Aller au contenu

Vie et opinions de Tristram Shandy/4/75

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 203-206).



CHAPITRE LXXV.

Le premier Dimanche du mois.


« Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches, s’écria mon père ? » —

« J’ose dire, répondit ma mère, qu’ils font des fortifications. »

« Quoi ! sur le terrein de Mistriss Wadman, s’écria mon père en reculant d’un pas ! » —

« Je suppose que non, dit ma mère. » —

« Je voudrois, dit mon père en élevant la voix, que la science des fortifications fût à tous les diables, avec toutes leurs fadaises de sapes, de mines, de blindes, de gabions, de cunettes, et de fausses brayes. » —

« Ce sont des fadaises, dit ma mère. »

Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois que le fussent certains personnages du clergé, m’en eût-il coûté mon gillet brun et mes pantoufles jaunes) — ma mère, dis-je, étoit toujours de l’avis de mon père, quoique la plupart du temps elle n’en comprît pas un mot, et qu’elle n’eût pas la première idée du sens des mots et des termes de l’art, sur lesquels il faisoit rouler l’opinion ou le système du moment. Elle se contentoit d’accomplir à la lettre les promesses que son parrain et sa marraine avoient faites pour elle, mais rien de plus. Elle se seroit servi d’un mot ou d’un verbe pendant vingt ans, et l’auroit employé dans tous ses temps et dans tous ses modes, sans s’embarrasser le moins du monde d’en demander la signification.

J’ai déjà dit que cette insouciance désoloit mon père ; c’étoit pour lui une source éternelle de chagrins : la contradiction la plus opiniâtre lui auroit été moins sensible. C’étoit ce qui tordoit le cou à leurs meilleurs dialogues dès la première phrase. — Ma mère ne connoissoit rien aux cunettes ni aux fausses brayes ; elle fut de l’avis de mon père.

« Ce sont des fadaises, dit ma mère. » —

« Oh ! surtout les cunettes, s’écria mon père. » Il crut avoir dit un bon mot. — Il jouit de son triomphe et poursuivit.

« Non que ce soit, à proprement parler, le terrein de la veuve Wadman, dit mon père, en se reprenant un peu, car elle n’en a que l’usufruit. » — « Cela fait une grande différence, dit ma mère. » —

« Aux yeux des sots, répliqua mon père. » —

« À moins qu’il ne leur arrive d’avoir des enfans, dit ma mère. » —

« Mais auparavant, dit mon père, il faut qu’elle persuade à mon frère Tobie de lui en faire. » —

« Sans doute, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Si elle y parvient, dit mon père, — que le ciel ait pitié d’eux ! » —

« Amen, dit ma mère, piano ! » —

« Amen, s’écria mon père fortissimè ! » —

« Amen, répéta ma mère ; » mais avec une cadence, un soupir, un accent de pitié, qui pénétra jusqu’au cœur de mon père, et ramollit toutes ses fibres. Il prit son almanach ;… mais avant qu’il l’eût ouvert, la procession d’Yorick, venant à sortir de l’église, éclaircit une partie de ses doutes ; et ma mère acheva de les lever, en lui disant que c’étoit le premier dimanche du mois. — Il remit son almanach dans sa poche. —

Le premier lord de la trésorerie, occupé à trouver des moyens et des expédiens, ne seroit pas rentré chez lui d’un air plus embarrassé.