, dit mon père, appuyant sur chaque syllabe, je ne puis pas imaginer à qui diantre il ressemble. » —

« Je ne saurois l’imaginer, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. »

Le dialogue cessa pour un moment. —

« Je suis fort petit, continua mon père gravement. » —

« Très-petit, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. En même-temps il se retourna brusquement, et retira l’oreiller. » — Ici il y eut un silence de trois minutes et demie. —

« Si on le met en culottes, dit mon père en élevant la voix, je crois qu’il sera bien embarrassé à les porter. » —

« Très-embarrassé au commencement, dit ma mère. » —

« Et nous serons bien heureux, ajouta mon père, si c’est-là le pis. » —

« Oh ! très-heureux, répondit ma mère. » —

« Apparemment, dit mon père, après une pause d’un moment, qu’il est fait comme tous les enfans des hommes ? » —

« Exactement, dit ma mère. » —

« Ma foi ! j’en suis fâché, dit mon père ; et le débat s’arrêta encore une fois. »

« Du moins, dit mon père, en se retournant de nouveau, — si j’en viens-là, je les lui ferai faire de peau. » —

« Elles dureront plus long-temps, dit ma mère. » —

« Mais alors, dit mon père, il faudra qu’il se passe de doublure. »

« J’en conviens, dit ma mère. » —

« Il vaut mieux, dit mon père, qu’elles soient de futaine. » —

« Il n’y a rien de meilleur, dit ma mère. » —

« Excepté le basin, répliqua mon père. » —

« Oui, le basin vaut mieux, dit ma mère. » —

« Cependant, interrompit mon père, il ne faut pas risquer de lui donner la mort. » —

« Il faut bien s’en garder, dit ma mère ; et le dialogue fut encore suspendu. » —

« Quoi qu’il en soit, dit mon père, en rompant le silence, pour la quatrième fois, il n’y aura certainement point de poches. » —

« Il n’en a aucun besoin, dit ma mère. » —

« J’entends à sa veste et à son habit, dit mon père. » —

« Je le pense bien ainsi, répliqua ma mère. » —

« Car s’il possède jamais un sabot et une toupie… (à cet âge, pauvres enfans ! c’est comme un sceptre et une couronne) il faut bien qu’il ait de quoi les serrer. » —

« Ordonnez, monsieur Shandy, ordonnez tout comme vous le voudrez. » —

« Mais, dit mon père en insistant, ne trouvez-vous pas que cela est bien ? » —

« Très-bien, dit ma mère, s’il vous plaît ainsi, monsieur Shandy. » —

« S’il me plaît ! s’écria mon père, perdant toute patience, parbleu ! vous voilà bien. S’il me plaît ! — ne distinguerez-vous jamais, madame Shandy, ne vous apprendrai-je jamais à distinguer ce qui plaît d’avec ce qui convient ? » — Minuit vint à sonner ; c’étoit le dimanche qui commençoit, et le chapitre n’alla pas plus loin.