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Vie et opinions de Tristram Shandy/4/72

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 198-200).



CHAPITRE LXXII.

Contre-marche.


« Toutes les femmes, continua Trim, en commentant son histoire, depuis la première jusqu’à la dernière, aiment la plaisanterie. La difficulté est de savoir celle qui leur convient ; et pour le connoître, il n’y a d’autre moyen que de faire quelques essais ; de même qu’avec une pièce d’artillerie on élève ou on rabaisse la culasse, jusqu’à ce qu’on donne dans le blanc. »

« Je goûte cette comparaison, dit mon oncle Tobie, encore plus que la chose même. »

« Parce que monsieur, dit le caporal, aime mieux la gloire que le plaisir. » —

« J’espère, Trim, répondit mon oncle Tobie, que j’aime l’humanité au-dessus de tout ; — et comme la science des armes tend évidemment au bonheur et au repos des hommes, — et que la branche, surtout de cet art, dans laquelle nous nous sommes exercés ensemble au boulingrin, n’a pour but que d’arrêter les entreprises de l’ambition, et de retrancher la vie et la fortune du plus foible, contre l’invasion et le pillage du plus fort ; — toutes les fois que le tambour se fera entendre, je me flatte, caporal, que l’un et l’autre nous aimons trop l’humanité et nos frères, pour ne pas nous armer et voler à leur secours. » —

En disant ces mots, mon oncle Tobie se retourna, et marcha fièrement comme à la tête de sa compagnie. — Et le fidèle caporal, portant son bâton à l’épaule et frappant de la main sur le pan de son habit pour marcher en seconde ligne derrière son maître, le long de l’avenue qui les ramenoit chez eux. —

« Que diantre se passe-t-il dans leurs deux caboches, s’écria mon père à ma mère ? Sur ma parole ils assiègent mistriss Wadman en forme ; et ils font le tour de sa maison pour marquer la ligne de circonvallation. » —

« J’ose dire, répliqua ma mère… »

Mais un moment, mon cher monsieur. Ce que ma mère osa dire, ce que mon père osa lui répondre, enfin leurs demandes, leurs réponses et leurs répliques, seront certainement lues, relues, discutées, commentées, paraphrasées par la postérité ; — mais dans un chapitre à part. Je dis par la postérité, et je le répète. — Qu’a fait mon livre pour ne pas surnager sur l’abyme des temps avec l’Éloge de La Folie, le Conte du Tonneau, et tant d’autres ?

Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur l’avenir ? — Ah ! fermons-les bien plutôt. — Le temps vole et détruit tout — Chacune des lettres que je trace, me dit avec quelle rapidité la vie suit ma plume. — Nos journées et nos heures, (plus précieuses, ma chère Jenny, que ces rubis qui brillent à ton cou) s’envolent sur nos têtes comme ces nuages légers, que chasse l’aquilon et qui ne reviennent plus. — Tout disparoît, — tout se détruit. — Ces cheveux que tu prends soin d’arranger sur ton front ;… regarde,… ils blanchissent sous ta main. — Et chaque baiser que je te donne en te quittant, chaque absence qui le suit, est le prélude de cette séparation éternelle qui nous attend bientôt. —

Ciel ! ô ciel ! prends pitié de ma Jenny, — prends pitié de celui qui l’aime. —