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Vies des hommes illustres/Comparaison d’Agis et Cléomène et de Tibérius et Caïus Gracchus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 220-225).


COMPARAISON D’AGIS ET CLÉOMÈNE
et
DE TIBÉRIUS ET CAÏUS GRACCHUS.


Nous avons terminé le récit que nous avions entrepris : il nous reste maintenant à considérer parallèlement les vies de ces quatre personnages. Les plus grands ennemis des Gracques, ceux-là même qui en ont le plus mal parlé, n’ont jamais osé nier qu’ils n’eussent été, de tous les Romains de leur temps, les plus heureusement nés pour la vertu, et que l’excellente éducation qu’ils avaient reçue n’eût encore ajouté à ces dispositions naturelles. Mais Agis et Cléomène semblent avoir eu une nature plus forte que les Gracques ; car, privés d’une éducation vertueuse, et élevés dans des mœurs et dans une discipline qui avaient corrompu leurs prédécesseurs, ils n’eurent néanmoins d’autres guides et d’autres maîtres qu’eux-mêmes dans la pratique de la sagesse et de la tempérance. D’ailleurs, les Gracques ayant vécu dans un temps où Rome avait atteint le plus haut degré de grandeur et de dignité, et où une noble émulation pour le bien enflammait tous les esprits, ils auraient eu honte d’abandonner cette succession de vertu paternelle qui leur était transmise par leurs ancêtres ; au lieu qu’Agis et Cléomène, dont les pères avaient suivi des principes tout différents, ayant trouvé leur patrie malade et corrompue, n’en furent pas moins ardents à embrasser la vertu. Le plus grand éloge qu’on peut donner au désintéressement des Gracques, c’est que, dans l’exercice de leurs charges et durant leur administration politique, ils eurent toujours les mains pures, et ne se souillèrent par aucun gain injuste ; mais Agis se fût indigné si quelqu’un l’eût loué de n’avoir rien pris du bien d’autrui, lui qui fit don du sien propre à ses concitoyens, et qui, outre les possessions considérables qu’il leur abandonna, mit en commun six cents talents[1] d’argent monnayé. On peut juger par là quel crime aurait vu dans tout gain illicite celui qui regardait comme avarice de posséder, même légitimement, plus de bien que ses concitoyens.

Il y eut entre ces deux Grecs et ces deux Romains une grande différence quant à la grandeur et à l’audace dans les innovations que les uns et les autres mirent en avant. Les Gracques se bornèrent presque uniquement à faire construire des grands chemins, et à repeupler des villes : le trait le plus hardi de Tibérius fut le partage des terres ; celui de Caïus, le mélange dans les tribunaux des chevaliers avec les sénateurs. Au lieu qu’Agis et Cléomène, persuadés qu’entreprendre en détail de petites réformes, c’était vouloir, suivant la pensée de Platon[2], couper les têtes de l’hydre, introduisirent un changement capable de remédier à tous les maux publics ; ou, pour parler plus véritablement, ils proscrivirent les innovations que leurs prédécesseurs avaient faites, et qui étaient devenues la source de tous les maux, et rétablirent dans Sparte l’ancienne forme de gouvernement, la seule qui lui fut séante.

On peut ajouter de plus que l’administration des Gracques trouva des contradicteurs parmi les principaux personnages de Rome, tandis que la réforme commencée par Agis et achevée par Cléomène était fondée sur l’autorité la plus honnête et la plus respectable : ils s’étaient proposé pour modèle les anciennes lois de leurs pères sur la tempérance et l’égalité, les unes établies par Lycurgue, et les autres données par le dieu de Pytho lui-même. Une différence plus grande encore, c’est que les changements introduits par les Gracques n’ajoutèrent en rien à la puissance de Rome : au contraire, ceux de Cléomène firent voir à la Grèce Sparte devenue en peu de temps maîtresse du Péloponnèse, et combattant, contre les peuples les plus puissants, pour l’empire de la Grèce ; et cela dans le but unique de délivrer les Grecs des armes des Illyriens et des Gaulois, et de les remettre sous le sage gouvernement des descendants d’Hercule.

Il me semble aussi que la différence de leur mort prouve qu’il y avait de la différence dans leur vertu. Car les Gracques, après avoir combattu contre leurs propres concitoyens, prirent la fuite et périrent misérablement[3] ; tandis que, des deux Spartiates, Agis, pour ne faire mourir aucun de ses concitoyens, se sacrifia lui-même par une mort en quelque sorte volontaire ; Cléomène, poussé à bout par les injustices et les outrages qu’il lui fallait essuyer, voulut enfin s’en venger ; mais, les circonstances n’ayant pas secondé son courage, il se tua lui-même généreusement. Que si on les considère les uns et les autres sous un autre rapport, on trouvera qu’Agis, prévenu par la mort, n’eut jamais l’occasion de signaler son courage ; et qu’aux victoires aussi nombreuses que brillantes de Cléomène, on peut opposer l’action glorieuse de Tibérius, lorsqu’au siège de Carthage il monta le premier sur la brèche, et le traité qu’il fit devant Numance, lequel sauva la vie à vingt mille Romains, qui n’avaient nul espoir de salut. Pour Caïus, il donna, et dans cette guerre de Numance et en Sardaigne, des preuves éclatantes de valeur ; et il est certain que, si ces deux frères n’eussent pas péri si jeunes, ils auraient égalé les plus grands des généraux romains.

Quant à la conduite politique, il semble qu’Agis y montra trop de mollesse : il se laissa duper par Agésilas, et frustra ses concitoyens du partage des terres qu’il leur avait promis ; en somme, sa timidité, suite ordinaire de la jeunesse, lui fit laisser imparfaits les changements qu’il avait projetés, et qui excitaient l’attente publique. Cléomène, au contraire, mit dans l’exécution de son projet trop de violence et d’audace : il fit égorger contre toute justice les éphores, quand il pouvait, par la force dont il disposait, les attirer à son parti, ou les chasser de la ville, comme tant d’autres citoyens en avaient déjà été bannis. Car il n’est ni d’un habile médecin ni d’un sage politique, de recourir au fer sans une extrême nécessité : c’est dans l’un et dans l’autre une preuve d’ignorance ; et, dans l’homme d’État, il s’y joint de plus l’injustice avec la cruauté. Mais ni l’un ni l’autre des deux Gracques ne commença le premier à verser le sang de ses concitoyens ; et l’on rapporte que Caïus, assailli d’une grêle de traits, ne songea pas même à se défendre, et qu’autant il était vaillant dans les combats, autant il se montra calme dans la sédition. En effet, il sortit de chez lui sans armes ; il se retira à l’écart lorsqu’il vit le combat s’engager ; et toujours il prit bien plus garde de ne point faire de mal que de n’en point souffrir lui-même. Aussi n’est-ce point à lâcheté, mais bien à précaution, qu’on doit imputer la fuite des Gracques ; car il fallait nécessairement ou qu’ils cédassent par la fuite à ceux qui les poursuivaient, ou, s’ils les attendaient, qu’ils se missent en défense, afin de repousser leurs attaques.

Le plus grand reproche qu’on puisse faire à Tibérius, c’est d’avoir déposé du tribunat un de ses collègues, et d’avoir brigué pour lui-même un second tribunat[4]. Quant à Caïus, c’est faussement et à tort qu’on lui impute la mort d’Antyllius : Antyllius fut tué contre son gré, et à son grand regret. Au lieu que Cléomène, sans parler du meurtre des éphores, affranchit tous les esclaves, et régna réellement seul ; car ce ne fut que pour la forme qu’il se donna pour collègue son frère Euclidas, qui était de la même maison que lui. Il rappela de Messène Archidamus, à qui le trône appartenait, comme étant de l’autre maison royale ; mais Archidamus fut tué en arrivant à Lacédémone ; et l’indifférence que Cléomène mit à venger sa mort confirma le soupçon qu’on avait que c’était lui-même qui l’avait fait tuer. Bien différent en cela de Lycurgue, qu’il semblait vouloir imiter ; car Lycurgue rendit volontairement à Charilaüs, fils de son frère, la royauté qui lui avait été confiée ; et, dans la crainte où il était que, si l’enfant venait à mourir, on ne l’accusât d’y avoir contribué, il se bannit lui-même de sa patrie, et n’y revint que lorsque Charilaüs eut un fils pour lui succéder. Mais où trouver dans la Grèce un seul homme comparable à Lycurgue ? Nous avons donc fait voir, dans la conduite politique de Cléomène, de grandes innovations, et des transgressions formelles des lois.

Du reste, ceux qui blâment les caractères des uns et des autres accusent Cléomène[5] d’avoir montré, dès les commencements, un esprit tyrannique et passionné pour la guerre, et reprochent aux Gracques une ambition démesurée ; mais c’est la seule imputation dont aient pu jamais les charger leurs envieux ; et l’on convient qu’ils ne se laissèrent aller, dans leur administration, à de fâcheux excès, qu’emportés hors de leur naturel par la chaleur de la lutte qu’ils soutenaient contre leurs adversaires, et par la colère que leur inspirait la résistance : ils furent maîtrisés, pour ainsi dire, par le vent de leurs passions. Quoi de plus beau, en effet, quoi de plus juste que leur premier plan, si les riches n’eussent mis en œuvre tout ce qu’ils avaient de force et de puissance, pour faire rejeter la loi, réduisant ainsi tous les deux à combattre, Tibérius pour défendre sa vie, et Caïus pour venger la mort d’un frère qu’on avait fait périr sans qu’il y eût eu contre lui ni jugement, ni décret, ni même aucun ordre émané d’un magistrat !

Tu vois maintenant toi-même[6], par ce qui vient d’être dit, les différences qui distinguent ces quatre personnages. Que s’il faut les caractériser chacun en particulier, je puis dire que Tibérius l’emporte sur les trois autres par sa vertu ; qu’Agis, tout jeune qu’il fût, est celui qui a fait le moins de fautes ; et que Caïus fut très-inférieur à Cléomène par l’activité et l’audace.


  1. Environ trois millions six cent mille francs.
  2. Au livre quatrième de la République.
  3. Cette assertion n’est pas exacte pour les deux frères.
  4. Il y a dans le texte αὐτὸς τῷ Γαΐῳ, ce qui donne un sens absurde. Je suis la correction qui a été admise par tous les critiques, qui consiste à lire αὐτῷ et à supprimer τῷ Γαΐῳ.
  5. Il y a seulement dans le texte τοῦτον, celui-là : mais le reste de ce membre de phrase indique bien qu’il s’agit de Cléomène.
  6. Plutarque parle ici à Sossius Sénécion.