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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/83

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 223-225).



CHAPITRE LXXXIV.

Dialogue.


Mistriss Brigitte apprit à Suzanne que mon oncle Tobie étoit amoureux de sa maîtresse, quinze jours au moins avant qu’il y eût pensé. — Suzanne en parla dès le lendemain à ma mère. D’après cela, je puis bien entamer l’histoire des amours de mon oncle Tobie, quinze jours avant leur existence.

— « J’ai à vous dire une nouvelle, monsieur Shandy, dit ma mère, qui vous surprendra beaucoup. »

Or, mon père étoit alors occupé à tenir son second lit de justice, et il réfléchissoit intérieurement sur les fatigues du mariage, quand ma mère rompit le silence. —

« Votre frère Tobie, dit ma mère, épouse mistriss Wadman. » —

« Le pauvre homme ! dit mon père, il n’aura donc plus la liberté de se coucher en travers dans son lit ! « 

C’étoit un supplice cruel pour mon père, de ce que ma mère ne demandoit jamais l’explication des choses qu’elle ne comprenoit pas.

— Qu’elle soit ignorante, disoit mon père, c’est un malheur pour elle. — Mais elle peut faire une question. —

Ma mère n’en faisoit jamais. — Enfin elle est morte sans savoir si la terre tournoit ou ne tournoit pas ; mon père le lui avoit expliqué plus de mille fois : mais elle l’oublioit toujours.

Aussi la conversation alloit rarement plus loin entr’eux qu’une demande, une réponse et une réplique. — Ensuite ils reprenoient haleine pendant quelques minutes (comme dans l’affaire des culottes) et puis le dialogue.

« S’il se marie, dit ma mère, ce sera tant pis pour nous. » —

« Je n’en donnerois pas deux sous, dit mon père ; il peut manger son bien de cette façon aussi-bien que d’une autre. » —

« J’en conviens, dit ma mère. » Là finit la demande, la réponse et la réplique dont je vous ai parlé. —

« Ce sera un passe-temps pour lui, dit mon père. » —

« Surtout, répondit ma mère, s’il peut avoir des enfans. » —

« Des enfans ! s’écria mon père ; le ciel ait pitié de moi ! »