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Vie et opinions de Tristram Shandy/4/40

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 99-101).



CHAPITRE XL.

Je bats la campagne.


Au moment dont je parle, comme ainsi soit que la veuve Wadman aimoit mon oncle Tobie, et que mon oncle Tobie n’aimoit pas encore la veuve Wadman, — la veuve Wadman n’avoit que deux partis à prendre ; ou d’aller en avant et de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de se tenir en repos. —

— La veuve Wadman ne vouloit ni l’un ni l’autre. —

Bonté du ciel ! — Mais j’oublie que je suis moi-même un peu du caractère de la veuve Wadman. Car toutes les fois qu’il m’arrive (ce qui avient quelquefois vers les équinoxes) que quelque divinité champêtre m’occupe, m’intéresse, me tourmente au point que je perds pour elle le boire et le manger ; — tandis que la cruelle ne daigne pas s’informer si je bois ou si je mange. —

Malédiction sur elle ! je l’envoie en Tartarie, et de la Tartarie à la terre de Feu, et de la terre de Feu à tous les diables. — Bref, il n’y a pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse, et où je ne la loge. —

Mais comme le cœur est foible, et que les marées de nos passions montent et descendent dix fois par minute, — je ramène bien vite ma divinité ; et comme je suis extrême en tout, je la place au beau milieu de la voie lactée.

— « Ô la plus brillante des étoiles, — répands, répands ton influence… »

Maudite soit l’étoile et son influence ! par tout ce qui est hérissé et en guenilles, m’écriai-je, en ôtant mon bonnet fourré, et le regardant d’un air de colère, — je ne donnerois pas six sous pour en avoir douze de cette espèce ! —

Mais c’est pourtant un excellent bonnet, dis-je, en le mettant sur ma tête et l’enfonçant jusqu’aux oreilles ; — il est bien chaud, bien doux, — surtout si vous couchez le poil avec la main. —

Eh ! que m’importe, répliquai-je, en suis-je moins malheureux ? — Ici ma philosophie m’abandonne encore.

Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je change encore de métaphore) ni à la croûte, ni à la mie, — ni au-dedans, ni au-dehors, ni au-dessus, — ni au-dessous — je le déteste, — je le hais, — je le répudie : — la vue seule m’en rend malade. —


Il est tout poivre,
tout ail,
tout épice,
tout sel,
toutes drogues du diable.


Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, qui ne fait, je pense, œuvre de ses dix doigts du matin au soir, et qui passe son temps à inventer pour nous les ragoûts les plus échauffans, je n’y toucherois pas pour le monde entier. —

« Ô Tristram ! Tristram ! s’écrie Jenny. »

« Ô Jenny ! Jenny ! lui dis-je, et cela me conduit au quarante et unième chapitre. »