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Vies des hommes illustres/Artaxerxès

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 521-556).


ARTAXERXÈS.


(De l’an 456 à l’an 362 avant J.-C)

Le premier roi de Perse qui porta le nom d’Artaxerxès surpassa tous les autres princes en douceur et en magnanimité : il fut surnommé Longue-main, parce qu’il avait la main droite plus longue que la gauche. Il était fils de Xerxès. Celui dont nous écrivons la Vie, le second Artaxerxès, surnommé Mnémon, était petit-fils du premier par sa mère ; car Darius avait eu quatre fils de Parysatis, sa femme : Artaxerxès était l’aîné, Cyrus le second, et les deux plus jeunes, Ostanès et Oxathrès. Cyrus porta le nom du fondateur de la monarchie des Perses, que celui-ci avait pris du soleil, appelé Cyrus par les Perses. Artaxerxès fut d’abord nommé Arsicas. Dinon[1] cependant lui donne le nom d’Oartès ; mais, quoique Ctésias ait rempli son histoire de fables absurdes et ridicules[2] il n’est pas croyable pourtant qu’il ait pu ignorer le nom d’un roi à la cour duquel il vivait, étant de plus son médecin, celui de sa mère, de sa femme et de ses enfants.

Dès son enfance, Cyrus fit paraître un naturel violent et emporté, tandis que son frère, au contraire, se montra, dans toute sa conduite et ses affections, doux et modéré. Par ordre de son père et de sa mère, celui-ci épousa une femme vertueuse et belle, qu’il retint ensuite contre leur gré. Après avoir fait mourir le frère de cette femme, Darius voulait la faire mourir elle-même ; mais Arsicas se jeta aux pieds de sa mère, et, par ses prières et ses larmes, obtint, quoiqu’avec peine, que non-seulement le roi laisserait la vie à sa femme, mais encore qu’il ne le forcerait pas à s’en séparer. La reine cependant préférait de beaucoup Cyrus à son frère : elle voulait qu’il succédât à son père après sa mort ; et, lorsque Darius tomba malade, elle rappela Cyrus des provinces maritimes d’Asie qu’il gouvernait. Il revint à la cour, espérant que sa mère aurait obtenu du roi qu’il le choisît pour héritier du trône ; car Parysatis alléguait un prétexte dont s’était autrefois prévalu Xerxès l’ancien, par le conseil de Démaratus : elle disait qu’elle avait mis au monde Arsicas quand Darius n’était encore qu’un simple particulier, tandis que Cyrus était né depuis que Darius était parvenu au trône. Toutefois Darius ne tint aucun compte de ces allégations : il déclara roi son fils aîné, sous le nom d’Artaxerxès ; et il laissa à Cyrus le gouvernement de la Lydie et des provinces maritimes de l’empire, avec les titres de satrape et de général. Peu de jours après la mort de Darius, Artaxerxès se rendit à Pasargadès[3], pour s’y faire sacrer par les prêtres de Perse. Dans cette ville il y a un temple dédié à la déesse de la guerre, qu’on peut conjecturer être la même que Minerve. Celui qui doit être sacré entre dans ce temple : là il quitte sa robe, et revêt celle que portait Cyrus l’ancien avant qu’il fût parvenu à la royauté, et qu’on garde avec vénération ; après avoir mangé une figue sèche, il mâche des feuilles de térébinthe, puis il boit un breuvage compose de vinaigre et de lait. Si celui qui est sacré est soumis à d’autres usages encore, ils ne sont connus que des prêtres et de lui.

Artaxerxès était prêt pour cette cérémonie, quand arriva près de lui Tisapherne, amenant un des prêtres qui avaient présidé à l’éducation de Cyrus dans son enfance : il lui avait enseigné la magie[4] et, plus que pas un des Perses, il était affligé de ce que son élève n’eût pas été choisi pour être roi. Ce fut pourquoi on ajouta volontiers foi à ses paroles, quand il accusa Cyrus d’avoir conspiré contre le roi et dressé des embûches dans le temple, afin de se précipiter sur lui au moment où il quitterait sa robe, et de le tuer. Quelques-uns disent que Cyrus fut arrêté sur cette accusation ; selon d’autres, il entra dans le temple, s’y cacha, et fut trahi par ce prêtre ; mais, au moment où on s’apprêtait à le faire mourir, sa mère le prit dans ses bras : des tresses de ses cheveux elle lui entoura le cou, qu’elle lia étroitement avec le sien ; et, par ses prières et ses larmes, elle obtint sa grâce, et le fit renvoyer dans les provinces maritimes. Moins reconnaissant du pardon qu’il venait d’obtenir que sensible à l’offense qu’il avait reçue, et n’aimant pas d’ailleurs le gouvernement qui lui était assigné, Cyrus n’écouta que son ressentiment, et aspira plus que jamais à monter sur le trône.

Quelques auteurs prétendent que, mécontent de ce qu’on lui accordait pour sa table et son entretien, il s’était révolté contre son frère : cette imputation est ridicule ; car, s’il eût manqué de quelque chose, sa mère le lui aurait elle-même fourni. D’ailleurs, quelle preuve plus grande peut-on avoir de ses richesses que ces nombreuses troupes étrangères qu’il entretenait, au rapport de Xénophon[5] et qu’il soudoyait en différents lieux par l’entremise de ses amis et de ses hôtes ? Afin de cacher ses préparatifs, il avait soin de ne pas laisser toutes ses troupes ensemble : il avait dans plusieurs endroits des personnes sûres, qui, sous divers prétextes, levaient pour lui des soldats étrangers ; et Parysatis, qui demeurait auprès d’Artaxerxès, éloignait tous les soupçons qu’il pouvait concevoir contre son frère, pendant que Cyrus lui-même écrivait au roi avec beaucoup de soumission, soit pour demander quelque grâce, ou pour incriminer Tisapherne, et faire croire à Artaxerxès que sa haine et sa jalousie n’avaient pour objet que ce satrape. Du reste, il y avait dans le caractère du roi une pesanteur et une paresse naturelles, que la plupart prenaient pour une marque de douceur et d’humanité. À la vérité il voulut, au commencement de son règne, imiter le premier Artaxerxès, dont il portait le nom : doux et affable à ceux qui l’approchaient, il était magnifique dans les récompenses qu’il accordait au mérite ; modéré dans les punitions qu’il infligeait, il en retranchait toujours l’outrage et l’insulte : il acceptait les présents qui lui étaient offerts avec une joie égale à celle de ceux qui les lui faisaient, et même de ceux qui en recevaient de lui ; et il accompagnait ses dons de manières si gracieuses, que son humanité et sa bienfaisance perçaient à travers. La moindre chose qu’on lui présentait était reçue par lui avec plaisir ; et, Romisès lui ayant offert un jour une grenade d’une prodigieuse grosseur : « Par Mithrès ! s’écria-t-il, si on confiait une petite ville à cet homme, il serait capable de la rendre très-grande. »

Un jour, qu’il voyageait et que tous s’empressaient de lui offrir quelque chose, un pauvre ouvrier, qui n’avait pour sa part rien à donner, courut à la rivière, et, puisant de l’eau dans ses deux mains, vint en toute hâte la lui offrir. Charmé du bon vouloir de cet homme, Artaxerxès lui envoya une coupe d’or et mille dariques. Euclidas le Lacédémonien ayant un jour tenu contre lui des discours remplis d’insolence, il lui fit dire par un de ses officiers : « Tu peux à ton aise parler contre le roi ; et le roi peut non-seulement dire, mais encore faire ce qui lui plaît. » À une chasse, Tiribaze lui fit remarquer que sa robe était déchirée : « Que veux-tu que j’y fasse, dit Artaxerxès ? — Que tu en prennes une autre, répondit Tiribaze, et que tu me fasses présent de celle-ci. — J’y consens, reprit le roi ; mais je te défends de la porter. » Tiribaze ne tint aucun compte de cette défense ; non qu’il fût méchant, mais il était léger et étourdi : à l’instant même il revêtit la robe du roi, y ajoutant encore des ornements que les reines seules avaient le droit de porter. Tous s’indignèrent de ce mépris des lois : Artaxerxès seul ne fit qu’en rire. « Je te donne, comme à une femme, ces ornements d’or à porter, dit-il à Tiribaze, et comme à un insensé cette robe. »

C’était une coutume observée en Perse que personne ne mangeait à la table du roi, excepté sa mère et sa femme ; sa mère assise au-dessus de lui, et sa femme au-dessous. Artaxerxès voulut que ses deux plus jeunes frères, Ostanès et Oxathrès, y eussent aussi leur place. Ce qui plut aux Perses plus que toute autre chose, ce fut de voir Statira, femme d’Artaxerxès, se faire porter dans une litière ouverte et sans rideaux, et permettre aux femmes de ses sujets d’approcher d’elle et de la saluer : ce qui la fit tendrement aimer du peuple.

Toutefois, les esprits inquiets, remuants et amoureux des nouveautés, prétendaient que l’état des affaires exigeait la main de Cyrus, homme magnifique, libéral, qui aimait la guerre, et qui comblait de biens ses amis : la grandeur de l’empire avait besoin, disaient-ils, d’un roi courageux, et dont l’ambition vînt en soutenir l’éclat. Se confiant dans les dispositions de ceux qui vivaient à la cour, plus encore peut-être qu’aux discours qu’on tenait autour de lui, Cyrus se prépara à la guerre. Il commença par écrire aux Lacédémoniens, les priant de le secourir et de lui envoyer des hommes, promettant des chevaux aux hommes de pied, aux cavaliers des chars attelés, des villages à ceux qui n’auraient que des terres, et des villes enfin à ceux qui n’auraient que des villages ; ajoutant que ceux qui serviraient dans son armée recevraient leur solde non par compte, mais outre mesure. Il parlait de lui-même avec avantage, se vantant d’avoir un cœur plus grand et plus noble que celui de son frère, d’être plus grand philosophe, plus habile dans la magie, buvant plus de vin, et le supportant mieux. « La timidité et la mollesse de mon frère sont telles, disait-il, qu’à la chasse il n’ose se tenir à cheval, ni à la guerre sur un char. » Les Lacédémoniens écrivirent à Cléarque d’obéir en tout à Cyrus.

Cyrus partit donc de Sardes, et s’avança vers les hautes provinces de l’Asie, pour faire la guerre à son frère : il était à la tête d’une armée considérable de Barbares, et de treize mille mercenaires grecs environ. Chaque jour il trouvait quelque nouveau prétexte pour qu’Artaxerxès agréât la levée de tant de troupes ; mais son véritable dessein ne demeura pas longtemps caché : Tisapherne s’en douta ; et il partit de Milet pour aller prévenir le roi. À cette nouvelle, la cour fut en émoi : on fit tomber sur Parysatis toute la haine de cette guerre ; et ses amis furent soupçonnés d’intelligences avec Cyrus. Les reproches de Statira, que désespérait cette guerre, étaient plus sensibles à Parysatis que tout le reste. Sans cesse Statira lui disait ; « Que sont devenues ces paroles si souvent données par toi pour ton fils ? Et ces prières qui l’ont arraché à la mort quand il conspirait contre son frère, que sont-elles devenues ? C’est ton aveugle tendresse qui a allumé cette guerre, et attiré sur nous tous ces maux. » Parysatis, naturellement vindicative et violente, et dont le ressentiment était long à s’éteindre, conçut contre Statira une si implacable haine, qu’elle résolut de la faire mourir. Dinon prétend que ce fut pendant la guerre qu’elle mit son dessein à exécution : Ctésias, au contraire, dit que ce fut après ; et il n’est pas croyable que ce dernier ait ignoré l’époque, lui qui fut témoin de tout ce qui se passait, et qui n’avait aucun motif de changer les temps, ni de conter le fait autrement qu’il n’était arrivé ; quoique pourtant il s’éloigne souvent du vrai, pour se jeter dans des fables et des récits tragiques. Aussi ne rapporterons-nous cet événement qu’au temps où il l’a placé.

Cyrus s’avançait à grandes journées, quand il reçut différents avis de la résolution qu’avait prise le roi de tarder à combattre, et de ne se pas hâter d’en venir aux mains avec lui, mais d’attendre au fond de la Perse que les troupes qu’il rassemblait de tous côtés fussent réunies : en conséquence il avait tiré dans la plaine une tranchée large de dix brasses sur autant de profondeur, et qui s’étendait l’espace de quatre cents stades[6] Artaxerxès négligea d’en disputer le passage à Cyrus, et le laissa s’approcher de Babylone. Tiribaze osa le premier lui représenter qu’il ne devait pas fuir le combat et abandonner la Médie, Babylone, Suse même, pour se cacher au fond de la Perse, quand son armée était plusieurs fois aussi nombreuse que celle de son ennemi, et ses dix mille satrapes et capitaines supérieurs à Cyrus et pour l’action et pour le conseil. Alors Artaxerxès résolut de ne plus différer de combattre. Il fit une telle diligence, qu’il parut tout à coup en face des ennemis avec une armée de neuf cent mille hommes, tous bien équipés. À sa vue, les troupes de Cyrus furent saisies d’étonnement et de trouble, elles qui, se confiant en leur courage et méprisant les ennemis, marchaient en désordre et sans être sous les armes. Cyrus ne put les ranger en bataille qu’avec peine, et non sans confusion et sans tumulte. Les troupes du roi s’avancèrent lentement et en silence. Les Grecs s’étonnèrent de ce bel ordre dans une si grande multitude : ils s’attendaient à des cris confus, à un grand désordre, et à voir les rangs se séparer et se rompre par l’effet du trouble général. Artaxerxès couvrit le front de sa phalange de ses meilleurs chars armés de faux, et les opposa aux Grecs, afin que l’impétuosité de leur course enfonçât les bataillons ennemis avant qu’ils pussent joindre les siens.

Plusieurs historiens ont raconté cette bataille ; mais Xénophon, entre autres, la décrit si vivement, qu’on croit y assister et non la lire, et qu’il passionne ses lecteurs comme s’ils étaient au milieu du péril, tant il la rend avec vérité et énergie. Ce serait manquer de sens de vouloir la raconter après lui : je me bornerai donc à rapporter quelques particularités qu’il a omises, et qui sont dignes d’être rappelées.

Le lieu où se livra cette bataille se nomme Cunaxa, distant de vingt-cinq stades[7] de Babylone. Avant que la bataille commençât, Cléarque exhorta Cyrus à ne pas s’engager dans la mêlée, et à se tenir derrière les Macédoniens[8]. « Que me conseilles-tu, Cléarque ? répondit Cyrus ; lorsque j’aspire au trône, tu veux que je me montre indigne d’être roi ! » Sans doute Cyrus fit une grande faute en se jetant témérairement et sans précaution au milieu du péril : celle de Cléarque ne fut pas moindre, si toutefois elle ne fut pas plus grave, d’avoir refusé d’opposer ses Grecs à Artaxerxès, et d’avoir appuyé son aile droite sur la rivière, de peur que les ennemis ne l’enveloppassent. S’il ne se proposait d’autre but que la sûreté de ses troupes, et si tous ses soins tendaient à ce qu’elles n’éprouvassent aucun échec, il eût beaucoup mieux fait de rester en Grèce. Mais, après avoir fait en armes tant de milliers de stades, depuis la mer jusqu’à Babylone, sans que personne l’y obligeât, dans la seule vue de mettre Cyrus sur le trône, choisir pour se ranger en bataille un poste d’où il ne pouvait sauver le chef qui le soudoyait, et chercher à combattre lui-même à son aise et en sûreté, c’était sacrifier l’intérêt général au danger présent, et oublier le but de l’entreprise. Aucun des bataillons qui entouraient le roi n’eût soutenu le choc des Grecs ; et, une fois les ennemis renversés, et le roi tué ou mis en fuite, Cyrus était vainqueur et bientôt après roi : l’événement même le prouve. On doit donc plutôt attribuer à Cléarque, par sa trop grande précaution, la ruine et la mort de Cyrus, qu’à Cyrus lui-même ; car, si le roi eût été maître de placer les Grecs dans un poste où ils pussent lui faire moins de mal, eût-il pu en choisir un meilleur que celui qui était le moins à portée de lui et des troupes qu’il commandait, et d’où les Grecs ne s’aperçussent ni de la défaite d’Artaxerxès, ni de la mort de Cyrus, lequel fut tué avant qu’il pût se prévaloir de la victoire de Cléarque ? Il est certain que Cyrus avait prévu ce qui serait le plus expédient, quand il commanda à Cléarque de se placer, avec ses soldats, au centre de la bataille ; et Cléarque, après avoir répondu qu’il ferait de son mieux, ruina et perdit tout. Après avoir battu les Barbares à leur gré, les Grecs les poursuivirent fort loin. Cyrus, monté sur un cheval ardent et farouche, nommé Pasacas, au rapport de Ctésias, et dont la bouche était mauvaise, fut rencontré par Artagersès, général des Cadusiens[9] qui piqua droit à lui dès qu’il l’aperçut, en criant avec force : « O le plus injuste et le plus insensé des hommes ! toi qui déshonores le plus grand nom qu’il y ait parmi les Perses, celui de Cyrus, dans quel funeste voyage as-tu engagé ces Grecs maudits, séduits par l’espoir de piller les biens des Perses et de tuer le roi, ton seigneur et ton frère, qui commande à un million de serviteurs plus vaillants que toi, comme tu vas le voir bientôt ; car, avant d’avoir vu le roi en face tu perdras la tête ? » En finissant ces mots, il lança sa javeline ; mais la bonté de la cuirasse de Cyrus l’arrêta : Cyrus ne fut point blessé, seulement il chancela par la violence du coup. Aussitôt Artagersès tourna son cheval et Cyrus lui lança son dard, qui l’atteignit au cou qu’il perça au-dessus de la clavicule. La plupart des historiens conviennent qu’Artagersès fut tué de la main de Cyrus. Quant à la mort de Cyrus, comme Xénophon en parle peu, parce qu’il ne fut pas présent au lieu où Cyrus fut tué, rien n’empêche que nous ne rapportions ici les récits qu’en ont faits Dinon et Ctésias.

Dinon raconte que Cyrus, après avoir vu tomber Artagersès, poussa son cheval avec violence contre le bataillon qui couvrait le roi, et blessa le cheval d’Artaxerxès. Artexerxès étant tombé, Tiribaze le fit promptement monter sur un autre cheval, en disant : « Souviens-toi de cette journée, seigneur ; car elle est digne de mémoire. » Cyrus poussa au roi une seconde fois, et le blessa ; comme il revenait encore à la charge, Artaxerxès, indigné de cette troisième attaque, dit à ceux qui l’entouraient : « Mieux vaut mourir ! » Et il piqua son cheval contre Cyrus, qui, tête baissée et sans précaution aucune, se jetait au milieu d’une grêle de traits qui pleuvaient sur lui de toutes parts. La javeline du roi l’atteignit ; et tous ceux qui l’environnaient tirèrent à la fois sur lui. Les uns disent que Cyrus mourut du coup que lui porta le roi ; les autres prétendent qu’il fut tué par un soldat carien auquel le roi permit, pour récompense de cet exploit, de porter, à la tête de l’armée, dans tous les combats, un coq d’or au bout d’une pique ; car les Perses donnent aux Cariens le nom de Coqs, à cause des crêtes qui surmontent leurs casques.

J’abrégerai le récit de Ctésias, qui est fort étendu. Après avoir tué Artagersès, Cyrus, dit-il, marcha droit au roi qui s’avançait lui-même, et tous deux en silence. Ariéus, l’ami de Cyrus, porta au roi le premier coup, sans le blesser ; Artaxerxès lança sa javeline : elle n’atteignit point Cyrus, mais elle frappa Tisapherne[10], homme d’un grand courage et ami fidèle de Cyrus, et le tua. La javeline de Cyrus perça la cuirasse de son frère ; le trait pénétra de deux doigts dans la poitrine, et le roi tomba de cheval. Les troupes effrayées prirent la fuite. Artaxerxès se relève, quitte le champ de bataille ; et, suivi d’un petit nombre de ses gens, parmi lesquels Ctésias, il gagne un monticule, où il se tint en repos. Environné d’ennemis, Cyrus fut emporté fort loin par la fougue de son cheval ; la nuit empêcha qu’il ne fût reconnu des ennemis ; et ses gens le cherchèrent avec inquiétude. D’un naturel impétueux et plein d’audace, et animé encore par sa victoire, il courait à travers les bataillons du roi en criant : « Ouvrez-vous, malheureux » À ces mots, qu’il répétait sans cesse en langue persique, la plupart s’ouvrirent devant lui avec respect ; mais, la tiare qu’il portait sur la tête étant tombée, un jeune Perse, nommé Mithridate, que le hasard fit passer près de lui, le frappa à la tempe au-dessus de l’œil. Cyrus perdit tant de sang par cette blessure, qu’il fut saisi de vertige, et tomba évanoui. Son cheval s’échappa, et erra longtemps dans la plaine : la housse ensanglantée qui le couvrait tomba, et un esclave de celui qui l’avait blessé la ramassa. Cyrus étant revenu à grand’peine de son évanouissement, quelques eunuques, qui étaient restés auprès de lui en petit nombre, tâchèrent de le mettre sur un autre cheval, afin de le sauver ; mais ses forces ne lui permirent pas de s’y tenir, et il essaya d’aller à pied, soutenu par ses eunuques, qui l’aidaient à marcher. Le coup qu’il avait reçu lui avait tellement étourdi la tête, qu’il ne pouvait se soutenir et trébuchait à chaque pas. Il croyait pourtant avoir remporté la victoire, en entendant les fuyards appeler Cyrus leur roi, et lui demander grâce. Quelques Cauniens[11], gens pauvres et misérables, qui suivaient l’armée du roi pour y rendre les services les plus abjects, vinrent dans ce moment, comme des amis, se mêler parmi les eunuques de Cyrus ; mais, ayant reconnu, non sans peine, à leurs cottes d’armes couleur de pourpre, qu’ils étaient des ennemis, car les troupes du roi en avaient de blanches, un d’entre eux porta par derrière un coup de javeline à Cyrus, sans le reconnaître, et lui coupa le nerf du jarret. Cyrus tombe : dans sa chute, sa tempe blessée donne contre une pierre, et il expire à l’instant même. Tel est le récit de Ctésias, qu’on peut comparer à un poignard émoussé dont il tue Cyrus à grand-peine.

Cyrus venait d’expirer, quand Artasyras, qu’on appelait l’œil du roi[12], passa à cheval près du lieu où il gisait, et reconnut les eunuques qui fondaient en larmes. Il s’adresse à celui qu’il savait être le plus attaché à son maître : « Quel est cet homme que tu pleures, assis près de son corps, Pariscas ? dit-il. — Artasyras, répondit l’eunuque, ne vois-tu donc pas que c’est Cyrus ? » Artasyras, surpris, console l’eunuque, et lui recommande de garder le corps de Cyrus avec soin ; puis, courant à toute bride vers Artaxerxès, qu’il trouve sans espérance, accablé de faiblesse par la soif et par les souffrances que lui faisait endurer sa blessure, il lui annonce avec joie qu’il vient de voir Cyrus mort. Le roi voulut d’abord aller s’en assurer lui-même, et commanda à Artasyras de le mener sur le lieu ; mais le bruit qui courait que les Grecs, partout vainqueurs, poursuivaient les fuyards et les massacraient, avait rempli les esprits d’une telle crainte, qu’il y renonça, préférant y envoyer plusieurs personnes : il fit donc partir trente hommes avec des flambeaux, pour s’assurer du fait. L’eunuque Satibarzanès, le voyant près de mourir de soif, courut de tous côtés pour se procurer de l’eau ; car le lieu où s’était retiré le roi n’en avait pas, et le camp était fort éloigné. Le hasard lui fit rencontrer un de ces misérables Cauniens, qui portait dans une méchante outre huit cotyles[13] environ d’une eau mauvaise et corrompue. Satibarzanès s’en empare, et la porte au roi, qui la but tout entière. Quand il eut fini de boire, l’eunuque lui demanda si cette eau ne lui avait pas semblé bien mauvaise. Artaxerxès prit les dieux à témoin qu’il n’avait jamais bu avec autant de plaisir le plus excellent vin, ni l’eau la plus légère et la plus limpide. « Et si je ne puis découvrir celui qui te l’a donné, ajouta-t-il, je supplie les dieux de le rendre heureux et riche. »

À ce moment, les trente hommes qu’il avait fait partir revinrent, pleins de joie, confirmer la nouvelle de son bonheur inespéré ; et, rassuré par la présence d’un grand nombre de gens de guerre, qui s’étaient déjà rassemblés autour de lui, il descendit la colline à la clarté des flambeaux. Arrivé près du corps de Cyrus, il lui fit couper la tête et la main droite, selon la loi des Perses ; puis il commanda qu’on lui apportât la tête, qu’il prit par sa longue et épaisse chevelure, et qu’il montra aux fuyards, qui doutaient encore que Cyrus fût mort. Saisis d’étonnement à cette vue, ils adorent le roi, et se rallient à ses troupes : en sorte qu’il fut bientôt entouré de soixante dix mille hommes, avec lesquels il rentra dans son camp.

Artaxerxès, suivant Ctésias, n’avait à cette bataille que quatre cent mille hommes ; mais Dinon et Xénophon prétendent qu’il y en eut beaucoup plus qui combattirent[14]. Quant au nombre des morts, ceux qui en rendirent compte au roi ne le portèrent, suivant Ctésias, qu’à neuf mille ; mais cet historien, qui les vit sur le champ de bataille, dit qu’ils n’étaient pas moins de vingt mille : ce point est contestable[15]. Ce qu’ajoute Ctésias, qu’il fut lui-même envoyé par Artaxerxès vers les Grecs avec Phayllus[16] de Zacynthe et quelques autres, est un insigne mensonge. Xénophon n’ignorait nullement que Ctésias était attaché à la personne du roi : il fait mention de lui dans son histoire. Il n’est donc pas croyable que, si Artaxerxès eût envoyé Ctésias vers les Grecs pour leur faire de si importantes propositions, Xénophon n’en eût rien dit, et n’eût parlé que de Phayllus. Mais Ctésias, à en juger par son histoire, ne manquait pas d’ambition, et il était du reste fort partial pour les Lacédémoniens, et fort ami de Cléarque : dans ses récits, il se fait figurer avec honneur, et il ménage les occasions pour parler avantageusement de Cléarque et de Lacédémone.

Après la bataille, Artaxerxès envoya de magnifiques présents au fils d’Artagersès, dont le père avait été tué par Cyrus, et récompensa Ctésias et ses autres officiers avec une égale libéralité. Il découvrit le Caunien qui lui avait donné son outre d’eau ; et, de pauvre et d’obscur qu’il était, il le rendit riche et puissant. Il montra beaucoup de modération dans la punition des coupables. Un Mède, nomme Arbacès, avait passé pendant le combat dans l’armée de Cyrus, et après la mort de Cyrus il était revenu dans celle du roi, attribuant sa désertion bien plus à la crainte et à la lâcheté, qu’à la perfidie et à la trahison : Artaxerxès le condamna à se promener pendant une journée sur la place publique, portant une courtisane nue sur ses épaules. Un autre qui, non content d’avoir déserté, s’était vanté encore d’avoir tué deux ennemis, eut, par ordre du roi, la langue percée de trois coups d’alène. Persuadé qu’il avait tué Cyrus, et voulant que tout le monde le crût et le dît, Artaxerxès envoya des présents à Mithridate, qui le premier l’avait blessé, et commanda à ceux qui les lui portèrent de lui dire : « Le roi t’honore de ces présents, parce que tu lui as apporté la housse du cheval de Cyrus, que tu avais trouvée. » Le Carien qui avait fait tomber Cyrus en lui coupant le jarret, ayant demandé un présent, Artaxerxès satisfit à sa requête, et lui fit dire : « Le roi te donne ce présent, parce que, le second, tu lui as annoncé la bonne nouvelle ; car Artasyras lui a le premier appris la mort de Cyrus, et toi ensuite. »

Mithridate se retira fort affligé, mais sans se plaindre ; quant au malheureux Carien, victime de sa sottise, il se laissa aller à une passion trop ordinaire aux hommes. Corrompu sans doute par sa nouvelle fortune, il se persuada qu’il pouvait aspirer à des choses plus élevées et au-dessus de son état, et ne voulut pas recevoir les présents du roi comme une récompense de la bonne nouvelle qu’il lui avait apportée : il protesta hautement, dans un accès de colère, que nul autre que lui n’avait tué Cyrus, et qu’on lui en enlevait injustement la gloire. Irrité de ses plaintes, le roi ordonna qu’on lui tranchât la tête ; mais la reine Parysatis, qui était présente, lui dit : « Seigneur, ne punis pas de la sorte ce misérable Carien ; laisse-moi tirer vengeance de l’action dont il a l’audace de se vanter. » Le roi le lui abandonna : elle le fit alors saisir par les bourreaux, et leur ordonna de le torturer pendant dix jours, ensuite de lui arracher les yeux et de lui verser de l’airain fondu dans les oreilles, jusqu’à ce qu’il expirât dans ce supplice horrible.

Peu de temps après, Mithridate se perdit également par son imprudence. Invité à un festin où se trouvaient les eunuques du roi et ceux de Parysatis sa mère, il s’y rendit paré de la robe et des joyaux dont lui avait fait présent Artaxerxès. À la fin du repas, quand on se fut mis à boire, le plus considérable des eunuques de Parysatis dit à Mithridate : « Quelle belle robe le roi t’a donnée, Mithridate ! quels bracelets ! quels colliers ! quel riche cimeterre ! Il n’est personne qui ne t’admire, et n’envie ton bonheur. » Déjà échauffé par le vin, Mithridate répondit : « Eh ! qu’est-ce que cela, mon cher Sparamixès ? à la bataille, je me montrerai digne de plus grandes et de plus belles récompenses. » L’eunuque reprit en souriant : « Je suis loin de te porter envie, Mithridate ; mais, puisque la vérité est dans le vin, selon le proverbe des Grecs, quel grand exploit est-ce donc, mon ami, d’avoir ramassé la housse d’un cheval, et de l’avoir portée au roi ? » Quoiqu’il parlât ainsi, l’eunuque n’ignorait pas la vérité ; mais il voulait que Mithridate s’ouvrit devant témoins : il provoquait la légèreté d’un homme que le vin avait rendu indiscret, et qui n’était plus maître de sa langue. « Vous pouvez parler à votre aise de housses de cheval et de sottises semblables, reprit Mithridate ; mais je vous déclare, sans aucun détour, que cette main a tué Cyrus. Je n’ai pas porté, comme Artagersès, un coup en vain : j’ai frappé à la tempe, près de l’œil ; et, perçant la tête d’outre en outre, je l’ai fait tomber à terre, et il est mort du coup. » Prévoyant la funeste fin de Mithridate, tous les convives baissèrent les yeux ; mais celui qui donnait le repas, prenant la parole : « Buvons et faisons bonne chère, Mithridate, dit-il, adorant la fortune du roi, et laissant là ces propos, qui sont au-dessus de notre portée. »

Au sortir de table, l’eunuque alla rapporter à Parysatis les paroles de Mithridate ; et Parysatis en informa le roi, qui ne put voir sans indignation Mithridate démentir sa prétention, et lui enlever ce qu’il y avait de plus glorieux et de plus flatteur pour lui dans la victoire ; car il voulait que les Barbares et les Grecs fussent persuadés que, dans les attaques qui avaient eu lieu, et dans le fort de la mêlée, il avait reçu une blessure de son frère, et qu’à son tour il lui avait porté un coup dont Cyrus était mort : il condamna donc Mithridate à mourir du supplice des auges. Or, voici quel est ce supplice. On prend deux auges d’égale grandeur, qui s’emboîtent l’une sur l’autre : dans l’une de ces auges, on couche le condamné sur le dos, et ensuite on applique la seconde sur celle-ci, de façon que la tête, les mains et les pieds débordent, et que le reste du corps soit bien enfermé. En cet état, on donne à manger au patient : s’il refuse la nourriture, on le contraint de la prendre, en lui enfonçant des alênes dans les yeux ; on lui fait boire du miel détrempé dans du lait, qu’on verse non-seulement dans sa bouche, mais encore sur son visage ; et on lui tient les yeux continuellement tournés vers le soleil, en sorte que son visage est toujours couvert de mouches. Obligé de satisfaire dans cette auge à toutes les nécessités qui sont les suites de la nourriture et de la boisson, la corruption et la pourriture dans lesquelles il est plongé engendrent une prodigieuse quantité de vers, qui rongent son corps et pénètrent jusque dans les viscères. Quand le patient a succombé, on lève l’auge supérieure, et on trouve ses chairs mangées par cette vermine, qui est attachée par essaims à ses entrailles, et qui les ronge encore. Après avoir langui dans ces tourments pendant dix-sept jours, Mithridate mourut enfin à grand’peine au bout de ce temps.

Il restait à Parysatis, pour consommer sa vengeance, à faire périr l’eunuque du roi, Mésabatès, qui avait coupé la tête et la main de Cyrus ; mais, comme il ne donnait aucune prise sur lui, elle tendit un piège au roi. C’était une femme adroite, et qui jouait aux dés parfaitement. Avant la guerre, elle y jouait souvent avec le roi ; la guerre terminée, et rentrée en grâce auprès de lui, elle y jouait de nouveau, et le servait même dans ses amours, dont il ne lui faisait aucun mystère. Elle le quittait rarement, laissant à peine à Statira le temps de le voir, et de s’entretenir avec lui ; car, outre qu’elle lui portait une implacable haine, elle voulait encore s’assurer le principal crédit auprès d’Artaxerxès. Un jour donc, voyant le roi sans affaires et disposé à s’amuser, elle lui proposa de jouer ensemble mille dariques. Il accepta : à dessein elle se laisse perdre et paie ; puis, feignant d’être chagrine et piquée de sa perte, elle demande sa revanche, et propose de jouer un eunuque. Le roi y consentit ; et ils convinrent que chacun d’eux excepterait cinq de ses plus fidèles eunuques ; que le gagnant aurait le droit d’en choisir un sur tous les autres, et que celui qui aurait perdu serait tenu de le livrer. Ils jouèrent à cette condition. La reine mit au jeu toute l’application et toute l’adresse dont elle fut capable ; et, favorisée d’ailleurs par les dés, elle gagna la partie, et choisit Mésabatès, qui n’était pas du nombre de ceux qui avaient été exceptés. À peine fut-il en sa puissance, et avant même qu’Artaxerxès soupçonnât son dessein, elle le livra aux exécuteurs, en leur ordonnant de l’écorcher vif, et ensuite d’étendre son corps en travers sur trois croix, et sa peau sur des pieux. Artaxerxès, quand il apprit cette barbare exécution, en fut fort affligé, et manifesta toute l’indignation qu’il en éprouvait ; mais Parysatis ne fit qu’en rire, et dit en plaisantant : « Tu as bonne grâce, en vérité, de te fâcher de la sorte pour un méchant eunuque décrépit ; tandis que moi, qui ai perdu mille dariques, je prends patience et me tais. » Quoique piqué de la supercherie de sa mère, Artaxerxès ne donna pourtant aucune suite à son ressentiment ; mais Statira, irritée des cruautés de Parysatis, et qui d’ailleurs lui était opposée en tout, se plaignit hautement de ce que, pour venger la mort de Cyrus, elle faisait périr, avec autant d’injustice que de cruauté, les plus fidèles serviteurs du roi.

Quand Tisapherne eut trompé Cléarque et les autres capitaines grecs, au mépris de la foi jurée, et qu’il les eut fait arrêter et conduire au roi chargés de fers, Ctésias dit que Cléarque le pria de lui procurer un peigne ; que, l’ayant obtenu, il se peigna avec tant de plaisir, qu’il lui donna, en récompense, son cachet, afin que, si jamais il allait à Lacédémone, ce cachet lui servît, auprès de sa famille et de ses amis, de signe et de gage de l’amitié qu’il avait eue pour lui : une danse des Caryatides[17] était gravée sur ce cachet. Ctésias rapporte aussi que les autres soldats qui étaient prisonniers avec Cléarque s’emparaient des vivres qu’on lui envoyait et ne lui en laissaient qu’une très-petite portion, et que lui-même il remédia à cet abus, en obtenant qu’on en donnât à Cléarque une plus grande quantité, et que les autres Grecs fussent servis séparément : il ajoute qu’il fit cela du consentement et du gré de Parysatis ; et que, comme il y avait chaque jour dans les provisions qu’on portait à Cléarque un jambon, Cléarque lui insinua de cacher dedans un petit poignard, afin que sa vie ne fût pas à la discrétion du roi ; mais que, craignant le ressentiment d’Artaxerxès, il refusa de le faire. Il dit encore que Parysatis avait prié son fils de laisser la vie à Cléarque, et que le roi le lui avait promis avec serment ; mais qu’ensuite, à la persuasion de Statira, il fit mourir tous les prisonniers, excepté Ménon ; et que depuis lors Parysatis s’occupa des moyens de faire périr Statira par le poison. Ce récit de Ctésias est invraisemblable ; et il allègue une raison absurde. Car, quelle apparence que, par amour pour Cléarque, Parysatis eût tenté la périlleuse et cruelle entreprise d’empoisonner la femme légitime du roi, dont il avait des enfants destinés au trône ? Il est évident que l’historien invente à plaisir cette partie de son récit, comme une fable de tragédie, pour honorer la mémoire de Cléarque. Il raconte, en outre, qu’après leur mort, les corps des officiers furent déchirés par les chiens et les oiseaux de proie ; mais qu’un tourbillon de vent s’éleva tout à coup, et amoncela sur celui de Cléarque une grande quantité de sable : ce sable lui fit comme un tombeau, autour duquel crurent quelques palmiers, qui bientôt formèrent en ce lieu un bois agréable et touffu ; ce qui fit vivement repentir le roi d’avoir fait mourir un homme chéri des dieux.

Parysatis n’eut donc d’autre motif d’empoisonner Statira que la haine et la jalousie qu’elle avait conçues depuis longtemps contre elle, parce qu’elle voyait que son crédit auprès du roi ne venait que du respect filial qu’il conservait encore pour elle, tandis que celui de Statira, procédant de l’amour et de la confiance de son mari, était mieux fondé et inébranlable. Voilà ce qui lui fit exécuter un si hasardeux dessein, sentant qu’il y allait de tout pour elle à se défaire de sa rivale.

Elle avait à son service une femme nommée Gigis, en qui elle avait une entière confiance, et qui pouvait tout sur elle : cette femme fut, au rapport de Dinon, l’instrument de son crime ; mais, suivant Ctésias, Gigis fut seulement dans le secret, et malgré elle. Celui qui donna le poison, Ctésias le nomme Bélitaras ; il est appelé Mélantas par Dinon. Les deux reines s’étaient réconciliées en apparence, et semblaient avoir oublié leurs querelles et leurs soupçons : elles se visitaient, et mangeaient ensemble ; mais, étant mutuellement dans la crainte, elles se tenaient sur leurs gardes, et ne mangeaient que des mêmes mets et des mêmes morceaux. Il y a en Perse un petit oiseau qui n’a nuls excréments, et dont les intestins sont remplis de graisse, ce qui fait croire qu’il ne se nourrit que de vent et de rosée : on l’appelle rhyntacès. Ctésias dit que Parysatis prit un de ces oiseaux, qu’elle coupa par le milieu avec un couteau frotté de poison d’un côté ; qu’elle mangea le côté sain, et donna celui qui était empoisonné à Statira. Suivant Dinon, ce fut non Parysatis, mais Mélantas, qui coupa les viandes et mit devant Statira celles que le poison avait infectées. Les douleurs aiguës et les convulsions violentes qui accompagnèrent la mort de Statira ne lui laissèrent nul doute sur la cause de son mal, et donnèrent au roi des soupçons contre sa mère, dont il connaissait le caractère cruel et vindicatif. Pour s’en assurer, il fit arrêter et torturer tous les officiers et les domestiques de sa mère. Longtemps Parysatis retint Gigis renfermée dans son appartement, sans vouloir jamais la livrer au roi. Mais, cette femme ayant prié Parysatis de la laisser aller nuitamment dans sa maison, Artaxerxès en fut averti, et plaça des gardes sur son chemin. Ils l’enlevèrent, et elle fut condamnée au supplice dont les lois des Perses punissent les empoisonneurs : on leur met la tête sur une large pierre, et avec une autre pierre on frappe, jusqu’à ce que la tête soit écrasée et le visage aplati. Gigis subit donc ce supplice. Quant à Parysatis, le roi ne lui dit ni ne lui fit d’autre mal, sinon qu’il la relégua à Babylone, lieu qu’elle avait choisi elle-même pour son exil : il jura que, tant qu’elle y serait, il ne verrait jamais cette ville. Telle était la situation des affaires domestiques d’Artaxerxès.

Le roi n’avait pas moins désiré d’avoir en sa puissance les troupes grecques qui avaient combattu pour Cyrus, que de vaincre Cyrus lui-même et de conserver son royaume ; mais il n’y put parvenir : après avoir perdu Cyrus, leur général et les autres chefs qui les commandaient, les Grecs se sauvèrent, pour ainsi dire, du fond de son palais, après avoir, par leur propre expérience, démontré à la Grèce entière que toute la grandeur des Perses et de leur roi consistait en or, en luxe et en femmes, et que tout le reste n’était que faste et ostentation. Aussi la Grèce en conçut autant de confiance en ses propres forces que de mépris pour les Barbares : les Lacédémoniens, en particulier, sentirent qu’ils ne pourraient sans honte laisser plus longtemps les Grecs d’Asie dans la servitude des Perses, et qu’ils devaient, sans plus tarder, mettre fin aux outrages dont on les accablait. Ils avaient déjà porté la guerre en Asie, d’abord sous la conduite de Thimbron, ensuite sous celle de Dercyllidas ; mais, ces deux généraux n’ayant rien fait de mémorable, ils remirent la conduite de cette guerre aux mains d’Agésilas, leur roi. Agésilas se rendit par mer en Asie, où il s’acquit, par ses premiers exploits, une grande renommée : il vainquit Tisapherne en bataille rangée ; et cette victoire entraîna la défection d’un grand nombre de villes[18].

Instruit par ces revers, Artaxerxès imagina un nouveau plan d’attaque contre les Spartiates : il envoya en Grèce Hermocratès le Rhodien, avec des sommes considérables, pour corrompre ceux qui avaient le plus de crédit dans les villes, et soulever tous les autres peuples contre Lacédémone. Hermocratès s’acquitta fort bien de sa commission : les villes les plus puissantes se liguèrent contre les Spartiates, et le Péloponnèse fut ébranlé. Alors les magistrats de Lacédémone rappelèrent Agésilas d’Asie : en partant, il dit à ses amis que le roi le chassait d’Asie avec trente mille archers ; parce que la monnaie des Perses porte un archer pour empreinte. Artaxerxès enleva de même aux Lacédémoniens l’empire de la mer, par le moyen de Conon, général des Athéniens, qui joignit sa flotte à celle de Pharnabaze ; car, depuis la défaite d’Égos-Potamos, Conon s’était tenu dans l’île de Cypre, moins pour sa sûreté que pour attendre quelque changement dans les affaires, comme on attend pour s’embarquer le retour de la marée. Sentant que les projets qu’il avait formés demandaient une grande puissance, et qu’il manquait à celle du roi un homme capable de la diriger, il lui écrivit pour lui communiquer ses vues, et chargea son envoyé de faire remettre sa lettre au roi par Zénon de Crète, le danseur, ou par Polycritus de Mendès, le médecin, ou, en leur absence, par le médecin Ctésias. Ce fut à Ctésias que la lettre fut donnée ; et l’on prétend qu’il ajouta à son contenu, que Conon priait le roi de l’envoyer lui-même auprès de lui, comme étant celui qui pouvait lui être le plus utile dans les affaires de la marine. Mais Ctésias dit qu’Artaxerxès lui confia cette commission de son propre mouvement.

La bataille navale gagnée auprès de Cnide par les flottes réunies de Conon et de Pharnabaze ayant attiré toutes les villes de la Grèce au parti d’Artaxerxès, il donna aux Grecs cette paix célèbre dont il dicta les conditions, et qui fut appelée la paix d’Antalcidas[19]. Antalcidas était un Spartiate, fils de Léon ; il avait tant à cœur les intérêts du roi, qu’il lui fit céder par les Lacédémoniens toutes les villes grecques d’Asie, avec les îles qui en faisaient partie, et tous les tributs qu’on en retirait. Telles furent les conditions de cette paix, si toutefois on peut appeler de ce nom un traité perfide, qui fut l’opprobre de la Grèce, et dont le résultat fut plus ignominieux que ne l’aurait été la plus funeste guerre. Voilà pourquoi Artaxerxès, qui jusque-là avait eu en horreur les Spartiates, qu’il regardait, selon le rapport de Dinon, comme les plus impudents des hommes, donna à Antalcidas, quand il fut à sa cour, des témoignages d’une amitié singulière. Un jour, étant à table, il prit une couronne de fleurs, la trempa dans une essence de grand prix, et l’envoya à Antalcidas, faveur qui surprit fort tous les convives. À la vérité, Antalcidas était digne de vivre dans les délices des Perses, et de recevoir une telle couronne, lui qui, dans une danse, avait contrefait publiquement Léonidas et Callicratidas[20]. À cette occasion, quelqu’un dit à Agésilas : « Que la Grèce est malheureuse de voir les Lacédémoniens persiser ! — Dis plutôt que ce sont les Perses qui laconisent, » répondit Agésilas. La fierté de cette réponse n’effaça point pourtant la honte de cette action ; car, bientôt après, la défaite de Leuctres enleva aux Spartiates la prééminence qu’ils avaient eue jusqu’alors sur la Grèce, de même que la paix avait éclipsé leur gloire. Tant que Sparte tint le premier rang dans la Grèce, Artaxerxès donna à Antalcidas le nom d’hôte et d’ami ; mais, quand la déroute de Leuctres eut réduit les Spartiates à une extrême faiblesse ; quand le besoin d’argent les eut obligés d’envoyer Agésilas en Égypte, et qu’Antalcidas revint auprès de lui pour le prier de secourir les Lacédémoniens, il n’eut aucun égard à sa demande, et lui témoigna même un tel mépris, qu’Antalcidas, chassé de sa cour, retourna honteusement à Sparte, où, devenu le jouet de ses ennemis, et redoutant l’indignation des éphores, il se laissa mourir de faim.

Isménias le Thébain, et Pélopidas, lequel avait déjà gagné la bataille de Leuctres[21] allèrent aussi à la cour d’Artaxerxès. Pélopidas n’y fit rien de bas ni de honteux ; mais Isménias, à qui l’on ordonna d’adorer le roi, ayant laissé tomber son anneau à ses pieds, et s’étant baissé pour le ramasser, parut dans la posture d’un homme qui adore. Timagoras l’Athénien, qui était aussi à cette cour, écrivit un jour au roi pour lui donner quelque avis secret : il lui fit passer sa lettre par un secrétaire nomme Béluris ; et Artaxerxès, par reconnaissance, lui envoya mille dariques. Timagoras étant indisposé, le roi lui envoya en outre quatre-vingts vaches, qui le suivirent partout, et dont il prenait le lait ; un lit, des couvertures, et des valets de chambre pour faire ce lit, parce que les Grecs s’y entendaient mal ; enfin, des esclaves pour porter sa litière jusqu’à la mer, à cause de son état de souffrance. Tant que Timagoras fut à la cour, Artaxerxès lui entretint une table bien servie ; et un jour, Ostanès, frère du roi, lui dit : « Timagoras, souviens-toi de cette table ; car ce n’est pas pour rien qu’elle est si splendidement servie. » Voulant, par ces mots, moins exciter sa reconnaissance, que lui reprocher sa trahison. Timagoras fut condamné à mort par les Athéniens pour avoir reçu de l’argent du roi.

Artaxerxès fit une chose qui consola les Grecs de tous les déplaisirs qu’il leur avait causés : il fit mourir Tisapherne, leur ennemi déclaré, et le plus implacable qu’ils eussent. Parysatis ne contribua pas peu à sa mort, en aggravant encore les charges qui pesaient sur lui. Car le roi n’avait pas conservé longtemps son ressentiment contre sa mère : il s’était réconcilié avec elle, et l’avait rappelée à sa cour, parce qu’il reconnaissait en elle un grand sens et un esprit capable de gouverner ; d’ailleurs il n’y avait plus de motif pour les empêcher de bien vivre ensemble, et pour raviver leurs soupçons et leurs chagrins. Dès ce moment, elle chercha à lui complaire en tout, et à ne trouver mauvais rien de ce qu’il faisait. Par cette conduite, elle s’acquit sur l’esprit du roi le plus grand crédit, et obtint de lui tout ce qu’elle voulut. Elle s’aperçut qu’il était passionnément amoureux d’une de ses propres filles, nommée Atossa : il cachait et déguisait cette passion avec soin, à cause de sa mère, quoique quelques auteurs disent qu’il avait déjà eu avec Atossa un commerce secret. Dès que Parysatis eut découvert sa passion, elle témoigna à la jeune fille plus d’amitié que de coutume : sans cesse elle vantait à Artaxerxès sa beauté et l’élévation de son caractère, qui la rendaient digne d’être reine ; et elle finit par lui persuader d’en faire son épouse légitime. « Mets-toi au-dessus des lois et des opinions des Grecs, lui disait-elle : tu as été donné par Dieu aux Perses, pour loi et pour règle de tout ce qui est honnête ou vicieux. » Quelques historiens, entre autres Héraclide de Cumes[22], prétendent qu’Artaxerxès, outre cette première fille, en épousa une seconde nommée Amestris, dont nous parlerons bientôt. Son amour pour Atossa fut si grand après son mariage, que l’espèce de lèpre qui survint à la reine, et qui couvrit tout son corps, ne lui donna aucun éloignement pour elle. Il allait sans cesse dans le temple de Junon, se prosternait jusqu’à terre devant sa statue, et l’implorait pour sa femme. Par son ordre, ses satrapes et ses amis envoyèrent à la déesse une si prodigieuse quantité de présents, que l’espace compris entre le palais et le temple, qui était de seize stades[23] fut couvert d’or, d’argent, d’étoffes de pourpre et de chevaux.

Ayant déclaré la guerre aux Égyptiens, Artaxerxès nomma pour commander l’armée Pharnabaze et Iphicrate ; mais leurs divisions rendirent cette expédition inutile. Depuis il alla en personne contre les Cadusiens, à la tête de trois cent mille hommes de pied et de dix mille chevaux. Il entra dans leur pays, qui est âpre et difficile, toujours couvert de nuages, qui ne produit ni blé ni fruits, et qui ne nourrit ses belliqueux habitants que de poires et de pommes sauvages. La disette l’y surprit, et il se vit exposé aux plus grands périls. On ne trouvait rien à manger, et il était impossible de faire venir des vivres de nulle part : ses soldats ne se nourrissaient que de bêtes de somme, qui devinrent bientôt si rares, qu’on ne se procurait qu’à grand’peine une tête d’âne pour soixante drachmes[24]. La table même du roi vint à manquer ; et il ne restait que peu de chevaux, parce que les autres avaient été mangés.

Dans cette situation fâcheuse, Tiribaze, que son courage avait souvent élevé au plus haut rang, mais que sa légèreté en avait toujours fait descendre, et qui n’avait ni crédit ni considération, sauva le roi et l’armée. Il y avait deux rois des Cadusiens, qui campaient séparément : Tiribaze, après avoir communiqué à Artaxerxès le projet qu’il avait formé, alla trouver l’un d’eux, et envoya son fils en secret vers l’autre. Tous deux trompèrent le roi auprès duquel ils étaient allés, en l’assurant que l’autre avait envoyé à Artaxerxès des ambassadeurs pour traiter de la paix et faire alliance avec lui. « Si tu es sage, disaient-ils à chacun, hâte-toi de prendre les devants, et de traiter avec Artaxerxès : je t’aiderai de tout mon pouvoir. » Ajoutant foi à ces paroles, et persuadés, chacun de son côté, qu’ils se portaient envie l’un à l’autre, les deux rois envoyèrent des députés vers Artaxerxès : les uns partirent avec Tiribaze, les autres avec son fils. La durée de cette négociation commençait à donner à Artaxerxès des soupçons contre Tiribaze, et déjà on le calomniait ; le roi se repentait même de la confiance qu’il lui avait accordée et s’en chagrinait, et les envieux de Tiribaze profitèrent de cette occasion pour l’accuser ouvertement ; mais, sur ces entrefaites, ils arrivèrent, lui de son côté, et son fils de l’autre, suivis chacun de députés cadusiens. Le traité fut conclu, et la paix faite avec les deux rois.

La fortune de Tiribaze devint alors plus brillante que jamais ; et le roi le prit avec lui sans retour. Artaxerxès prouva, dans cette occasion, que la mollesse et la lâcheté ne sont pas, comme beaucoup le pensent, l’effet du luxe et des délices, mais qu’elles naissent plutôt d’un naturel bas et vicieux, qui se laisse entraîner à de fausses opinions. Ni l’or, ni la pourpre, ni les pierreries dont il était couvert, et qui montaient à douze mille talents[25], n’empêchèrent Artaxerxès de supporter le travail et la fatigue comme le dernier des soldats. Il descendait de cheval et marchait le premier dans des chemins montueux et difficiles, chargé de son carquois et de son bouclier. Les soldats, témoins de sa force et de son ardeur, devinrent si agiles eux-mêmes, qu’ils semblaient voler plutôt que marcher ; car on faisait par jour plus de deux cents stades[26]. En arrivant dans une de ses maisons royales, dont les jardins, admirablement ornés, étaient entourés d’une plaine nue où l’on ne découvrait pas un seul arbre, Artaxerxès permit à ses soldats d’abattre les arbres de son parc, sans épargner les cyprès et les pins, afin d’adoucir la rigueur du froid. Voyant qu’ils hésitaient à couper des arbres dont ils admiraient la grandeur et la beauté, il prit lui-même une hache, et abattit le plus grand et le plus beau. Alors les soldats coupèrent du bois à leur aise, allumèrent de grands feux, et passèrent une nuit commode.

Artaxerxès rentra dans sa capitale, après avoir perdu un grand nombre de ses meilleurs soldats et la plupart de ses chevaux. La pensée qu’il conçut que le mauvais succès de cette guerre devait lui avoir attiré le mépris des courtisans, lui rendit suspects les premiers d’entre eux : il en sacrifia plusieurs à la colère, et un plus grand nombre à la crainte ; car cette dernière passion est la plus sanguinaire chez les tyrans, au lieu que le courage rend les hommes doux, humains et inaccessibles au soupçon. Aussi voyons-nous les animaux timides et craintifs plus difficiles à adoucir et à apprivoiser que les animaux courageux, auxquels la force donne de la confiance, ce qui les empêche de fuir les hommes et leurs caresses.

Artaxerxès, déjà avancé en âge, s’aperçut qu’il y avait division entre ses deux fils pour la succession à l’empire, et que cette rivalité partageait ses amis et ses courtisans. Les plus sensés voulaient qu’Artaxerxès laissât le trône à Darius, son fils aîné, comme lui-même avait régné par droit d’aînesse ; mais Ochus, le second de ses fils, d’un naturel vif et emporté, avait aussi un parti nombreux à la cour ; d’ailleurs, il comptait sur le crédit d’Atossa pour gagner son père : il lui faisait une cour assidue, et il se flattait de l’espoir de l’épouser après la mort du roi ; on disait même qu’à l’insu d’Artaxerxès, il avait eu avec elle un commerce secret. Artaxerxès, voulant ôter à Ochus toutes ses espérances, et empêcher qu’en cherchant à imiter l’audace de Cyrus, il ne livrât de nouveau le royaume aux troubles et aux séditions, déclara roi son fils Darius, qui était dans sa vingt-cinquième année[27] et lui permit de porter la tiare droite.

C’est la coutume en Perse que celui qui vient d’être déclaré héritier de la couronne demande une grâce au roi qui l’a choisi ; et celui-ci ne peut la lui refuser, à moins qu’elle ne soit chose impossible. Darius demanda la courtisane Aspasie, que Cyrus avait aimée plus que nulle autre de ses maîtresses, et qui était alors concubine du roi. Elle était née à Phocée en Ionie, de parents libres, et avait reçu une éducation honnête. Un soir elle fut menée au souper de Cyrus, ainsi que plusieurs autres femmes, qui s’assirent auprès de lui et se prêtèrent volontiers à ses jeux et à ses plaisanteries. Aspasie se tint debout et en silence auprès de la table ; et, lorsque Cyrus lui dit d’approcher, elle refusa de le faire. Alors ses officiers voulurent la conduire de force. « Celui qui osera mettre la main sur moi, leur dit-elle, s’en repentira. » Les courtisans la traitèrent de grossière et de farouche ; mais Cyrus, charmé de sa modestie, ne fit qu’en rire, et dit à celui qui avait amené ces femmes : « Tu vois que c’est de toutes la seule qui soit véritablement libre et vertueuse. » Depuis lors Cyrus s’attacha à elle, l’aima plus ardemment que toutes ses autres maîtresses, et lui donna le nom de Sage. Elle fut prise au pillage du camp, après que Cyrus eut été tué dans la bataille. Darius la demanda donc à son père. Artaxerxès en fut fort affligé ; car la jalousie des Barbares pour les objets de leur amour est telle, que c’est un crime capital, non-seulement de toucher une des maîtresses du roi et de lui parler, mais même de passer, dans un chemin, devant les chariots qui les portent. Quoiqu’Artaxerxès eût épousé Atossa par amour et contre les lois de la Perse, il avait en outre trois cent soixante concubines d’une beauté parfaite. Cependant, quand Darius lui demanda Aspasie, il répondit qu’elle était libre, qu’il pouvait la prendre si elle consentait à le suivre, mais qu’il ne voulait pas qu’on lui fît la moindre violence. On fit donc venir Aspasie ; et, contre l’attente du roi, elle préféra Darius. Forcé d’obéir à la loi, Artaxerxès la céda à son fils ; mais bientôt il la lui enleva, et la consacra prêtresse du temple de Diane Anitis, à Ecbatane[28] afin qu’elle y vécût le reste de ses jours dans la chasteté. Il crut par là ne tirer qu’une vengeance modérée de la demande de son fils, et qui ne pourrait lui paraître trop sévère, comptant qu’il la prendrait pour une plaisanterie ; mais Darius ne supporta point cet enlèvement avec modération, soit qu’il aimât passionnément Aspasie, ou qu’il se crût joué et outragé par son père.

Tiribaze, s’apercevant du ressentiment de Darius, et reconnaissant dans l’injure faite à Darius celle qu’il avait reçue lui-même, chercha à l’irriter davantage encore. Voici quel était l’affront dont Tiribaze avait à se plaindre. Artaxerxès avait plusieurs filles ; et il avait promis de marier Apama à Pharnabaze, Rhodogune à Orontès, et Amestris à Tiribaze. Il tint sa parole aux deux premiers ; mais il y manqua à l’égard de Tiribaze : il épousa lui-même Amestris. Il promit toutefois de donner à Tiribaze Atossa, la plus jeune de ses filles ; mais il le trompa de nouveau, car, étant devenu lui-même amoureux d’Atossa, il la prit pour femme, comme nous l’avons dit. Tiribaze en conçut une haine violente contre lui ; non qu’il fût naturellement porté à la révolte, mais il était léger et étourdi : tantôt traité à l’égal des premiers de la cour, tantôt précipité du comble des honneurs et méprisé de tous, il ne savait supporter ni l’une ni l’autre fortune avec sagesse : dans les honneurs, il se rendait odieux par son insolence ; et, dans la disgrâce, incapable qu’il était de s’humilier, il devenait plus hautain et plus intraitable encore.

Tiribaze, par ses rapports fréquents avec le jeune homme, enflamma de plus en plus son ressentiment : sans cesse il lui disait que c’était peu de porter la tiare relevée, quand on ne cherchait aussi à relever sa puissance. « Tu te trompes étrangement, disait-il, si, pendant que ton frère, appuyé du crédit d’une femme, travaille sans relâche à fortifier son parti, et que ton père, dont l’esprit est affaibli, varie continuellement dans ses desseins, tu crois ta succession au trône bien assurée. Celui qui, pour une petite courtisane, a foulé aux pieds une loi jusqu’alors inviolable parmi les Perses, sera-t-il plus fidèle à ses promesses dans des choses plus importantes ? Ce n’est pas une même chose, qu’Ochus ne parvienne pas à la couronne, ou que toi tu en sois dépouillé : il peut vivre heureux dans une condition privée, sans que personne y mette obstacle ; tandis que toi, après avoir été déclaré roi, il faut ou que tu règnes, ou que tu meures. » Alors se vérifia le mot de Sophocle[29] :

La persuasion du mal chemine d’un pas rapide.


Car le chemin est doux et uni, qui conduit les hommes à ce qu’ils désirent ; et la plupart veulent le mal par ignorance ou inexpérience du bien. Outre cela, l’étendue de l’empire, et la crainte que Darius avait de son frère, fournirent à Tiribaze de puissantes raisons ; et la déesse de Cypre n’influa pas peu sur le ressentiment de Darius[30], par l’enlèvement d’Aspasie.

Darius s’abandonna donc entièrement à la conduite de Tiribaze : déjà un grand nombre de conjurés avaient été gagnés par cet homme, lorsqu’un eunuque découvrit au roi la conspiration, et la manière dont elle devait s’exécuter, car il savait que les complices se proposaient d’entrer la nuit dans l’appartement d’Artaxerxès, et de le tuer dans son lit. Le roi pensa que ce serait une imprudence de mépriser un tel danger en négligeant cette dénonciation ; mais il crut néanmoins que l’imprudence serait plus grande encore d’y ajouter foi sans preuves. Pour s’assurer du fait, il commanda à l’eunuque de s’attacher aux pas des conjurés, et de ne les pas perdre de vue ; puis il fit percer une porte dans le mur de sa chambre, derrière le lit, et la couvrit d’une tapisserie.

À l’heure indiquée par l’eunuque, il attendit sur son lit que les conjurés arrivassent, et ne se leva qu’après les avoir vus et reconnus tous. Quand il vit qu’ils tiraient leurs poignards et s’approchaient du lit, il leva promptement la tapisserie, et se sauva dans la chambre voisine, dont il ferma la porte en appelant du secours. Voyant leur coup manqué, les conjurés, qui ne doutaient pas que le roi ne les eût aperçus, prirent précipitamment la fuite, et conseillèrent à Tiribaze d’en faire autant, parce qu’il avait été reconnu. Ils se séparèrent tous dans leur fuite ; mais Tiribaze fut surpris et enveloppé par les gardes du roi. Il leur opposa une vigoureuse résistance, et en tua plusieurs de sa main ; et ce ne fut qu’après une longue lutte qu’un coup de javeline lancé de loin le renversa par terre. Darius fut arrêté avec ses enfants, et son procès fut instruit par les juges du conseil du roi. Artaxerxès n’assista pas lui-même au jugement ; mais il nomma des accusateurs à son fils, et ordonna aux greffiers d’écrire les avis des juges, et de les lui apporter. Tous les avis furent unanimes, et Darius condamné à mort. Les huissiers se saisirent de sa personne, et le menèrent dans une chambre voisine, ou l’exécuteur fut appelé : l’exécuteur y vint avec le rasoir dont il se servait pour couper la gorge aux criminels ; mais, à la vue de Darius, il fut saisi de stupeur, et recula vers la porte, n’ayant ni la force ni l’audace de porter la main sur la personne du roi. Les juges, qui étaient au dehors de la chambre, lui ordonnèrent d’exécuter la sentence, sous peine d’être mis à mort lui-même : alors il revint sur ses pas, saisit Darius par les cheveux, et lui coupa la gorge avec son rasoir.

Quelques-uns rapportent que Darius fut jugé en présence du roi, et que, quand il se vit convaincu par des preuves irréfragables, il se jeta le visage contre terre, et adressa à Artaxerxès les plus vives prières ; mais que le roi, transporté de colère, se leva, et qu’ayant tiré son cimeterre, il l’en frappa jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Puis Artaxerxès rentra dans son palais, y adora le Soleil, et dit à ses courtisans : « Retournez dans vos demeures, seigneurs perses, et annoncez à tous que le grand Oromaze a puni ceux qui avaient formé contre moi le plus criminel et le plus impie de tous les complots. » Telle fut l’issue de cette conjuration.

Ochus, soutenu par le crédit d’Atossa, conçut alors les plus grandes espérances : cependant il craignait encore Ariaspès, le dernier des fils légitimes d’Artaxerxès, et, entre ses frères bâtards, Arsamès. Les Perses désiraient avoir Ariaspès pour roi, moins parce qu’il était l’aîné d’Ochus qu’à cause de son caractère doux, simple et humain ; et Ochus n’ignorait pas qu’Arsamès avait un grand sens ; et qu’il était tendrement aimé de son père. Il tendit donc des pièges à l’un et à l’autre ; et, comme il était naturellement sanguinaire et artificieux, il employa la cruauté contre Arsamès, et la ruse contre Ariaspès. Il envoyait sans cesse à Ariaspès des eunuques et des amis du roi, lesquels lui rapportaient les menaces terribles de son père, qui avait résolu, disaient-ils, de le faire périr d’une mort ignominieuse et cruelle. Ces rapports, qu’on lui faisait tous les jours sous le plus grand secret, en lui annonçant qu’une partie de ces menaces allait être exécutée sur-le-champ, et que les autres ne tarderaient pas à l’être, frappèrent Ariaspès d’une si grande terreur, que, dans son trouble et son désespoir, il se prépara lui-même un breuvage mortel qu’il avala, et se délivra ainsi de la vie.

Quand on apprit au roi comment était mort Ariaspès, il versa des larmes amères : il soupçonna la cause de cette mort ; mais son extrême vieillesse ne lui permettait pas d’en faire la recherche, et d’en convaincre les auteurs ; seulement, il s’attacha davantage à Arsamès, et ne dissimula point la confiance sans bornes qu’il avait en lui. Alors Ochus se hâta de mettre son projet à exécution : il gagna Harpatès, fils de Tiribaze, qui tua Arsamès de sa main. Artaxerxès était alors si avancé en âge, que la moindre peine pouvait le mettre au tombeau ; et en effet, il ne résista pas longtemps à la douleur que lui causa la mort d’Arsamès : il mourut de regret et de chagrin à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, après en avoir régné soixante-deux. Il laissa la réputation d’un prince doux et qui aimait ses peuples ; mais, ce qui contribua plus que tout le reste à cette renommée, ce fut la comparaison que l’on faisait de lui avec son fils Ochus, qui surpassa les hommes les plus féroces en inhumanité et en cruauté.



  1. Père de l’historien Clitarque, et contemporain d’Alexandre : il avait composé une Histoire de Perse.
  2. Les fragments de ses Histoires de la Perse et de l’Inde sont imprimés ordinairement à la suite de l’ouvrage d’Hérodote. Au milieu de fables véritablement absurdes et ridicules, on y trouve pourtant des renseignements curieux, et qui sont d’une parfaite exactitude. Ctésias était de Cnide en Carie : il vécut pendant dix-sept ans à la cour d’Artaxerxès.
  3. Ville bâtie par Cyrus l’ancien, à l’endroit où il avait vaincu Astyage.
  4. Il faut entendre simplement par ce mot la science philosophique et religieuse dont les mages avaient la tradition depuis Zoroastre.
  5. Au commencement du premier livre de l’Anabasis, ou expédition de Cyrus.
  6. Vingt lieues environ.
  7. Environ cinq quarts de lieue.
  8. Il faut lire probablement les Lacédémoniens ; car aucun auteur ne dit qu’il y eût des Macédoniens dans les troupes de Cyrus.
  9. Peuplade des bords de la mer Caspienne.
  10. Il n’est pas probable que ce soit le même Tisapherne qui est signalé plus haut comme l’ennemi de Cyrus. D’autres lisent Satiphernès, ou même Satibarzanès.
  11. De Caunus, ville de Carie.
  12. On appelait, chez les Perses, yeux du roi, oreilles du roi, des ministres chargés de faire au roi des rapports sur ce qu’ils avaient vu ou entendu dans le royaume.
  13. Les huit cotyles faisaient un peu plus de deux de nos litres.
  14. Xénophon dit qu’Artaxerxès avait une armée composée de douze cent mille hommes d’infanterie, de six mille cavaliers, et de deux cents chars, armés de faux, et que neuf cent mille hommes de cette armée combattaient à Cunaxa.
  15. Diodore porte à quinze mille la perte du roi, celle de Cyrus à trois mille ; il dit qu’il ne périt pas un seul Grec dans la bataille, et qu’il y en eut très-peu de blessés.
  16. D’autres lisent Phalénus ou Phallénus.
  17. Les jeunes filles de Lacédémone allaient, dans le bourg de Carya, faire, autour de la statue de Diane Caryatide, des danses à la manière de leur pays.
  18. Voyez la Vie d’Agésilas dans le troisième volume.
  19. Voyez la Vie d’Agésilas dans le troisième volume.
  20. Le texte paraît altéré à cet endroit : peut-être manque-t-il quelque mot, et faut-il entendre, avec Coray, qu’Antalcidas, en dansant publiquement, avait ainsi abjuré parmi les Perses les principes de Léonidas et de Callicratidas.
  21. Pélopidas ne l’avait pas remportée seul, tant s’en faut ; et la principale gloire en revient à Épaminondas, qui commandait en chef.
  22. Tout ce qu’on sait de cet Héraclide, c’est qu’il avait écrit une histoire de Perse en cinq livres.
  23. Plus de trois quarts de lieue.
  24. Environ cinquante-quatre francs de notre monnaie.
  25. Plus de soixante-dix millions de francs.
  26. Environ dix lieues.
  27. Le texte dit cinquantième, ce qui n’est pas vraisemblable, et ne s’accorde point avec le nom de jeune homme, νεανίσκος, que Plutarque donne plus bas à Darius.
  28. Justin dit qu’Artaxerxès la fit prêtresse du Soleil.
  29. Dans quelqu’une de ses pièces aujourd’hui perdues.
  30. Les expressions poétiques dont se sert ici Plutarque ont fait soupçonner qu’il citait encore un poëte, peut-être Sophocle, qu’il vient déjà de citer.