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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/80

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 218-220).



CHAPITRE LXXX.

Dissertation sur l’Amour.


Oui, je l’ai dit, — je me le rappelle ; — je ne sais plus où ; — je ne sais plus quand. — Mais il n’importe. — Une ou deux fois avec mon étourderie ordinaire, j’ai dit que si je trouvois jamais le temps de donner au public l’histoire que l’on va lire des amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, j’étois assuré que l’on y trouveroit le système le plus complet qui ait jamais été donné au public, soit de la théorie, soit de la pratique de l’amour. J’ai dit de l’amour ; et j’ajoute de la manière de faire l’amour.

Mais se seroit-on imaginé de-là que je donnerons une définition précise de l’amour ? Ou que je déterminerois avec Plotin la part que Dieu et la part que le Diable peut y avoir ? —

Ou, par une équation plus exacte, en supposant que l’amour est comme dix, que j’en assignerais avec Ficinius six parties à l’un, et quatre à l’autre ? —

Ou que je déciderois avec Platon, que de la tête à la queue le Diable prend tout ? —

— Fi donc ! me dit Jenny, quel auteur cites-tu ? Est-ce que Platon se connoissoit en amour ? —

Auroit-on cru que je perdrois mon temps à examiner si l’amour est une maladie ? — Ou que je m’embrouillerois avec Rhazez et Dioscoride, à rechercher s’il a son siége dans la cervelle ou dans le foie ? — Ce qui me conduiroit à l’examen de deux méthodes très-opposées pour le traitement de ceux qui en sont attaqués.

— Une de ces méthodes est celle d’Aœtius, qui commençoit par des lavemens rafraîchissans, composés de chenevis et de concombre pilés, — qu’il faisoit suivre par de légères émulsions de lis et de pourpier, auxquelles il ajoutoit une prise de tabac, et quand il osoit s’y risquer, sa bague de topaze.

L’autre méthode, qui est celle de Gordonius, (chapitre 15. de amore) consiste à battre le malade jusqu’à ce qu’il tombe en pourriture : ad putorem usquè.

Insensé qui prétend concilier les systèmes de deux savans ! — Mon père, qui étoit extrêmement versé dans les connoissances de ce genre, médita long-temps et sans fruit sur les traitemens proposés par Aœtius et Gordonius, — Enfin, au moyen d’une toile cirée et camphrée, qu’il substitua au bougran que le tailleur devoit employer pour mon oncle Tobie dans la ceinture d’une culotte neuve, mon père obtint le même effet que vouloit produire Gordonius, et d’une manière moins brutale.

On lira en leur temps les événemens qui en résultèrent.