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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/96

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 249-250).



CHAPITRE XCVI.

L’Apothicaire.


Ah ! monsieur Clistorel, vous voici ; passez dans ma garde-robe. — Je ne vous demande que cinq minutes.

— Si je pouvois faire ainsi mes conditions avec la mort comme avec mon apothicaire, et décider le temps et le lieu où elle doit me prendre, — je lui déclarerois que je ne veux point que ce soit en présence de mes amis. — Aussi, toutes les fois qu’il m’arrive de penser au genre et aux circonstances de cette grande catastrophe, (circonstances qui m’occupent et me tourmentent dix fois plus que la catastrophe elle-même,) je ne manque pas de supplier ardemment le souverain dispensateur de toutes choses, qu’il arrange les miennes de façon que la mort ne me surprenne pas dans ma propre maison ; mais plutôt dans quelque auberge commode. —

Dans ma maison, je sais ce que c’est. — L’affliction des miens, leur empressement à m’essuyer le front, à arranger mon oreiller, — ces petits et derniers services que me rendroit la main frissonnante de la pâle amitié, me déchireroient le cœur au point que je mourrois d’un mal dont mon médecin ne se douteroit pas. — Au lieu que dans une auberge, je suis assuré de mourir en paix ; j’achète avec quelques guinées le peu de services dont j’ai besoin. Ces services me sont rendus avec une attention froide, mais exacte.

Prenez garde pourtant : cette auberge ne doit pas être celle d’Abbeville. Elle est par trop mauvaise. — N’y eût-il pas d’autre auberge dans le monde entier, j’excepterai celle-ci de la capitulation.

— Ainsi, garçon,

« Que les chevaux soient prêts demain matin à quatre heures. — À quatre heures ; oui, monsieur. — Si tu me manques d’une minute, par sainte Geneviève ! je ferai un tel carillon dans la maison, que les morts s’y réveilleront. »