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Vie et opinions de Tristram Shandy/4/53

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 148-149).



CHAPITRE LIII.

Prends garde, Oncle Tobie !


« Je suis comme une folle, capitaine Shandy, dit Mistriss Wadman, en portant son mouchoir à son œil gauche, au moment qu’elle s’approchoit de la guérite ; — une paille, un moucheron, je ne sais quoi m’est entré dans l’œil. — Regardez, je vous prie ; n’est-ce pas dans le blanc ? »

En disant cela, Mistriss Wadman s’étoit glissée tout contre mon oncle Tobie, et s’étoit assise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui donner la facilité de regarder dans son œil sans se lever. — « Mais regardez donc, dit-elle. »

Honnête Tobie ! tu regardois dans son œil dans toute la simplicité de ton cœur, et avec l’innocence d’un enfant qui regarde dans une lanterne magique. Ce seroit un péché de te causer le moindre mal. —

Beaucoup de gens regardent dans l’œil d’une femme sans se faire prier ; je n’ai rien à leur dire. —

— Mais mon oncle Tobie, madame, étoit plus réservé. Il auroit été à côté de vous, sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de juin jusqu’au mois de janvier, ce qui comprend les mois les plus chauds et les plus froids de l’année, — qu’il n’auroit pas été, au bout de ce temps, en état de dire si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.

La grande difficulté étoit donc d’engager mon oncle Tobie à y regarder. —

Elle fut surmontée. —

Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa pipe à la main, dont les cendres s’échappent, regardant, et regardant ; puis se frottant les yeux, et regardant encore avec deux fois plus d’attention et de bonhomie, que Galilée n’en a jamais mis à regarder les taches du soleil. —

Le tout en vain. — Par toutes les puissances qui animent nos organes, l’œil gauche de Mistriss Wadman brille en ce moment autant que son œil droit. Il n’y a ni paille, ni moucheron, ni poussière, ni fétu d’aucune espèce ; — il n’y a rien, mon cher oncle, il n’y a rien qu’un feu délicieux qui s’y glisse furtivement, et qui delà se répand dans toutes les parties de ton existence.

Prends garde, oncle Tobie ! fuis le danger ; — éloigne-toi : — si tu regardes un moment de plus dans l’œil de cette charmante veuve, tu es perdu !