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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/71

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 198-200).



CHAPITRE LXXI.

On s’échauffe à moins.


Le caporal s’étoit levé sans bruit environ dix minutes avant mon oncle Tobie, dans le dessein de disposer son appareil, et d’envoyer une ou deux volées à l’ennemi avant l’arrivée de mon oncle Tobie.

À cette fin, il avoit traîné les six pièces de campagne tout près et en face de la guérite de mon oncle Tobie, laissant seulement y entre les trois de la droite et les trois de la gauche, un intervalle de quelques pieds y pour la commodité du service, et afin de pouvoir faire jouer à-la-fois les deux batteries, dont il espéroit tirer deux fois plus d’honneur que d’une seule.

Le caporal se plaça vis-à-vis cet intervalle et un peu en arrière, le dos sagement appuyé à la porte de la guérite, de crainte d’être tourné par l’ennemi. — Il prit la pipe d’ivoire, appartenante à la batterie de droite, entre le premier doigt et le pouce de la main droite ; — il prit la pipe d’ébène garnie d’argent, laquelle appartenoit à la batterie gauche, entre le premier doigt et le pouce de l’autre main : — il posa le genou droit en terre, comme s’il eût été au premier rang de son peloton. — Et là, son bonnet de houssard sur la tête, le caporal se mit à faire jouer vigoureusement ses deux batteries sur la contre-garde qui faisoit face à la contr’escarpe où l’attaque devoit se faire le matin.

Sa première intention, comme je l’ai dit, étoit de n’envoyer d’abord à l’ennemi qu’une ou deux bouffées de tabac. Mais le succès des bouffées, aussi-bien que le plaisir de bouffer, s’étoit insensiblement emparé de lui, et, de bouffées en bouffées, l’avoit engagé dans la plus grande chaleur de l’attaque. — Ce fut en ce moment que mon oncle Tobie le rejoignit.

Il fut heureux pour mon père que mon oncle Tobie n’eût pas à faire son testament ce jour-là.